Charles IX et François Clouet

Charles IX et François Clouet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 578-620).
CHARLES IX ET FRANCOIS CLOUET


I

Nous inscrivons en tête de cette étude le nom d’un roi qui symbolise une des sombres époques de la France et le nom d’un peintre en qui se résument plusieurs générations d’artistes consciencieux. Grâce à François Clouet, nous avons l’image vivante de Charles IX ; grâce à Charles IX, nous avons une peinture authentique de François Clouet, une preuve indéniable qui apporte un élément de certitude en un sujet rempli d’obscurité.

Les Clouet sont au nombre de trois, même de quatre, et leurs œuvres embrassent près d’un siècle (de 1480 environ à 1572). Durant cette période et au-delà, on leur attribue presque tous les portraits peints de ce côté-ci du Rhin et des Alpes. Assez récemment, du moins, les choses se passaient ainsi. On ne distinguait même pas entre eux. S’agissait-il du portrait de François Ier enfant (1500) ou du portrait d’un contemporain de Louis XIII (1620), on lui appliquait indifféremment le nom de Clouet, plus communément celui de Jehannet, car Clouet et Jehannet ne font qu’un. D’après la coutume d’abréger les noms, très populaire au moyen âge et qui avait cours encore au XVIe siècle, les Clouet avaient fondu en un seul nom leur nom de famille avec le nom de baptême de deux d’entre eux, en ajoutant à celui-ci la terminaison de celui-là. C’est ainsi que, de Jehan Clouet, ils avaient fait Jehan-et, qu’on écrivit Jehannet ou Janet, quelquefois aussi Jennet ou Jainet. Dès lors, le nom patronymique fut pour ainsi dire oublié ; si bien que le dernier et le plus connu des Clouet, quoiqu’il s’appelât François, prit lui-même le nom de Jehannet. Or ce dernier Jehannet (François Clouet), dont Ronsard chanta les louanges, fit presque oublier tous les autres. Non content de lui faire honneur de ses propres œuvres, on lui attribua celles de son père et de son aïeul, et bien d’autres encore très compromettantes pour lui. Et il en fut ainsi jusqu’à nos jours. Bien que l’érudition se soit emparée de cette question depuis plus d’un quart de siècle, on met encore aujourd’hui ce nom de Jehannet au bas des œuvres les plus disparates, et l’obscurité, même dans nos musées, est aussi profonde que partout ailleurs. C’est qu’elle est le produit d’une ignorance accumulée durant trois siècles. Les Clouet disparus, la nuit se fit aussitôt sur eux et l’on ne distingua plus entre leurs œuvres. Aucun historien ne s’occupa de leur mémoire. Dès la fin du XVIe siècle, on ne sait plus rien d’eux. Le XVIIe siècle les confond tous, ou plutôt n’en connaît plus qu’un seul. En 1672, l’abbé de Marolles, un des érudits les plus autorisés de son temps, ne parle que du troisième des Janet : « Il y a, dit-il, beaucoup de dessins au crayon de la vieille cour, et, particulièrement, des règnes de Henri II et de ses enfans, de la main de François Clouet, ce peintre fameux qu’a tant célébré dans ses vers le poète Ronsard. » Au siècle suivant, Mariette, malgré sa rare clairvoyance, ne peut trouver sur eux le moindre renseignement. Dans l’Abecedario pittorico, il en est réduit à copier Félibien : « Janet fut peintre des rois François Ier et François II. Il peignit à Fontainebleau divers portraits, parmi lesquels on remarque ceux de ces deux monarques. Il excellait aussi dans la miniature Son nom était François Clouet et Janet son surnom. » Rien de plus. Alexandre Lenoir, qui appartient déjà à notre époque, procède avec plus de sans-gêne encore. Il attribue tout à Janet : peintures, miniatures, crayons, émaux. Ces différens ouvrages accusent des mains très différentes les unes des autres ; qu’importe ! Les personnages représentés comptent entre eux quelquefois un siècle d’intervalle ; il n’y regarde même pas. Et les savans d’outre-Rhin (Nagler, Waagen, Passavant), qui de 1830 à 1850 interviennent dans cette affaire, n’en disent et n’en savent pas davantage. Ce n’est qu’avec Léon de Laborde qu’un peu de lumière se fait autour des Clouet. Le savant écrivain trouve dans les comptes royaux les élémens de la vaste enquête au moyen de laquelle il restitue enfin à chacun des Jehannet quelque chose de son état civil[1]. Quant à leurs œuvres, son intuition seule le guide pour les découvrir, et souvent elle l’égaré. A l’heure qu’il est encore, la critique est presque désarmée devant elles. Nous allons voir, cependant, que, pour les portraits peints ou dessinés par François Clouet, il y a des caractéristiques qui permettent de ne pas confondre… Mais, avant d’arriver au dernier des Clouet, parlons de ses ancêtres.

C’est de Bruges et de Gand que, au commencement du XVe siècle, surgit la première inspiration d’où l’art septentrional est sorti. De 1420 à 1440, les Van Eyck avaient ouvert des voies nouvelles où nos peintres allaient probablement trouver la leur, quand intervint l’Italie, qui nous entraîna dans sa décadence ; mais le courant flamand, qui avait le premier débordé sur la France, n’en continua pas moins de s’y répandre et d’y apporter des germes de fécondité. Par l’esprit, par les mœurs, par la politique, les Flandres étaient alors très rapprochées de nous, beaucoup plus rapprochées même, quoiqu’elles ne dussent jamais nous appartenir, que la Bretagne ou la Guyenne, qui devaient nous revenir bientôt. Leurs souvenirs et les nôtres n’étaient-ils pas liés par d’étroites parentés ? La Belgique, avant d’être à l’Autriche, n’avait-elle pas été à la Bourgogne, qui allait devenir une des parties les plus françaises de la France ? Cette intimité, cette similitude de caractère, la Flandre nous les fit sentir surtout par l’intermédiaire de ses peintres de portraits. Dès qu’ils arrivèrent chez nous, ils y furent comme chez eux, sans être obligés pour cela de renier leur patrie. Les Clouet sont les types par excellence de ces peintres qui, Flamands d’origine, fondèrent en France une école de portraitistes vraiment française. Le premier des Clouet dont l’histoire ait retrouvé la trace est Jean Clouet. On a de lui une quittance datée du « VIIe jour de septembre l’an mil CCC LXXV, » pour travaux commandés par le duc de Bourgogne. À cette époque, il habitait Bruxelles. Quelques années plus tard, il vint en France, se fixa vraisemblablement à Tours, centre actif du royaume, et compta bientôt parmi les meilleurs peintres de cette ville. C’est vers l’année 1485 que dut naître son fils, qui, lui aussi, s’appela Jehan… Voilà tout ce qu’on sait du premier des Clouet. On ignore tout de sa vie et l’on ne connaît rien de ses œuvres. Les portraits qu’il a peints se confondent, sous le voile de l’anonyme, avec les nombreux portraits flamands, bourguignons et français de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe. Peut-être, sans nous en douter, passons-nous devant eux. Ce qui est sûr, c’est que Jean Clouet, élève de la grande école des Yan Eyck, transmit à son fils, comme un apanage patriotique, l’inviolable fidélité aux traditions nationales.

Jean Clouet, deuxième du nom, marcha, en effet, d’un pas ferme et d’un bout à l’autre de sa vie dans la voie que lui avait tracée son père. Rien ne put entamer sa foi. Dévoué tout entier à un art qui portait désormais l’irrécusable empreinte de la France, il n’en tint pas moins bravement le drapeau de ses ancêtres. Il avait treize ans environ à la mort de Charles VIII et trente ans à la mort de Louis XII, mais sa réputation et sa fortune ne datent guère que de François Ier, qui l’adopta comme peintre de portraits. Dès 1518, il émarge comme peintre ordinaire de Sa Majesté, et, à partir de 1523, il figure dans les dépenses royales avec le titre de « painctre et varlet de chambre ordinaire du roy. » Il avait succédé dans cette charge à Jehan Bourdichon et se trouvait le collègue de Jehan Perréal, dit Jean de Paris. De 1529 à 1536 on peut le suivre dans les comptes royaux. Malheureusement, pas une de ses œuvres n’y est indiquée en regard des sommes à lui payées, et on ne sait mettre sûrement son nom sur aucune de ses peintures. Étant donnée, cependant, la limite d’activité de sa vie d’artiste (1510-1541), on a tenté quelques attributions. — Voici, par exemple, dans la galerie de Florence, un précieux petit portrait de François Ier à cheval, dont le musée du Louvre possède une répétition en miniature provenant de la collection Sauvageot. Autrefois, le catalogue des Offices attribuait cette peinture à Holbein ; il la donne maintenant, également à tort, à François Clouet. Qu’elle soit de l’un des Clouet, cela est possible ; mais alors elle ne peut être que du second Jean, dit Jehan-net. François Ier n’a guère que trente ans dans ce portrait, ce qui nous place en 1524, époque à laquelle le premier Jean Clouet, père de Jehannet, n’existait plus, tandis que François, fils de Jehannet, n’était encore qu’un enfant. Quant à Jehannet (le second Jean Clouet), il était alors en titre d’office et parfaitement en passe de peindre le portrait du roi de France. Ce portrait, d’ailleurs, révèle un peintre habile. La finesse et la minutie des détails dans toutes les parties du costume trahissent des origines flamandes. Il y a là présomption en faveur de Jehannet, mais non pas certitude. De 1520 à 1535, on trouve dans les comptes royaux bien d’autres peintres en titre d’office : Barthélémy Guety, Nicolas Nicolaï, Charles de Varye, etc. Si leurs œuvres nous étaient connues, qui sait les surprises qu’elles nous ménageraient ? — Un autre portrait de François Ier, qui semble avoir été peint vers la même époque, se voit au Louvre. Le catalogue officiel, se tenant dans une sage réserve, se contente de dire : « Attribué à Clouet. » D’autres écrivains, plus affirmatifs, inscrivent bravement au bas de cette peinture le nom de Jean Clouet. Nous ne nous sentons pas en sécurité devant cette affirmation. Ce portrait nous parait plus exclusivement français que celui du musée des Offices. Il relève toujours d’un art dont les Flandres ont été le berceau primitif, mais sans qu’un accent étranger s’y fasse sensiblement sentir. On sait avec quelle fierté, instinctive et voulue tout ensemble, Jean Clouet se vantait de descendre de Van Eyck. Aurait-il pu s’abstraire à ce point de l’école à laquelle il était si jaloux d’appartenir ? Cela est peu probable, sans être toutefois impossible. On marche toujours à tâtons dans ces mystérieux parages. Jean Clouet résume en lui une foule d’artistes complètement oubliés. On ne peut rien lui donner avec certitude, et on lui attribue indifféremment presque tout. Ce qui est incontestable, c’est qu’il fut célèbre parmi ses contemporains, et que le surnom de Jehannet, qu’il avait lui-même adopté, devint le seul nom dont on appela tous les Clouet durant près de trois siècles.

Une ordonnance royale, datée de Fontainebleau en novembre 1541, établit la filiation des Clouet et donne sur François, le dernier d’entre eux, quelques indications précises. On y voit d’abord que, avant l’avènement de François Ier, Jehannet (le second des Clouet) était venu de Belgique s’établir en France avec son père, le premier Jean Clouet, et qu’il était mort à Paris avant le mois de novembre 1541. On y constate ensuite qu’il n’avait pas abandonné sa nationalité de Flamand, mais que, tout étranger qu’il fût, il était fort estimé du roi, qui l’avait attaché à sa personne en qualité de valet de chambre ordinaire. On y apprend aussi qu’il laissait un fils du nom de François, pourvu déjà du titre de valet de chambre de Sa Majesté et dont le talent était apprécié à la cour. On y trouve enfin que François Clouet, dépouillé de l’héritage paternel par la loi en vertu de laquelle tous les biens d’un étranger mourant en France faisaient retour à la couronne, venait d’être réintégré dans son patrimoine et appelé à jouir désormais de la qualité de Français. Quel âge avait alors François Clouet ? On l’ignore. Un acte du 6 juin 1522, retrouvé par M. Salmon dans les registres de minutes d’un notaire de Tours, acte en lui-même fort insignifiant puisqu’il n’y est question que de la vente d’une rente en grains, nous intéresse cependant par le nom des vendeurs : « Maistre Jehannet Clouet, painctre, varlet de chambre ordinaire du roy nostre seigneur, et Jehanne Boucault, sa femme, fille de sire Gracian Boucault, orfeuvre, bourgeois dudit Tours… » On a donc, par preuve authentique, non-seulement le nom du père de François Clouet, mais aussi le nom de sa mère. Cela, il est vrai, ne dit pas la date de sa naissance et quel âge il avait en 1541, quand, ayant perdu son père, il devint lui-même chef de la famille des Clouet. On peut croire, sans invraisemblance, qu’il avait alors une trentaine d’années, ce qui le ferait naître vers 1510 et ce qui ferait commencer sa période d’activité vers 1535[2].

François Clouet fut aussi insensible aux séductions du Primatice que Jean Clouet l’avait été à celles du Rosso. Indifférent à la gloire qui s’attachait à l’école de Fontainebleau, il continua modestement la tradition de ses ancêtres et n’eut d’autre ambition que de rester, comme eux, peintre de portraits. Il eut la bonne fortune d’arriver au moment où le goût français commençait à se lasser des grandes attitudes des Italiens de la décadence. On se prit de respect pour l’art patient et sincère qu’il représentait, pour le labeur honnête et sans fracas qui était le sien ; on alla vers lui comme on vient à la vérité, quand on est las de ce qui est faux. Quoiqu’en faveur auprès du roi dès 1541, ce n’est guère qu’à la fin du règne, c’est-à-dire vers 1547, qu’il est vraiment en vogue auprès des grands. Le premier document authentique qu’on trouve sur ses travaux date de la mort de François Ier. Les comptes royaux le montrent tenant une grande place dans les préparatifs des funérailles royales, et faisant revivre le feu roi en des effigies parlantes, exécutées « près du vif, » comme on disait gravement alors… De 1547 à 1551 son nom n’est pas inscrit sur les registres de la couronne. Peut-être, durant ces quatre années, oublie-t-on qu’on a droit de l’employer comme artisan et le laisse-t-on alors travailler comme artiste… Au mois de mars 1551, on le retrouve occupé à orner de chiffres et de croissans enlacés le coffre (appelé meet) d’un chariot que venait de construire « Francisque de Carpy, menuysier italien. » C’était sans doute une « de ces litières tant dorées, tant superbement couvertes et painctes de tant de belles devises, » dont parle Brantôme. Quelque goût qu’on pût mettre dans un tel travail, était-il besoin d’y employer un vrai peintre de portraits ? Chose singulière ! plus les travaux auxquels on assujettissait le peintre-valet de chambre étaient insignifians, plus on prenait soin de les énumérer jusque dans leurs moindres détails… En 1559, le coup de lance de Montgomery met fin brusquement au règne d’Henri II, et voilà François Clouet qui recommence, pour ces nouvelles funérailles, ce qu’il avait fait douze ans auparavant pour les funérailles de François Ier. Que n’avons-nous au moins les effigies de cire coloriée, dans lesquelles le peuple revoyait son roi à l’heure suprême où l’on le descendait dans la tombe ? Nous y trouverions de véridiques images de la mort, ou plutôt de cet état intermédiaire et solennel qui est bien véritablement le repos de la vie, et qui nous apparaît comme la négation du néant au moment même où le néant vient réclamer son droit. De pareils portraits, exécutés par des peintres du mérite de François Clouet, étaient de vraies œuvres d’art. Nous en pouvons juger par le buste d’Henri IV, précieusement gardé dans les collections de Chantilly. Cette cire a été faite par un artiste qui était loin sans doute de valoir Janet. Cependant avec quelle émotion ne la regarde-t-on pas ! De quelle vérité stupéfiante ne se sent-on pas enveloppé devant elle ! .. On continue, jusqu’en 1570, de voir François Clouet figurer dans les comptes royaux, mais toujours à propos de travaux de métier, jamais à l’occasion d’œuvres (tableaux ou portraits) dans lesquelles le peintre soit véritablement intéressé. A partir de cette date, le nom de Janet n’est plus prononcé. « Il est à supposer que François Clouet mourut jeune en 1572, » dit le comte de Laborde. Cette supposition, quant à la date, est maintenant une certitude. François Clouet mourut le 22 septembre 1572 ; son acte de décès a été retrouvé[3]. A partir de cette date, Jean de Court apparaît sur les états avec les titres et qualités qui avaient appartenu à Janet.

