Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Épilogue/Notes de l’Auteur

NOTES DE L’AUTEUR.

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A. — Page 65.

Il y a peu de peuples qui se soient accrus en nombre aussi rapidement que les Français du Canada.

Il est vrai que les statistiques de la population anglo-saxonne du Haut-Canada laissent bien loin derrière elles celles du Bas-Canada. La population Européenne du Haut-Canada, lors de la conquête, ne s’élevait pas à plus de 7 à 8,000 âmes. Voici l’échelle étonnante qu’elle a gravie depuis

1814 95,000
1824 151,097
1829 198,440
1832 261,060
1834 320,693
1836 372,502
1842 486,055
1848 723,292
1852 952,004

Ainsi de 1824 à 1834, dans une période de dix ans, elle avait doublé. De 1842 à 1852, dans une autre période de dix ans, elle a encore doublé !

Voici maintenant la marche qu’a suivie la population du Bas-Canada.

En 1755 la population réunie du Canada, du Cap Breton, et de la Louisiane s’élevait à peine a 80,000 âmes. C’est accorder beaucoup au Canada actuel que de fixer le chiffre qui pouvait se trouver dans ses limites à 60,000. À partir du premier recensement régulier sous le gouvernement anglais en 1825, on trouve,

1825 423,630
1827 471,876
1831 511,920
1844 690,782
1852 390,261

Si l’on considère que cet accroissement est presque entièrement dû à la multiplication par le seul effet des naissances des 60,000 français, on le trouvera certainement bien remarquable. Quelques centaines de familles presque toutes Normandes ou Bretonnes, ont originairement peuplé les vastes territoires qui composaient la Nouvelle-France. À la conquête, un grand nombre de ces familles se sont embarquées pour la France, et depuis ce temps il n’a pas été ajouté dix familles françaises à la colonie. Quelques individus isolés aussitôt repartis qu’arrivés, ont pour bien dire à peine visité la Nouvelle-France passée sous la domination de l’Angleterre. Malgré le nombre considérable de Français et de Belges, qui émigrent en Amérique, il n’y a actuellement en Canada que 1866 natifs de ces deux pays. Loin de gagner par l’immigration, la race française a au contraire constamment perdu par une émigration, qui s’est faite dès l’origine et n’a cessé de se faire, vers les États-Unis, les plaines de l’Ouest et jusqu’à la Louisiane et au Texas. « Il n’est peut-étre-pas un recoin si reculé de l’Amérique que l’on n’y trouve un Canadien, ou un de leurs descendans.»[1] Bien plus, une émigration plus formidable s’est faite depuis quelques années. Des ouvriers par bandes, des familles de cultivateurs par essaims, ont laissé le Bas-Canada, et se sont dirigés les premiers vers les états manufacturiers de l’Union, les autres vers les fertiles contrées de l’Ouest. Un comité nommé par l’assemblée législative en 1849 estimait cette émigration à 20,000 pour les cinq années qui venaient de s’écouler, et exprimait la crainte que ce chiffre n’augmentât de moitié dans les cinq années qui devaient suivre, fesant 50,000 ou un seizième de la population dans dix ans. La supposition du comité est malheureusement en pleine voie de réalisation.

Malgré cela, malgré les guerres, les insurrections, les épidémies qui ont si fréquemment décimé notre population française, elle s’élevait en 1881 au chiffre de 450,000 âmes, en 1844 à 524,807, et cette année (1852) elle est de 695,945[2]. On peut dire en toute sûreté 700,000.

La population de toute autre origine, dans le Bas-Canada, compte seulement 220,000 âmes. Cela s’explique par le fait que toute l’immigration Britannique s’est établie dans le Haut-Canada, et l’Angleterre en divisant les deux provinces avait prévu et sanctionné cet arrangement. C’est dans l’année 1820 que cette immigration est devenue assez importante pour être régularisée et recensée. Depuis cette époque elle a jeté sur nos quais de Québec et de Montréal 785,806 individus, nombre qui surpasse celui de la population du Haut-Canada en 1848, et comme on sait qu’en retour de la grande proportion de ces immigrés qui ne font que passer par le Canada pour se rendre aux États-Unis, il s’est fait aussi une immigration très considérable de la république voisine dans les établissemens limitrophes du Bas-Canada et dans le Haut-Canada, on trouvera que l’accroissement naturel de la population d’origine britannique a été incomparablement moindre que celui des canadiens d’origine française. Les flux et les reflux continuels d’émigration que nous venons de mentionner rendent à-peu-près impossible de constater la véritable multiplication des populations non-françaises du Canada par le seul effet des naissances.

Mais pour ce qui est des Franco-Canadiens, ils offrent un fait rare dans l’étude de la statistique, celui d’un peuple qui, grâce à son isolement au sein d’un autre peuple, peut constater son accroissement naturel, n’ayant reçu aucune immigration de sa propre race, et ne s’étant mélé que bien peu aux émigrés d’autre race.

Cet accroissement a donc été de 1759 à 1852 de 60,000 à 700,000. Dans une période de 90 ans, le chiffre premier a doublé trois fois et un peu moins d’une demi-fois. À 20,000 âmes près, c'est avoir doublé tous les 26 ans.

Le Dr. Franklin avait prétendu que dans certains États de l’union américaine la population doublait tous les vingt ans. Malthus allait jusqu’à dire que la population pouvait dans de certaines conditions doubler tous les quinze ans, et il en tirait des conclusions cruelles que plusieurs savans économistes et statisticiens ont réfutées avec succès. Parmi eux se trouvent M. Saddler, membre du parlement anglais, et M. Allison, le célèbre auteur de l’histoire de l’Europe. Tous deux ont prouvé par des tables, aussi ingénieusement que clairement calculées, que l’accroissement naturel de la population affirmé par Malthus est simplement imposable, et que la période de vingt-cinq ans assignée par cet auteur comme étant celle de la progression la plus lente, est au contraire précisément celle de l’accroissement le plus rapide qu’on puisse supposer mathématiquement. M. Allison dit que l’accroissement de 52 pour cent dans trente ans, qui a été constaté pour la Grande-Bretagne, est l’accroissement le plus rapide qui ait été jamais constaté d’une manière authentique. Il prouve que l’accroissement prodigieux des États-Unis, en déduisant l’immigration européenne et l’importation des esclaves noirs, ne s’élève réellement pas beaucoup au delà.[3]

Notre accroissement bien constaté de 200 pour cent par 26 ans, à peu de choses près, peut donc à bon droit être qualifié de prodigieux.

