Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 8

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VIII.

MONSIEUR DUMONT.

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M. Dumont, le patron de Charles, avait une terrible peur du choléra. Malgré cela, fidèle aux vieilles traditions de la magistrature, il était resté inébranlable à son poste. Il avait pris envers le fléau, le même parti que les athées prennent contre l’être suprême dont ils redoutent la justice : il le niait purement et simplement.

Avec lui la mort avait toujours raison. Pourquoi un tel avait-il tant mangé de fruits et de légumes ? On peut mourir d’indigestion en tout temps, pour peu qu’on le veuille. Pourquoi cet autre avait-il tant bu de brandy épicé ? C’est un remède pire que le mal : on se tue avec les préservatifs. Pourquoi celui-ci avait-il fait une diète si rigoureuse ? Il faut manger pour vivre. On ne se souient pas avec l’air qu’on respire. Pourquoi le médecin avait-il donné une si forte dose d’opium à cet autre patient ? Le moyen de ne pas mourir, quand on vous empoisonne ! Pourquoi avaient-ils fait transpirer cette pauvre femme jusqu’à ce que mort s’en suivît ? La recette de Sangrado a toujours été infaillible pour guérir les malades de tous maux présens et à venir !

Et M. Dumont passait ainsi en revue tous les cas de choléra parvenus à sa connaissance, et exonérait chaque fois ce pauvre fléau, dont on disait si injustement tant de mal. Au besoin, il se fâchait tout rouge contre les peureux, les imbéciles, les hypocondres, qui osaient lui soutenir qu’on n’était plus dans des temps ordinaires, et que l’on pouvait mourir du soir au matin, sans y mettre la moindre bonne volonté.

Et cependant, M. Dumont menait lui-même une existence assez misérable : il fesait régulièrement couvrir sa table des mêmes mets que d’ordinaire, mais il n’y touchait pas plus que s’ils eussent été empoisonnés. A tout propos, et sans la moindre nécessité, il buvait de ce brandy épicé qu’il trouvait si dangereux. Il était assidu à son étude, c’est vrai, mais les volets en étaient hermétiquement fermés ; les cliens qui s’y aventuraient étaient saisis à la gorge par une âpre odeur de chlorure de chaux, de vinaigre brûlé, de camphre et de mille autres préservatifs. Il se rendait au greffe et devant le tribunal, chaque fois que son devoir l’y obligeait ; mais il y dépêchait les affaires avec une merveilleuse rapidité, et ne parlait qu’à travers un mouchoir tout imprégné d’essences, qu’il tenait presque constamment appliqué sur sa bouche. Quelqu’un de ses confrères avait-il pris la clef des champs, et manquait-il à l’appel, M. Dumont s’emportait contre lui en invectives de tout genre. Comment pouvait-on être si peureux ; si stupide, si lâche ?

Lorsqu’il apprit la mort de Madame Guérin, il écrivit à son clerc une lettre toute paternelle, dans laquelle il lui disait sous forme de consolation, que, pour sa part, il était bien surpris de voir que sa mère eût vécu si longtemps avec un aussi mauvais tempérament, une constitution aussi délabrée. Il n’avait été nullement étonné d’entendre dire que cette pauvre dame était morte à la suite d’une crise nerveuse, causée par une de ces folles terreurs si communes depuis que l'on parlait du choléra-morbus. Dans un postscriptum, il engageait Charles à rester auprès de sa sœur pour la consoler, et l’exemptait de reparaître au bureau jusqu’à nouvel ordre. Par surcroît de précaution, il avait joint à cette lettre l’envoi de tous les livres, cahiers, notes, et autres petits objets que Charles avait laissés dans son pupitre.

Celui-ci qui connaissait le faible du maître, comprit toute la portée de ce congé illimité. Il se tint pour dit qu’il devait demeurer en quarantaine, et se donner bien de garde de présenter aux yeux terrifiés de M. Dumont sa personne suspecte, avant d’avoir été admis par lui en libre pratique.

La prise de voile de Clorinde, à laquelle il avait assisté sans le savoir, avait créé chez lui des impressions bien diverses.

D’un côté son amour-propre triomphait de plusieurs manières par ce dénouement. Il était évident que Mlle. Wagnaër l’aimait d’un amour bien sincère ; elle n’avait été pour rien dans la honteuse mystification tramée par son père et par Henri Voisin. Ceux-ci se trouvaient punis et Charles était vengé jusqu’à un certain point. Si Clorinde ne pouvait lui appartenir, du moins elle n’appartenait pas à un autre.

En même temps la certitude d’avoir été aimé d’elle lui était une source d’amers regrets, que l’on comprendra sans peine. La confidente naturelle et pour bien dire inévitable de tous ses sentimens était la bonne Louise, qui depuis quelque temps avait bien ses raisons de s’intéresser à de semblables confidences.

Une fois en train de tout lui dire, il ne put s’empêcher de lui raconter l’histoire de son premier amour avec Marichette, qu’il avait jusqu’alors complètement supprimée.