Les informations fournies par nos archives nationales se bornent là. Bien peu de chose sur l’homme et presque rien sur l’ouvrier. Quant au peintre proprement dit, il n’en est pour ainsi dire pas question. Sur ses œuvres, le silence est complet. La poésie, il est vrai, célèbre l’artiste en des vers qui démontrent son talent. Quand Ronsard cherche un peintre digne de reproduire la beauté qu’il adore, c’est à François Clouet qu’il s’adresse, et il lui dicte dans les moindres détails, depuis les cheveux jusques aux pieds, un portrait qu’on est tenté de confondre avec les portraits de Clouet, tant le style du poète est en harmonie avec la manière du peintre. C’est, de part et d’autre, la même grâce et la même netteté d’expression, la même recherche de détails, la même préciosité naïve encore et savante déjà. Ronsard composa cette élégie vers 1560, et ce fut vers cette époque aussi que François Clouet atteignit l’apogée de sa force et de sa réputation. Ronsard avait alors trente-six ans ; Clouet en avait environ cinquante. Le savant Muret, attaché à Hippolyte d’Esté, vint alors en France, et, au mot Janet, il écrivit dans ses commentaires à propos des vers de Ronsard : « Ronsard prie en cette élégie Janet, peintre très excellent (qui pour représenter vivement la nature a passé tous ceux de nostre âge en son art), de pourtraire les beautez de sa mie dedans un tableau. » On ne saurait mieux dire en faveur du dernier des Janet. Cependant, le témoignage des poètes, quelque éclatant qu’il soit, l’affirmation des historiens, quelque autorisée qu’elle puisse être, les documens authentiques eux-mêmes, malgré l’importance des archives d’état, tout cela n’est rien quand il s’agît d’un peintre, si l’œuvre de ce peintre ne fait directement sa preuve. Or, cette preuve, qu’il est impossible d’apporter en faveur des deux premiers Clouet, on la peut faire pour le troisième. François Clouet avait été le peintre par excellence de Charles IX. C’est Charles IX lui-même, et Charles IX en compagnie d’Elisabeth d’Autriche, sa femme, qui va nous donner les caractéristiques des portraits véritablement peints par François Clouet.


II

La galerie impériale du Belvédère, à Vienne, possède le portrait en pied de Charles IX, de grandeur naturelle. On fit l’inscription suivante au bas de ce portrait :

CHARLES VIIII
TRESCHRESTIKN ROY DE
F [R] ANCE, EN L’A AGE DE XX
A[NS], PEINCT AU VIF PAR
IANNET, 156 [3]

Cette inscription est écrite par le pinceau même qui a peint le tableau, mais elle a subi quelques altérations : la lettre R du mot F[R]ANCE a été refaite ; les lettres NS du mot A[NS] l’ont été aussi ; enfin, le 3 du millésime 156[3] est également repeint. Dans la restitution de ce chiffre, le restaurateur s’est trompé ; il a cru voir la trace d’un 3, tandis qu’il y avait certainement celle d’un 9. Le roi, en effet, a vingt ans sur ce portrait ; la figure elle-même le démontre, et la partie de l’inscription qui lui donne cet âge n’a subi ni surcharge ni altération. Or, Charles IX étant né en 1550, n’aurait en que treize ans en 1563. En 1569, il était dans sa vingtième année.

La figure se détache sur un fond d’appartement très sombre, dans lequel on ne distingue que deux rideaux verts, dont l’un, celui de droite, tombe verticalement, et dont l’autre, celui de gauche, est relevé par le bas. Charles IX est debout, très naïvement, très véridiquement posé, le corps portant presque également sur les deux jambes, un peu plus cependant sur la gauche que sur la droite. Il serre de la main gauche le pommeau d’or richement ciselé de son épée, et tient son gant de la main droite, appuyée sur le dossier d’un fauteuil de velours rouge garni de broderies d’argent. Tandis que le corps, presque de face, indique un mouvement marqué vers la droite, la tête, tournée en sens inverse, se montre de trois quarts à gauche. Le dessin de cette tête est d’une remarquable précision, et la couleur, partout limpide, ne dissimule rien de la rigueur du trait. Le front, bien construit, est intelligent. Les yeux, qui regardent de côté vers la droite, sont petits et dénotent encore une certaine timidité. On les croirait en défiance devant le spectateur, qui, de son côté, ne se sent pas précisément en confiance devant eux. Le nez a quelque chose de lourd dans sa forme. La bouche, aux lèvres minces, est petite et complète l’expression des yeux ; une moustache naissante ajoute à son accentuation. Le menton est fuyant, l’oreille petite ; les joues ont de la maigreur. Somme toute, ce visage ne marque ni la santé physique ni la santé morale. Il n’en est pas moins vivant de cette vie intérieure qui est la vie de l’esprit. Toutes les fibres nerveuses et délicates de l’homme y vibrent à la fois. Quant au costume, il résume les élégances d’un temps où les raffinemens de la toilette allaient chez l’homme jusqu’à l’excès. La toque de velours noir, ornée d’une touffe de légères plumes blanches, est posée de côté sur l’oreille gauche ; un bandeau de pierreries, serties dans l’admirable orfèvrerie française de cette époque, en dessine le contour à la hauteur du front. Une fraise de tulle blanc ruche dépasse le justaucorps, dont le col monte presque jusqu’au menton. Ce justaucorps, formé de bandes de velours noir alternant avec des bandes de broderies d’or, est serré à la taille par une ceinture délicatement ouvragée. Une jaquette de même nuance et semblablement disposée le prolonge et descend jusque sur les rhingraves bouffantes de satin blanc, également brodées d’or. Un manteau court, de velours noir et brodé d’or aussi, est jeté légèrement sur les épaules. Les rhingraves ne vont que jusqu’au milieu des cuisses, qui sont prises, ainsi que les jambes et les pieds, dans des chausses collantes de soie blanche. Les formes du personnage, ainsi dessinées, ont quelque chose de grêle. Des souliers, blancs aussi et brodés d’or, protègent les pieds, qui sont petits. Les bras sont serrés dans des manches étroites de soie blanche agrémentées de fines broderies d’or disposées dans le sens de leur longueur et coupées transversalement par une foule de crevés blancs. Des manchettes de tulle ruche, semblables à la collerette, terminent ces manches à la hauteur des poignets. Les mains sont d’une extrême délicatesse. Elles étaient alors l’objet d’une coquetterie particulière. Charles IX avait hérité des remarquables mains de sa mère, et Brantôme donne à Catherine de Médicis « la plus belle main qui fut jamais veue… Les poètes jadis ont loué Aurore pour avoir de belles mains et de beaux doigts, mais je panse que la reyne l’eût effacée en tout cela… » Un riche collier d’orfèvrerie, portant une croix d’émail blanc enrichie de pierreries, descend sut-la poitrine du roi… Nous insistons sur ces détails, parce qu’ils sont exécutés avec la plus minutieuse exactitude, malgré les grandes dimensions du tableau.

Ce portrait présente un intérêt considérable, et cependant il a quelque chose de froid. Cela tient à ce que le peintre est sorti de son cadre habituel, de celui que la nature et son genre de talent lui avaient assigné. C’est seulement sur les sommets que se rencontrent les rares artistes qui ont pu faire de très grandes peintures et de tout petits tableaux, en ne produisant que des chefs-d’œuvre. Janet ne se tient pas sur ces hauteurs. Il chemine modestement sur les pentes par lesquelles on y accède, et il y occupe une place qui est parmi les bonnes. Mais, à ce rang, on ne prend pas indifféremment toutes les tailles. S’il est dans les aptitudes de l’artiste de peindre grand, il ne peut faire petit sans s’amoindrir ; et s’il entre dans sa vocation d’être un petit maître, il ne peut faire grand sans paraître vide. François Clouet est parfait dans le cadre restreint qui est le sien. Dans un cadre plus vaste, il perd quelque chose du genre de perfection qui lui est propre. Il n’a pas les ressources suffisantes pour se hausser à volonté. Il est grand dans ses petits portraits et devient petit dans les grands. Le portrait de Charles IX en est la preuve. Presque en même temps que le grand tableau du Belvédère, Janet en peignit un autre tout petit et qu’on pourrait dire en tout semblable, tant les différences sont insignifiantes et difficiles à saisir. Ces deux portraits se trouvaient à Vienne, et tout porte à croire qu’ils y étaient arrivés, sinon ensemble, du moins à très peu de distance l’un de l’autre. Au commencement de notre siècle, la conquête les enleva tous les deux à l’Autriche et les plaça au musée du Louvre. Lors des revendications de 1815, on ne nous réclama que le grand. En conservant le petit, nous avons gardé la meilleure part. Cette petite peinture, en effet, est à tous égards un chef-d’œuvre. Tout l’intérêt de la grande s’y trouve concentré en un foyer dont l’optique est excellente. Rien ne s’y perd, tout y est à son point et avec sa juste valeur. Ce qu’il y avait d’un peu vide tout à l’heure est maintenant rempli. Les minuties qui nous refroidissaient se transforment en délicatesses qui réchauffent. Les broderies d’or accumulées sur le pourpoint et sur le manteau noir, ainsi que sur les rhingraves blanches, laissent des lacunes regrettables dans le tableau du Belvédère ; beaucoup plus sobres dans le tableau du Louvre, elles y sont d’une irréprochable justesse de proportions. La tête, dans le petit portrait, est un peu moins engoncée dans la collerette qu’elle ne l’est dans le grand ; le menton et les joues s’en dégagent complètement. La bouche a un accent plus ferme, les yeux ont plus de décision. Il y a plus de délicatesse et d’autorité dans le dessin, plus de limpidité et en même temps plus de solidité dans la couleur ; le modelé a plus de souplesse ; la peinture est plus lisse à la surface, avec des dessous plus énergiquement accusés. Le pinceau de François Clouet, son petit pinceau, celui qui est bien à lui et qui est vraiment grand, a prodigué à cette petite figure ses plus respectueuses caresses, sans lui rien ménager de la vérité. Les mains, que nous admirions dans le grand portrait, sont ici bien plus admirables encore. Elles resteront, dans ce qu’elles ont de délicat et de raffiné, comme une des caractéristiques des œuvres de François Clouet. Il n’y a donc plus rien que d’exquis dans ce petit portrait. Tout y est harmonie, simplicité, clarté. C’est aussi précieux que le plus précieux des Flamands, et c’est avant tout quelque chose d’absolument français. Cette saveur française, on la sent aussi dans le grand portrait du Belvédère, mais elle n’y est qu’à l’état dilué. La même main a peint ces deux tableaux. Nous préférons le petit. Du temps de François Clouet, on attachait sans doute plus d’importance au grand, puisqu’on y a mis le nom du peintre à côté du nom de son roi. Notez que ce n’est pas FRANÇOIS CLOVET qui est au bas de ce tableau, mais IANNET, c’est-à-dire le surnom qu’avait adopté Jean Clouet, père de François, surnom sous lequel la postérité devait les confondre tous les deux. Voilà donc deux portraits authentiques, voilà des types de peinture auxquels on devra soumettre tous les portraits communément donnés à Janet. Les rares tableaux entièrement conformes à ces modèles pourront être attribués à François Clouet ; tout ce qui s’en écartera devra être dénoncé comme ne lui appartenant pas.

C’est en nous astreignant à cette règle que nous signalons, comme ayant été peint aussi par Janet, un autre portrait de Charles IX, que possède encore la maison d’Autriche. Ce portrait appartient au musée d’Ambras. Charles IX y est représenté à l’âge de onze ans. La date de 1561 se lit, en effet, au-dessus de la figure, à droite. C’est un simple buste, coupé à la hauteur des épaules, plus petit que nature, sans être, cependant, réduit à l’état de miniature. Le Charles IX du Belvédère et du Louvre se retrouve, avec neuf ans d’âge en moins, dans le Charles IX enfant de la galerie d’Ambras. La comparaison est d’autant plus facile à faire que, dans ces trois portraits, le visage se présente de la même manière, c’est-à-dire de trois quarts à gauche. Le front, que la toque découvre encore du côté droit, est élevé, ainsi que nous l’avons vu déjà. Les yeux, qui regardent également à droite et en sens inverse du mouvement de la tête, sont plus naturellement ouverts, paraissent plus grands, parce qu’ils ont plus de franchise. Le nez est court et un peu gros ; il restera tel plus tard, quoique avec un peu moins d’empâtement. La bouche est mince, mais les lèvres ne sont pas pincées ; elle est grave, mais sa gravité est plus apparente que réelle, et l’on sent qu’il faudrait peu de chose pour la dérider. Le menton est plus plein qu’il ne sera plus tard, et les joues aussi sont plus grasses. L’oreille est plus grande, et n’a pas encore la délicatesse de sa forme. L’ensemble de la physionomie annonce de la fermeté, mais sans rien d’excessif ni de trop tendu. On sent qu’une bonne bouffée d’air libre suffirait pour chasser cette gravité de commande et pour rendre à cet enfant le charme de l’enfance. Cette tête, peinte avec une remarquable distinction, est certainement de la main même qui peindra en 1569 le portrait du Belvédère et le portrait du Louvre. La précision du dessin et la sincérité de l’expression sont d’irrécusables preuves. La coloration en est une aussi : elle a plus de suavité que dans le grand portrait du Belvédère et presque autant de finesse que dans le petit portrait du Louvre. François Clouet, dans ce cadre moyen, est en possession de tous ses avantages. Ce qu’on voit du costume est également traité de main de maître et suffirait pour établir l’authenticité du portrait.