Mais examinons la progression suivie par les descendant des 80,000 français. La Louisiane contient actuellement une population de 324,000, sur lesquels il y a la moitié environ de français presque tous descendans des anciens canadiens. La vallée du Mississipi et les plaines de l’Ouest contiennent des groupes nombreux et importans d’anciens colons français ou d’émigrés canadiens. L’état d’Illinois en possède des établissemens considérables, tels qu’Aurora et Bourbonnais. Le Minesota a été originairement peuplé par des canadiens et une très forte proportion de sa popula tion est encore canadienne.[4] Plus loin dans l’Ouest et sur le territoire britannique les missions du diocèse de Saint Boniface de la Rivière Rouge comptent une population moitié canadienne, moitié sauvage (bois-brûlés) qui ne parle que le français. L’état de New-York, le Maine, le Vermont, le Massachusetts contiennent dans les manufactures et dans les villes des populations canadiennes qui, sur plusieurs points, commencent à se rallier et qui, à New-York, à Albany, à Troy et dans plusieurs petites villes ont formé des sociétés St Jean-Baptiste et chôment la fête patronale. Ce n’est pas exagérer que d’estimer les populations franco-canadiennes répandues aux États-Unis à 100,000 âmes. L’abbé Chiniquy qui connaît parfaitement ces populations les estimait au delà de ce chiffre en 1849 et elles n’ont pu qu’augmenter considérablement depuis. Le territoire du Nord-Ouest et le reste du continent américain à l’Ouest contiennent au moins 10,000 descendans des canadiens. D’un autre côté le Nouveau Brunswick, le Cap Breton, l’Isle du Prince Edouard et la Nouvelle Écosse ont encore les restes des acadiens et aussi des émigrés canadiens que l’on trouve partout. M. Howe nous disait dernièrement qu’il estimait à douze ou quinze mille âmes la population acadienne de la Nouvelle Écosse. Il y a trois acadiens dans leur parlement, M. Bourneuf, M. Comeau, et M. Martel, et l'un d’eux comprend à peine l’anglais. D’après des renseignemens que nous nous sommes procurés, les populations acadienne et canadienne de toutes les provinces inférieures s’élèvent à environ 40,000 âmes.

De tout cela on peut conclure en toute sûreté que les descendans des 80,000 français forment actuellement un million d’hommes, et il n’y a pas un siècle qu’ils ont été séparés de la France.[5] Ils ont doublé trois fois et quatre cinquièmes de fois de 1769 à 1862, c’est-à-dire un peu moins que tous les 24 ans.

Ce million lui-même disséminé, comme il l’est parmi les 24 millions de la république Américaine et les deux millions et demi de l’Amérique anglaise, peut paraître insignifiant aux yeux de l’économiste et du diplomate. Il ne l’est certainement pas aux yeux de l’historien, du philosophe, du poëte et du moraliste.

La France avait jeté les germes de trois nationalités françaises distinctes sur le sol de l’Amérique : si elle ne les eût pas abandonnées, trois filles, braves, belles et fières comme elle, les nations Canadienne, Acadienne, et Louisianaise lui auraient bientôt tendu la main par delà les mers.

L’Acadienne, comme ces vierges de l’antiquité que le ravisseur allait enlever jusqu’au pied des autels, a été arrachée à ses temples et à ses foyers et emmenée captive dans une terre lointaine. Des deux autres, l’une a été traitée longtemps en esclave dans son propre pays, et l’autre affranchie trop jeune s’est prostituée aux caresses de l’étranger : elle est la seule qui ait renié un jour sa mère et le doux langage appris à son berceau.

Aux deux extrémités de l’Amérique du Nord deux masses très importantes, deux nationalités distinctes tranchent encore sur l’immense mosaïque des populations de toute langue, de toute origine et de toutes croyances qui viennent s’absorber dans une même masse, dans une même existence sociale, dans une même nationalité anglo-américaine.

À la Louisiane, par cela même qu’elle n’a pas été persécutée, il manque à la nationalité française, un élément indispensable à toutes les nationalités comme à toutes les religions, il lui manque la foi. Les Louisianais ont dans le principe fait bon marché de leur langue et n’ont pas insisté à ce qu’elle fût reconnue officiellement dans leurs rapports avec le gouvernement fédéral ; ils l’ont même laissé proscrire du sein de leur législature.

À la Louisiane, la race anglo-saxonne ne s’est point présentée à la race française en ennemie et en conquérante ; celle-ci gardait rancune à la France de l’avoir abandonnée une première fois à l’Espagne, vendue une seconde fois aux États-Unis. La lutte nationale a été plutôt sociale que politique : les deux races cependant ne se sont pas mêlées. Québec et Montréal sont des villes mixtes, moitié françaises, moitié anglaises ; mais c’est pour bien dire une moitié indivise. À la Nouvelle Orléans, il y a deux villes, la ville française et la ville anglaise.

Là-bas on paraît ne croire qu’à demi à la nationalité ; ici on y croit plus que jamais. Les Canadiens-français se sont attachés à leur religion, à leur langue, à leurs institutions, à proportion des efforts que l’on a fait pour leur arracher toutes ces choses qui beaucoup plus que le sol forment la patrie.

Doivent-ils les conserver toujours ou du moins longtemps encore ! Problême difficile à résoudre et que les voyageurs et les hommes d’état ont envisagé sous des faces bien opposées !

Le fait de l’accroissement extraordinaire de notre population, les nombreuses réformes sociales qui se sont introduites depuis quelques années parmi nous, les développemens que prend la colonisation des terres incultes par des hommes de notre race, nos progrès sûrs quoique lents dans le commerce, l’industrie et la littérature, la réaction nationale qui s’est faite depuis lunion, malgré lunion et plutôt à cause de l'union, l’admission successive d’un grand nombre de nos compatriotes dans les fonctions gouvernementales, devraient empêcher de désespérer aujourd’hui ceux qui n’ont pas désespéré aux plus mauvais jours de notre histoire.

Une sage modération dans la direction de l’esprit national, un respect pour les préjugés des autres égal à celui que nous réclamons pour nos propres croyances, une application constante à faire tourner la rivalité des deux races qui habitait ce pays à leur avantage commun, en la transformant en une louable émulation dans la carrière des sciences, des arts et de l’industrie, parviendront peut-être à faire aimer aux autres nationalités la nôtre que l’histoire leur a déjà appris à respecter.

Individuellement nous n’avons rien à perdre, collectivement nous avons tout à gagner, à conserver avec soin un drapeau, un signe de ralliement.

D’ailleurs, la Providence ne fait jamais rien en vain. Ce n’est pas en vain que nos pères, soldats et martyrs, ont arrosé cette terre de leur sang, ce n’est pas en vain qu’une poignée d’hommes luttant contre tous les désavantages possibles s’est accrue si rapidement ; ce n’est pas en vain qu’ils ont combattu si longtemps, si courageusement et sous tant de formes ; ce n’est pas en vain que nos compatriotes pionniers de la civilisation ont parcouru le désert, que nos missionnaires à l’heure présente évangélisent les nations de l’occident et peuvent se dire, comme au temps des Brebœuf et des Lallemand, avec un saint et noble orgueil : gesta Dei per Francos !


