Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 2/Chapitre 6

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VI.

L’ESPOIR DE LA FAMILLE.



CHEZ nos voisins des États-Unis l’autorité paternelle se réduit maintenant à peu de chose. L’individualisme a remplacé l’esprit de famille. Chaque citoyen, satisfait d’avoir assuré à ses enfans le plus profitable de tous les héritages : une bonne instruction pratique, qui peut faire de chacun d’eux, soit un cultivateur éclairé, soit un manufacturier inventif, leur abandonne le soin de se frayer eux-mêmes un chemin dans le monde, s’occupe peu de leur laisser une fortune à partager entr’eux, et risque sans scrupule dans la spéculation la plus hasardeuse tout leur patrimoine. L’enfant de son côté choisit de bonne heure l’état qui lui convient, va où il veut, souvent au bout du monde, en revient quand il le peut, se marie quand il le veut, et comme il lui plaît ; et, quelque chose qu’il fasse, il lui vient rarement à l’idée de prendre l’avis de ses parens. Il n’ont rien à voir dans ses affaires, et ce n’est que juste : on ne s’affranchit d’un devoir qu’en renonçant à un droit.

Quoique chez nous les mœurs intimes, les choses du foyer domestique, se modifient de jour en jour au contact des institutions libérales, l’absolutisme des parens, surtout dans les familles riches, se ressent encore beaucoup de l’ancien régime. Nous ne prétendons pas dire que l’autorité paternelle s’y montre dure et inexorable ; mais elle a assurément une large part d’influence sur les actes les plus importans de la vie : le choix d’un état, et celui d’une épouse. Les meilleurs parens, par leurs instances et leurs larmes, violentent quelquefois des décisions qui devraient être libres, par cela même qu’elles sont irrévocables.

Il n’est même pas rare de voir cette influence exercée par la mère, à l’exclusion du père, et de grands garçons, très capables de penser par eux-mêmes, adopter, avec une soumission sans doute bien louable, la manière de voir plus ou moins éclairée de leurs mamans, sur leur propre avenir. Il en résulte quelquefois que celui qui aurait fait avec beaucoup de peine un bon commis, devient un notaire ou un avocat, et que celui qui montre toutes les inclinations d’un mousquetaire, revêt l’habit ecclésiastique. Ce sont-là de petits écarts de l’imagination maternelle qui, au demeurant, sait d’ordinaire gouverner avec assez de bon sens toute la famille, à commencer par le chef de la communauté.

Pour ce qui est de madame Guérin, rien n’était plus légitime que l’influence qu’elle exerçait sur Charles. Par la supériorité de son esprit et l’énergie de son caractère, elle avait su dès le principe remplacer auprès de ses enfans l’excellent père qu’ils avaient perdu dans leur bas âge ; elle avait conduit avec prudence et sagacité leurs petites affaires pécuniaires, et ce qui vaut encore mieux, elle avait su à la fois se faire craindre d’eux et se faire aimer. Aussi, quoique prévenu par quelques mots de la lettre de Louise, Charles n’en fut pas moins très étonné lorsque, dès le début de leur conversation, sa mère lui proposa d’abdiquer une autorité dont elle usait si sagement.

— M’émanciper, ma mère, s’écria-t-il ? Mais qu’est-ce que je ferai ? Je n’ai pas hâte de prendre la responsabilité des affaires de la famille. Il serait peut-être beaucoup plus sage de m’interdire, au moment où je deviendrai majeur, que de m’émanciper à présent… puis se ravisant… Il y a cependant une sorte d’émancipation reconnue en loi à laquelle je ne saurais avoir aucune objection…

— Et comment appelez-vous cela, monsieur le jurisconsulte ?

— La loi, dit comme cela, qu’on est émancipé en se mariant.

— Quoi déjà ? Je ne pensais pas que cela irait si bien. J’avais oublié qu’il n’y a rien comme le cœur d’une mère pour rencontrer juste. Elle est donc bien aimable cette Clorinde qu’elle t’a ensorcelé du premier coup ? Si tu savais comme cela me fait plaisir…

Il y avait tant de bonheur exprimé par le son de la voix et le regard triomphant de Madame Guérin, que Charles n’osa pas la détromper. Il se contenta pour le moment de manifester son étonnement.