Ces portraits, paincts au vif, étaient généralement précédés de crayons où le vif était plus vivant encore. François Clouet, en présence de son modèle, dessinait un premier portrait à la pierre noire, et le colorait à l’aide d’un papier roulé, formant une sorte d’estompe qu’il frottait de rouge. Ce dessin, très étudié, très poussé, rendu jusque dans les moindres détails, servait ensuite à faire le tableau. Dans cette entrevue première, la nature, prise instantanément sur le fait, saisie dans le tête-à-tête, interrogée, fouillée, se livrait au peintre tout entière. Quand on ne connaît pas ces dessins, on ignore de Janet ce qu’il y eut peut-être en lui de plus rare. Nous n’avons pu trouver le dessin original des portraits de 1569. Il a dû exister cependant, car, parmi les portraits crayonnés du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris, on en voit une copie très soignée, quoique un peu froide. Plus heureux pour le portrait de 1561, nous avons découvert dans la même collection le dessin original d’après lequel a été peint le tableau. C’est la vie même qui anime ce crayon légèrement colorié. Rien n’en vient obscurcir l’expression. La rapidité du procédé n’a pas permis à la pensée de se refroidir. Le visage a une sincérité d’accent qui ne permet pas de méprise. Les yeux ont quelque chose de plus câlin que dans le tableau, et la bouche aussi est plus près de sourire. Il y a là une fleur de sentiment tellement délicate, que Janet lui-même n’y pourra toucher sans la déflorer un peu. Assurément le parfum en est délicieux dans la peinture ; mais il y est moins concentré, moins pénétrant que dans le dessin. Les moindres détails du costume y sont également indiqués. Janet, seulement, relèvera légèrement, dans son tableau, le toquet sur le côté droit de la tête. D’autre part, il abaissera la collerette : elle monte jusqu’à la base du nez dans le dessin, elle s’arrêtera au niveau de la bouche dans le tableau. Ces légères modifications sont importantes à noter, parce qu’étant à l’avantage du tableau, elles démontrent que celui-ci a été précédé par le dessin. La date de 1561, que nous avons relevée dans la peinture, se trouve à la même place dans le crayon. Voilà donc une œuvre de François Clouet que nous pouvons suivre dans toutes ses phases. Depuis le dessin familier jusqu’à la peinture, tout nous est connu de ce portrait.

Comment ces trois portraits de Charles IX sont-ils entrés dans la maison d’Autriche ? On n’a aucune donnée certaine à cet égard. Il est donc permis de faire des suppositions, et voici ce que j’imagine. On sait que, dès le XVe siècle, le portrait était d’usage comme moyen d’information dans les négociations de mariage. Il le fut davantage encore au XVIe siècle, et Catherine de Médicis ne manqua pas de l’employer pour l’établissement de ses enfans. Le portrait d’Elisabeth de France fut envoyé à don Carlos et celui de Marguerite de Valois à don Sébastien. La maison d’Autriche dut recevoir aussi celui du roi. Le mariage de Charles IX avec la fille de Maximilien II n’eut lieu qu’en 1570 ; mais, depuis bien des années déjà, Catherine de Médicis avait jeté son dévolu sur cette princesse et préparé par d’habiles manœuvres la réalisation de cette alliance. Souvent la politique mariait les rois dès leur berceau. Maximilien, n’étant encore que roi de Bohême, avait été choisi comme parrain de Charles IX et lui avait donné son nom avant de songer même à lui promettre sa fille. À l’âge de onze ans, Charles IX était bon à voir, et, les pourparlers se poursuivant entre les deux cours, il est probable que le portrait du jeune roi, peint par Janet en 1561, fut dès lors envoyé à Vienne. Retenez cette date de 1561, elle n’est pas indifférente. Né à Saint-Germain-en-Laye le 27 juin 1550, Charles-Maximilien, troisième fils d’Henri II et de Catherine de Médicis, a été duc d’Angoulême d’abord, puis duc d’Orléans. François II, son frère aîné, étant mort le 5 décembre 1560, il est devenu roi sous le nom de Charles IX, et a été sacré à Reims par le cardinal de Lorraine le 15 mai 1561, jour de l’Ascension. Voilà un événement qui fait époque, et à l’occasion duquel Catherine de Médicis sans doute aura envoyé à Maximilien II le portrait de son fils. Ce portrait, ayant ainsi passé dans la maison d’Autriche, se trouve encore comme chez lui dans les collections provenant du château d’Ambras[4]. Quant aux portraits de 1569 représentant Charles IX dans sa vingtième année, ils auraient été apportés à Vienne, presque au moment de la conclusion du mariage. Le grand portrait, le portrait officiel, celui au bas duquel le roi fit inscrire, à côté de son nom, le nom du plus célèbre portraitiste français de l’époque, fut vraisemblablement destiné à l’empereur. Le petit portrait, semblable au grand, mais d’un usage plus intime et plus délicat, se pouvant porter avec soi, un portrait fait exprès pour le cœur, fut sans doute à l’usage personnel de la jeune princesse qui allait devenir reine de France. Le contrat qui engageait les deux cours ayant été signé le 14 janvier 1570, ces deux portraits auraient fait partie des présens apportés à Vienne à cette occasion dans les derniers jours de 1569 ou dans les premiers jours de 1570. Dès lors, la présence du grand portrait de Charles IX dans la galerie impériale est aussi simplement expliquée que celle des joyaux d’origine française dans le trésor de la maison d’Autriche, et le nom de Janet figure au même titre dans le catalogue des tableaux du Belvédère que celui de Benvenuto Cellini dans la notice des joyaux du Schatzkammer[5]. Notez que les trois portraits de Charles IX (celui du Belvédère et celui du Louvre aussi bien que celui de la galerie d’Ambras) sont inscrits dans l’inventaire des tableaux du château d’Ambras dressé en 1719. L’archiduc Ferdinand, mort en 1595, l’amateur le plus illustre de la maison d’Autriche, ayant réuni dans son château du Tyrol les célèbres collections qui portent encore aujourd’hui le nom de ce château, il y a tout lieu de croire que, dès la fin du XVIe siècle, les trois portraits peints par Janet avaient pris place déjà dans ces collections. Ce qui est sûr, c’est qu’ils y restèrent jusqu’à J’époque de la translation à Vienne des richesses d’art réunies à Ambras. Le portrait de Charles IX à l’âge de onze ans fut alors attribué au musée qui devait garder et perpétuer le nom d’Ambras, tandis que les deux portraits du roi de France dans sa vingtième année entrèrent au Belvédère, d’où ils passèrent au Louvre en 1809. Le grand portrait seul revint à Vienne en 1815, nous l’avons vu, et le petit portrait demeura au Louvre. L’antique possession de ces peintures par la maison d’Autriche étant un fait acquis à l’histoire, nos suppositions ont pour elles toutes les apparences de la vérité. J’espère que bientôt viendra le jour où les archives impériales de Vienne transformeront en certitude ce que nous ne pouvons donner encore que comme probabilité.

Ces portraits, quelles qu’aient été leurs pérégrinations, nous livrent au vif une des figures les plus énigmatiques de l’histoire. Au point de vue de l’iconographie de Charles IX, ils sont les principaux témoins qu’il faille interroger. L’un montre un caractère en train de se former, les autres représentent un homme en possession déjà de sa physionomie définitive. À travers de telles images, cherchons quelque chose de l’âme, et, pour arriver plus sûrement jusqu’à elle, considérans aussi les âmes voisines de cette âme. Chemin faisant, nous retrouverons François Clouet.


III

Deux choses font un homme, la race et l’éducation. Dans Charles IX, le sang des Valois s’était mêlé au sang des Médicis. Henri II et François Ier, voilà les ascendans directs du côté paternel. Le sang français ici n’est pas suspect. Du côté maternel, c’est tout autre chose. Catherine de Médicis apporte dans la maison de France un sang vicié déjà depuis cent ans. La branche dont elle descendait avait en pour chef au XIVe siècle Silvestre de Médicis, et portait en elle, dès le XVe siècle, une irrémédiable corruption. Pierre Ier de Médicis, né en 1416 de Côme et de contessina Bardi, traîne jusqu’à l’âge de cinquante-six ans (1472) sa vie podagre et goutteuse. Laurent Ier (le Magnifique), fils de Pierre et de Lucrèce Tornabuoni, hérite de la pauvreté du sang paternel ; né en 1448, il meurt à quarante-quatre ans, en 1492. Pierre II, fils de Laurent et de Clarisse Orsini, périt d’une manière pitoyable à trente-trois ans en 1504. Laurent II enfin, fils de Pierre II et d’Alphonsine Orsini, aussi débile que ses ancêtres, épouse en 1513 Madeleine de La Tour d’Auvergne, n’en a qu’une fille, Catherine de Médicis, et s’éteint sans postérité mâle en 1519, à l’âge de vingt-sept ans, dernier rameau d’une branche depuis longtemps flétrie. Voilà les antécédens lamentables de celle qui devait donner naissance à trois de nos rois. Quand François Ier décida ce mariage, il ne pensait pas élever Catherine de Médicis jusqu’au trône de France. Son fils aîné, François duc de Bretagne, vivait encore, et c’est à Henri, duc d’Orléans, qu’il donnait la fille de Laurent II. Mais, le 10 août 1536, le duc de Bretagne mourait. Dès lors Henri passait dauphin et Catherine devenait dauphine. Il était trop tard pour regretter un marché depuis trois ans conclu ; la chose était faite, il fallait bien la trouver parfaite. Elle était détestable, cependant, et plus détestable encore au point de vue de l’hérédité morale que de l’hérédité physique. Assurément, sous le rapport des mœurs, le patrimoine que François 1er avait légué à Henri II et que celui-ci léguait à ses descendans laissait fort à désirer. Ses fils, en s’autorisant de leur père et de leur aïeul, pouvaient beaucoup oser. Cependant, les mœurs des premiers Valois, pour être dissolues, n’étaient pas honteuses, et si elles constituaient un point faible, elles n’avaient rien d’un point mort. L’honneur et la vaillance, d’ailleurs, reléguaient à l’arrière-plan les faiblesses coupables. D’où vint l’énervement de ces vertus royales ? Des Médicis, qui inoculèrent dans le sang de la France le virus dissolvant de l’Italie déchue. Par le mariage de Catherine de Médicis avec Henri II, la dynastie des Valois se trouva, moralement autant que physiquement, désignée pour une fin misérable, et la France fut marquée du même coup pour les catastrophes suprêmes. Charles IX, de sa naissance à sa mort, appartint à sa mère. Il avait dix ans à la mort de François II. Catherine de Médicis pouvait encore le subjuguer et le plier en vue de sa propre puissance. Elle allait inaugurer en France la politique insidieuse et perfide qui avait été celle de ses pères. Elle voulut faire de son fils un Médicis, et n’y parvint pas tout à fait. Charles IX garda toujours en lui quelque chose de français, par la bravoure, par l’esprit, et par le cœur aussi… Avant de revenir à son portrait, regardons d’abord ceux de Henri II et de Catherine de Médicis, afin de savoir qui des deux, du père ou de la mère, avait laissé sur ce fils la plus forte empreinte.

Parmi les nombreux et précieux crayons du Cabinet des estampes, à la Bibliothèque nationale de Paris, se trouve un portrait d’Henri II en pleine jeunesse et en pleine beauté, alors sans doute qu’il n’était encore que dauphin. La tête, de trois quarts à gauche, est coiffée du toquet empanaché qui était de mode à la cour vers 1545. Les traits sont réguliers, élégans, pondérés dans toutes leurs parties, sans qu’aucun d’eux affecte la moindre proéminence sur les autres. Claude de France, qui avait hérité de la beauté d’Anne de Bretagne sa mère, a corrigé, dans le visage de son fils, les exagérations qui sont les caractéristiques du visage de François Ier. L’ovale de la tête a de belles proportions ; il est pur de forme et suffisamment allongé, bien développé dans sa partie supérieure et suffisamment affiné vers le bas. Les yeux sont beaux, le regard en est doux et ferme à la fois ; le nez est droit sans être tombant, la bouche fine et spirituelle, le menton d’une saillie suffisante, la barbe soyeuse et bien plantée, l’oreille parfaitement dessinée et ornée d’un pendant en perle ; les joues sont légères et respirent la santé. En regardant ce portrait, on comprend l’amour de Diane de Poitiers pour le dauphin d’abord et pour le roi ensuite. — Un autre portrait d’Henri II, beaucoup plus important au point de vue de l’art, se voit au Musée du Louvre. C’est une peinture très précieusement faite et qui peut servir de pendant au petit portrait de Charles IX exécuté par François Clouet en 1569. Henri Il est représenté à l’âge de trente-cinq à quarante ans, dans les dernières années de sa vie, par conséquent. Il est en pied, debout, la main gauche appuyée sur la hanche, au-dessus du pommeau de l’épée, la droite pendant le long du corps et tenant des gants. L’élégance et la légèreté de la jeunesse l’ont abandonné ; l’embonpoint a envahi son corps robuste ; les jambes, emprisonnées dans leurs chausses blanches et collantes, sont massives ; la tête, de trois quarts à droite et coiffée d’une toque noire à plumes blanches, est pesante et le cou est gros ; la moustache et la barbe sont grisonnantes déjà et le poil en est devenu dur. Il y a quelque chose de lourd dans toute la figure. L’Endymion est en train de se transformer en Hercule. Le corps puissant projette une ombre épaisse sur les dalles en marbre du palais. On retrouve, d’ailleurs, les mêmes traits et le même caractère de physionomie que nous signalions dans le dessin de la Bibliothèque nationale. Le regard, cependant, a moins de vivacité, moins de douceur ; les yeux, très bien enchâssés dans leurs orbites, ont une contraction particulière qui leur donne quelque chose de presque dur ; le nez aussi est d’un dessin moins délicat ; et la bouche, sans être précisément maussade, n’a plus l’aimable franchise qui nous attirait tout à l’heure. La vigueur matérielle a pris décidément le pas sur la grâce et en a singulièrement effacé le charme. L’Inventaire général des tableaux du Roy, dressé par Bailly en 1709, attribue ce portrait à Janet. Au point de vue de l’exécution, il offre plus d’un point de ressemblance avec le portrait de Charles IX, à côté duquel il se trouve place dans la galerie du Louvre. Cette ressemblance, cependant, est loin d’être une identité. Malgré les analogies qui existent entre ces deux peintures, il y a outre elles une telle différence de mérite, qu’on a peine à y reconnaître la même main. Nous n’en avons pas moins là, avec toutes les apparences de la vie, le Henri II presque de la dernière heure. — Nous allons au-delà même de cette dernière heure en regardant le marbre de Germain Pilon que possède aussi le Musée du Louvre[6]. Cette tête, sculptée de main de maître et conçue comme pour une apothéose, a subi déjà les atteintes de la mort, et il se pourrait bien qu’elle ait été faite d’après la cire exécutée par François Clouet lui-même pour, les funérailles du roi. On y retrouve le personnage si fidèlement représenté par la peinture, et même, quoique de bien loin, le jeune homme si délicatement rendu par le crayon ; mais quelque soin que le sculpteur ait pris pour donner à la mort l’apparence de la vie, on sent les déformations finales que dix jours d’agonie ont imprimées à cette nature naguère si robuste et si vivante encore… Grâce à ces différens portraits, la figure d’Henri II nous devient familière.