Louise s’éprit d’une sympathie toute féminine pour cette pauvre enfant qui avait dû tant souffrir. Elle se fit raconter jusqu’aux moindres détails cet épisode de la vie de son frère, et celui-ci, en la racontant, trouva plus de charme qu’il n’en soupçonnait au souvenir de la spirituelle et naïve jeune fille. Il ressentit toute la vérité des reproches que Louise lui adressa sur sa conduite, et en songeant qu'il avait été la cause du malheur de deux aimables personnes, il se trouvait en lui-même un grand coupable. Mais que ceux qui sont sans péché de ce côté lui jettent la première pierre !

Cependant le fléau avait cessé ses ravages ; et le brave M. Dumont riait plus que jamais des folles terreurs qui avaient tenu un si grand nombre de ses confrères éloignés du palais. Il allait et venait avec une gaiété exbubérante, lançant aux revenans, comme il les appelait, en se frottant les mains, ces deux vers inscrits un jour après les vacances, sur la porte du Châtelet de Paris, par quelque espiègle enfant de la basoche :

« Aujourd’hui le barreau reprend son exercice
« Et tout rentre au palais… excepté la justice. »

Comme si sa conscience lui eût reproché tout bas d’avoir lui-même passablement négligé ses affaires, malgré sa présence assidue, il se jeta tête baissé dans les dossiers les plus embrouillés, et fit un affreux carnage d’exceptions dilatoires, déclinatoires et péremptoires. Il continua aussi par goût et par habitude les libations qu’il s’était permises par précaution ; et seulement au lieu de ce détestable brandy épicé, il buvait des meilleurs vins que contenait sa cave.

Malheureusement M. Dumont était arrivé à cet âge fatal, où l’on ne peut impunément changer ses habitudes. L’excitation continuelle dans laquelle le tenaient la peur d’abord, ensuite le vin et les affaires rendirent ses nerfs singulièrement irritables et son sang on ne peut plus inflammable.

Or, il arriva qu’un jour un de ses confrères ayant allégué et entrepris de prouver que le défendeur poursuivi en dommages, pour le non-exécution d’un contrat, n’avait pas rempli ses engagemens, à cause de l’épidémie récente, M. Dumont entra dans un terrible accès de colère. Il voulut soutenir juridiquement sa thèse favorite contre le choléra, et sa fureur s’accrut en raison directe de l’hilarité qu’elle produisit sur les juges, le barreau et l’auditoire. Il sortit de l’audience exaspéré.

Dans la nuit il succomba à une attaque d’apoplexie. Une vieille femme de confiance, qui avait soin de son ménage, n’eut pas même le temps de courir au médecin. Comme M. Dumont n’avait point de parens en ville, toute la responsabilité des mesures à prendre tomba sur cette vieille et sur M. Germain, le premier clerc, qu’elle envoya chercher dès qu’il fut jour. M. Germain dénonça immédiatement le décès au coronaire. Un jury fut convoqué et deux médecins appelés. Ceux-ci ne voulurent point déroger à la louable habitude de leur profession, en tombant d’accord sur un point quelconque. L’un soutint que le défunt était mort d’apoplexie, l’autre qui voyait le choléra partout même depuis sa disparition, déclara que c’était un cas de choléra, mais que les symptômes ordinaires fesaient défaut, parceque les prédispositions du défunt avaient causé une mort presque instantanée. Peu s’en fallut que M. Dumont ne fut classé officiellement parmi les victimes du fléau qu’il avait nié avec tant de persévérance.

M. Germain se rendit ensuite chez le notaire que M. Dumont avait coutume d’employer, et lui demanda s’il y avait un testament. Le notaire déclara qu’il n’y en avait pas à sa connaissance, mais qu’il fallait visiter avec soin tous les papiers du défunt, et pour cela faire poser les scellés ; ce qui fut fait.

Après de longues et infructueuses recherches, auxquelles Charles Guérin et le plus jeune clerc de l’office furent aussi invités à prendre part, le notaire allait écrire à l’unique héritier du défunt, lorsque la vieille femme s’écria en se frappant le front : Nous n avons point visité la petite chambre noire !

Il s’agissait d’un petit cabinet de quelques pieds carrés situé derrière la chambre à coucher de M. Dumont. La vieille femme alluma une chandelle, et ouvrit avec beaucoup de peine la porte de la petite chambre. Elle ne contenait qu’un tas de vieilles défroques suspendues à des clous tout autour. C’était toute la friperie du défunt. En écartant les vieux habits, on trouva une petite armoire pratiquée dans le mur, et dont il fallut enfoncer la porte, faute de pouvoir s’en procurer la clef. L’armoire contenait deux boîtes de fer blanc toutes deux fermées avec des cadenas. Il fallut encore briser ces deux boîtes en présence des officiers de justice. La plus grande renfermait une foule de titres, obligations, billets, reçus et autres papiers classés avec soin. On ne trouva dans la plus petite qu’un vieux livre de comptes. On allait cesser toutes perquisitions, lorsque M. Germain s’avisa de feuilleter le vieux livre. Il s’en détacha trois feuilles de papier d’une autre couleur et fraîchement écrites. Le notaire en fit la lecture et l’on écouta dans un religieux silence ce qui suit : —

« Aujourd’hui, le seizième jour de juillet de l’année mil huit cent trente deux, moi, François Richard Dumont, avocat de profession, Canadien-Français de naissance, et Chrétien et Catholique de Religion, ayant entendu parler de plusieurs morts subites, qui auraient eu lieu dans cette ville, ai écrit de ma propre main mon présent testament et acte de dernières volontés.