— Comment, ces Wagnaër qui nous ont fait tant de mal ? Serait-il possible ?

— Écoute, mon cher, quelques mauvais projets qu’ait eus le père, je ne suis pas femme à tenir sa fille responsable. Ensuite, me crois-tu haîneuse au point de refuser ton bonheur par rancune ? J’ai été bien surprise, cet hiver, lorsqu’un jour j’ai reçu la visite de mon voisin et de sa fille. Je me suis demandé quelque temps, ce que cela voulait dire. M. Wagnaër n’était pas entré dans ma maison, depuis cette fois où il avait été si bien reçu…. Je ne lui connaissais aucune raison d’essayer de nouveau ce qu’il avait tenté une première fois… J’ai eu peur de quelque nouvelle intrigue de sa part. Bien vite et un peu malgré moi Clorinde et Louise sont devenues très intimes. La naïveté de ta sœur qui me répétait fidèlement tout ce qu’on lui disait, m’a bientôt fait voir que les Wagnaër avaient quelque projet de mariage en tête. Je me suis dit : mais ce serait là après tout un bon moyen de finir toutes les difficultés ; en donnant sa fille à Charles, mon ambitieux voisin s’assurerait cette terre qu’il convoite… Au lieu de redouter sa cupidité, nous serons certains de sa protection. Il se mêlait à ce projet beaucoup de la sympathie que j’éprouvais pour Clorinde. Dans les commencemens, je n’aimais pas que ta sœur la fréquentât. Elle a reçu une éducation toute différente et vu une société toute autre que celle que je voudrais pour Louise. Mais elle a un si bon cœur, elle a montré tant d’amitié à ma fille, tant d’égards et de complaisance pour moi, elle a si bien profité des conseils que je me suis permis de lui donner ; elle se sent si malheureuse de n’avoir point de mère, que je me suis habituée, depuis quelques mois seulement que je la connais, à la considérer presque comme une seconde fille, et je me suis dit qu’elle pouvait l’être un jour et te rendre heureux.

— Mais, M. Wagnaër, ce vilain homme ?

— Lui, aussi, mon cher, il a bien changé. Je ne ferais point serment qu’il ne se permet pas encore quelques petits prêts usuraires, qu’il ne force pas encore quelques habitans à s’endetter assez pour acquérir bientôt leurs propriétés, mais il s’est montré, me dit-on, bien moins avide depuis une couple d’années, on parle mieux de lui dans la paroisse et il a même fait quelques actions charitables. Quoique protestant, il voit souvent notre curé, il est bon ami avec lui ; il lui a donné de l’argent pour ses pauvres, il a offert le pain bénit au nom de Clorinde et il a payé sa dîme cette année. Ça ne me surprend pas d’une manière, car il n’a jamais beaucoup tenu à sa religion, et il n’a fait aucune objection à ce que Clorinde fut élevée dans la nôtre ; je suis surprise seulement de le voir si libéral. Le curé parle en bien de lui ; et m’a dit plusieurs fois que j’avais des préjugés trop forts contre cet homme. Enfin, tu as dû voir hier qu’il est beaucoup plus aimé des habitans, puisqu’on lui a fait une si belle fête, et que tout le monde paraît content de sa promotion an grade de major……

Madame Guérin était douée ou si l’on veut affligée d’une de ces imaginations ardentes qui marchent vîte et bien vîte, dans le chemin où elles entrent. Dans peu d’instans elle eut réhabilité aux yeux de son fils le nouveau major dont elle ne lui avait jamais dit de bien ; cela fait, elle se mit à dérouler l’avenir comme elle l’entendait la pauvre femme, mais non pas absolument tel que Charles le rêvait.

