Charles Gozzi (Paul de Musset)



CHARLES GOZZI.

Lorsqu’un poète aimé de son vivant tombe après sa mort dans un oubli profond, il est rare que cet oubli soit injuste. On a d’ailleurs tant de plaisir à redresser les torts du public, qu’il se trouve toujours des critiques disposés à s’en charger ; on pousse même souvent le zèle jusqu’à vouloir réhabiliter de vieux noms sur lesquels l’oubli s’était légitimement assis, et que la poussière ne tarde pas à recouvrir en dépit des efforts qu’on a faits pour la secouer. Charles Gozzi a le malheur de figurer parmi ces flambeaux éteints, et c’est assurément une fâcheuse présomption contre son mérite ; cependant tout homme éclairé qui jettera les yeux sur une page de cet écrivain original, le reconnaîtra pour un des esprits les plus distingués de l’Italie, et même pour l’une des sources inconnues où la littérature actuelle a puisé tout un monde d’idées. Il suffira de dire, pour justifier cette opinion, que Hoffmann, à qui nous avons tant emprunté, devait à l’étude de Gozzi une partie de son talent. Lorsqu’on a cru que Charles Nodier s’inspirait de Hoffmann, c’était dans Gozzi qu’il prenait son bien, car Nodier savait trop où se cachaient les bonnes sources pour s’arrêter aux ruisseaux qui en sortaient. N’est-il pas curieux de voir aujourd’hui les Italiens nous emprunter souvent les mêmes choses que nous tenons des Allemands, et que ceux-ci avaient dérobées aux Italiens, il y a moins de cent ans ; ne pas reconnaître leur propriété à cause des changemens opérés par le travail d’assimilation, et revenir ainsi à eux-mêmes après trois métamorphoses successives ? Le genre fantastique, parti de Venise en 1750, avec le train d’un fils de bonne famille, y rentrera quelque jour en haillons, comme l’enfant prodigue, et si défiguré que ses compatriotes ne le reconnaîtront plus. Gozzi est mort au moment où Venise s’éteignait ; il n’est pas étonnant que dans le naufrage d’une république un poète se trouve submergé. Entraîné dans les circonstances à faire de la satire, Gozzi s’est jeté ensuite dans la fantaisie avec encore plus de succès ; il faut bien que la littérature française rende au Vénitien ce qu’elle lui doit, en l’avouant au moins pour un de ces créanciers.

Il y a peu de satires mauvaises et qui manquent leur but, soit parce que les vices, les ridicules et le mauvais goût donnent toujours beau jeu à qui veut les attaquer, soit parce qu’on n’écrit guère une satire que dans un moment de colère et de passion. Gilbert n’était qu’un déclamateur ennuyeux dans ses odes ; un jour, il jette un regard d’envie et d’amertume sur le siècle des madrigaux, des petits soupers et de la philosophie, et aussitôt il trouve en lui une veine poétique qui ne se serait jamais ouverte sans le dépit et la misère. Régnier, malade, querelleur et chagrin, fit asseoir la poésie sur les bancs des cabarets, mais elle ne lui fut jamais si docile que lorsqu’il s’irrita contre lui-même et contre les tristes lieux où il avait usé sa santé. De toutes les formes que peut prendre la satire, la plus énergique et la plus agréable est assurément la comédie. Aristophane, bravant Cléon en plein théâtre, et jouant lui-même le rôle du Paphlagonien, qu’aucun acteur n’ose accepter, devient une puissance capable de faire trembler le chef de la république ; il fallait toute la liberté d’Athènes pour qu’un tel spectacle fût permis, et que l’auteur mourût dans son lit. Molière, avec l’appui de Louis XIV, se retrouve dans les heureuses conditions d’Aristophane ; la cour, les faux dévots, les médecins et les précieuses s’en sont aperçus. Certes, il y a loin d’Aristophane et de Molière au Vénitien Gozzi ; mais la liste des comiques satiristes est tellement bornée, que le nom de Gozzi arrive bientôt après ces deux grands noms, ce qui prouve que la comédie n’a pas eu souvent son franc-parler. Avec son esprit ironique, ses locutions vigoureuses, cet emporte-pièce que la nature lui avait mis au bout de la langue, son cœur naïf et bon, son caractère taciturne, signe distinctif du génie comique, Gozzi n’eût pas demandé mieux que de jouer sur le théâtre de San-Samuel les doges, le conseil des dix, l’inquisition politique, et tous les traficans orgueilleux du livre d’or ; une petite difficulté l’a retenu, c’est qu’au premier mot un peu hasardé, on l’eût étranglé à soixante pieds au-dessous du sol, ou donné en pâture aux zanzares des plombs du palais ducal. On ne lui abandonnait que deux ennemis, le mauvais goût de la littérature et le débordement des mœurs. Il abattit le premier ; quant au second c’était un mal chronique dont Venise ne pouvait plus guérir.

