Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 2/Chapitre 3

◄  II-II.
II-IV.  ►

III.

UN PREMIER AMOUR.



UNE lieue et davantage séparait la maison de M. Lebrun, de celle où venait de se fêter si dignement la Mi-carême, espèce de saturnale où le peuple un peu lassé de la vie mortifiée que l’église lui prescrit, prend sa revanche des privations passées et semble narguer les jeûnes à venir.

Pendant la plus grande partie du trajet, tout en s’efforçant de conduire sans encombre son léger traîneau à travers les cahots et les pentes de la route, Charles repassait en lui-même les diverses circonstances de son petit voyage depuis son départ de Québec jusqu’à ce moment.

À l’âge de notre héros, et au sortir du collège, on est assez disposé à tenir compte des moindres événemens, et aux premières aspérités de la vie, à s’écrier comme le rat du bon Lafontaine :

Voici les Apennins, et voilà le Caucase !

Ce n’était que par degrés et grâce, pour bien dire, aux exigences de leur position qu’une douce intimité s’était établie entre Charles et Marichette. Dans ce moment les mille et une petites choses qui l’avaient rapproché de la jeune fille, semblaient à l’étudiant autant de déplorables fatalités ; tant il avait trouvé niais, le rôle de cavalier, que tout le monde paraissait lai assigner. Comment avait-il proposé à Mademoiselle Marie (il ne l’appelait jamais autrement) quelques promenades qu’elle avait acceptées ? comment s’était-il engagé à l’accompagner chez le père Morelle ?

C’était ce dont il ne pouvait se rendre compte, surtout lorsqu’il comparait sa conduite à ses premières résolutions. Ce n’était cependant point sa faute à elle. Elle n’avait fait aucune démarche : c’était lui au contraire qui avait recherché toutes les occasions de lui parler, et il n’avait jamais été si heureux que, lorsque pour la première fois, elle avait substitué à ses réponses froidement polies une conversation expansive et pleine de charmes. D’un autre côté, elle n’était pas, malgré tout, exempte de tout reproche à ses yeux. Pourquoi s’avisait-elle d’avoir un regard si mélancolique et si doux, de si beaux cheveux, qu’elle disposait si habilement, un sourire si caressant et si intelligent, un teint si frais et si pur ; et par-dessus tout pourquoi se permettait-elle de parler un langage plus correct, plus élégant, plus poétique que celui de la plupart des femmes qu’il avait rencontrées jusques-là ? Etait-ce sa faute à lui si, d’une petite fillette assez vulgaire, elle s’était rapidement métamorphosée en une jeune personne pleine de séductions ?

Et cependant, il n’aurait pas voulu pour beaucoup entamer un roman aussi absurde, et dont le dénouement, éloigné, incertain, pour bien dire impossible, l’aurait rendu bien malheureux. Cette étude de ses sentimens et de ses impressions (de ceux au moins qu’il s’avouait à lui-même sans compter ceux qu’il n’osait s’avouer) avait été la cause de sa taciturnité, pendant tout le festin.

La vitesse du traîneau commençait à se ralentir, la nuit n’était pas bien froide, quoiqu’elle fût bien sereine, la neige molle et blanche plus qu’un duvet, avait cessé depuis longtemps de tomber, (la neige suivant le dicton populaire, c’est le froid qui tombe) un vent léger embaumé par les exhalaisons des sapins, soufflait par intervalles, les étoiles par myriades scintillaient au firmament, le silence régnait partout, à moins qu’une corneille effarouchée ne s’élevât de temps à autre au coin d’un bois, en poussant un cri plaintif : enfin sur la vaste plaine blanche semblable à un océan de neige, qui s’étendait d’un horizon à l’autre, le jeune homme et la jeune fille pouvaient se croire seuls dans la Création, et ils auraient même pu se croire transportés dans un monde idéal, si de temps à autres les rudes secousses des cahots ne les avaient rappelés au sentiment de la réalité.

— Mon Dieu ! j’ai failli tomber hors de la voiture !… mais vous allez me dire au moins pourquoi vous m’avez fait partir si vite de chez le bonhomme Morelle, et pourquoi vous nous avez menés si grand train… vous trouviez donc cela bien ennuyeux ?……..