Catherine de Médicis n’est pas moins bien connue. Ses portraits aux crayons de couleur se trouvaient dans tous les albums de la fin du XVIe siècle et sont répandus dans les principales collections de l’Europe. La Bibliothèque nationale, à elle seule, en possède cinq, qui suffiraient pour nous renseigner. Nous serions plus complètement édifiés sans doute si nous avions le portrait peint par Corneille de Lyon. Ce portrait représentait la reine, ou plutôt la dauphine, dans tout l’éclat de sa jeunesse, et il devait être parlant. « Il me souvient, dit Brantôme, qu’elle (Catherine de Médicis) estant ung jour allée voir à Lyon un peintre, qui s’appeloit Corneille qui avoit peint en une grand’chambre tous les grands seigneurs, princes, cavalliers, et grandes reynes, princesses, dames, filles de la court de France, estant donc en ladicte chambre de ces paintures, nous y vismes cette reyne parestre painte très-bien en sa beauté et en sa perfection, habillée à la francèze d’un chapperon avec ses grosses perles, et une robe à grandes manches de toille d’argent fourrées de loups cerviers ; le tout si bien représenté au vif avec son beau visage qu’il n’y falloit rien plus que la parole, aiant ses trois belles filles auprès d’elle. A quoy elle prist fort grand plaisir à telle veue, et toute la compagnie qui y estoit, s’amusant fort à la contempler et admirer et louer sa beauté par-dessus toutes : elle-même s’y ravist en la contemplation, si bien qu’elle n’en peust retirer ses yeux de dessus… » Ajoutons à cette description du tableau de Corneille le portrait fait par Brantôme lui-même : « Elle estoit de fort belle et riche taille, de grande majesté, toutefois fort douce quand il falloit, de belle apparance, bonne grâce, le visage beau et agréable, la gorge très belle et blanche et pleine, fort blanche aussi par le corps, et la charnure (carnation) belle, et son cuir net, ainsi que j’ay ouy dire à aucunes de ses dames, et ung embonpoinct très riche, la jambe et la grève (cuisse) très belle, ainsi que j’ay ouy dire aussi à de ses dames, et qui prenoit grand plaisir à la bien chausser, et à en voir la chausse bien tirée et tendue ; du reste, la plus belle main qui fut jamais veue, si crois-je. » Le portrait de Corneille nous reporte aux modes en usage sous François Ier. Il doit avoir été peint entre 1540 et 1545. Catherine de Médicis, née le 13 avril 1519, avait alors de vingt à vingt-cinq ans. Le chaperon qui, depuis l’édit de 1518, a d’année en année conquis plus de richesse, est en possession de ses torsades de perles, sans doute aussi de son diadème d’or et d’autres joyaux divers. Les larges manches de brocart d’argent doublées de loups cerviers portent aussi leur date. Et puis, le ravissement presque attendri de la reine à cette évocation du temps fleuri de la jeunesse témoigne de souvenirs lointains déjà lors de ce voyage à Lyon. Quant à la date du portrait fait par Brantôme, elle pourrait bien se rapprocher de la date même du susdit voyage à Lyon, et être par conséquent d’une vingtaine d’années postérieure au portrait de Corneille. C’est sous Charles IX que le chroniqueur gascon obtint sa charge de gentilhomme de la chambre, et ce fut à partir de cette époque seulement qu’il eut la reine mère chaque jour sous les yeux. Le visage de Catherine était encore agréable ; mais l’embonpoint était venu, la taille était majestueuse et la poitrine opulente ; la jambe et la main étaient restées belles. Somme toute, le modèle devait avoir alors largement quarante-cinq ans. Ce ne sont là, d’ailleurs, que des preuves écrites, peu de chose en matière d’iconographie. Si elles méritent d’être rappelées, c’est parce qu’elles sont conformes au témoignage des dessinateurs. Les dessins de la Bibliothèque nationale en confirment l’exactitude. — Le portrait aux crayons de couleur qui nous reporte à la jeunesse de Catherine de Médicis n’offre malheureusement qu’une œuvre de seconde main. Il est néanmoins utile à consulter, vu l’accent de sincérité qui en émane… C’est surtout dans la période qui s’étend de 1560 à 1580 que les peintres, les émailleurs et les dessinateurs ont multiplié les portraits de Catherine de Médicis. — Parmi les crayons du Cabinet des estampes, il en est un qui surtout nous attire, d’abord parce qu’il est l’œuvre d’un véritable artiste, ensuite, parce qu’il représente la reine mère vers l’âge où nous l’a montrée Brantôme. Elle est de trois quarts à gauche et en costume de veuve. La tête, en s’alourdissant, a pris de la puissance et de l’autorité. Le visage, sans être beau, est agréable encore « et de grande majesté. » La reine se montre avec cette apparence de douceur qu’elle savait prendre « quand il le falloit. » Soit que la nature l’ait permis, soit que l’art ait aidé la nature, ses cheveux sont restés, sous le voile de veuve, à peu près ce qu’ils étaient sous le chaperon du temps de François Ier, un peu plus rares peut-être, mais teintés du même blond doré et frisés sur les tempes du même petit fer. Son front a pris un beau développement ; il est le siège de pensées ou plutôt d’obsessions profondes. Ses yeux, qui ont une fixité particulière, semblent voir avec pénétration ce qu’ils regardent. Son nez ne s’est pas alourdi autant qu’on aurait pu croire. Son menton, au-dessous duquel se dessine un double menton, est très fuyant. Sa bouche s’est agrandie et a pris une fermeté qu’elle n’avait pas jadis ; les plis en sont mobiles et spirituels, susceptibles d’enjouement à l’occasion, capables à l’ordinaire de sévérité, souvent de duplicité. « Quand elle appeloit quelqu’un mon amy, c’esioit qu’elle l’estimoit sot ou qu’elle estoit en colère. » Brantôme, si parfait courtisan, se trahit ici et la peint d’un mot. Dans ce portrait, Catherine de Médicis, que n’ont pas atteinte les déformations de la vieillesse, est encore en possession des traits saillans de sa physionomie. Elle a de quarante-cinq à cinquante ans. Le temps a effacé le fin modelé, les atténuations délicates au moyen desquelles la jeunesse pare d’illusions ce qu’elle touche et ne laisse entrevoir que le mirage de la réalité. L’ébauche première de la nature a reparu avec ce qu’elle a de vrai, d’inexorable et de heurté, et alors tous les caractères de la race s’accusent avec évidence. Catherine est une Médicis. Devant son portrait, on ne peut se défendre de songer surtout à Léon X. La fille de Laurent II, qui avait quelque chose du caractère et de l’esprit de ses plus illustres ancêtres, tenait de son grand-oncle le goût du faste et de la magnificence. Elle lui ressemble en beau, le rappelle surtout par l’accentuation de la bouche, par les yeux un peu gros et à fleur de tête, par cette boursouflure malsaine que Raphaël a si noblement rendue dans le portrait fameux de la galerie Pitti. Le portrait crayonné de la reine mère n’a rien, d’ailleurs, que ne confirme le portrait écrit de Brantôme. Il était bon de les rapprocher l’un de l’autre.

Maintenant que nous connaissons les portraits d’Henri II et de Catherine de Médicis, faisons un détour encore avant d’arriver à Charles IX. Regardons les portraits de ses frères et de ses sœurs, pour aller ensuite à lui plus sûrement.

François II, mort à dix-sept ans en 1560, n’est guère dans ses portraits qu’un adolescent dont les traits ne sont pas encore définitivement arrêtés. C’est même le plus souvent à l’état d’enfant qu’il se trouve représenté. — Le charmant petit portrait de la collection van Ertborn, au musée d’Anvers, le montre vers l’âge de trois à quatre ans. On l’appelle encore Monseigneur le duc. Dans quelques mois, il sera dauphin de France. Il est représenté en buste, vêtu d’un justaucorps jaune à crevés blancs, que recouvre une petite jaquette dont les manches sont en velours rouge ; une chemisette de mousseline blanche, brodée de noir, complète le costume. Un médaillon, sur lequel est tracée la lettre M, est suspendu au cou par un fil de soie noire. La petite tête, vue de trois quarts à droite, est coiffée d’un bonnet de linge blanc, recouvert d’une toque noire, bordée de plumes de cygne et ornée de dix aiguillettes d’argent qui accompagnent une enseigne en émail représentant saint François agenouillé devant le Christ. Quelques mèches de cheveux blonds s’échappent de cette coiffure. Le visage est charmant, si charmant même qu’on soupçonne le peintre d’avoir été peut-être plus courtisan que vrai. Quel homme donnera un jour cet enfant ? On ne saurait dire, mais il est indéniable qu’on retrouve en lui quelque chose d’Henri II et qu’on n’y aperçoit rien de Catherine de Médicis. Au point de vue de l’art et surtout de l’art particulier qui nous occupe, ce portrait présente un sérieux intérêt, car on peut l’attribuer à François Clouet. On y retrouve, en effet, les qualités maîtresses qui ont été signalées dans les portraits de Charles IX, au Belvédère, à la galerie d’Ambras et au Louvre. C’est la même douceur et la même netteté d’impression, la même rigueur de dessin tempérée par les mêmes délicatesses de pinceau, la même peinture fluide et sans épaisseur sensible, le même modelé en pleine lumière et le même relief obtenu par un procédé qui échappe à l’imitation, la même couleur harmonieuse dans les chairs et précieuse dans les moindres détails de l’ajustement, le même mode d’enchâssement pour les yeux, le même contour précis et fondu tout ensemble de la bouche et du nez, le même soin enfin donné aux mains. — Les crayons de la Bibliothèque nationale sont en parfait accord avec le portait d’Anvers… L’un d’eux montre le petit duc de Bretagne tout à fait dans le premier âge (deux ou trois ans), coiffé, comme dans la peinture, d’un bonnet de linge et d’une petite toque… Un autre donne le même enfant déjà tout empanaché… Le plus intéressant présente le dauphin à l’âge de quatorze ans environ, vers l’époque de son mariage avec Marie Stuart. Le jeune homme commence à peine à se dégager de l’enfant, mais on peut juger déjà que c’est bien à l’image de son père que la nature a voulu le former. Son visage est régulier, sympathique et d’une beauté encore un peu molle. Ce n’est là que l’ébauche d’un homme. La physionomie est en train de se chercher. En voyant l’indécision et la timidité dans lesquelles elle flotte encore, on comprend ce que dut être le jeune roi entre les mains des Guise. — Un autre témoignage, qu’il est impossible de ne pas invoquer aussi, est l’admirable portrait peint sur émail par Léonard Limousin. Ce portrait nous ramène au Musée du Louvre : il est en buste et de trois quarts à gauche, avec un fond bleu posé sur une préparation blanche. La tête est coiffée d’une toque noire semée de perles et surmontée d’une plume blanche. Les cheveux sont châtains et les yeux bleus ; le nez est plus lourd que dans le portrait dessiné de la Bibliothèque nationale. Ce précieux monument, qui faisait partie du trésor de Fontainebleau, confirme l’impression que nous ont laissée les précédens portraits. Comme ressemblance, Henri II peut revendiquer son fils aîné.

Elisabeth de France, reine d’Espagne, le second des enfans d’Henri II et de Catherine de Médicis, tient également de son père la rare beauté qui lui est propre. Elle lui devait aussi le charme du caractère et la séduction de l’esprit. Philippe II, « qui estoit d’amoureuse complexion, et aimoit fort à faire l’amour et aller au change, disoit souvent que, sur toutes les femmes du monde, il n’y avoit que la reyne sa femme, et n’en savoit aucune qui la valût. » A défaut du fameux portrait envoyé par Catherine de Médicis à don Carlos et que s’appropria le roi d’Espagne, les seuls crayons de la Bibliothèque nationale suffisent pour répondre en faveur d’Elisabeth. Sans nous arrêter devant les dessins qui la représentent encore enfant, regardons-la en possession déjà de sa beauté. La régularité, la délicatesse de ses traits, leur pondération gracieuse, son regard loyal et confiant, ne nous reportent-ils pas vers Henri II alors qu’il était encore dauphin ? .. Là, d’ailleurs, s’arrête la ressemblance physique qui rattache à leur père ces derniers Valois. François II et Elisabeth de France sont les seuls qui soient à l’image d’Henri II. Sur les autres, c’est Catherine de Médicis qui a mis son empreinte.

Claude, qui fut duchesse de Lorraine, ne laisse aucun doute à cet égard. Elle est tout entière du côté de sa mère, et cette ressemblance s’accuse dès l’enfance. Témoin le beau portrait aux crayons de couleur que possède M. le duc d’Aumale. Est-ce là une œuvre de François Clouet ? Il y a tout lieu de le croire, tant le caractère en est conforme à ce qu’on connaît des dessins de ce maître. On ne peut rien voir de plus délicat et de plus ferme à la fois. Le sentiment de la bouche et des yeux est exquis. Cette enfant, sans être belle, est charmante d’intelligence et de sérénité. Catherine de Médicis se retrouve dans la seconde de ses filles, et elle a droit d’en être fière. — Dans le portrait dessiné de la Bibliothèque nationale, la jeune femme commence à paraître, et elle ne dément aucune des promesses de l’enfant. Est-ce bien là une femme déjà, et n’est-ce pas plutôt encore une enfant ? On ne saurait préciser. Claude de Valois n’avait qu’onze ans quand elle fut mariée à François II de Lorraine, et c’est vers cette époque qu’elle est représentée sur ce portrait. Sa situation l’élève au rang de femme, son âge la maintient à l’état d’enfant. Elle est coiffée de l’escofion enrichi de perles et de pierreries, tel qu’on le portait, en 1558, à la cour d’Henri II. Ses traits sont aimables, mais n’ont rien de la régularité de ceux de François II et de la reine d’Espagne : les yeux sont loin d’avoir la même beauté, le nez n’a pas non plus la même finesse, la bouche est d’un dessin plus heurté et le menton est tout à fait fuyant. On reconnaît la fille de Catherine de Médicis beaucoup plus que celle d’Henri II. L’expression cependant apporte une atténuation notable à cette ressemblance, en modifie l’accent et donne à cette physionomie quelque chose de particulièrement français.

La figure d’Henri III (d’abord duc d’Anjou), le plus Médicis de tous les Valois, est plus complexe et plus difficile à saisir. Les portraits de ce prince sont partout, ses portraits dessinés surtout ; la Bibliothèque nationale en possède à elle seule jusqu’à six. Le connaissons-nous mieux pour cela ? Je ne le crois pas. Ce qu’on peut dire avec une quasi-certitude, c’est que sa mère l’aimait plus que ses autres enfans, parce qu’il était, de tous, celui qui, moralement surtout, lui ressemblait davantage. Nature ondoyante et diverse, indolente et raffinée, paresseuse et débile, vicieuse et molle, caressante et féline, cruelle et irrésolue, mobile et impénétrable, portant en elle la duplicité italienne recouverte du masque de la séduction française, incapable d’énergie pour le bien, capable de résolution seulement pour le mal, aimant les lettres et très doué pour les arts, somme toute, beaucoup plus Médicis que Valois. Nul ne savait comme lui parler et plaire aux femmes. « Pas un de ses portraits n’est ressemblant, écrit un de ses contemporains. Janet lui-même n’a pu rendre l’expression de sa physionomie. Ses yeux, le pli gracieux de sa bouche ne peuvent se traduire, ni par le pinceau ni par la plume. » Les portraitistes, en effet, impuissans à rendre cette mobilité étrange et subtile de l’expression, n’ont laissé de cette âme scélérate que ce qu’il y avait en elle extérieurement de moins bien.