B. — Page 154.


Les chants nationaux d’un peuple jouent un grand rôle dans son existence. Il est rare qu’ils ne s’harmonisent pas entièrement avec son caractère. Cependant l’adoption d un chant national comme le chant officiel d’une nation tient quelquefois à de biens petites circonstances. Il s’en est fallu de bien peu qu’une chanson et un air composé, pour se moquer d’eux, Yankee doodle, ne soient devenus l’hymne officiel des Anglo-Américains. Heureusement qu’ils y ont substitué Hail Columbia !

À la Claire Fontaine, cette belle chanson de nos voyageurs que nous avons adoptée avec tant de bonheur pour notre chant national, est empreinte à la fois de gaîté et de mélancolie. Rien comme elle ne doit faire battre le cœur d’un canadien à l’étranger, car elle touche les deux fibres les plus délicates de la nature humaine : elle rappelle dans ce qu’elle a de gai, les joies de la patrie absente, dans ce qu’elle a de triste, les douleurs de l’exil. Il semble en l’entendant, sentir comme nos pères le canot d’écorce glisser sous l’impulsion de l’aviron rapide sur notre large et paisible fleuve, voir fuir derrière soi la forêt d’érables et de sapins et poindre dans quelqu’anse lointaine au groupe de blanches maisons, et le clocher du village étinceler au soleil.

À la Claire Fontaine que nous avons crue longtemps composée par quelque voyageur plus lettré et plus sentimental que ses camarades, dont l’air a même passé pour une mélodie sauvage, est une chanson de la vieille France, et nous l’avons retrouvée avec quelques légères variantes dans une nouvelle de M. Monstrelet.

M. Marmier dans la préface de ses chants du Nord, cite une chanson Franc-Comtoise, « Derrière chez mon père,» qu’il a retrouvée avec étonnement au Canada où elle passait aussi pour indigène.

Mais ce que beaucoup ignorent, c’est que nous avons double raison de réclamer le God Save the King, ou au moins de lui faire honneur, et comme sujets anglais et comme descendans de Français.

Cet hymne religieux et monarchique avait été composé par Lully pour le célèbre pensionnat de St. Cyr, et transporté ensuite en Angleterre. Rien qu’en entendant cette grave et imposante musique, on doit croire sans peine quelle était faite pour la Cour du grand roi.

Le document suivant que nous extrayons d’un ouvrage récemment publié en France ne sera pas lu ici sans intérêt

Déclaration de trois dames de Saint-Cyr relativement à l'origine de la musique et des

paroles du God save the King.

Nous soussignées, anciennes religieuses professes de la maison royale de Saint Cyr, diocèse de Chartres, étant priées d’attester pour rendre hommage à la vérité et dans une intention qui n’a rien de profane ou frivole, ce que nous pouvons savoir touchant un ancien motet qui passe aujourd’hui pour un air anglais, et pensant que la charité ne saurait en être blessée, nous déclarons que cette musique est absolument la même que celle que nous avons entendue dans notre communauté, où elle s’était conservée de tradition, depuis le temps du Roy Louis le Grand, notre auguste fondateur, et que la dite musique avait été composée, nous a-t-on dit dès notre jeunesse, par le fameux Baptiste Lully, qui avait fait encore plusieurs autres motets à l’usage de notre maison, et entre autres un Ave maris Stella d’une si grande beauté que toutes les personnes qui l’entendaient chanter disaient qu’elles n’avaient rien ouï de comparable. Pour ce qui est du premier motet, nous avons entendu raconter à nos anciennes que toutes les Demoiselles pensionnaires le chantaient en chœur et à l’unisson toutes les fois et au moment où le Roy Louis le Grand entrait dans la chapelle de Saint-Cyr, et l’une de nous l’a encore entendu chanter à grand chœur lorsque le Roy Louis le Martyr, seizième du nom, vint visiter cette maison royale avec la Reine son épouse en l’année 1779 ; et ce fut sur l’avis de M. le Président d’Ormesson, directeur du temporel de Saint-Cyr, qu’il avait été décidé que Sa Majesté serait saluée par cette invocation suivant l’ancien usage, de sorte qu’il n’y a presque aucune de nous qui ne sache par cœur et ne connaisse l’air et les paroles de ce dit motet. Nous pouvons donc assurer que l’air est entièrement conforme à celui qu’on dit un air national d’Angleterre, et quant aux paroles que nous allons copier exactement, on nous a toujours dit qu’elles avaient été composées par Madame de Brinon ancienne supérieure de St Cyr, et personne lettrée fort habile en poësie comme il y parait par d’autres cantiques à l’usage de sa communauté. Celui sur la communion y’a été chanté jusqu’à la fin, et si l'autre n’était pas aussi connu que celui-ci, cela tenait sans doute à ce que le Roy Louis le Bien Aimé et le Roy Louis le Martyr n’avaient pas l’habitude de visiter souvent notre maison comme le Roy Louis le Grand, notre Fondateur, avait coutume de le faire.

Grand Dieu, sauvez le Roy !

Grand Dieu, sauvez le Roy !
Vengez le Roy !
Que toujours glorieux,
Louis victorieux,
Voye ses ennemis
Toujours soumis.
Grand Dieu, sauvez le Roy !
Grand Dieu, vengez le Roy !

Vive le Roy.

Nous attestons donc que ces dites paroles que nous avons en mémoire depuis si longues années ont toujours passé pour une œuvre de notre Révérende Mère supérieure, Madame de Brinon, c’est à dire datent du temps du Roy Louis XIV, décédé en 1715.

En foi de quoi, nous avons donné le présent attestat sous licence et permission de notre supérieur ecclésiastique, et nous y avons fait appliquer le cachet de nos armes à Versailles, ce 19 Septembre 1819, et avons signé.

ANNE THIBAULT DE LA NORAYE,

P. DE MONSTIER,

JULIENNE DE PELAGREY.

Nous soussigné Maire de Versailles certifions que les trois signatures ci dessus sont celles de Madame Thibault de la Noraye, de Madame de Monstier, et de Madame de Pelagrey anciennes religieuses et dignitaires du couvent royal de Saint-Cyr, et que foi doit y être ajoutée. Versailles, le 22 septembre 1819.

Le Marquis de Lalonde (et scellé)


C. — Page 194.


À cette époque, c’est-à-dire dans l’automne et l’hiver de 1882 l’opinion publique était très agitée par des discussions dans la presse et dans la législature sur la constitution du Conseil Législatif.

Si les jeunes amis de Charles Guérin paraissent un peu montés contre ce respectable corps, ils ne font que refléter l’exaltation de la jeunesse Canadienne d’alors. Le Conseil commit la faute énorme de faire emprisonner M. Tracey, gérant et rédacteur du Vindicator, et M. Duvernay, propriétaire de la Minerve. Des assemblées publiques furent immédiatement convoquées sur plusieurs points du pays et principalement à Montréal et à Québec.