Marichette n’eût pas le temps d’en dire davantage. Ils étaient arrivés en ce moment à un endroit où il fallait passer un pont étroit jeté sur une petite rivière qui formait une coulée profonde. Le cheval s’arrêta brusquement et fit mine de retourner sur ses pas. Comme Charles essayait de lui faire franchir ce pas assez difficile, il s’apperçut, mais trop tard, de ce qui causait la terreur de la pauvre bête. À l’autre bout trois ou quatre sapins qui avaient été placés le long de la route, à différentes distances, pour servir de balises, avaient été entassés les uns sur les autres, de manière à obstruer complètement le chemin ; et sur un d’eux planté perpendiculairement, on avait étendu un grand drap blanc qui figurait une espèce de fantôme. Le jeune homme voulut alors rebrousser chemin ; mais le cheval était trop effrayé, il se cabra, puis se jeta tête baissée dans le précipice.

Le traîneau dans sa chûte frappa avec force contre les débris dfan vieux tronc d’arbre, et la violence de la secousse lança le jeune homme d’un côté et la jeune fille de l’autre, mais de manière que l’un fut sauvé et l’autre dans le plus grand danger. Charles, en se relevant, put voir Marichette qui serrait de toutes ses forces la tigé dure et flexible d’un arbuste précisément au-dessus de l’endroit le plus perpendiculaire de la coulée. Il n’hésita point un instant, sauta par dessus le cheval et la voiture, enfoncés dans la neige amoncelée autour du tronc d’arbre, et s’élança au secours de la malheureuse enfant Mais il mit trop d’ardeur dans son dévouement, le pied lui glissa, et à son tour il se vit suspendu entre la vie et la mort. Tombé de manière à ce que sa tête dépassait l’angle d’un rocher, recouvert de glace, il se sentait glisser lentement dans l’abîme…… Toute la puissance de sa volonté concentrée par l’instinct de sa conservation, toute la force de ses muscles contractés, tous les efforts qu’il pouvait faire avec ses mains et ses genoux qu’il raidissait en vain sous lui, ne servaient qu’à lui faire regagner péniblement un demi-pouce de chaque pouce de terrain qu’il perdait. Au-dessous de lui il voyait bien distinctement la frèle couche de glace qui emprisonnait la petite rivière au fond de la coulée, et que le poids de son corps devait, pensait-il, bientôt briser. Il voyait aussi de chaque côté la neige à travers laquelle perçaient quelques arbrisseaux ; et la large bande noire que formait la rivière entre deux bandes blanches, figurait avec raison à son imagination un vaste drap mortuaire. Un vent froid qui semblait caresser les bords du précipice, glaçait son front, tandis qu’une sueur abondante ruisselait de tous ses membres. La jeune fille n’était séparée de l’abîme que par la longueur du corps du jeune homme : s’il tombait, elle allait être attirée dans sa chute ; si elle lâchait la tigé de l’arbuste, elle poussait Charles devant elle et tombait après lui. Se touchant presque, ils ne pouvaient se secourir : pas un mot ne sortait de ces poitrines oppressées par la teneur… il ne leur était pas même possible d’échanger un regard… déjà la seule puissance de l’équilibre retenait Charles, et cette dernière ressource allait être détruite, lorsqu’il éprouva une douleur aigue à l’une de ses jambes et se sentit remonter de quelques pouces, sur la glace… À l’aide du secours inespéré qui lui venait sous cette forme un peu brutale, il put enfin après beaucoup d’efforts décrire une demi-courbe sur lui-même, et en se relevant reconnaître pour son sauveur… Castor, le gros chien de ferme de Jacques Lebrun. Tandis que le vigoureux animal arrachait notre héros à la mort, son maître avait enlevé dans ses bras, comme une plume légère, la jeune fille évanouie : et tout cela avait pris moins de temps que nous n’en avons mis à le décrire. Prévenu par la vieille voisine, du complot qui avait été formé contre son hôte et sa fille, le cultivateur s’était mis de suite en route, sur ses raquettes, et il était arrivé, comme on voit, au moment où l’on avait le plus grand besoin de lui.

Marichette ne tarda pas à revenir à elle ; son père, aidé de l’étudiant, parvint après bien des efforts à dégager de la neige où ils étaient enfoncés, le cheval et la voiture, et aussi à défaire l’épouvantail dressé à l’autre bout du pont. Quoiqu’il n’eût tenu qu’à un cheveu que cet obstacle sur la voie publique ne causât la mort de deux personnes, il était bien probable cependant que ceux qui avaient imaginé et exécuté cette mauvaise plaisanterie, avaient voulu seulement faire une bonne peur à nos jeunes amis, et qu’au fonds, rien de sinistre n’était entré dans leurs calculs. On sait, qu’autrefois surtout, la moitié d’une paroisse était toujours occupée à jouer de semblables tours à l’autre moitié qui les lui rendait ; plusieurs événemens tragiques, sans compter une foule de procès, ont été la conséquence de ces bizarres amusemens. Le père de Marichette paraissait assez familier avec les affaires de cette espèce, car tandis que Charles appelait avec toute l’indignation dont il était capable, la vindicte des lois et les foudres du ciel, sur les scélérats qui lui avaient tendu un si infâme guet-à-pens, M. Lebrun lui répondit sans s’émouvoir. « Ça n’est rien, c’est un tour des jeunesses, qui vous auront trouvé trop fier… on tâchera de savoir qui c’est, et on leur-z-en rendra un pareil. »