Il en est autrement pour le portrait de Marguerite de Valois. Rien de mystérieux dans cette princesse ; tout au contraire, un air d’enjouement et de franchise, et comme un besoin de se répandre au dehors. Catherine de Médicis, cependant, ne peut renier sa troisième fille. Ce sont bien ses propres traits qu’elle a donnés à cette enfant ; mais l’influence paternelle, sans en changer la forme, en a modifié l’expression. Les portraits d’Henri III viennent presque de nous présenter un Italien de la décadence ; ceux de Marguerite montrent une pure Française du temps des Valois. Ce que nous souhaiterions trouver avant tout, ce serait le portrait que Nicot, notre ambassadeur à Lisbonne, remit à don Sébastien quand il fut question d’une alliance avec le Portugal. Marguerite nous apparaîtrait alors dans l’épanouissement de sa dix-huitième année, à l’heure où son cœur, s’ouvrant pour la première fois à l’amour, était plein de l’image d’Henri de Guise. Qu’est devenu ce portrait ? On l’ignore, et nous n’en connaissons pas qui soit l’équivalent de celui-là. La jeune femme, heureusement, se livre à nous au Cabinet des estampes dans deux dessins que François Clouet ne désavouerait pas. — L’un de ces dessins représente Marguerite vers l’âge de vingt ans. Ses cheveux sont frisottés et relevés sur les tempes à la mode du temps. Son visage, de trois quarts à gauche, rappelle celui de sa mère : ses yeux sont de même forme que ceux de Catherine de Médicis, mais ils ont plus de douceur, de malice et d’ingénuité, plus de chaleur et de bonté surtout ; son nez est un peu fort ; sa bouche est railleuse et spirituelle ; son menton tend à se dérober. — L’autre crayon, non moins remarquable que le précédent, nous porte quelques années au-delà. La reine de Navarre, habillée d’un haut corsage bouillonné, est en buste et de trois quarts à gauche, toujours coiffée de légers frisons blonds relevés sur les tempes, avec des pierres précieuses répandues à profusion dans les cheveux. Là encore on retrouve les mêmes traits, avec un peu moins de jeunesse déjà, surtout avec moins d’enjouement et même avec quelque chose de grave qui confine à la tristesse. Marguerite peut avoir de vingt-trois à vingt-cinq ans. « Vous êtes née, ma fille, en un misérable temps, » lui disait Catherine de Médicis. Temps affreux, en effet, où la galanterie se faisait complice du crime. Élevée dans ce foyer de corruption, la pauvre princesse commençait le dur apprentissage de la vie, et il semble que, dans ce portrait, elle ait comme un pressentiment de l’existence errante et des aventures douteuses qui l’attendent. Mariée avec répugnance à un époux qui ne l’aimait pas, délaissée par sa mère, abandonnée par Charles IX et détestée par Henri III, trahie surtout par ses propres faiblesses, Marguerite de Navarre ne trouva de refuge que dans son esprit, surtout dans sa bonté. Elle donna souvent son cœur, mais ne le vendit jamais, et l’amour y tint trop de place pour que la haine y pût entrer. L’histoire lui pardonne beaucoup, parce qu’elle a beaucoup pardonné. Ses admirateurs lui attribuent une beauté rare ; ses portraits leur donnent tort. Ses traits n’ont pas assez de régularité pour être beaux, mais ils ont le charme et la vivacité. Elle avait les yeux un peu gros, les joues pleines et arrondies des Médicis ; la lèvre supérieure était fine, la lèvre inférieure un peu forte et pendante. Tout cela constituait une beauté sensuelle, « la beauté faite pour nous damner, » dira plus tard don Juan d’Autriche en la voyant au Louvre… En regardant sa fille, Catherine de Médicis s’y peut certainement reconnaître ; mais, en considérant le caractère de cette enfant, elle a bien des motifs aussi de la renier.

Au point de vue de la ressemblance, Catherine de Médicis a le droit de réclamer également son dernier fils, François, duc d’Alençon. Cependant, l’analogie des traits est moins frappante. Les portraits de ce jeune homme ont une crânerie qui leur est personnelle. Les yeux sont assez profondément enchâssés dans leur orbite ; le regard semble avoir de la droiture et de la décision ; le nez est particulièrement lourd, et le menton n’est pas très fuyant. Parmi les cinq portraits dessinés que possède notre grand dépôt national, nous en recommandons trois surtout. — Le premier, sur lequel on fit : Mon. d’Alençon, frère du roy, estant petit, n’est encore que le portrait d’un enfant. — Le second est le portrait d’un jeune homme. La tête, exécutée aux crayons de couleurs, est de trois quarts à droite ; les cheveux, coupés en brosse, dégagent le front ; la lèvre supérieure est ombragée d’une fine moustache, et la barbe naissante commence à encadrer les joues. Ce dessin est fort beau. — Le troisième également. Il montre le duc d’Alençon, quelques années plus tard, coiffé d’un toquet, et habillé d’un pourpoint brodé sur lequel pend une chaîne de cou garnie de perles et de pierres précieuses. L’ensemble du visage n’a rien de déplaisant, au contraire. La physionomie a quelque chose d’ouvert, qui lait croire à un cœur brave. Ce n’est là qu’un mirage. Ambitieux sans caractère et conspirateur sans énergie, trahissant ses amis après avoir trahi son frère, se portant avec indécision vers les protestans et revenant avec mollesse aux catholiques, capable de toutes les convoitises et incapable de les satisfaire, il aurait ajouté, comme roi, une triste page de plus à notre histoire, s’il n’était mort à l’âge de trente ans, en 1584, cinq ans avant Henri III.

Dans cette énumération iconographique des derniers Valois, il aurait fallu placer Charles IX entre Claude de France et le duc d’Anjou. Nous l’avons fait sortir du rang, afin de le regarder avec une particulière attention.

De tous les enfans d’Henri II et de Catherine de Médicis, Charles-Maximilien est celui qui, physiquement, ressemble le plus à sa mère. Par l’esprit et par le caractère, cependant, la nature n’avait pas fait de lui un Médicis. Il le devint par le pli que lui donna l’éducation… Dès son premier âge, les dessinateurs le crayonnent à l’envi, mais se contentent d’accoler le nom de Charles, duc d’Orléans, à des images enfantines sans caractère ni physionomie. Il faut aller jusqu’en 1561 et revenir au portrait du musée d’Ambras pour trouver une œuvre d’art de premier ordre en même temps qu’un document iconographique d’une réelle valeur. Charles IX, nous l’avons dit, a onze ans dans cette peinture, et l’on retrouve en lui déjà les traits saillans de sa mère. A voir cet enfant, avec ses yeux presque à fleur de tête, son nez un peu lourd, son menton fuyant et ses lèvres pincées, ne reconnaît-on pas comme un portrait vivant de Catherine de Médicis ? .. C’est le moment où « ce gentil jeune roy Charles vint à la couronne. » Les astrologues, « et sur tous Nostradamus, » lui prédisent les plus brillantes destinées, et les poètes publient le Traicté des neuf Charles. Pour les courtisans, le début d’un règne est invariablement semblable au commencement d’un beau jour. Que d’orages, cependant, accumulés ici sur cette aurore, et combien les augures étaient en train de mentir ! Le jeune roi, dans ce portrait, ne paraît-il pas avoir déjà conscience de ces mensonges ? Il vient d’être sacré à Reims (15 mai 1561), et, malgré l’enivrement de cette quasi-déification, ne dirait-on pas qu’il ne peut, sans arrière-pensée, s’abandonner à l’espérance ? Tout est sombre autour de lui. Il a pour guide un homme très capable de le grandir et de le fortifier ; mais sa mère est là, attentive et toujours présente, qui déjà l’énerve et l’amoindrit sans cesse. Philibert de Marcilly, seigneur de Cipierre, à qui Henri II avait confié l’éducation de son troisième fils, « étoit, dit de Thou, un homme de bien et un grand capitaine, » très propre à développer chez un enfant la bonne semence et s’y appliquant tout entier. Le terrain, d’ailleurs, était propice. Les dons heureux ne manquaient pas à Charles IX : il avait l’esprit pénétrant, la repartie vive, le cœur décidé, l’âme haute, et quelque chose de bien français était en train de s’éveiller en lui ; mais, aussitôt, la destinée cruelle intervient pour arrêter l’essor de ce premier élan, pour en refroidir la cha leur et en comprimer la grâce. Ne sent-on pas quelque chose de ces influences contraires dans le portrait d’ Ambras ?

Un très intéressant crayon de la Bibliothèque nationale montre ensuite Charles IX vers l’âge de treize ans, c’est-à-dire vers 1563. « Il estoit si courageux, bouillant et hardy, que si la royne sa mère, qu’il craignoit et honoroit fort, ne l’eust arrêté en ses plus jeunes ans, il vouloit luy-même estre en personne en ses armées et luy seul en estre le général. » Le dessin du cabinet des estampes justifie la parole de Brantôme. Ce qu’il y avait de sage et de contenu dans le portrait de 1561 fait place ici à quelque chose d’impétueux, presque de révolté. L’œil est méfiant et comme irrité, la bouche hautaine et menaçante. On dirait que toutes les violences, jusque-là refoulées, sont prêtes à se déchaîner. Il faut faire sans doute la part de ce qu’il y a d’improvisé dans un simple crayon. L’artiste, beaucoup moins délicat que Janet, a pris la nature sur le fait, en un de ces momens où elle lâche la bride à l’instinct. L’accent de vérité de ce portrait est saisissant… L’apprentissage de la vie allait être de plus en plus dur pour Charles IX. Les guerres de religion, qui se succédaient presque sans trêve, étaient entrain de démembrer le royaume, et le roi devenait l’enjeu que se disputaient les partis. Le 27 septembre 1567, les huguenots veulent l’enlever comme il revenait de Meaux à Paris, et ce n’est que le 29 au soir et à travers mille dangers qu’il parvient à se jeter dans sa capitale. On bravait son autorité, on s’attaquait à sa personne ; l’injure était sanglante et lui parut mortelle. Jamais il ne pardonna. La soif de vengeance le dévora dès lors tout entier… Il allait entrer dans sa vingtième année et brûlait du désir de prendre lui-même le commandement de ses troupes. Après la mort du connétable (10 novembre 1567), il avait gardé l’épée de France, jugeant « qu’il estoit assez fort et puissant pour la porter et n’avoit en cela besoing de l’ayde d’autruy. » Catherine de Médicis ne permit pas qu’il en fût ainsi. Elle voulut que le duc d’Anjou devînt le lieutenant-général de son frère, « ce dont celui-ci fut fort despité. » Le roi, vainqueur de Condé à Jarnac (13 mars 1569) et de Coligni à Montcontour (3 octobre 1569), eût été dès lors vraiment roi ; mais que fût devenue l’autorité de la reine mère ? Devant la volonté de Catherine de Médicis, Charles IX avait à ce point abandonné la sienne, qu’il n’eut pas la force de se révolter. C’est au milieu du trouble apporté par la haine dans cette âme royale que se préparait le mariage avec Elisabeth d’Autriche et que François Clouet peignait, en vue de ce mariage, le grand portrait du Belvédère et le petit portrait du Louvre. Nous avons dit, au point de vue de l’art, l’intérêt considérable qui s’attache à ces peintures. Nous avons à les regarder encore au point de vue de l’histoire. Voici d’abord le grand portrait, un portrait d’apparat, où le peintre s’est appliqué à représenter le roi dans tout son éclat et avec tous ses avantages, à bien mettre en lumière tout ce qui pouvait le grandir et le faire aimer. Or, on peut vanter la sveltesse, l’élégance, la belle tournure et le grand air du personnage ; mais il y a en lui quelque chose de froid et de gêné qui vous met mal à l’aise et vous tient en défiance. Le regard, de côté, n’est pas rassurant, et la bouche n’exprime rien de bon. Tout ce qu’on voudrait voir paraître en dehors, à cette heure fortunée de la vingtième année, est comme comprimé en dedans. La jeunesse semble éteinte en ce jeune homme, et ses impatiences sont comme refoulées. Il est dans l’âge des entraînemens irréfléchis, et son visage n’exprime que calcul et contrainte. La vie n’ayant guère en pour lui de sourire, il ne sourit pas non plus à la vie. On est saisi, devant lui, par le sentiment d’un mal moral résultant de la croissance subitement arrêtée des facultés expansives, et par quelque chose aussi de la tristesse maladive des vieilles races près de s’éteindre.

La réplique, en tout petit, de ce grand portrait, est plus saisissante et plus instructive encore. Le personnage s’y livre avec plus d’intimité, je dirais avec plus d’abandon, si pareil mot pouvait s’adapter à semblable figure. Dans ce petit tableau, Charles IX est plus lui-même, son âme semble plus à nu. Les yeux, sans plus de franchise, affectent une certaine douceur ; la bouche, moins pincée, s’efforce d’être naturelle, veut être rassurante et n’y peut parvenir. Cette physionomie, quelque bonne volonté qu’elle y mette, n’a toujours rien d’ouvert ; elle ne peut s’épanouir, et tout est contrainte en elle. On est là comme en présence d’une énigme, qui vous tient à distance par tout ce qu’il y a d’impénétrable en elle. Voilà cependant l’image destinée à la fiancée. En attendant le jour où l’époux se montrera lui-même, voilà le portrait qu’elle devra garder dans son cœur. Par bonheur, elle n’y vit rien de ce que nous voyons aujourd’hui. Nous le regardons à travers le prisme de l’histoire, éclairé ou plutôt assombri par les événemens que nous connaissons ; elle, au contraire, le regarda simplement, naïvement, sans arrière-pensée, sans pressentiment. Et puis les hommes n’étaient pas beaux dans la maison d’Autriche, surtout dans la famille de Charles-Quint, et Charles IX, comparé à la plupart des princes qui entouraient la future reine de France, dut paraître à son avantage. Il ne manquait d’ailleurs, son portrait en fait foi, ni de finesse ni de pénétration. La culture de son esprit avait été soignée. Il aimait les lettres. Amyot, son précepteur, lui avait donné le goût du beau langage et des belles harangues. Ronsard, Dorat, Baïf, étaient ses poètes favoris, et il se plaisait à les récompenser, mais sans les combler jamais, disant « que les poëtes ressembloient les chevaux, qu’il falloit nourrir et non pas trop saouler ny engraisser, car amprès ils ne valent rien plus. » Il se plaisait lui-même à rimer ; mais « il fut mieux disant et escrivant en prose qu’en rhythme, et surtout fort éloquent ; et parloit bravement, hardiment, autant et plus à la soldatesque qu’à la royauté. » Quant aux qualités du cœur, dont nous cherchons en vain la trace dans la peinture de Janet, peut-être le cœur de la fiancée, mieux avisé que le nôtre, pouvait-il les y découvrir. Charles IX n’était pas méchant par nature, il l’est devenu par situation ; il a contracté la méchanceté comme une contagion, parce qu’il a vécu dans un milieu moral tout à fait infesté. Il était d’une grande bravoure, avait le mépris de la vie et l’amour de la gloire. On l’a empêché de se battre ; alors il a mis tout son courage dans la dissimulation. il rêvait quelque chose de grand, on l’a condamné à quelque chose d’horrible. La vengeance absorbe désormais toute cette âme, devient une ligne politique inexorablement arrêtée, prend l’apparence du devoir, presque de l’héroïsme, fait partie intégrante d’une religion. Comment les idées s’étaient-elles à ce point faussées dans ce pauvre cerveau ? Par les mauvais conseils. En 1569, Cipierre était mort depuis quatre ans déjà, et avec lui s’était comme envolée l’âme de la vieille France veillant auprès du roi. Albert de Gondi, que Xatherine de Médicis avait choisi pour le remplacer, avait été dès lors l’âme damnée de Charles IX. « Il le pervertit de tout, dit Brantôme, et lui fit oublier et laisser la bonne nourriture que lui avoit donnée le brave Cipierre… On tenoit le Perron (Gondi) le plus grand renieur de Dieu de sang-froid qu’on peust voir. » Dès cette époque, Charles IX se mit à jurer à tous propos. Gondi l’instruisit surtout dans l’art de feindre et lui enseigna la vengeance. Les deux portraits de François Clouet, au Belvédère et au Louvre, sont bien l’image de ce roi tel que l’avaient fait de pareilles influences. Sous cette surface d’apparence tranquille grondent de sombres colères.