Dans cette dernière ville on adopta des résolutions très énergiques et à la sortie de l’assemblée, des jeunes gens guidés par quelques citoyens anciens et influens furent saluer à la prison les deux journalistes-martyrs, parcoururent les rues le soir en chantant la Parisienne et la Marseillaise, et allèrent faire une espèce de charivari au juge en chef Sewell, orateur du Conseil Législatif.

Ce fut là le commencement d’une agitation politique qui ne cessa pas jusqu’aux insurrections de 1837 et de 1838, qui en furent les dernières conséquences. On fit aux deux journalistes à leur sortie de prison une ovation des plus populaires avec drapeaux, musique, procession et encore la Parisienne et la Marseillaise. On les escorta jusqu’à St Augustin. À Montréal, ils furent reçus et conduits en procession à leurs demeures, malgré tout ce que les autorités avaient pu faire pour empêcher cette manifestation. On leur offrit un banquet civique et on leur présenta à chacun une médaille d’or commémorative de tous ces évènemens.

Dans le printemps, M. Tracey fut invité à se porter candidat pour la cité de Montréal. L’oligarchie furieuse fit des efforts inouis. L’élection dura du 26 Avril au 22 Mai et ce jour-là M. Tracey fut déclaré élu par une majorité de 4 voix seulement. Mais la veille les rues de Montréal avaient été ensanglantées. Les troupes avaient été appelées pour supprimer une émeute, elles avaient tiré, et cinq personnes, toutes appartenant au parti libéral, les nommé» Languedoc, Billette, Chauvin, Cousineau et Creed, furent tués. À dater de ce jour funeste, les animosités nationales et politiques furent toujours croissant jusqu’aux désastreuses catastrophes de 1837 et de 1888.

M. Tracey est mort jeune et n’a pas vu se développer les évènemens qui étaient contenus en germe dans la lutte qu’il avait commencée contre le Conseil Législatif. Il a laissé la réputation d’un grand talent et d’un beau caractère.

M. Duvernay est mort cette année et ses funérailles à Montréal ont été une des plus grandes solemnités de ce genre qui aient eu lieu dans le pays. Tous les corps publics, et toutes les sociétés nationales y ont assisté en grande pompe, pour rendre témoignage à la mémoire d’un homme courageux qui a été un des premiers pionniers au journalisme français en Canada, qui a souffert l’emprisonnement en 1832, l’exil en 1837 et en 1838 — et qui par-dessus tout a créé la société St. Jean-Baptiste.

Comme les articles incriminés de la Minerve et du Vindicator en 1882 ont eu une très grande portée dans notre histoire, nous avons pensé qu’on les lirait avec intérêt.

(De la Minerve du 13 Janvier 1832.)

« Qu’avons-nous à craindre en demandant un conseil électif ! Ne serait-ce pas un moyen d’augmenter la force du peuple ; d’ouvrir la carrière parlementaire à une foule d’hommes de talens et pleins de patriotisme qui brigueront l’honneur d’être les organes de leurs concitoyens et auront le soin de se bien conduire, afin d’éviter la disgrâce de perdre leur titre d’honorables ! Je crois que la chambre doit saisir cette occasion de rendre nos institutions plus démocratiques, et nous acheminer par la voie de la sagesse et de la raison vers le but auquel tous les hommes bien pensans doivent tendre le pouvoir souverain du peuple ; nous l’attendons par ce moyen. »

« S’il me convenait de donner des avis, je dirais peut-être que les nominations de conseillers faites et annoncées sont, à peu d’exceptions près, si pitoyables et le pays a été si bien joué et trompé par toutes les belles promesses d’outremer, que la chambre devrait résoudre qu’elle est d’avis, et le pays la soutiendra, que si la mère-patrie se refusait à accorder un conseil législatif électif nous insistions et demandions avec fermeté l’abolition entière d’un corps aussi nuisible que l’a été, l’est et le sera le conseil législatif nommé par la Couronne. »

« Le conseil législatif actuel étant peut-être la plus grande nuisance que nous avions, nous devons prendre les moyens de nous en débarrasser et en demander l'abolition, de manière à l’obtenir.»

Pensez-y bien.

Montréal 7 Janvier 1832.

(Du Vindicator du 18 Janvier 1832.)

« La détermination que montre le Conseil Législatif d’arrêter presque toutes les mesures de la branche populaire de la législature, ne ressort pas seulement par la perte des bills mentionnés plus haut, mais aussi par la perte de plusieurs autres mesures qui lui ont été envoyées de temps en temps et dont le pays pourrait espérer de retirer quelqu’avantage. C'est pourquoi nous sommes bien aise de voir que, sur une motion de M. Bourdages, il va se faire un appel nominal de la chambre et que la chambre a aussi résolu de prendre en considération le même jour, la composition des conseils législatif et exécutif de la Province, et s’il ne serait pas expédient de demander la réforme entière des dits conseils et quel serait le meilleur moyen d’effectuer cet objet. »

« On doit regarder cette question comme celle qui doit occuper plus spécialement l’attention de la chambre ; car nous ne pouvons voir pourquoi ce corps s’assemblerait et délibérerait, comme il le fait, pour voir ensuite toutes les lois qu’il propose rejetées sans cérémonie par le conseil. Lorsqu’on vient à réfléchir à l’usage du pouvoir que le conseil possède et qu’il n’est le plus souvent employé qu’à arrêter le bien public, on ne peut s’empêcher de croire que la province gagnerait beaucoup à son entier anéantissement. Nous espérons que la chambre fera preuve en cette occasion de son énergie accoutumée et qu’elle n’hésitera pas à prendre les mesures propres à repousser cet incube oppresseur. Le peuple en effet pour être juste envers lui-même, devrait venir en avant avec des pétitions qui exprimeraient ses sentimens et son indignation et venir ainsi à l’appui de ses représentans.

« Il sera beau de voir à la fin des affaires de la session que tant de travail de la part des membres se trouvera plus qu’inutile et qu’au lieu d’une réforme salutaire et conséquente des abus et la passation de lois utiles, on ne verra rien, si ce n’est peut-être quelques parchemins qui autoriseront la construction d’un pont ou qui changeront la direction d’un chemin ou deux. C’est une plate absurdité que de croire que huit ou dix hommes doués à peine de talens ordinaires, et qui ne sont pas plus intéressés que les autres, puissent agir avec tout le caprice que montre ce corps.»


D. — Page 270.


C’est à dater des deux grands incendies de 1846 que Québec a pris un nouvel essor.

Il est remarquable que les malheurs sans nombre qui ont affligé cette ville, une des plus anciennes et sans contredit la plus historique du continent américain, ont ajouté chaque fois à son importance et qu’elle a déjà su renaître plusieurs fois de ses cendres.