Cette aventure, que le brave homme réduisait ainsi à sa plus simple expression, n’en prit pas moins dans le cerveau exalté de notre étudiant les proportions les plus gigantesques. Les remercîmens, nous pouvons dire, les actions de grâces que lui rendait la jeune fille, l’éloge exagéré, mais sincère, qu’elle fesait du courage avec lequel il avait volé à son secours, lui persuadèrent qu’il était son sauveur, et comme tous les sauveurs et tous les protecteurs il s’attacha tendrement à sa protégée.

Les jours qui suivirent, de longues et intimes conversations toujours prétextées par la reconnaissance d’une part, et par le souvenir du danger passé de l’autre, amenèrent enfin le moment où Charles après bien des soupirs étouffés, bien des regards supplians, bien des phrases inachevées, et mille autres réticences, dont nous fesons grâce à nos lecteurs, ôsa dire à voix basse, lentement et mystérieusement comme cela se dit toujours : Marie, je vous aime !…

— C’est-à-dire, que vous croyez m’aimer, reprit la jeune fille sans trop d’étonnement… Combien cela durera-t-il ? Dans cinq ou six jours au plus, vous partirez pour Québec, et la pauvre petite paysanne sera bien loin de vous et de votre pensée.

— Marie !… qui voulez-vous que je vous préfère… vous êtes la première femme à qui je parle d’amour, et je ne vous ai dit ces mots qu’après y avoir bien pensé.

— Certes, il faut y penser aussi !… Savez-vous le toit que vous me feriez si vous me trompiez… combien je resterais triste, délaissée, malheureuse en moi-même, et ridicule pour tous ceux qui devineraient la cause de mon chagrin ?… Je suppose, bien entendu, que je vous aime de mon côté… et que je sois assez folle pour vous le dire…

— Et cette supposition, Mademoiselle, n’a rien d’impossible, j’espère ?

Marichette devint rouge comme une cerise. La supposition qu’elle avait faite équivalait, malgré toutes ses réserves, à un aveu naïf et bien explicite ; et le ton satisfait avec lequel Charles lui fesait cette question, lui prouvait qu’elle n’avait été que trop bien comprise.

— Je vois bien, dit-elle après une assez long silence, qu’une petite fille de la campagne aurait bien de la peine à jouer un rôle de coquette ; et il vaut autant que je vous parle franchement que de chercher à vous cacher… ce que vous devinez si vite. Vous devez bien croire qu’après avoir reçu un peu d’éducation, j’ai dû vous apprécier… surtout en vous comparant à tous les garçons qui m’ont fait la grand’demande… comme on dit tout bonnement… et fussiez-vous moins aimable que vous n’êtes, (ici ce fut Charles qui rougit à son tour) vos attentions m’auraient toujours paru bien flatteuses…… Si vous m’eussiez parlé d’amour à votre arrivée, j’aurais cru que vous vouliez vous moquer de moi ; mais comme vous n’avez pas été trop poli, si je m’en souviens bien, dans les premiers jours, il faut qu’il y ait quelque sincérité dans ce que vous me dites…… Seulement si vous alliez vous tromper, ce serait bien peu de chose pour vous, n’est-ce pas… vous en seriez quitte pour avoir un peu honte, en vous-même (vos amis et le grand monde que vous voyez à la ville ne le sauront seulement pas) d’avoir été le cavalier d’une petite habitante, pendant une quinzaine de jours et tout serait dit… Tenez, avouez que votre air inquiet et votre peu de gracieuseté, chez le père Morelle, venaient justement de cela !.. Vous avez changé tout à coup, je le sais bien ; j’ai eu le tort de me faire un peu demoiselle pour vous plaire… je vous ai même récité mon grand rôle d’Athalie à force d’être tourmentée par mon père et par vous ; tout cela a changé vos premières impressions ; mais si j’allais redevenir Marichette ?…

— Mais, mon Dieu, cela n’est pas possible, dit naïvement le jeune homme d’un air assez alarmé pour faire sourire son interlocutrice… d’abord vous allez laisser ce vilain nom.

