Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 5

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V.

LA TERRE PATERNELLE.

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C’ÉTAIT dans le mois de Mai 1832. Il y avait un peu plus d’un an que Charles s’était rencontré pour la première fois avec Clorinde.

Il n’était pas encore dix heures du matin, et plusieurs groupes d’habitans rassemblés devant la principale porte de l’église de R… s’entretenaient entr'eux d’un événement qui devait avoir quelque importance, à en juger par l’animation qui régnait dans leurs discours.

Une demi-douzaine de ces jeunes garçons espiègles et tapageurs qui s’appellent d’ordinaire, par excellenoe, les jeunesses d’un endroit, et que l’on ne pourrait mieux comparer qu’aux gamins de nos villes, étaient juchés sur le mur du cimetière, et les quolibets qu’ils lançaient dominaient le bruit de toutes les conversations.

— Comme ça, Jean Larrivé, disait l’un d’eux, t’es ben sûr qu’ c’est le garçon au bonhomme Toupin qui va faire c’te criée.

— Quand j’te l’dis.

— Ben ! i’va mal passer son temps.

— Tais toé donc ; son père était-i’ pas-z-huissier.

— Pourquoi qu’il l’serait pas lui-z-aussi ?

— Queu noblesse de Toupin ! huissiers de père en fils !

— I’ va mettre son habit à poches.

— Avec quoi qu’i’ se carre, qu’ c’est pas rien !

— Va-t-on rire, mais qu’i’ lise ses pataraphes.[1]

— V’là un mois qu’ son père l’éxerce.

— Tous les soirs il i’ fait répéter sa leçon.

— Quand il était à l’école, il disait toujours : quand je s’rai-z-huissier comme mon père !

— V’là-t-i’ pas le bonhomme Jean-Pierre qu’arrive. C’ pauvre vieux qu’a de la peine à marcher.

— l' marcherait encore plus doucement, s’i’ portait ses sacs d’écus su’ son dos.

— Allons, v’là que ça vient, v’là des Messieurs pour tout d’bon qu’arrivent

— Ecoutez donc les gros bonnets-là, est-ce que vous allez pas vous r’muer ? est-ce que ça va pas commencer ?

Les habitans respectables auxquels s’adressaient ces derniers mots étaient trop occupés à converser entr’eux, pour qu’ils fissent la moindre attention à cette question.

— Vrai, disait l’un d’eux, vieillard à la barbe blanche et qui appuyait son menton sur sa main et son coude sur son genoux, car il était assis au pied du mur ; vrai, mon pauvre François, je ne voudrais pas mettre un sou sur cette enchère. C’est trop juste que ces pauvres enfans rachètent à bon marché le bien de leur défunt père. C’est trop raisonnable ce que M. Wagnaër nous a fait demander de ne pas mettre sur cette terre. Je compte bien aussi qu’il n’y aura pas un honnête homme dans la paroisse qui voudra aller à la rencontre de c’t’ affaire-là, parce que c’est trop juste.

— Poux moi, j’espère qu’il y aura toujours bien de quoi couvrir mon obligation et puis ce sont d’honnêtes gens ; il n’y a rien à craindre avec eux.

— Combien qu’elle se monte déjà votre obligation, père Deschênes ?

— Deux cent louis.

— Ah ! ça n’est quasiment rien, pour c’ que vaut cette terre.

— Mais dites donc, François Guillot, vous qui d’vez connaître ces affaires-là à fonds ; il me semble que M. Wagnaër a eu une fameuse envie de cette propriété-là un temps ?

— Oui, mais il ne s’en soucie plus… et puis d’ailleurs, à présent elle va se trouver dans la famille.

— Ah ! c’est donc vrai ce qu’ils disent, que Monsieur Charles va se marier avec Mamz’elle Clorinde ?

— Dame ! ça en a ben d’l’air.

— Parlez-moi de ça. Ça en fera-t-il un joli mariage. Et pis les noces donc ! Ça sera encore pis qu’ la fête du Mai qu’ j’avons planté l’année dernière.

— Comment c’que vous appelez ce grand Mossieu, tout habillé en noir, qui vient avec M. Charles et le major ?

— C’est M. Voisin.

— Ah ! c’est c’ti- là qu’est l’avocat du Major.

— Tiens (crièrent les jeunesses sur le mur) v’là notre homme. V’là garçon à bonhomme Toupin qu’arrive avec son père.