Elle a soutenu trois sièges avec bombardement, deux grandes famines, quatre grands incendies qui ont failli la détruire, des épidémies fréquentes, des accidens affreux comme l’éboulis d’une partie du cap aux Diamans en 1841, comme le feu du théâtre St Louis en 1846 où plus de 40 personnes périssaient dans les flammes, et il ne lui manquera que de sauter l’un de ces jours par l’explosion de quelqu’une des poudrières qui se trouvent dans son enceinte, comme cela aurait fort bien pu arriver en 1845 !

En attendant, elle fait des progrès qui seraient remarqués partout ailleurs qu’en Amérique.

Depuis 1845, Québec s’est donné l’éclairage au gaz, un aqueduc dont la construction est complétée depuis quelques jours ; les principales rues des faubourgs ont été élargies ; ces faubourgs eux-mémes ont été rebâtis en pierre et en brique ; un palais archiépiscopal et deux nouvelles églises paroissiales, celles de St Jean et de Saint Sauveur, plusieurs nouvelles chapelles protestantes dont quelques unes sont d’un fort bon goût, le vaste couvent des Sœurs de la Charité, surmonté d’un dôme et d’une flèche qui se verront de loin, l’achèvement du palais législatif qui donne à Québec au moins un édifice complet et régulier, quoiqu’il ne soit peut-être pas aussi beau qu’il devrait l’être ; enfin le nouveau théâtre de la rue St Louis et un grand nombre de boutiques et de résidences particulières élégantes, dans l’intérieur de la ville, ont déjà bien changé la ville que nous avons décrite il y a sept ans environ.

Cela n’empêche pas que les Montréalistes ne considèrent toujours les Québecquois avec un certain air de protection narquoise et ne lèvent les épaules de pitié devant les progrès à pas de tortue, disent-ils, de l’ancienne capitale, et cela, quelquefois avec raison ; mais souvent bien à tort

C’est quelque chose de très singulier à étudier que la rivalité qui existe entre ces deux villes et les contrastes qu’offrent le caractère, les mœurs et les manières de leurs habitans. Il y a là une antipathie vieille et incurable comme celle de Rome et de Carthage, quoique pas aussi épique.

Disons de suite que cette antipathie n’a pas empêché les Montréalistes[6] de venir noblement et généreusement au secours des Québecquois lors des désastreux incendies de 1845 et que ces derniers en ont fait autant à l’occasion du malheur également terrible qui a dernièrement affligé Montréal. Mais il y aura toujours affectation de supériorité d’une part, et jalousie de l’autre.

Montréal tranche tout-à-fait de la grande ville, de l'Empire-city, comme on dit aux États-Unis, et s’énorgueillit avec raison de ses immenses progrès matériels. Sa population est d’une quinzaine de mille âmes plus considérable que celle de sa rivale, mais si les Foulons et Boisseauville étaient compris dans les limites officielles de Québec, comme ils devraient l’être, la différence se réduirait à peu de chose[7].

Les édifices publics ont été construits à Montréal avec beaucoup plus de goût et de magnificence qu’à Québec. Notre-Dame, vaste église dans le genre gothique-normand, les banques, les hôtelleries, la belle église de St. Patrice, le collège des Jésuites nouvellement érigé, l’immense Marché-Bonsecours, le nouveau palais de justice l’emportent de beaucoup sur les édifices correspondans à Québec. Quelques Montréalistes s’exagèrent parfois ces avantages, au point de représenter la capitale aux voyageurs, comme un endroit qui mérite à peine qu’on le visite. Lorsqu’il ne se laisse pas détourner par ces mauvais conseils, l’étranger rendu à Québec ne peut se lasser d’admirer l’aspect pittoresque de cette vieille ville française, les beautés du paysage qui l’environne de tous côtés et surtout sa citadelle, unique sur ce continent. Il trouve aussi dans la cathédrale le plus bel intérieur d’église, et dans toutes les chapelles catholiques et particulièrement dans celle du Séminaire et dans la galerie de peinture de M. Légaré les meilleurs tableaux qu’il y ait en Amérique.

Cette circonstance peut expliquer comment les trois premiers artistes qu’ait produits notre jeune pays se trouvent être Québecquois. M. Légaré, qui a un mérite reconnu comme paysagiste, s’est formé lui-méme et sans maître : c’est un artiste indigène dans toute l’acception du mot. M. Plamondon qui se distingue surtout dans les tableaux d’histoire, après avoir été élève de M. Légaré, s’est perfectionné à Paris où il a étudié plusieurs années sous le célèbre Paulin Guérin ; enfin M. Hamel, excellent peintre de portraits, a été mûrir à Rome des études commencées ici sous M. Plamondon et tempérer par les grâces du pinceau italien, la rigidité de l’école française de l’empire et de la restauration.[8]

À venir jusqu’à ces dernières années, le goût des sciences, des arts et des lettres s’était plutôt manifesté à Québec qu’à Montréal, mais de très grands efforts ont été faits depuis peu dans cette dernière ville, qui atteint, si elle ne surpasse pas maintenant sous ce rapport, l’ancienne capitale.

Montréal a sa Société d’Histoire Naturelle, une société d’Horticulture qui fait merveilles, l’Institut Canadien, l’Institut National, et plusieurs autres sociétés du même genre. Québec possède sa Société Littéraire et Historique connue à l’étranger par ses transactions et ses mémoires, l’Institut Canadien, une Société d’Horticulture, une Société Philarmonique qui a fait d’assez brillants débuts, et plusieurs salles de lecture. La ville de Champlain est assez bien fournie de bibliothèques. Celle de l’assemblée législative compte actuellement environ 20,000 volumes dont un grand nombre sont dus à la munificence du gouvernement français,[9] celle du Séminaire 13,000, la bibliothèque dite de Québec, environ 6 à 7000, celle de la Société Littéraire et Historique 3,000 dont quelques uns très rares et précieux, celle de l’Institut des Artisans environ le même nombre, et celle de l’Institut Canadien, de fondation toute récente, environ 2,000.

Les singuliers contrastes que présente Québec aux yeux du voyageur dans son ensemble et dans ses détails ont été bien saisis par M. Marmier et personne ne contestera la vérité du passage suivant de ses Lettres sur l’Amérique.

« Peu de villes offrent à l’observateur autant de contrastes étranges que Québec, ville de guerre et de commerce perchée sur un roc comme un nid d’aigle, et sillonnant l’Océan avec ses navires, ville du continent américain, peuplée par une colonie française, régie par le gouvernement anglais, gardée par des régimens d’Écosse, ville du moyen âge par quelques unes de nos anciennes institutions, et soumise aux modernes combinaisons au système représentatif, ville d’Europe par sa civilisation, ses habitudes de luxe et touchant aux derniers restes des populations sauvages et aux montagnes désertes, ville située à-peu-près à la même latitude que Paris et réunissant le climat ardent des contrées méridionales aux rigueurs d’un hiver hyperboréen, ville catholique et protestante, où l’œuvre de nos missions se perpétue à côté des fondations des sociétés bibliques, où les jésuites bannis de notre pays trouvent un refuge assuré sous l’égide du puritanisme britannique. »


E. — Page 298.


Il y a peu de pays où les tombeaux et les cimetières soient plus négligés qu’ici. Dans beaucoup de paroisses et particulièrement dans les villes, ce n’est même que pour quelques années que le cercueil prend possession des quelques pieds de terre que l’on croit avoir achetés pour toujours. Il arrive assez souvent que l’on transporte toute une couche de morts dans une fosse commune, pour faire place à une nouvelle génération, et cela sans aucune forme légale et tout-à-fait à l’insu des parens.