La vengeance ! voilà le grand mot, la raison suprême de la politique sous ces derniers Valois. Non pas la vengeance à ciel ouvert, qui demandait jadis œil pour œil et dent pour dent ; mais la vengeance italienne, cauteleuse, sournoise, hypocrite, qui caressait pour mieux assassiner. L’Italie, en pleine décadence, se vengeait de ce que nous avions fait d’elle, alors qu’elle éclairait le monde du feu de ses chefs-d’œuvre. Nous l’avions dévastée ; elle était en train de nous déshonorer. Elle nous imposait ses mœurs, comme elle venait de nous imposer ses peintres. Brantôme, à qui nous recourons sans cesse parce qu’il a vécu de la vie et des passions du XVIe siècle, Brantôme montre l’idée de vengeance planant sur tout ce règne, de manière à en expliquer, j’allais dire à en légitimer le grand crime. Quand il écrit la vie de Charles IX, il commence par rappeler les vengeances célèbres qui avaient alors sur les cœurs l’influence de l’émulation. Il montre cette idée de vengeance prenant possession de l’homme dès l’enfance, pour le conduire et le diriger ensuite durant sa vie. Charles IX en était obsédé depuis l’affaire de Meaux, et il attendit son heure durant cinq ans. Elle arriva le 24 août 1572. La Saint-Barthélémy fut l’expiation du guet-apens commis contre la personne du roi le 27 septembre 1567. Dès que le premier sang eut coulé dans cette abominable nuit, Charles IX vit rouge, devint fou, fut atroce. Le massacre terminé, il revendiqua pour lui la responsabilité tout entière ; mais il garda dans l’âme une blessure dont il ne devait pas guérir. Les moyens de justification, cependant, ne lui manquaient pas. Chaque fois que les réformés avaient trouvé moyen de tuer les papistes, ils ne s’en étaient pas fait faute, et si l’occasion de les massacrer en masse s’était présentée, ils n’auraient pas manqué de la saisir. Les papistes pensèrent qu’ils allaient porter un coup mortel à la réforme et crurent faire œuvre pie en versant à flots le sang des hérétiques. La papauté elle-même acclama ce massacre comme une action d’éclat. Grégoire XIII en reçut la nouvelle avec joie. La Saint-Barthélémy fut glorifiée au Vatican à l’égal d’une victoire sur les Turcs. Deux fresques lui furent consacrées dans la Sala Regia, à côté de la fresque qui célèbre la bataille de Lépante ; elles frappent encore nos regards, chaque fois que nous entrons dans la chapelle Sixtine. Les inscriptions latines qui les accompagnaient ont été effacées ; mais les peintures restent, et suffisent comme témoins des félicitations qui partirent alors de Rome pour Paris. Faut-il s’en étonner ? Nullement. Il faut simplement comprendre. Et puis, descendons en nous-mêmes, et, quand nous faisons de la Saint-Barthélemy la date maudite de la France, demandons-nous si nous avons le droit de jeter au passé la première pierre ? La Saint-Barthélémy est un crime, assurément. Le crime a beau avoir reçu l’absolution « des mains d’où le pardon descend, » l’éternelle religion le condamnera toujours. Mais le crime est-il moins odieux quand, au lieu des intérêts religieux, ce sont les intérêts matériels qui sont en jeu, et le siècle qui, au nom de la libre pensée, a débuté par la Terreur pour aboutir à la Commune, en passant par je ne sais combien de révolutions et de contre-révolutions, n’est-il pas tenu de parler avec prudence… même de la Saint-Barthélémy ? Il y a, dans les profondeurs de l’homme, une férocité maudite qui, jusqu’à la consommation des siècles, fournira d’inépuisables ressources à toutes les haines ; mais il y a aussi, dans les hauteurs de l’âme, une provision divine de justice et d’amour, qui nous remplit à la fois d’indignation et de pitié devant les grands forfaits. Nous tous, qui avons tant besoin de pardon, détestons la Saint-Barthélémy comme un crime exécrable ; mais n’enlevons pas à ceux qui ont commis ce crime leur recours en grâce devant l’histoire.

Charles IX porta les stigmates de ces sanglantes journées. Depuis lors, dit Brantôme, disparut « ce roy doux, bénin et gracieux qu’on avoit veu ci-devant. » Bien que la douceur, la bénignité et la grâce ne soient pas les qualités saillantes des portraits de Charles IX exécutés avant la Saint-Barthélémy, il est certain qu’après cet événement le visage du roi se revêtit d’une sévérité qu’on ne lui avait pas vue jusque-là. Charles IX, dans les deux dernières années de sa vie, est tout différent de ce qu’il était dans les peintures de Janet. Un grand changement se fit en lui. « N’ay-je pas bien joué mon jeu ? » dit-il après la Saint-Barthélémy. « N’ay-je pas bien sceu dissimuler ? N’ay-je pas bien appris la leçon et le latin de mon ayeul le roy Louis XIe ? » Ce masque de dissimulation qu’il se vantait d’avoir si bien porté, il le rejeta loin de lui, sa vengeance accomplie. C’est ce que montrent, au Cabinet des estampes, deux intéressans portraits aux crayons de couleurs exécutés dans les dernières années de la vie du roi, entre la fin de 1572 et le commencement de 1574. Charles IX a de vingt-deux à vingt-trois ans. Sans avoir pris de l’embonpoint, il a moins de délicatesse que par le passé. Sa barbe est plus fournie, plus dure. Sa tête, coiffée d’une haute toque empanachée et garnie de pierreries, est sombre d’expression, avec quelque chose de résolu que nous n’avions pas vu jusqu’ici. Ses yeux, fatigués et battus, sont menaçans, mais avec franchise. Sa bouche n’a plus rien de forcé dans son expression chagrine. Le sentiment qui domine en lui est le mépris, presque le dégoût de la vie, dont il n’avait d’ailleurs, on le sait, jamais fait grand cas[7]. Une irritation maladive se trahit dans tous ses traits. On y voit comme le reflet d’une flamme qui brûle avec trop d’intensité pour durer longtemps encore. La mort seule, en effet, rendra le calme à cette physionomie… Elle ne tarda pas à venir. Charles IX se mourait depuis la Saint-Barthélémy. Il rendit l’âme à l’âge de vingt-quatre ans, au château de Vincennes, à trois heures de l’après-midi, le 30 mai 1574, jour de la Pentecôte, au moment où il rêvait de se mettre à la tête de son armée pour recouquérir son royaume. Il mourut en brave, regardant la mort en face et l’accueillant comme une délivrance. Dans ce « maistre jour, » dans ce « jour juge de tous les autres[8], » Charles IX fut véritablement un homme. Il ne songea pas à lui et ne pensa qu’à la France, rendant grâces à Dieu de mourir jeune et sans enfant mâle, qui aurait nécessité une nouvelle régence, ce car la France, qui estoit tout ruynée par guerres civiles, avoit besoing d’un homme[9]. » Elle devait hélas ! attendre quinze ans encore avant de le trouver… En présence de cette mort, on crut au poison. L’autopsie démontra que c’était à tort. Le crime était tellement dans les mœurs, que l’idée n’en persista pas moins. Brantôme est même très explicite à ce sujet : « C’étoit de la poudre de corne d’un lièvre marin, qui faict languir longtemps la personne, et puis après peu s’en va et s’estainct comm’ une chandelle. » Ambroise Paré déclara que le roi mourait « pour avoir trop sonné de la trompe à la chasse du cerf. » Il fallait bien dire quelque chose. Charles IX avait été grand chasseur, mais il ne mourut pas de la chasse. La lame avait usé le fourreau. Le corps était épuisé depuis longtemps ; l’âme n’y pouvait tenir, elle s’envola.


IV

Le Musée du Louvre possède un portait d’Elisabeth d’Autriche, peint de la même main que le grand portrait de Charles IX au Belvédère et que le précieux petit portrait du même roi dans notre galerie nationale, et plus admirable encore que ces portraits. A côté de l’homme dont le nom est attaché à l’un des drames sanglans de l’histoire, on peut donc regarder la femme qui fit croire à la vertu dans un milieu d’où avaient disparu la crainte de Dieu et le respect des hommes.

Elisabeth d’Autriche, accordée à Charles IX par contrat du 14 janvier 1570 et mariée à Spire par procuration le 22 octobre suivant, vit le roi pour la première fois à Mézières le 26 novembre, fut couronnée à Reims par le cardinal de Lorraine le 26 mars 1571, et fit son entrée solennelle à Paris le 29 du même mois. C’était une reine de seize ans. Elle était née en 1554, de l’empereur Maximilien II et de Marie d’Autriche, fille de Charles-Quint. Catherine de Médicis, nous l’avons vu, s’était dès longtemps entendue sur ce mariage avec Maximilien, qu’elle avait choisi pour parrain de son fils, et il est probable, nous l’avons dit aussi, qu’en vue de cette future alliance, elle avait envoyé à Vienne le portrait de Charles IX peint par Janet en 1561. Le roi avait alors onze ans et la future reine en avait sept. Elisabeth d’Autriche ayant toujours en sous les yeux l’image de Charles IX, son esprit et son cœur, dès leur éveil, en avaient reçu l’impression et s’étaient développés sous l’influence de ce premier mirage. Une éducation forte et austère avait préparé cette princesse à ses devoirs de reine. Maximilien, retenu pour des raisons politiques dans l’orbite de l’orthodoxie romaine, mais très porté par tempérament vers le protestantisme, avait fait de sa fille une femme religieuse au sens le plus élevé. En se séparant d’elle, il lui avait dit, avec le pressentiment de l’avenir : « Ma fille, vous allez reyne en un royaume le plus beau, le plus puissant et le plus grand qui soit au monde, et d’autant vous tiens-je très heureuse ; mais plus heureuse seriez-vous si vous le trouviez entier en son estât, et aussi fleurissant qu’il a esté autrefois ; mais vous le trouverez fort dissipé, desmembré, divisé et fany (disloqué), d’autant que si le roy vostre mary en tient une bonne part, les princes et seigneurs de la relligion en détiennent de leur costé l’autre part. — Et ainsi qu’il lui dist, ainsi le trouva-t-elle. » Dans ce pauvre royaume où elle arriva pour les catastrophes suprêmes, la jeune Elisabeth d’Autriche, à force de bonté, sut gagner tous les cœurs, le cœur du roi le premier… Le portrait de François Clouet rend palpable, pour ainsi dire, ce qu’il y avait de rare dans cette princesse, « laquelle nous pouvons dire partout avoir esté l’une des meilleures, des plus douces, des plus sages et des plus vertueuses reynes qui régnast despuis le règne de tous les roys et reynes qui ayent jamais régné. »

Le portrait d’Elisabeth d’Autriche est en buste, de trois quarts à gauche, très richement paré, les deux mains ramenées l’une sur l’autre, et moins grand que nature. À cette taille moyenne, nous l’avons vu déjà pour le portrait de Charles IX au musée d’ Ambras, le pinceau de Janet garde toutes ses délicatesses et n’a pas le temps de se refroidir ; il est rigoureux sans sécheresse, suave sans mièvrerie, minutieux sans puérilité. La tête est très attachante par sa physionomie, plutôt charmante que belle, exempte de recherche et de coquetterie, extrêmement jeune, avec un accent de bonté naturelle qui inspire la confiance et commande le respect. Les cheveux blonds sont crêpés et relevés au-dessus des tempes en deux petits ailerons qui finissent en pointe au milieu du front ; un bandeau de pierreries est placé transversalement dans cette coiffure, tandis que des rangs de perles sont tressés dans les nattes qui s’enroulent au sommet de la tête. Le front, très découvert, est élevé et bien développé en largeur. Les yeux sont tournés à droite, en sens inverse du mouvement de la tête : sans être grands, ils sont d’un joli dessin, franchement ouverts, limpides et honnêtes. Le nez est moyen. La bouche est petite, ingénue, aimable, d’un sentiment exquis, en parfait accord d’expression avec les yeux. Elle ne parle pas français, ou du moins ne le parle qu’avec un accent étranger. La mâchoire inférieure a une légère tendance à se porter en avant, et le menton, quoiqu’il ne soit pas encore très proéminent, menace de le devenir. C’est là qu’est le signe caractéristique de la race. Très peu sensible encore dans ce portrait à cause de la grande jeunesse du personnage, il s’accentuera plus tard, et la ressemblance avec les ancêtres deviendra frappante. Cette conformation particulière du bas du visage apparaît aussi bien dans les portraits du père d’Elisabeth d’Autriche, Maximilien II, que dans ceux de son aïeul, Charles-Quint, et se peut retrouver en remontant jusqu’à Marie de Bourgogne, Charles le Téméraire, Philippe le Bon, Jean sans Peur et Philippe le Hardi. Il semble même qu’il faille en rejeter la responsabilité sur les ducs de Bourgogne plutôt que sur les princes de la maison d’Autriche. Brantôme raconte « qu’une fois la reyne Aliénor (Eléonore d’Autriche, sœur aînée de Charles-Quint et femme de François Ier), passant par Dijon et allant faire ses dévotions au monastère des Chartreux de là et visiter les vénérables sépulchres de ses ayeulz, les ducs de Bourgogne, elle fut curieuse de les faire ouvrir. Elle y en veid aucuns si bien conservez et entiers, qu’elle y recognent plusieurs formes, et entr’autres la bouche de leur visage. Sur quoy soudain elle s’écria : Ha ! je pensais que nous tinsions nos bouches de ceux d’Autriche ; mais, à ce que je vois, nous les tenons de Marie de Bourgogne, notre ayeulle, et autres ducz de Bourgogne nos ayeulz. Si je vois jamais l’empereur, mon frère, je luy diray ; encor lui manderay-je. » Et une autre sœur de Charles-Quint, Marie d’Autriche, reine de Hongrie, qui « n’avoit aucune chose de laid et à quoy repreindre, non si sa grand bouche et avancée, » se plaisait également à cette remarque, parce qu’elle lui donnait un trait de ressemblance avec les chefs de la maison de Bourgogne. La femme de Charles IX, elle aussi, toute fille d’Autriche qu’elle est, conserve quelque chose du vieux sang bourguignon. Mais la fraîcheur de ses seize ans efface toute accentuation fâcheuse. On ne voit rien en elle que de fleuri. Ses joues, sans maigreur ni embonpoint, gardent une forme pure. Sa petite oreille, rose et fine, est d’un dessin charmant. Tout est mignon dans sa mignonne petite tête au teint de fleur de lis, sans fard, dans un temps où tout était fardé. Le bas de cet aimable visage repose sur une fraise à godrons garnie d’une fine dentelle. La guimpe qui couvre la gorge est bouillonnée, quadrillée de perles et piquée d’un bouton d’or émaillé à chacun des angles du quadrille. Un collier en forme de carcan, semblable au bandeau de joaillerie placé dans la coiffure, est passé sur cette guimpe à la hauteur du cou. La robe, ouverte sur la poitrine, est en brocart d’or à ramages d’argent, avec une garniture et une pendeloque de pierreries qui forment la partie principale de la parure à laquelle appartiennent aussi le bandeau de tête et le carcan. Les manches, du même brocart que la robe, sont : coupées de crevés blancs épingles de perles à chaque bouillon. Ce costume est celui d’une reine, et il est surtout celui d’une honnête femme ; les perles, les rubis, les émeraudes y sont à profusion, et il semble modeste, tant il est porté avec bonne grâce et simplicité. Les petites mains, enfin, aux doigts fuselés et aux ongles roses, délicates de forme et de couleur délicieuse, complètent à ravir le charme de cette exquise peinture.