On ne doit pas s’étonner si le portrait du comte Gozzi n’est pas flatté puisqu’il a été tracé par ses ennemis dans les prologues de leurs comédies : « Voyez-vous là-bas un homme qui se chauffe au soleil sur la place de Saint-Moïse ? Il est grand, maigre, pâle, et un peu voûté. Il marche lentement, les mains derrière le dos, en comptant les dalles d’un air sombre. Partout on babille à Venise, lui seul ne dit rien ; c’est un signor comte encore plus triste du plaisir des autres que de ses procès. Oh ! que cela est généreux de languir parce que nous savons divertir la foule qui honore tous les soirs notre théâtre ! » — « Oui, répondit Gozzi, je me promène dans les coins solitaires. Je ne cours pas, comme vous autres, dans tous les cafés de la place Saint-Marc pour mendier des applaudissemens et démontrer aux garçons limonadiers l’excellence de mes systèmes. Il faut bien aller au spectacle le soir, et comme vous avez empoisonné la scène de vos drames larmoyans, il est vrai que je languis, car vous donnez de l’ennui aux colonnes même du théâtre… »

Au ton qui règne dans l’attaque et la riposte, on voit que les poètes vénitiens se disaient assez crûment leurs vérités. Aujourd’hui que la guerre est finie et oubliée, il nous importe peu que les lois de la politesse n’aient pas été observées ; cette façon hardie et personnelle de s’exprimer en présence d’un public intelligent, comme l’était celui de Venise au milieu du siècle dernier, a précisément quelque chose d’antique et d’aristophanien. Les allusions en sont plus faciles à saisir, le commentaire plus simple et moins arbitraire, ce qui dispense heureusement le biographe et le critique de faire effort d’imagination.

La famille de Gozzi était noble et originaire du Frioul. Il y a eu des Gozzi à Pordenone, à Udine, à Padoue, et même en Dalmatie. Si on voulait absolument expliquer pourquoi cet écrivain avait dans la plaisanterie une tournure d’esprit gauloise, avec l’humour du Nord dans les momens d’émotion et une imagination tout-à-fait orientale, on pourrait dire que ces qualités opposées lui venaient du sang dalmate souvent mêlé à celui des croisés de tous pays qui allaient en Palestine. On ferait ainsi au génie de Gozzi une généalogie hétérogène, où Dervis Moclès se trouverait allié à Rabelais et à Shakspeare, mais on risquerait de tomber dans des aperçus plus ingénieux que vrais, et comme la vérité mérite quelques égards, je laisse les parallèles à d’autres plus hardis ou plus exercés. Jacques Antoine, père de Charles Gozzi, homme instruit, d’un caractère bizarre, menait à Venise le train d’un grand seigneur. Il fit construire dans son palais une salle de spectacle où il donna des représentations qui lui coûtèrent beaucoup d’argent. Ses onze enfans montaient sur ce théâtre et composaient de petites pièces auxquelles on les reconnut pour de jeunes prodiges. Ce père prodigue dissipa ainsi somptueusement son bien et celui de sa femme, Angela Tiepolo, dernier rejeton de cette noble race qui donna tant de sénateurs et de doges distingués à la république. Jacques-Antoine eut bientôt des affaires embarrassées ; il ne conserva de son ancienne fortune que de faibles débris encore disputés par les créanciers. Toute la famille avait réuni ses ressources pour vivre en commun. Les demoiselles Gozzi étaient aimables, gaies et bien élevées, les garçons savans et spirituels. Malgré la pauvreté, on passait le temps dans une intimité pleine de charmes.

En voyant ses camarades du lycée, qui avaient appris comme lui la grammaire et la rhétorique, « devenir les uns ivrognes, les autres marchands de châtaignes, » Gozzi admira les bons fruits de l’éducation. L’exemple de son studieux frère aîné Gaspard l’empêcha d’imiter les paresseux du collége. Il se prit de passion pour l’étude de la langue toscane, et il eut toujours du mépris pour les grands personnages qui faisaient des fautes d’orthographe. Gaspard, beaucoup plus puriste que son frère, devint un des critiques les plus judicieux de l’Italie. Comme chef de la famille, il aurait dû s’occuper des intérêts de la communauté ; mais il s’enferma dans son cabinet de travail sans vouloir entendre parler d’affaires, et un mariage d’inclination l’obligea bientôt à se séparer de ses frères et sœurs. Le second des garçons, François Gozzi, se chargea des procès et de l’administration des biens. Charles entra dans une école militaire, d’où il passa dans un régiment qui partait pour Zara. Pendant ses heures de loisir, Gozzi perfectionna encore ses études, car celles du lycée sont toujours incomplètes ; quant à ce que lui avait enseigné son premier précepteur, jeune prêtre mauvais sujet qui faisait la cour aux femmes de chambre de sa mère, il ne le portait pas en ligne de compte.