Le soin que les orientaux prennent des tombeaux est quelque chose de touchant, les peuples sauvages eux-mêmes avaient la forêt sacrée, où reposaient les os des ancêtres. Dirai-je, disait un chef indien, dirai-je aux os de mes pères : levez-vous et suivez-moi dans une terre lointaine ! En Europe, dans les plus grandes villes, une tombe est quelque chose de sacrée ; une épouse, une mère, une sœur, cultivent des fleurs sur le tertre qui recouvre les restes d’un époux, d’une fille, d’une sœur. Ici l’on paraît un peu de l’opinion de Mirabeau, qui disait : « si chaque homme avait eu un droit imprescriptible et éternel à un tombeau, il faudrait bientôt remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants !»

M. Alphonse Karr, dans son Voyage autour de mon jardin, a écrit un passage touchant sur les fleurs des cimetières, et sur le culte des morts.

« Nous voici arrivés, dit-il, à un groupe de vieux ormes enveloppés de lierre, qui se rejoignent par le haut en forme d’ogives et ne laissent pas pénétrer le soleil. Sous cette ombre épaisse fleurissent le syringa et le chèvre-feuille ; le syringa dont les fleurs blanches ont l’odeur de celles de l’oranger ; le chèvre-feuille qui s’est emparé de ceux des arbres qui ont été oubliés par le lierre et qui élève, en s’élançant autour d’eux, ses fleurs qui exhalent un parfum si doux. Le chèvre-feuille est une des plantes qui se plaisent sur les tombeaux ; c’est dans les cimetières que l’on rencontre les plus magnifiques. On sait l’effet que produit sur la pensée l’encens qu’on brûle dans les églises, pendant que l’orgue remplit la voûte du temple de ses voix puissantes.

« Il est pourtant quelque chose de plus religieux, de plus puissant, de plus solennel que les voix harmonieuses de l’orgue ; c’est le silence des tombeaux. Il est un parfum plus enivrant, plus religieux que celui de l’encens ; c’est celui des chèvres-feuilles, qui croissent sur les tombes sur lesquelles l’herbe a poussé épaisse et drus en même temps, et moins vite que l’oubli dans le cœur des vivans.

« Quand le soir au coucher du soleil, seul dans un cimetière, on commence à frissonner au bruit de ses propres pas ; quand on respire cette odeur du chèvre-feuille, il semble que, tandis que le corps se transforme et devient les fleurs qui couvrent la tombe, la pervenche bleue, la violette des morts, et le chèvre-feuille, il semble que l’âme immortelle s’échappe, s’exhale en parfum céleste, et remonte au-dessus des nuages.

« Beaucoup de poëtes ont parlé des vers qui dévorent les cadavres ; c’est une horrible image, horrible surtout pour ceux qui ont livré à la terre des personnes chéries ; ce ver des tombeaux a été inventé par les poëtes et n’existe que dans leur imagination : les corps de ceux que nous avons aimés ne sont pas exposés à cette insulte et à cette profanation. Des savans, de vrais savans, vous diront qu’il n’est pas vrai que la corruption engendre des vers ; il faut que certaines mouches aient pondu les œufs d’où les vers doivent sortir, et ces mouches-là ne savent pas percer la terre au-delà d’une certaine profondeur.

« La vie est bien changée du jour où l’on a déposé dans la terre le corps d’une personne aimée : que de choses vous inquiètent auxquelles vous n’aviez jamais songé ! C’est une image qui ne reste pas toujours à vos côtés, mais qui vous apparaît tout-à-coup au moment le plus inattendu, et qui vient vous glacer au milieu d’un plaisir ou d’une fête, qui arrête et tue un sourire qui allait fleurir sur les lèvres. Il ne faut, pour l’évoquer et la faire apparaître, qu’un mot qui était familier au mort, qu’un son, qu’une voix, qu’un air que l’on chante au loin et dont le vent vous apporte une bouffée ; il ne faut que l’aspect et l’odeur d’une fleur, pour qu’on revoie a l’instant cette triste et chère image, et qu’on ressente au cœur comme une pointe aigue, la douleur des adieux et de l’éternelle séparation.

« De ce jour, on a une partie de soi-même dans la tombe ; de ce jour, on ne se livre plus au monde et à ses distractions qu’en s’échappant et au risque d’être à chaque instant ressaisi et ramené au cimetière.

« En effet on a enterré dans leur tombe tout ce qu’on aimait avec eux, et les fleurs cultivées ensemble et les chagrins subis ensemble, toutes choses qui nous rappellent les morts et nous parlent d’eux.

« J’ai dans un coin solitaire du jardin trois jacinthes que mon père avait plantées et que la mort l’avait empêché de voir fleurir. Chaque année l’époque de leur floraison est pour moi une solennité, une fête funèbre et religieuse ; c’est un mélancolique souvenir qui renaît et fleurit tous les ans et exhale les mêmes pensées avec son parfum.

« Mais quel triste privilège a donc l’homme entre tous les êtres créés, de pouvoir ainsi par le souvenir et par la pensée suivre ceux qu’il a aimée dans la tombe et s’y enfermer vivant avec les morts !

« Quel triste privilège ! Et quel est celui de nous qui voudrait le perdre ! Quel est celui qui voudrait oublier tout-à-fait ! »

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Ceux qui n’ont vu à Québec que les dernières invasions du choléra auront peut-être quelque peine à croire à la description que nous avons faite de ses ravages en 1832. Le tableau suivant montre qu’il a fait son apparition de plus en plus tardive, et a diminué chaque année d’intensité, dans des proportions tout-à-fait rassurantes.

1832, commencé le 9 juin, total des décès, 3,300.
1834, 7 juillet, 2,500.
1849, 2 juillet, 1,180.
1851, 28 août, 280.
1852, 26 septembre, 145.