Son fils une fois marié s’établissait auprès d’elle et de son beau-père ; il entreprenait de société avec celui-ci les plus beaux travaux, il créait un commerce de bois sur la Rivière aux Écrevisses, les billots descendaient comme d’énormes poissons dans le courant rapide, un moulin gigantesque sciait le bois au fonds de l’anse, des goëlettes et des navires s’y pressaient en foule, la terre devenait le site d’un petit village, d’une petite ville, et Dieu sait quoi encore ! Les nouvelles juridictions judiciaires dont on commençait à parler déjà étaient établies, l’endroit devenait de la plus grande importance, on y installait une cour de justice, Charles cumulait le commerce et la profession, et était tout naturellement le procureur de la maison dont il fesait partie ; il était de plus l’avocat de tout le monde et faisait, somme toute, des affaires d’or. Puis on était si heureux ! Louise aimait tant Clorinde ! Clorinde aimait tant sa mère ! Et Charles donc ! Et les petits enfans !…

Une pensée triste se lisait toutefois, sur la figure du jeune homme. C’était, sans le savoir, une trahison que sa mère lui proposait. Il se fesait honte à lui-même intérieurement d’avoir pu en écouter si long, sans élever énergiquement la voix pour plaider la cause de sa fiancée absente ; mais sa mère parlait avec tant de volubilité… et il lui en coûtait tant de l’arracher à ses illusions !

Il lui vint à l’esprit de faire une question, au moyen de laquelle il crut rompre le fil de la conversation, afin de la reprendre ensuite et de dire à Madame Guérin, moins brusquement les choses qui devaient si fortement la contrarier.

— Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué, pourquoi vous vouliez me faire émanciper ?

— Ah ! écoute un peu : cette idée-là n’est pas non plus étrangère à ton mariage. Quand on veut faire une affaire comme il faut, on doit d’abord se mettre en position de traiter avantageusement, n’est-ce pas ? Or, pour nous autres vieilles gens, qui voyons quelques fois dans un mariage ce qu’à ton âge, lorsqu’on a la tête pleine de poésie et de roman, l’on se donne bien de garde de voir, pour nous, c’est avant tout une affaire. J’ai calculé dans mon esprit toutes les chances de celle-ci. Quoique M. Wagnaër ait des intentions bien prononcées sur toi, je ne suis pas encore bien sûre de mon coup. Clorinde est bien jolie et bien riche. Cela attire les amoureux de loin, quelquefois. Pour m’assurer du père, j’ai donc imaginé de le tenter en commençant moi-même ou plutôt en te fesant entreprendre l’exploitation de nos propriétés. Pour cela, il faut bien t’émanciper, car il faudra que tu agisses toi-même. J’ai une couple de cent louis, fruit de mes économies. Nous emprunterons, car avec cela tu n’irais pas loin. Je te mettrai en rapport avec les gens d’affaires que je connais à la ville : y aller moi-même, signer des papiers, m’inquiéter, me casser la tête, tout cela me répugne beaucoup. Tu es toujours destiné à avoir les affaires de la famille en mains un jour ou un autre. Il vaut mieux à présent que plus tard. Cela te donnera de la gravité, cela t’empêchera de te laisser aller aux folies et aux extravagances de la jeunesse. Je vais donc, aussi promptement que cela te conviendra, te faire émanciper, puis je te consentirai une donation en bonne et due forme, de mes deux terres ; car tu sais que ton père m’a tout laissé à moi en propre par son testament… — Pierre et Louise… vous n’y pensez point !

— Sois tranquille. J’assure à Louise dans la donation une jolie rente ; et pour ce qui est de Pierre, s’il devait jamais revenir, ce qui me reste à part de mes terres serait pour lui. Je me fie aussi un peu à ta générosité. Mais je n’ai guère d’espérances pour ce pauvre enfant ; et je ne compte plus maintenant que sur toi… Voyons tout cela te fait froncer les sourcils ; tu es mécontent peut-être de me voir tant calculer et mettre tant d’intérêt là où tu voudrais ne mettre que du sentiment. Eh bien ! voilà qui va te faire à merveille pour te délivrer de mes sermons. Vois-tu qui vient au détour de la route ? Vas rejoindre ta sœur et son amie et laisse moi ajouter, pour résumer tout ce que j’avais à te dire, deux mots : souviens-toi que tu es l’espoir de la famille !