Les deux huissiers, l’ancien et le nouveau, le père et le fils se placèrent sur le plus haut degré du perron de l’église, et le dos tourné à la grande porte.

Les habitans, au nombre d’une trentaine, se formèrent en cercle à une distance respectueuse ; M. Wagnaër, Charles et son ami Voisin se tenant un peu à l’écart.

— Ah ! ça, mes amis, c’est mon fils qu’a-z-été nommé bailli ; et encore bailli du shérif. Il vous servira, j’ vous réponds, comme j’ vous ai servi moé-même ben des années, et i’ fera son devoir comme i’ faut. Il est capable ; c’est pas pour le vanter ; la preuve, c’est qu’ Mossieu Wagnaër a répondu pour lui chez le shérif ; et que le shérif lui y a déjà donné-tune affaire d’importance ; pourquoi qu’i’ va vous la défiler, si vous voulez ben tant seulement l’écouter.

— Messieurs, cria le jeune homme d’une voix de stentor, en se rengorgeant, Messieurs, j’ai l’honneur d’être chargé d’un fieri-facias.

— Un fieri-facias, cria l’un des jeunes gens juchés sur le mur… queu' bête que c’est ça ?

M. Wagnaër se retourna d’un air sévère du côté des jeunesses, qui gardèrent le silence, quelqu’envie qu’ils eussent de tourmenter garçon à bonhomme Toupin. D’ailleurs les formalités de la justice leur en imposaient, et, à leur insu, ils éprouvaient une espèce de respect instinctif pour le jeune suppôt de Thémis.

— C’est un fieri-facias continua ce dernier, dans une cause de la Banque de Québec varsus Charles Guérin, de la cité de Québec, étudiant en droit. Dont et en vertu de quoi… sous le numéro deux cent cinquante deux… l’immeuble que je vas vous lire, est saisi par le shérif pour être vendu… comme quoi il va-t-être crié et adjugé au plus haut et demier-z-enchérisseur, suivant la loi… par un warrant de Mossieu le shérif que j’ai-z-été chargé de procéder à la dite vente. Les conditions de la dite vente sont que le prix devra être payé au bureau du shérif, qui lui donnera un bon titre clair et nette de toutes impothèques et cela avant le jour que le dit writ est retournable, c’est-z-à-savoir le premier de Juin.

— Écoutez la description.

« Une terre de deux arpens et trois quarts d’arpens de front, sur trente de profondeur, située dans le premier rang des concessions de la seigneurie de Lamilletière, dans la paroisse de R…, bornée en front par le fleuve St. Laurent, en profondeur au dit Charles Guérin, d’un côté à l’Ouest, à Jean Bernier ou ses représentans, de l’autre côté à l’Est, partie à l’emplacement de Martin Wagnaër, Ecuyer, et partie à Rémi Ouellet, avec ensemble la maison en pierres dessus construite, et les dépendances d’icelle, et le moulin à scies construit sur la Rivière aux Ecrevisses, qui coule sur la dite terre, avec aussi, le droit et privilège de se servir des pouvoirs d’eau et places de moulin sur la dite rivière, sur la dite terre, tel que concédé et baillé au dit Charles Guérin, par Léon Jules Arthur de Boissy de Lamilletière, Ecuyer, seigneur de la dite seigneurie, par acte, pardevant Mtre. Jean Biais et son confrère, notaires publics, le deux Juin, mil huit cent trente-et-un, circonstances et dépendances, tel que le tout se comporte et s’étend : la dite vente ainsi faite à la charge de six sols de cens, portant profit de lods et ventes, saisine et amende le cas échéant, d’après la coutume de Paris, et deux livres de vingt sols chaque de rente foncière, seigneuriale, perpétuelle et non rachetable, plus un chapon qui devra être payé et livré au manoir seigneurial, le vingt-neuf Septembre de chaque année, ainsi que les dits cens et rentes, aussi à la charge et sous la réserve des droits de chasse et de pêche, de banalité, et de retrait conventionnel stipulés dans les contrats de concession de la dite terre, en faveur du seigneur de la dite seigneurie de Lamilletière. »

— Vous avez tous bien entendu, n’est-ce pas ? Eh bien ! à combien la terre ? à combien ?

— Vingt-cinq louis ! cria Guillot, le commis.

— Cinquante louis ! cria le bonhomme Jean Pierre.

— Cent louis !