F. — Page 382.


Beaucoup de nos lecteurs ont trouvé que nous avions exagéré les fautes de langage que commettent nos habitans. Nous ne sommes point fâchés de cette exagération, en admettant qu’elle existe dans notre livre, car tel qu’il y est représenté, le langage des canadiens les moins instruits serait encore du français et du français meilleur que celui que parlent les paysans des provinces de France où l’on parle français. On ne saurait trop admirer la sottise de quelques touristes anglais et américains qui ont écrit que les canadiens parlaient un patois. Le fait est que, sauf quelques provincialismes, quelques expressions vieillies mais charmantes en elles-même, le français des Canadiens ressemble plus au meilleur français de France que la langue de l’Yankee ne ressemble à celle de l’anglais pur sang. Il est arrivé au Canada absolument la même chose qu’aux États-Unis ; les habitans des diverses provinces de la mère-patrie ont fondu ensemble les particularités de langage et d’accent de leur pays et il en est résulté un moyen terme qui diffère un peu de tous ces accents divers ; mais qui se rapproche plus qu’aucun d’eux de la prononciation admise pour correcte par les hommes instruits des grandes villes Européennes. Telle est du moins l’opinion de plusieurs voyageurs français, parmi lesquels il se trouve au moins un académicien, le célèbre M. Ampère, qui doit certainement y entendre quelque chose ; autant peut-être que messieurs les touristes anglais et américains.

Parmi les expressions pittoresques que Madame Sand a mises dans la bouche des paysans du Berry dans ses délicieux romans François le Champi et la Petite Fadette, il s’en trouve beaucoup qui sont familières aux canadiens.

La classe lettrée parmi nous a peut-être, proportion gardée, plus de blâme à recevoir sous le rapport du langage que les classes inférieures. Outre qu’elle ne soigne pas toujours autant la prononciation qu’elle devrait le faire, elle se rend aussi coupable de nombreux anglicismes. La classe ouvrière des villes a adopté un bon nombre de termes anglais, dont elle paraît avoir oublié les équivalens français. Un vocabulaire de ces expressions serait une œuvre utile et vraiment nationale.

Dans les collèges, on ne soigne peut-être pas assez dans la pratique la prononciation des élèves. On y redoute tant l’affectation, que l’on tombe souvent dans l’excès contraire. Ce serait une réforme à ajouter à celles que l’on a adoptées depuis l’époque où l’abbé Holmes, que nous avons eu la douleur de perdre dernièrement, avait entrepris la régénération de notre système d’éducation collégiale.

Au reste, l’instruction publique a pris depuis quelques années un développement incontestable. Nous avons même les rudimens d’une littérature, à laquelle on ne manquera pas de nier toute originalité et toute couleur locale, parcequ’elle sera tout bonnement française au lieu d’être iroquoise ; parcequ’elle s’avisera de parler d’autre chose que des sauvages ; parcequ’enfin, elle ne sera pas un éternel pastiche comme ces fameuses traductions de poëmes qui n’ont jamais existé, et dont on a fait tant de bruit en Europe il y a quelques années.

M. Huston a recueilli, sous le titre de « Répertoire National» des fragmens épars dans les journaux et dont plusieurs, abstraction faite de leur mérite intrinsèque, sont d’assez curieux échantillons de ce qu’ont pu écrire des hommes qui se sont rendus remarquables sous d’autres rapports. Ce recueil forme quatre volumes fort intéressans.

Nous avons de M. Garneau une histoire du Canada en trois volumes qu’il a amenée dans sa deuxième édition jusqu’à l’union des deux provinces en 1840. Cet ouvrage, sous le rapport du style et de la portée des vues de l’écrivain, peut soutenir la comparaison avec les meilleurs livres transatlantiques.

Les Instituts Canadiens de Québec et de Montréal ont donné au public, sous la forme de Lectures, une foule de dissertations intéressantes et utiles, et parmi ces œuvres que la presse périodique a enrégistrées dans ses colonnes, on a remarqué les discours prononcés par M. Étienne Parent, lesquels réunis forment un volume rempli d’intérêt. Notre premier journaliste, l’homme qui, ressuscitant en 1881 le Canadien qu’avaient créé en 1809 un Bedard et un Taschereau, a adopté cette glorieuse devise : nos institutions, notre langue et nos lois, a conservé dans ses Lectures le vif sentiment national qu’il entretenait alors. Cette foi courageuse dans un avenir que tant de gens traitent de chimérique, rend surtout remarquables des écrits qui le sont déjà par la profondeur des vues et l’élégance du style.

M. Lenoir, qui a montré jusqu’à présent une véritable vocation poétique, annonce dans le moment même où nous écrivons : Les Voix Occidentales. Ce sera le premier volume de poésies sorti de la presse canadienne depuis les Épitres et Satyres de M. Bibaud lesquelles n’ont obtenu qu’un médiocre succès. M. Bibaud a été aussi éclipsé comme historien par M. Garneau, et l’on n’a pas même rendu justice aux labeurs qu’il a dû s’imposer, à une époque où il était si difficile de réunir les matériaux nécessaires et de mettre au jour une œuvre quelconque. Son fils M. Maximilien Bibaud a été plus heureux dans son histoire des chefs sauvages de l’Amérique, qu’il a intitulée Biographie des Sagamos, et dont il a fait un livre très intéressant.

Enfin l’auteur des pages qu’on vient de lire a cru devoir contribuer pour sa part au mouvement littéraire, et il a essayé de peindre sur le tissu d’une simple histoire les mœurs de son pays. Il a aussi écrit son ouvrage avec la double préoccupation que doivent causer à tous ceux qui réfléchissent à l’avenir du pays, l’encombrement des carrières professionnelles où se jette notre jeunesse instruite, et le partage indéfini des terres dans les familles de nos cultivateurs. S’il peut contribuer à attirer l’attention de tous les véritables patriotes sur l’œuvre de la colonisation, il croira, sous une forme légère, avoir fait quelque chose de sérieux.

Heureusement du reste, que cette œuvre n'est plus à l’état de roman, comme elle l’était, lorsque nous concevions le plan de cet ouvrage. Plusieurs dignes missionnaires canadiens parmi lesquels se sont distingués M. M. Boucher, Hébert, Bedard et Mailloux lui ont donné une impulsion pratique et réelle. Les townships de l’Est et la vallée du lac St. Jean et du Saguenay se peuplent rapidement par nos compatriotes. [10]

C’est par ce moyen et par le perfectionnement de notre agriculture que notre existence nationale sera bientôt mise à l’abri de tout danger.

Dans son excellent abrégé de géographie moderne, M. Holmes, dont nous parlions un peu plus haut,[11] a inséré le passage suivant que nous reproduisons pour le plus grand bien des Charles Guérin et des Jean Guilbault à venir.

« Agriculture : Cette grande et noble occupation, seule base de la prospérité des peuples, est suivie par la très grande majorité des habitans du Canada. Ils n’ont cessé d’y trouver, non seulement une subsistance, mais encore les moyens d’entretenir leurs importantes relations commerciales. La fertilité du sol et l’immense étendue de nos forêts promettent à la génération naissante le même bien-être matériel et moral, pourvu qu’en améliorant la culture des terres anciennes, elle se hâte de saisir et de faire valoir le riche héritage qui lui est légué par la Providence.