— Cela n’est pas certain, monsieur, et puis on ne se débarrasse pas d’un nom d’amitié que son père vous a donné le croyant bien beau, comme on veut bien. À part de cela, comme il y a beaucoup de poésie et de roman dans votre amour, d’après ce que vous me dites, et que ces choses-là s’en retournent comme elles viennent, je cours grand risque de redevenir Marichette, dans votre imagination du moins, au premier moment. Et puis, à vous dire le vrai, j’aurai peut-être bien de la peine à me soutenir ainsi longtemps au-dessus de mes habitudes, pour vous plaire.

— Après tout, qu’est-ce que tout cela doit vous faire ? Si je veux vous aimer : Marie ou Marichette ; si je vous jure que je vous trouve encore plus aimable avec votre petit mantelet, votre grande câline et votre jupe de droguet, qu’avec votre belle robe à la mode…

— Oui, à la mode il y a deux ans, à la mode du couvent encore, s’il vous plaît !…… Quand j’y pense, je dois être un peu moins bien comme cela qu’autrement.

— Laissez-moi donc dire… si je vous jure que, sous quelque nom que je me rappelle votre souvenir, quelque chose que je puisse refaire de vous dans ma pensée, j’adorerai toujours ce nom, je chérirai toujours ce souvenir…

— Eh bien, quand vous aurez juré tout cela ?

— Oui, quand j’aurai juré cela……

— Il ne vous restera plus qu’à le tenir. On m’a toujours dit que c’était le plus difficile.

— Vous avez bien mauvaise opinion de moi ?

— Non, c’est vous qui avez aujourd’hui une trop haute idée de moi : cela s’évanouira à votre retour à Québec.

— Mais vous me faites fâcher. Ne dirait-on pas qu’il y a dans ce pays-ci une si grande différence entre les gens de la ville et ceux de la campagne ? Y a-t-il beaucoup d’élégantes à Québec qui s’expriment aussi bien que vous ? Et puis encore, ne dirait-on pas que je me crois un prince ?

— Tant qu’à cela, on a vu des rois épouser des bergères, n’estce pas ? C’est qu’il faut être roi pour cela… Et puis vous vous croyez du pays ? Vous vous trompez !

— Allons ! de quel endroit suis-je à présent ?

— Mon Dieu ! vous ! vous êtes de Paris plus qu’aucun Parisien ; vous ne faites que parler des duchesses et des marquises, et des élégantes dont vous lisez les portraits dans les romans et les nouvelles ; votre cœur et votre imagination ne sont pas avec nous, ils sont là-bas avec vos rêves…… dans des salons, qui ne ressemblent guère à cette chambre ; à l’opéra, au bal masqué, enfin je ne sais où.

— Comme vous êtes injuste…… je ne rêve qu’à vous ; et sans flatterie, quand même votre langage élégant me rappellerait les héroïnes des romans que j’ai lus, où serait le mal ?

— Le mal serait qu’il n’y aurait pas de bon sens dans un pareil rapprochement.

— Vraiment, à mon tour, je commence à croire que vous, vous moquez de moi… tout hors de moi je vous dis que je vous aime, que je vous adore, et vous entreprenez une thèse de philosophie pour me prouver que je me trompe…… Si vous m’aimiez, vous n’en parleriez pas si à votre aise.

— C’est que j’y ai pensé avant vous, mon beau monsieur ; d’abord j’ai été piquée (et c’était bien naturel) de votre peu de galanterie ; et ensuite à mesure que je m’élevais jusqu’à vous, pour ne pas être méprisée de vous, je me suis aperçu que je réussissais… comment dirai-je bien ?… au delà de mes désirs ; et j’ai eu peur de ce que je fesais. J’ai eu peur pour vous et pour moi. Mon bonheur ne m’appartient point. Sans cela, je le risquerais peut-être pour vous. Mon bonheur, c’est le bonheur de mon père, de mon père qui n’a que moi dans le monde. Vous m’avez souvent parlé de votre mère, du chagrin mortel que lui a causé le départ de votre frère… cependant si votre frère ne revient pas, votre mère vous aura toujours, vous et votre sœur. Pensez-vous que mon père serait moins à plaindre de n’avoir qu’une fille dans le monde, et de la voir malheureuse et triste auprès de lui. Cela serait encore pire que de la savoir morte ? Il ne faut donc pas que j’écoute comme cela bien tranquillement, ce qu’il vous plaît de me dire de votre passion. J’ai assez pleuré depuis une couple de jours pour être calme à présent. Mon père a déjà remarqué que je n’étais pas la même, il voit un peu tard l’imprudence qu’il a faite de vous amener ici, et il a déjà dit hier qu’il avait un autre voyage à faire prochainement à Québec… Que dites-vous de cette idée-là ?