Au milieu de toutes les tristesses qu’il nous a fallu traverser avec Charles IX, la vue de cette bonne « petite reyne « laisse en nos cœurs une lueur réchauffante. Le portrait de Janet montre Elisabeth d’Autriche dans les premiers temps de son séjour en France. Tout semble lui sourire. Ruinés par la guerre civile, nous avons salué sa venue par des fêtes dans lesquelles l’or a été répandu à profusion. Les Allemands et les Espagnols étaient là qui accompagnaient la fiancée, nous avons voulu faire montre devant eux d’une richesse que nous n’avions plus. Puis, toutes les fusées éteintes, la jeune reine est entrée, sans y rien comprendre, dans cette cour hérissée d’întrigues. Catherine de Médicis, qui feignait de l’aimer, et Charles IX, qui la vénérait trop pour l’affectionner beaucoup, l’ont exclue de leur conseil et tenue à l’écart de toutes les affaires : ils ont eu peur de sa droiture, et elle n’a rien entrevu des horreurs qui étaient proches. Elle ne soupçonna rien de la Saint-Barthélemy. Le secret en avait été si bien gardé, qu’elle s’alla coucher comme à son ordinaire et n’apprit qu’à son réveil « le beau mystère qui se jouait. » « Hélas, dit-elle soudain, le roy, mon mari, le sçait-il ? — Ouy, madame, c’est, luy-même qui le fait faire. — O mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est cecy ? et quels conseillers sont ceux-là qui luy ont donné tel advis ? Mon Dieu ! je te supplie et te requiers de luy vouloir pardonner ; car, si tu n’en as pitié, j’ay grand peur que cette offance soit mal pardonnable. » Et soudain demanda ses heures et se mit en oraison, et pria Dieu la larme à l’œil. Elle était grosse de sept mois et n’avait que dix-huit ans ; et voilà les malheurs qui s’accumulent et les illusions qui s’envolent. Elle redouble de patience et de douceur pour Charles IX, qui devient de plus en plus sombre, violent, emporté, et qui de plus en plus la délaisse. « Mais elle ne luy en fit jamais pire chère, ny ne luy en dict pire parolle, supportant patiemment sa petite jalousie et le larcin qu’il luy faisoit. » Charles IX l’appelait su sainte. Elle était sainte, en effet, et d’autant plus sainte que l’effacement et l’humilité faisaient partie de sa sainteté. Sa religion était grande, mais sans rien d’extérieur, « Elle estoit très dévote et nullement bigotte. » Ce n’est que par des indiscrétions de femmes de service qu’on sut les macérations et les exercices de piété surhumains auxquels elle se livrait, quand, enfermée dans ses rideaux, elle se croyait à l’abri de toute surprise. Plus les calamités publiques augmentaient, plus elle redoublait d’austérité. Il semblait qu’elle voulût prendre à son compte, afin de les racheter, les iniquités de tout un peuple. Aussi le peuple avait-il pour elle une sorte de culte. Quand le roi tomba malade, elle l’entoura des soins les plus pieux, les plus discrets, les plus tendres. Brantôme, rarement ému, en parle avec émotion. Il la montre auprès de « son seigneur et mari, luy gisant en son lict, et le venant visiter. » Elle s’asseyait près de lui, plus souvent à l’écart, pleurait et priait, sans qu’on la vit ni prier ni pleurer, « jettoit ses yeux sur luy si fixement, que sans les retirer aucunement de dessus, vous eussiez dict qu’elle le couvoit dans son cœur de l’amour qu’elle lui portoit… » Charles IX mourut. Peut-être parvint-elle à lui charmer la mort et à dégager ses approches des terreurs de l’éternité. Sa peine fut grande ; mais discrète, sans cris, sans éclat, tout entière entre Dieu et elle, Brantôme la montre alors « jettant ses belles et précieuses larmes, si tendrement, soupirant si doucement et bassement, qu’on jugeoit bien en elle qu’elle se contraignoit en ses douleurs… » Henri III devenu roi, elle sentit qu’elle n’avait plus sa place dans cette France dont elle avait été l’honneur, et elle la quitta. Les Parisiens, qui attachaient à sa présence parmi eux une importance superstitieuse, disaient, en la voyant partir, qu’avec elle s’en allait l’espérance. Elle se retira à Vienne et y fonda le monastère de Sainte-Claire. Philippe II la voulut épouser. Malgré les instances de sa mère, elle s’y refusa, voulant rester fidèle jusqu’à la fin de ses jours au roi son mari. Elle mourut à l’âge de trente-huit ans, le 22 janvier 1592, ne laissant derrière elle que le souvenir de ses vertus. « La meilleure de nous est morte, » dit la reine d’Espagne à l’ambassadeur de France… cette femme si pure avait été l’indulgence même. Elle s’était prise d’une grande affection pour sa belle-sœur la reine de Navarre, et n’avait cessé de lui être secourable. Voyant la pauvre égarée prisonnière au château d’Ussom, réduite à la dernière indigence et abandonnée du monde entier, elle lui donna la moitié du revenu de son douaire. Ces deux femmes, à un an près du même âge, avaient un trait commun, la bonté. Elisabeth d’Autriche ne vit dans Marguerite de France que ce qu’il y avait d’aimable et de généreux, sur le reste elle jeta le voile, Marguerite de Navarre, une des plus folles figures de ce temps si fécond en folies, eut cette rare fortune d’avoir pour amie dans sa jeunesse Elisabeth d’Autriche, une des plus saintes femmes du XVIe siècle, et pour aumônier dans sa vieillesse Vincent de Paul, le plus saint homme du XVIIe. Quand elle apprît la mort d’Elisabeth, sa douleur fut extrême. « Elle en garda vingt jours durant le lict, l’entretenant de pleurs et continuelles larmes et de gémissemens assidus ; et onques puis n’a fait que la regretter et déplorer, espandant sur sa mémoire les plus belles paroles qu’il ne seroit besoing d’en emprunter d’autres pour la louer et la mettre dans l’immortalité… » Brantôme se trompe ; il y a quelque chose de plus touchant que toutes les paroles, c’est le portrait qui nous occupe et le charme bienfaisant qui s’en dégage.

Le dessin original qui a servi à l’exécution de cette peinture se trouve au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale. Ce dessin est de la même main que le crayon du portrait de Charles IX à l’âge de onze ans (1561). Tout y est arrêté avec une précision et une sûreté de main qui n’appartiennent qu’à un maître. On y sent le contact direct du modèle vivant. C’est une œuvre à la fois copiée et conçue. La nature est là qui a comme enchaîné la main de l’artiste, et l’artiste est là aussi qui a soumis la nature à son propre sentiment. Tout ce que nous avons remarqué dans le tableau est remarquable aussi dans ce dessin.

Aucun document authentique ne nous renseigne sur la destination première du portrait peint par Janet. Tout porte à croire que François Clouet l’a exécuté pour le roi lui-même presque aussitôt après l’arrivée en France d’Elisabeth d’Autriche. Mais que devint-il après la mort de Charles IX ? Et, s’il a tenu sa place dans le cabinet du roi d’abord, quand et comment en est-il sorti ? Henri III, qui usait du trésor royal avec tant de légèreté, n’a-t-il pas fait de cette peinture une de ces libérables qui ressemblaient si fort à de la dissipation ? Les restes d’un cachet de cire, sur lequel on distingue encore la couleuvre de Colbert, se voient au revers du panneau. Le portrait d’Elisabeth d’Autriche a donc fait partie des collections du grand ministre de Louis XIV. On le retrouve ensuite chez Gaignières au commencement du XVIIIe siècle, puis on en perd complètement la trace. Clairambault, chargé de choisir ce qui devait être conservé à la couronne parmi les trésors légués par Gaignières à Louis XIV, a dû réserver ce portrait ; mais aucun des inventaires royaux n’en fait mention, et le catalogue dressé à l’époque de la Révolution lors de la création du Musée national n’en parle pas davantage. On le cherche vainement aussi dans le musée Napoléon, ainsi que dans la Notice du Musée royal imprimée en 1816. Il est inscrit pour la première fois et porté aux inconnus dans le supplément de l’inventaire manuscrit de 1820 ; mais il attire encore si peu l’attention, qu’on le passe complètement sous silence dans la Notice publiée trois ans plus tard (1823). C’est en 1838 qu’on le voit pour la première fois dans un catalogue imprimé, et c’est en 1841 seulement qu’il y figure avec sa véritable attribution. En 1845, enfin, on lui rend l’hommage qui lui est dû en le mettant à une pince d’honneur dans le salon carré du Musée du Louvre. Au milieu des plus grands maîtres des plus grandes écoles, François Clouet représente avec dignité ce qu’il y en de vraiment français en France dans le domaine de la peinture au temps des Valois.

Le portrait d’Elisabeth d’Autriche ne porte pas de signature, mais, nous l’avons dit, il est tellement semblable à l’œuvre unique au bas de laquelle en ait trouvé jusqu’ici le nom de Jehannet, qu’il faut, sans hésitation, l’attribuer à notre grand portraitiste. Nous avons donc là encore une peinture tout à fait authentique de François Clouet, une de ces œuvres maîtresses qui peuvent servir de type pour reconnaître, parmi les innombrables portraits attribués à Jehannet, ceux à qui cette attribution doit être conservée. C’est ici qu’il convient de serrer de près et de définir, s’il se peut, la manière de Franchi


V

La peinture de François Clouet est lisse et sans rien de heurté. La touche ne s’y fait pas sentir ; elle n’intervient que comme procédé de construction préparatoire et disparait sous un revêtement soigneusement poli. La surface est câline ; mais les dessous, où chaque coup de pinceau marque comme un effort de la pensée, n’en existent pas moins. Si l’on pouvait avoir des doutes à cet égard, la science interviendrait pour les faire cesser. Revenons vers le petit Charles IX au Musée du Louvre et considérons encore une fois, dans cette délicieuse miniature, la tête et les mains, dont la limpidité semble impénétrable. Mettons en regard une photographie de ce portrait, tirée sur un négatif dont on aura intentionnellement exagéré l’impressionnabilité au moyen d’un excès de bromure d’argent. Nous hésiterons à croire que cette photographie soit la reproduction du tableau, tant elle en dénature profondément L’apparence. C’est que l’inexorable lumière, arrachant le manque de placidité qui produit l’illusion, montre tout ce qu’il recouvre, et nous met aux prises avec un chaos fécond que nous ne soupçonnions pas. Si donc la peinture de Jehannet a quelque chose de la tranquillité de surface des plus beaux émaux, ce n’est là qu’un mirage ; quoique mince d’apparence, elle n’a rien de plat ; elle requise sur des dessous solidement établis, capables de porter l’organisme vital le mieux équilibré et de rendre en même temps L’être moral tout entier. Ne voyez-vous pas, dans ce portrait de Charles IX, ce qu’il y a de trouble sous la transparence de l’épidémie ? Ne sentez-vous pas, sous ce calme trompeur, gronder les passions frémissantes ? Le savoir est considérable et l’art est exquis dans de pareilles peintures, et ils sont en même temps si modestes, qu’on pourrait croire à quelque chose de naïf. Les têtes sont étudiées par un peintre qui est un physionomiste de premier ordre. Il est impossible, en les regardant, de se méprendre sur le caractère et les facultés mail russes du personnage représenté. Le dessin est d’une rigueur qui serait voisine de la sécheresse si les tempéramens les mieux ménagés n’en assouplissaient les contours. La couleur, très sobre et se tenant toujours dans un mode tempéré, semble intervenir surtout pour donner à la forme plus de précision. Les ombres, qui se distinguent à peine des parties claires, laissent la lumière partout répandue. Tout est, de plein jour dans ces portraits. On n’y voit rien de ces fluidités obscures où se perd l’apparence de la réalité. Rien ne s’atténue ne s’efface sous ce délicat pinceau. François Clouet ne connaît pas le clair-obscur. Il ne songe pas à noyer le contour réel dans un bain d’ombre. Le modelé ne cesse jamais d’être emprisonné dans un contour rigide ; il est si fin qu’il se fait à peine sentir, et si juste qu’il semble ne pouvoir s’accuser avec plus d’évidence. Les reliefs sont très peu voyans, et la sensation est délicieuse à ne les pas voir davantage. Les mains sont d’une recherche et d’une coquetterie surprenantes. Le soin est poussé jusqu’à ses dernières limites dans le rendu des moindres détails du costume : étoiles, dentelles broderies, perles et pierres précieuses, bijoux d’or émaillé, sont traités avec la plus scrupuleuse exactitude. Tout est aussi vrai que la vérité même. De pareilles peintures, cependant, ne sont faites que pour les délicats, et François Clouet a un genre de délicatesse qui n’appartient qu’à lui.

Les portraits de Charles IX, à la galerie du Belvédère et au Musée du Louvre, étant de François Clouet et la manière de ce maître se trouvant déterminée d’après ces portraits, les œuvres qui lui appartiennent en propre se distingueront désormais au milieu du bagage encombrant des copistes. C’est ainsi que nous ont apparu déjà les portraits du jeune Charles IX au musée d’Ambras, celui de François II, enfant, au musée d’Anvers, et celui d’Elisabeth d’Autriche au musée du Louvre, Nous en pourrions citer d’au très encore, et un plus grand nombre se révélera sans doute[10]. Nous en savons assez, dès maintenant, pour distinguer Janet de ses imitateurs et pour ne le plus confondre avec d’autres portraitistes du même temps, qui furent aussi des maîtres. On voit, depuis plus d’un demi-siècle, au musée du Louvre, le portrait du roi Charles IX et celui du comte de Brissac placés dans un même cadre et sous l’attribution commune de Jehannet, bien que ces deux peintures soient tout à fait dissemblables. La Notice imprimée en 1855 n’a maintenu, il est vrai, le nom de François Clouet que pour le portrait de Charles IX, mais elle a mis le portrait du comte de Brissac à l’actif de l’école des Clouet, et c’est là une erreur. L’artiste qui a exécuté ce portrait a vu la nature d’une tout autre manière que Janet, ce qui ne l’a pas empêché d’être, pour son propre compte, un très remarquable peintre. Dans le portrait du comte de Brissac, rien ne répond au signalement que nous avons donné des œuvres de François Clouet. Autant il y a de réserve et de tenue dans le portrait de Charles IX, autant il y a d’indépendance et de laisser-aller dans celui de Brissac. Le coloris de ce dernier est plus chaud, plus flamand. L’artiste qui a exécuté ce portrait est un moins grand dessinateur que Janet, mais il est plus peintre. Certaines parties de la tête, l’oreille notamment, sont plutôt indiquées que faites. Clouet ne se laisse pas aller à de pareilles négligences. Les fonds, d’un vert émeraude ou d’un bien turquoise, ne sont pas non plus dans les habitudes de François Clouet, qui, généralement, place ses personnages sur des fonds perdus de couleur sombre. Cette remarque, cependant, n’a rien d’absolu, témoin le petit François II du musée d’Anvers. Faut-il donner à Corneille de Lyon le portrait du comte de Brissac, de même que les portraits du maréchal de Saint-André et d’Antoine de Bourbon-Vendôme que nous voyons également au Louvre ? On ne peut faire que des suppositions à l’égard de ce maître, pour lequel nous ne possédons pas, jusqu’à présent, ce qui nous est acquis pour François Clouet, une œuvre authentique et indéniable qui puisse servir de point de départ pour en découvrir d’autres. Ne nous aventurons pas, d’ailleurs, sur un terrain qui n’est pas le nôtre en ce moment et que recouvre encore une complète obscurité. Contentons-nous d’écarter de Janet ce qui lui est étranger, n’allons pas au-delà.