1 ° « Je désire être enterré avec les cérémonies de ma Religion que je regrette de n’avoir pas mieux pratiquée. J’affecte vingt-cinq livres courant à ma sépulture ; on ne devra dépasser cette somme sous aucun prétexte.

2 ° « Je veux que mes dettes soient payées ; mais je recommande à mon exécuteur testamentaire et à mes légataires universels d’examiner avec soin toute réclamation vieille de plus de trois mois et de la contester au besoin ; car je n’ai jamais laissé accumuler les comptes, particulièrement ceux des shérifs, greffiers, huissiers et autres officiers subordonnés de la justice, que je payais toujours comptant. »

3 ° « Je donne et lègue au curé de ma paroisse vingt-cinq livres courant pour ses pauvres. J’ai fait la charité autant que j’ai pu de mon vivant, et j’ai toujours vécu en honnête homme. »

4 ° « Je nomme pour mon exécuteur testamentaire Mtre. Jean Duhamel, notaire, mon meilleur ami. »

5 ° « Je lègue au dit Jean Duhamel vingt-cinq livres courant, comme souvenir et pour le trouble que je lui laisse. »

6 ° « Je donne et lègue à M. François Germain, mon premier clerc, pareille somme de vingt-cinq livres courant, en récompense de sa bonne conduite. »

7 ° « Je donne et lègue à M. Napoléon de Lamilletière mon plus jeune clerc, mon Pothier, mon Domat et mon formulaire écrit de ma main. J’espère qu’il mettra ces livres à profit ; car les nobles ont rarement brillé dans la profession.

8° « Je donne et lègue les livres suivans à la Bibliothèque du barreau de Québec, Dumoulin, d’Argentrée, Bartole, Vinnius, Cujas, Charondas et mes Pandectes, le seul exemplaire de l’édition Florentine qu’il y ait en Amérique. Je conseille aux jeunes avocats de lire ces ouvrages de préférence aux nouveautés dont ils paraissent si engoués.

9 ° « Je veux que mes légataires universels ci-après nommés paient à proportion de leurs legs à Dame Perpétue Constantineau, ma ménagère, une rente et pension viagère de neuf livres courant en trois paiemens, au premier jour des mois de Janvier, Mai et Septembre de chaque année.

10 ° « J’institue ma légataire universelle pour les deux tiers de mes biens meubles et immeubles Marie Lebrun, fille de Jacques Lebrun et de feue Marie Dumont ma sœur. J’espère que ma nièce continuera à se montrer sage et travaillante, et cultivera l’instruction qu’elle a reçue. Je lui souhaite de trouver un bon mari.

11 ° « J’institue mon légataire universel pour l’autre fiers de mes biens, M. Charles Guérin mon second clerc. J’ai de graves torts et négligences à réparer envers ce jeune homme qui est le fils de mon meilleur ami. Je souhaite qu’il lasse un honnête homme comme son père. Je lui conseille d’ abandonner les romans, la musique, la botanique, la politique et autres frivolités, pour l’étude de la jurisprudence et de la procédure.

« Mes biens légués ci-dessus consistent :
1° En ma maison où je demeure, que j’évalue à £600 0 0
2 ° Une petite maison au faubourg St. Louis 160 0 0
3 ° 400 arpens de terre dans les Townhips 100 0 0
4 ° Diverses sommes déposées à la banque de Québec 860 0 0
5 ° Constituts dont on trouvera des copies dans ma boîte de ferblanc 2100 0 0
6 ° Obligations et billets promissoires qu’on y trouvera également 223 5 0
7 ° Autres dettes solvables, par mon livre de comptes tel
qu’additionné ce jour 476 11 9
8 ° Mon ménage et mes défroques que j’évalue à 150 0 0
9° Ma Bibliothèque qui vaut au moins 500 0 0
en total. £4,638 16 9

« Je recommande à mon exécuteur testamentaire et à mes légataires universels d’être indulgens envers ceux de mes débiteurs qui, dans la liste que j’en ai faite, ont un astérique au bout de leur nom : ce sont des gens pauvres et honnêtes. Ils doivent agir en toute rigueur contre ceux dont les noms sont marqués d’une croix rouge : ce sont des misérables et des usuriers.

Car telle est ma volonté,
F. R. DUMONT.»