— Une infamie ! Me chasser à présent, parce que j’ai le malheur de vous aimer ! Vous tenez beaucoup, mademoiselle, à votre bonheur et au bonheur de votre père… mon bonheur à moi compte pour peu de chose……

— Non, certes, votre bonheur y est aussi pour quelque chose. Si j’acceptais l’offre que vous semblez disposé à me faire… et qu’il vous fallût plus tard manquer à votre parole : je ne crois pas après tout que vous seriez heureux au dedans de vous-même. Mais si c’est moi qui vous refuse… Ah, j’oubliais ! … Vous comprenez bien qu’après ce que vous venez de me dire, je ne dois pas rester si longtemps seule avec vous. Tant que vous avez gardé un certain petit air dédaigneux, il n’y avait pas grand mal à causer ensemble. À présent, je crois qu’il vaudra mieux que je ne vous parle plus, d’ici à ce que je me sois décidée à conter tout cela à mon père… et alors si ce bon papa n’a pas toujours le voyage de Québec en tête…

— Encore ! Et vous avez voulu presque me faire croire que vous m’aimiez ? Il y a beaucoup trop de philosophie à mon goût dans cet amour-là…

— Ah !… eh ! bien, oui… je suis un peu philosophe.

— Et où avez-vous pris cela à votre âge ?

— Dans quelques livres que je lis quand je n’ai rien à faire. Ils sont-là sur cette petite armoire. Il y en a que l’on m’a donnés, il y en a d’autres que j’ai achetés avec mon pauvre argent, et il y en a que l’on m’a prêtés. Il arrive aussi que, tout en travaillant, je pense… et en pensant ainsi, et en lisant, je trouve tous les jours quelque chose de nouveau. Je suis bien obligée de réfléchir un peu, voyez-vous, je n’ai pas de mère qui pense pour moi. Et tenez, à présent par exemple, je vais me retirer dans ma petite chambre : il sera peut-être bien tard quand je dormirai… Bonsoir, monsieur Guérin !

Ce bonsoir fut dit d’un ton inimitable ; Charles en resta tout stupéfait, il ne sut que dire pour retenir auprès de lui la jeune fille. Quand elle fut sortie, il se dirigea vers la petite bibliothèque, et d’un air boudeur et distrait, il culbuta du revers de la main tous les volumes qui la composaient ; puis se mit à les feuilleter l’un après l’autre.

Voici quels étaient les titres de ces ouvrages : —
 L’imitation de Jésus-Christ,
 L’éducation des filles par Fénélon,
 Les Aventures de Télémaque,
 Le Théâtre de Racine,
 L’Introduction à la vie dévote, par Saint François de Sales,
 Les Fables de Lafontaine,
 Les Caractères de Labruyère,
 L’Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix,
 Les Lettres de Madame de Sévigné,
 Adèle et Théodore, par Madame de Genlis,
 Paul et Virginie.

Charles ne put s’empêcher de sourire, en trouvant dans celui de ces livres qu’il ouvrit le dernier, le passage suivant :

« L’amour est actif, sincère, pieux, gai et agréable : il est fort, il est patient, il est fidèle, il est prudent, il est persévérant, il est courageux, et ne se cherche jamais lui-même ; car dès qu’on se cherche soi-même, on cesse d’aimer.

« L’amour est circonspect, humble et équitable, il n’est ni lâche, ni léger, il ne s’arrête point à des choses vaines, il est tempérant, il est chaste, il est ferme, il est tranquille, et il fait bonne garde à tous ses sens[1]. »

Cette incomparable définition lui parut une de ces fines leçons, que la providence nous envoie au moment où l’on s’y attend le moins ; et à dire le vrai, il y trouva d’autant plus d’àpropos, qu’il se sentait le désir et le besoin d’aimer Marie d’une manière digne d’elle. La jeune fille, après avoir captivé son cœur, venait de subjuguer son esprit.

Mais loin d’en être rendu à cet amour héroïque et sage qu’on venait de lui décrire sous le nom d’amour divin, il était au contraire en proie à cette vague souffrance de l’âme, à ce tumultueux réveil des sens, à ce délirant cortège de pensées et d’images séduisantes, si dangereux dans le moment, mais si doux au souvenir, lorsqu’à travers les glaçons à peine transparens de la vieillesse, on entrevoit encore, dans un passé lointain, la flamme vive et légère d’un premier amour.

  1. Imitation, livre 3, chap. 6.