— Deux cent louis !

— Trois cent louis !

— Quatre cent louis !

— Cinq cent louis !

Ici il y eut une pause, M. Wagnaër s’approcha de Charles Guérin qui pâlit, et ils parlèrent longtemps à voix basse. Le jeune homme paraissait très ému, et il semblait supplier le marchand qui, lui-même, avait l’air tout consterné.

— Allons donc, Messieurs, dit l’huissier, à cinq cent louis, avez-vous fini à cinq cent louis ?

— Cinq cent vingt-cinq louis ! cria Charles, d’une voix, pour bien dire, étouffée.

— Cinq cent cinquante, répliqua la voix chevrotante du vieux Jean Pierre.

— Soixante et quinze !

— Six cent !

— À six cent louis, Messieurs, à six cent louis, qui est-ce qui met plus ? Avez-vous fini ?

— Ce vieux misérable, dit à haute voix M. Wagnaër ; il m’avait pourtant promis qu’il ne mettrait pas. Mon cher M. Guérin, ajouta-t-il en se retournant vers le jeune homme, qui connaîtrait bien le fonds de toutes vos affaires, ça ne me coûterait pas ; car si la balance était pour vous revenir au-dessus de cette somme, nous ne serions pas obligés de la déposer… mais qui sait !

— Oui, fit observer Henri Voisin, il peut se présenter des réclamations jusqu’à la dernière heure.

— Mais vous aviez acheté toutes les dettes de mon père ?

— Une partie seulement : et il est impossible de connaître toutes les hypothèques, tant qu’une affaire n’est pas finie ; c’est bien fâcheux ; mais enfin, je ne puis faire davantage. Si vous voulez risquer pour votre mère une folle enchère, faites-le. Pour moi, je ne puis pas vous promettre de déposer plus de six cent louis… et encore vous savez que ce ne sera que dans quelques semaines : car si j’avais pu, ou si vous aviez pu me trouver cent cinquante louis, votre propriété ne serait pas vendue.

— Il y a déjà plusieurs oppositions filées[2] au bureau du shérif, ajoute Hemi Voisin, et j’ai entendu dire qu’il y avait d’autres réclamations.

— Avez-vous fini à six cent louis, demanda l’huissier impatient ?

— Mais qui est-ce qui peut avoir ces réclamations ?

— Eh bien, il y a d’abord le seigneur à qui il est dû quelque chose.

— Très peu de chose, car ma mère payait ses rentes et toutes ses dettes bien régulièrement.

— Oui, mais il y a de vieux lods et ventes.

— Et ensuite ?

— Bien ; il y a un nommé Deschènes… — Cela n’est que deux cent louis.

— Il y a ensuite l’argent que vous avez emprunté pour construire votre moulin, et faire couper votre bois.

— Ça ne se monte qu’à deux cent louis. Ma mère avait quelques épargnes qu’elle m’a données. Et puis, ceux qui m’ont avancé cet argent une première fois, me le laisseraient volontiers entre les mains.

— Il y a en outre, deux ou trois marchands de Québec, dont j’ai entendu parler.

— Pour des sommes considérables ?

— Je ne sais pas, mais je crois leurs demandes assez fortes ?

— Et puis, observa M. Wagnaër, je crois que les héritiers Beauchemin, de qui votre père avait acheté par vente privée, ont un douaire à réclamer.

— Mon Dieu, dans ce cas, observa l’avocat, ce sera la plus grande partie du prix qu’il faudra déposer.

— C’est égal, je risquerai dit Charles, et je verrai, s’il y a moyen de venir à bout de ce vieil entêté.

— Sept cent louis, cria-t-il avec désespoir.

— Huit cent louis ! fit la même petite voix, dont le timbre fêlé avait dans ce moment quelque chose de sinistre.

Il y eut une vive sensation parmi les habitans : les uns disaient que c’était trop cher, les autres que c’était un prix raisonnable.

— Bah ! dit Charles, puisque le vieux veut payer, fesons-le payer. Quelle que soient les dettes, la balance me reviendra… neuf cent louis, cria-t-il résolument.

Il se fit un grand silence.

À neuf cent louis, Messieurs, à neuf-cent-lou-is, dit l’huissier, en articulant lentement chaque syllabe.

Charles regarda le vieillard, qui fit un signe de tête, qui voulait dire : j’ai fini.