Dans le grand salon carré du musée du Louvre, le Portrait d’Elisabeth d’Autriche, par François Clouet, se trouve au-dessous du Portrait d’Anne de Clèves, par Holbein. Le peintre des Valois semble s’être mis là sous la protection du peintre de Bâle. Il a, en outre, à ses côtés Memling, représenté par le Mariage mystique de sainte Catherine d’Alexandrie, et vis-à-vis de lui sur la paroi opposée, Jan Van Eyck, avec la Vierge au donateur ; de sorte que, d’un même regard, on peut embrasser dans ses origines et dans ses transformations successives cet art qui jaillit spontanément et avec toute sa force à deux pas de la Mer du Nord au commencement du XVe siècle, pour se répandre au siècle suivant sur le Rhin helvétique, et venir enfin sur les rives de la Loire et de la Seine en s’y épanouissant avec une physionomie nouvelle. Tout l’art d’Holbein est contenu dans l’art de Van Eyck. Pour s’en convaincre il suffit de rapprocher le portrait d’Anne de Clèves par Holbein de celui du donateur par Van Eyck. La langue pittoresque de Holbein est celle-là même que Van Eyck a créée de toutes pièces et fixée par d’impérissables chefs-d’œuvre. François Clouet est loin de parler cette forte langue avec la même énergie d’accentuation. C’est à Holbein surtout qu’il se rattache. Quant à ses origines flamandes c’est plutôt par Memling que par Van Eyck qu’il les rappelle. Janet et Memling, en présence de la nature et devant la femme surtout ont la même délicatesse de conscience. Elisabeth d’Autriche sous le pinceau de François Clouet, n’a-t-elle pas quelque chose de la suavité des saintes entrevues, près de cent ans auparavant par le peintre de l’hôpital Saint-Jean ? Tout en évoquant de pareils souvenirs, l’œuvre de Janet est essentiellement personnelle et vraiment française. François Clouet est Français par l’esprit par la clarté, par le style. Quand on le regarde à côté de ses illustres devanciers, quand on le compare à Van Eyck, à Memling à Holbein, on reconnaît qu’il n’est pas de premier rang, mais qu’il est de premier ordre. Ses portraits ne présentent ni l’énergie ni l’ampleur de ceux de Holbein, mais ils ont plus de limpidité et procurent avec plus d’évidence le sentiment délicieux d’une forme choisie dans la réalité du modèle vivant. François Clouet cherche avant tout la précision. Le vague est un de ces malaises de l’esprit dont il se préserve avec soin. On voit en lui un peintre d’une rare distinction, doué, non pas d’une imagination ardente mais d’un esprit solide, tempéré, contenu, qui ne s’élève ni ne descend outre mesure, ferme sans raideur, et précis sans sècheresse, cherchant partout l’exactitude et la trouvant sans tomber dans la minutie, n’abusant ni de la force ni de la finesse n’allant jamais au-delà du naturel et ne tombant jamais dans l’obscurité. Dans un temps comme le nôtre, où la peinture française a presque tout perdu de ses belles clartés, il est bon de regarder des portraits comme ceux de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche, où se retrouvent la délicatesse de notre race et la précision de notre esprit.

Les crayons de François Clouet ne sont pas moins intéressans que ses peintures ; et il importe également d’en marquer les caractères essentiels. Nous en avons cité plusieurs au cours de cette étude. Le crayon qui a servi de préparation au portrait du jeune roi Charles IX de la galerie d’Ambras est le type par excellence auquel on peut comparer les nombreux dessins qu’on est tenté de mettre au compte de Janet. Les portraits dessinés qui soutiennent cette comparaison peuvent être à bon droit regardés comme appartenant à François Clouet. Ils se reconnaissent, d’ailleurs, à quelques-unes des qualités qui distinguent ses peintures. Nous venons de dire de ces dernières qu’elles tiennent de très près à Holbein. On peut le dire plus encore peut-être des dessins. Dans les portraits dessinés de Janet, comme dans ceux de Holbein, on est frappé par l’attentive et forte observation de la nature, par la clarté de la forme, par l’évidence de la vérité et par la parfaite ressemblance. Ni François Clouet ni Holbein ne s’aventure dans le monde idéal, comme avait fait Léonard et comme fera Rembrandt. Jamais ces dessinateurs consciencieux ne voient rien d’incertain dans les traits ni d’ondoyant dans les formes. La nature est tout et suffit à tout pour eux. Elle est là sans cesse, qui les enseigne, les soutient, les retient. Ils s’attachent à ne s’en point distraire. Leur main en est esclave et leur œil en est plein. Les crayons de Holbein, cependant, ont de plus grandes allures que ceux de Janet, et, si on peut les comparer, on ne peut les confondre. Malgré les similitudes qui les rapprochent, il y a des différences notables qui les distinguent. L’accent n’est pas le même. Holbein est Allemand dans ses dessins, et François Clouet, dans les siens, par-dessus tout est Français.

À côté des crayons de François Clouet et en dehors de ceux de Holbein, il en est d’autres du même temps et très français aussi qui sont également l’œuvre de vrais maîtres. Ne pouvant nommer ces maîtres, on les a confondus sous le nom de Jehannet. La distinction est aisée à faire cependant. Rapprochez, par exemple, du portrait dessiné d’Elisabeth d’Autriche, au Cabinet des estampes, celui de Marie Touchet, un des plus délicieux crayons du XVIe siècle, vous reconnaîtrez là deux mains différentes, deux mains françaises, mais tout à fait distinctes. Le portrait d’Elisabeth d’Autriche est un dessin très poussé, scrupuleusement étudié jusque dans les moindres détails, dans un style dont la correction a quelque chose de naïf et de primitif encore. Le portrait de Marie Touchet, au contraire, est d’une facture presque moderne. Rien n’y rappelle plus, même de loin, les anciennes écoles. L’indication du costume est rudimentaire. La tête seule a préoccupé l’artiste, il a négligé tout le reste. Le trait n’a plus la rigueur et le respect de lui-même qu’il affecte chez Janet. L’estompe, dont le travail se dissimulait naguère, joue maintenant le principal rôle. La nature, ainsi interprétée, prend une morbidesse que François Clouet ne connut jamais. Le charme devient plus pénétrant, plus intime. La beauté est moins noble et la séduction plus grande. Elle est aussi plus exclusivement française. Aucune attache étrangère ne s’y fait plus sentir. On a pu se tromper quelquefois entre François Clouet et Holbein. Nulle méprise semblable n’est possible pour l’artiste qui a dessiné le portrait de Marie Touchet. Mais quel est cet artiste ? Est-ce Jean de Court ou Jean de Gourmont, Foulon ou Cosme Dumonstier ? Je ne sais. A coup sûr, ce n’est pas François Clouet. Certainement aussi c’est un artiste d’une extrême distinction[11]. Il a eu, d’ailleurs, dans Marie Touchet, un modèle de choix, une de ces beautés dont émane la grâce qui fait aimer. Rien ne surpasse la séduction de son regard et de son sourire. Un courtisan avait fait l’anagramme de son nom : Je charme tout. Marie Touchet, son portrait le démontre, fut une enchanteresse ; mais elle le fut avec simplicité, sans forfanterie ni insolence, uniquement parce que la nature l’avait faite ainsi, et parce qu’elle possédait une des plus grandes puissances, la plus grande peut-être qu’il y ait en ce monde, la puissance de la beauté. « Cette belle dame, dit Brantôme, lorsqu’on traictoit le mariage du roy et de la reyne, un jour ayant veu le portrait de la reyne et bien contemplé ne dict autre chose, sinon que : « L’Allemaigne ne me faist point de peur ; » inférant, par là qu’elle présumait tant de soy et de sa beauté que le roy ne s’en sauroit passer. » Elle avait alors vingt ans et disait vrai. Le roi s’était épris d’elle à tel point qu’il ne put s’en déprendre[12]… Quel que soit le mérite du dessin qui la représente, l’artiste qui a crayonné ce dessin est de moins haut vol que François Clouet : celui-ci est encore de la race des vieux maîtres, qui furent par excellence les peintres du sentiment ; celui-là fait particulièrement appel à la sensation, appartient tout entier déjà aux générations nouvelles, semble même en avance sur son temps de plus d’un siècle. On a, presque jusqu’à nos jours, confondu ces différens peintres et dessinateurs, et, de tous, on n’en a fait qu’un seul. Il est temps que cette confusion cesse. Il faut dégager François Clouet de tous les faux Jehannet qui forment ses alentours. Quelques-uns de ces usurpateurs sont des artistes presque de premier ordre, témoin celui qui a dessiné Marie Touchet. Raison de plus pour ne pas leur donner un nom qui ne leur appartient pas.


Le plus célèbre des portraitistes français du XVIe siècle vient de se montrer à nous comme un des auxiliaires essentiels de l’histoire, et l’histoire vient d’intervenir pour donner aux œuvres de cet artiste le relief et la signification qui leur conviennent. C’est ce double courant qui nous a porté d’un bout à l’autre de cette étude. Quelques pages de l’histoire de France et de l’histoire de la peinture française se sont ainsi mêlées dans un même chapitre. Les portraits de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche par François Clouet ont fait revivre devant nous deux personnages importuns de notre histoire et nous ont donné en même temps le point fixe d’où l’on peut partir désormais pour aller d’un pas sûr à la recherche des autres œuvres (peintures ou dessins) de ce maître. S’il nous a fallu aller à Vienne pour y chercher notre première information, c’est à Paris même, au Musée du Louvre et à la Bibliothèque nationale, que se sont trouvées les pièces principales de cette enquête. Nos lecteurs peuvent facilement nous y suivre. Quelques-uns d’entre eux, peut-être verront pour la première fois des chefs-d’œuvre qu’ils nous sauront gré de leur avoir indiqués. Les autres, en revoyant ces admirables portraits, les regarderont sans doute d’un œil plus attentif et mieux exercé. Tous enfin, désormais, se trouvant en possession du signalement de François Clouet, nous aideront à le retrouver partout où il se rencontrera, et, grâce au bon vouloir de chacun, nous pourrons peut-être un jour dresser le catalogue d’une œuvre qui fait partie du patrimoine de la France.


A. GRUYER.

  1. La Renaissance des arts à la cour de France, par le comte Léon de Laborde.
  2. Un quatrième Clouet, fils aussi du second Jean et frère de François, mourut jeune en 1541. Il avait été adopté par la reine de Navarre, qu’il suivit en Béarn et dont il fit de nombreux portraits.
  3. Par M. Jules Guiffrey (voir Revue de l’Art français. Janvier 1884).
  4. La collection d’Ambras (Ambraser Sammlung), avait été formée, à la fin du XVIe siècle, par l’archiduc Ferdinand de Tyrol, dans le chateau d’Ambras ou d’Amras, près d’Inspruck. Elle a été transférée à Vienne en 1806.
  5. La fameuse salière de Benvenuto Cellini, que nous sommes loin, d’ailleurs, d’admirer comme une œuvre de haut goût, fit partie des cadeaux de noces envoyés par Charles IX à Maximilien II. On la voit encore dans le trésor impérial de Vienne.
  6. Ce buste ne fut exécuté qu’assez longtemps après la mort d’Henri II. (Voyez Quelques Sculptures de la Collection du cardinal de Richelieu aujourd’hui au Musée du Louvre, par M. Louis Courajod.)
  7. Très jeune encore, alors que, pour le ménager, on l’empêchait d’aller se battre, il disait que sa vie « n’estoit point de si grand’ conséquence qu’elle deust estre si précieusement gardée dans un coffre comme les bagues de la couronne. »
  8. Montaigne, Essais, liv. Ier, chap. XIX.
  9. Charles IX n’avait en d’Elisabeth d’Autriche qu’une fille, Marie-Élisabeth de France, née le 27 octobre 1572. Cette enfant mourut le 2 avril 1578.
  10. L’ inventaire de Bailly de 1709 signale de grandes compositions qui feraient de François Clouet un véritable peintre d’histoire. Ces tableaux, dont les sujets appartenaient à la vie de Catherine de Médicis, se trouvaient dans le Cabinet doré du Luxembourg. On en a complètement perdu la trace. M. Waaaen attribue aussi à Janet le tableau de la collection de Castle-Howard, dans lequel Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III et Marguerite de France sont représentés en grandeur naturelle. (Waagen, Künsler und Kunstwerke, t. II, p. 413)) Cette peinture ne mérite pas les honneurs d’une pareille attribution.
  11. Le cabinet des estampes possède plusieurs portraits de la même main que le portrait de Marie Touchet, notamment le portrait de Gabrielle d’Estrées, duchesse de Beaufort. (Voir les Portraits aux crayons des XVIe et XVIIe siècles, par M. Bouchot.)
  12. Marie Touchet, dame de Belleville, était fille d’un lieutenant particulier au présidial d’Orléans. Elle est l’unique maîtresse à laquelle se soit attaché Charles IX. Indifférent à tout vers la fin de sa vie, il n’avait de soin que pour elle. Au moment de sa mort, il la recommanda à ses favoris. Elle n’avait pas marqué de cupidité et ne gardait du roi que son fils Charles, bâtard de Valois, comte d’Auvergne, grand Prieur de France et duc d’Angoulême, qui eut part aux plus grandes affaires de son temps, et dont la seconde femme, Françoise de Narbonne, mourut à quatre-vingt-douze ans en 1712 : belle-fille de la maîtresse de Charles IX, elle put tenir sur ses genoux le roi Louis XV. A la fin de 1578, Marie Touchet épousa François de Balzac d’Entraigues. Elle en eut deux filles d’une beauté remarquable, qui furent élevées avec une extrême rigueur. Cela n’empêcha pas l’aînée, la célèbre marquise de Verneuil, d’être la maîtresse d’Henri IV, et la seconde de vivre dix ans avec le maréchal de Bassompierre, dont elle eut un fils sans parvenir à se faire épouser. Après la mort d’Henri IV, Marie Touchet se retira du monde. Elle avait, disent les contemporains, une remarquable culture d’intelligence et beaucoup d’esprit.