« Nous ne pouvons nous défendre d’indiquer ici quelques uns des principes que l'habitant devrait toujours avoir devant les yeux.

« 1o Faire toutes choses à temps et calculer le prix du temps : ces deux points fidèlement observés doubleraient souvent nos richesses agricoles. Prévoir le moment de chaque semence et de chaque récolte et ne pas souffrir que rien alors détourne du travail nécessaire — couper de bonne heure le foin — le rassembler en veillotes à la fin du jour, le saler plutôt que de le laisser gâter par la pluie — mettre le grain en quintaux, etc.

2o Rendre à la terre autant qu’on lui enlève. L’engrais : c’est la condition essentielle. Se rappeler que non seulement tous les fumiers, mais encore toutes les substances végétales et animales, peuvent être mis à profit ; même que les diverses espèces de sols se fécondent mutuellement — tirer parti de la chaux, du plâtre, de la terre glaise pulvérisée au feu, de la boue des fossés, des débris de boucheries et des animaux morts, du varec, du caplan, etc. — Préparer les engrais et les répandre à propos : la plupart demandent à être légèrement fermentés.

3o Observer la rotation des récoltes. Prenons par exemple un champ en pacage, 1re année, labours (l’automne, à moins que ce ne soit un sol léger) récolte de graine ou de pois ; 2de année, labours et récoltes au sillon : patates, choux, carottes, navets, panais, betteraves ou blé-d’inde — déposer l’engrais dans les sillons et le recouvrir le même jour, — c’est surtout durant cette seconde année qu’on fait la guerre aux mauvaises herbes ; 3e année, herser et labourer le printemps, au travers des sillons ; semer blé, orge, etc., et aussitôt après graines de foin,(trèfle, mil, sainfoin, etc.,) puis brosser avec la herse d’épines ; 4e année, on a une prairie qu’il faut entretenir, engraisser et relever en temps convenable.

4o Bien faire les labours — bien égoutter — bien distribuer les cours d’eau — semer force graines d’herbes fourragères — planter des arbres — conserver les terres en bois — ne pas brûler les terres neuves — surveiller les champs, etc.

5o Cultiver beaucoup plus en grand toutes sortes de légumes (la carotte eutr’autres, excellente nourriture pour les vaches laitières et les chevaux), le lin, le chanvre, le blé d’inde : ce dernier aime un sol un peu sec, exposé au soleil — on le sème aussitôt après le blé, le recouvrant d’un pouce de terre végétale — de la cendre, du compost ou du plâtre lui conviennent pour engrais — on le rechausse deux ou trois fois.

6o Élever avec soin les races d’animaux les plus utiles, — les loger sèchement, proprement, assez grandement — nourrir abondamment l’agneau, la petite génisse et la vache laitière — les chevaux de travail et les porcs demandent plus de chaleur que les vaches laitières, et celles-ci plus que les moutons : avoir de ceux-ci un grand nombre — leur donner du sel ainsi qu’aux bêtes à cornes et aux chevaux.

7o Perfectionner ses instrumens et ses bâtisses, les tenir eu bon état, se procurer diverses inventions qui ménagent le temps, telles que les moulins à battre, à vanner, à hâcher les légumes, etc. Multiplier tous les genres d’industrie domestique — suivre les meilleurs procédés pour les étoffes, les ouvrages en paille, le beurre, le fromage, etc.

8o Être attentif au progrès de son voisin ou de l’étranger — faire en petit les essais que suggèrent les hommes versés dans l’agriculture.

9o Joindre à l’amour du travail une constante économie — mépriser le luxe des villes — se nourrir et se vêtir à même le sol, adopter et porter avec orgueil des étoffes nationales — amasser pères et fils les moyens d’ouvrir des terres nouvelles — s’associer en petites colonies pour s’y fixer, prendre garde qu’elles soient fertiles, que le climat soit avantageux, etc.

L’espace nous manque pour développer des sujets d’une si vitale importance. Espérons que bientôt dans chaque école de campagne, au foyer de chaque famille, le catéchisme de l’habitant, après celui de la religion, sera la première et la plus chère étude des enfans du peuple canadien. »

  1. Moffras. Voyages sur les côtes du Pacifique — G. Ferry — Scènes de la vie Mexicaine — Revue des deux Mondes. Notices sur les missions du diocèse de Québec publiées à Québec tous les deux ans.
  2. Dans les deux chiffres précédens, la population française du H. C. à ces époques n'est pas comprise : elle l'est dans le dernier..
  3. The law of population by M. T. Sadler, M. P. London, 1830. Allison — Principles of population. London 1840.
  4. La Législature du Minesota sur 16 membres contient trois canadiens-francais, tous trois natifs des environs de Montréal. Les noms de presque toutes les rivières des lacs et des villages sont français. Il y a un district qui s'appelle le Petit-Canada. Le plus ancien et un des plus riches habitans du territoire est M. Faribault, frère de notre estimable bibliographe. V. Seymour. — The Minesota or the New-England of the West New-York, 1850.
  5. L’addition de tous nos chiffres donnerait 1,012,000.
  6. On devrait peut-être dire Montréalais ; mais Montréaliate est le terme usité dans le pays. Québecquois a été reçu de tout temps et va très bien avec Iroquois et avec Canadois que l’on trouve dans les vieilles narrations.
  7. D’après le recensement de cette année, Québec a 42,052 habitans et Montréal 57,715. Les Foulons et Boisseauville contiennent de 7 à 8,000 âmes.
  8. M. Falardeau qui étudie actuellement en Italie et qui y a obtenu des prix et une décoration, est aussi natif des environs de Québec.
  9. M. A. De Puibusque, auteur de l’Histoire comparée des littératures espagnole et française, qui a passé plusieurs années à Québec et à Montréal, a contribué à obtenir du gouvernement français ces magnifiques présens dont nous devons être d’autant plus reconnaissans, que c’est le second cadeau de cette importance que nous fait notre ancienne mère-patrie. Le premier envoi avait été reçu peu de jours avant l’incendie du parlement et fesait partie de la bibliothèque détruite.
  10. Il serait injuste de ne pas mentionner la part qu’a prise à cette belle œuvre par ses discours et ses démarches, M. Bernard O'Beilly, jeune prêtre irlandais d’un grand talent et d’une grande activité, qui est maintenant jésuite aux États-Unis, et qui le premier a prêché la croisade de la colonisation, en même temps que M. Chiniquy prêchait celle de la tempérance.
  11. Outre cet ouvrage qu’il a su rendre charmant malgré l’aridité du sujet, et qui est le plus complet et le plus correct qui ait été publié dans ce genre, M. Holmes nous a encore laissé ses Conférences de Notre-Dame. Si estimables qu’elles soient, elles perdent cependant à la lecture beaucoup du charme que leur donnait la parole de ce prédicateur éloquent, qui était en même temps un savant distingué et un homme du caractère le plus doux et le plus aimable.