— Avez-vous fini ? Une fois… deux fois… Voyons, père Jean Pierre, la laissez-vous aller ?

Charles, dans ce moment, eut comme un vertige. Il récapitula rapidement dans sa pensée, toutes les dettes et les charges qu’on venait de lui énumérer ; il se vit forcé de payer tout-à-coup une somme considérable, ou bien la propriété vendue de nouveau aux frais de sa mère. Il ne pouvait lui-même se porter adjudicataire… l’huissier ne recevait son enchère qu’avec l’entendement qu’il déclarerait de suite acheter pour un autre. Strictement parlant, sa mère ne pouvait pas non plus se porter adjudicataire… les femmes n’étant point soumises à la contrainte par corps, on n’est point tenu de leur adjuger.. Celui qui connait un peu de loi, et qui se trouve dans une position qui n’est point strictement légale, perd tout aplomb, toute assurance. Charles se trouvait dans ce cas.

Il jeta un coup d’œil sur M. Wagnaër, qu’il vit sombre et l’air presque courroucé. Clorinde lui vint à l'idée ; il pensa qu’il allait peut-être tout perdre à la fois en voulant tout sauver. Il eut peur de lui-même et de ce qu’il venait de faire. Toutes ces choses se présentèrent simultanément à son esprit ; il ne vit plus, et n’entendit plus rien pendant quelques minutes. Il lui sembla que l’église et les habitans tournaient autour de lui, et que la terre s’enfonçait sous ses pas… .puis il entendit la voix du crieur répéter avec une solemnité affectée : À neuf cent louis… une fois… deux fois…

Pendant ce temps, le vieillard qui avait lutté si énergiquement s’avancait d’un air triste et résigné. C’était un petit vieux, courbé en deux, la tête chauve, le corps grêle et tremblottant, et qui fesait pitié à voir. Comme il passait tout près de Charles, il releva la tête ; et comme un homme qui fait un dernier et inutile effort, il fit un léger signe de la main.

— À neuf cent vingt-cinq louis, cria l’huissier.

Et il répéta sur tous les tons la même kyrielle.

Charles sentit comme un poids qui lui tombait de sur les épaules. Il se retourna pour parler à M. Wagnaër ; mais il le vit qui s’en allait à grands pas avec l’avocat Voisin, et son commis Guillot.

— À neuf cent vingt-cinq louis, une fois deux fois… à neuf cent vingt-cinq louis, M. Guérin avez-vous fini ?

Charles perdit la tête tout-à-fait et n’eut pas le courage de proférer une seule parole, ni de faire le moindre signe. Il était comme pétrifié.

— À neuf cent vingt-cinq louis… une fois… deux fois… trois fois… au père Jean Pierre ! Vous êtes tous témoins que j’adjuge la terre et les dépendances en question, au Sieur Jean Pierre, cultivateur, à raison de la somme de neuf cent vingt-cinq louis. Allons, père Jean Pierre, venez faire votre marque sur mon procès-verbal. Je vous en fais mon compliment ; et comme c’est vous qui signez à ma première criée, j’espère que vous me donnerez votre pratique pour les petites affaires que vous avez.

Tandis que d’une main tremblante le père Jean Pierre traçait, sur le procès-verbal de vente, une espèce d’hiéroglyphe qui représentait sa signature, les vieillards qui étaient assis au pied du mur du cimetière s’approchèrent de lui.

— Comme ça, Pierriche, dit l’un d’eux, t’as pu t’ décider à faire sortir tes écus ?

— Dame : c’est pas tous les jours qu’on trouve des propriétés comme ça à vendre.

— Non, et c’ n’est pas tous les jours non plus, qu’on chasse des braves gens de sur le bien paternel… tenez, père Jean Pierre ; c’est pas pour vous offusquer, mais j’ vous en fais pas d’compliment !

— Voyons donc à c’t heure ; on est-i’ pas maître de son argent ? Et quand un’ chose se vend, a-t-on pas droit de l’acheter ?

— C’est vrai, c’est vrai. Mais, voyez-vous, il y a des choses qu’on peut faire sans être pendu, et qui ne sont pas bien. Tenez l’ami, on est plus longtemps couché que d’bout !

Et en disant cela, le vénérable et bon vieillard, à la barbe blanche, indiqua du bout de son bâton, au nouvel acquéreur, le mur du cimetière.

  1. Mais que pour lorsque.
  2. De l'anglais, fyled