À Zara, Gozzi trouva de bons compagnons de régiment, piliers de mauvais lieux, et qui lui firent comprendre combien il était honteux pour un militaire de vivre sagement. Il avoua ses torts, mais il y persista tant qu’il put. Venise n’avait alors que des troupes mercenaires. Les régimens étaient composés de soldats morlaques, illyriens et dalmates, gens féroces et indisciplinés dont on ne pouvait tirer que des révoltes ouvertes ou des coups de poignard. Les officiers jouaient la comédie entre eux. Charles Gozzi, âgé de dix-sept ans, sans barbe et d’une mine un peu efféminée, prit les rôles de Colombine et de Lucie. Il eut un succès d’improvisation si grand, que le provéditeur l’exempta d’une partie de son service pour lui laisser le loisir d’organiser les représentations. Une petite aventure lui fit à la fois une réputation d’homme d’esprit et de militaire courageux.

La ville de Zara est partagée en deux par une rue large où viennent aboutir des ruelles étroites. Une de ces ruelles était le chemin le plus court pour aller du quartier de cavalerie aux fortifications. Un soir, des officiers qui voulaient prendre ce chemin trouvèrent au coin de la rue un grand homme masqué, enveloppé d’un manteau, qui leur présenta une espingole à bout portant et leur cria d’une voix de stentor : On ne passe pas ! Les officiers tournèrent bravement les talons et se résignèrent à prendre le chemin le plus long. Dans la ruelle demeurait une courtisane, appelée Tonina, fille d’une beauté extraordinaire. On allait chez elle pour charmer les ennuis de la garnison. L’homme à l’espingole était un Dalmate amoureux de cette courtisane et qui avait imaginé ce moyen d’écarter la concurrence. Ces allures de jaloux Dalmate réussissaient parfaitement avec les Vénitiens. La ruelle était déserte le soir, personne ne se souciant de vérifier si l’espingole était chargée. Le sage et pudibond Gozzi déclara publiquement dans un café que l’honneur du régiment ne permettait pas de supporter cette tyrannie, et que, pour lui, il était résolu à se présenter le soir même chez la Tonina, armé de ses pistolets. Plusieurs officiers, soit par bravoure ou par respect humain, promirent de l’accompagner, et une ligue de six personnes se forma contre l’homme à l’espingole. Après la conférence du café, Gozzi se sentit frapper doucement sur l’épaule. Un grand gaillard qui avait écouté la conversation le salua poliment :

— Signor comte, lui dit l’inconnu, c’est moi qui suis l’homme à l’espingole ; vous êtes un brave gentilhomme ; renoncez à votre projet, car, au lieu d’un, nous serons six au coin de la rue, et nous massacrerons tout ce qui passera.

— Quand vous seriez vingt, répondit Gozzi, j’irai chez la Tonina ce soir ; nous verrons qui restera maître du terrain.

Le jeune Vénitien tourna le dos au Dalmate colossal et s’en alla préparer ses armes. Le soir arrivé, on ne trouva personne au coin de la rue. Les officiers soupèrent avec la courtisane, et Gozzi, n’ayant plus de coups de pistolet à tirer, s’en retourna sagement chez lui. Peu de temps après, à l’occasion du dimanche gras, la garnison de Zara donna un spectacle public et un souper à toutes les jolies femmes de la ville. Les officiers jouaient une pièce dans laquelle Charles Gozzi remplissait le rôle de Lucie, femme délurée du vieil avare Pantalon. À la fin d’un monologue, Gozzi avait répété plusieurs fois la réplique convenue d’avance, sans que le Pantalon fit son entrée ; obligé d’improviser, en attendant que l’acteur parût, il regarde dans la salle et aperçoit la célèbre Tonina parmi les spectateurs. Afin de tirer la scène en longueur, dona Lucia prend dans ses bras sa petite fille au maillot, lui donne à téter et lui adresse une leçon maternelle, en l’appelant Tonina : « Poveretta Tonina, dit la mère Pantalone, plutôt que de te voir un jour faire le métier de coureuse d’aventures, guigner les cavaliers à travers tes persiennes, et te couvrir de dentelles et de bijoux si mal gagnés, j’aimerais mieux que le ciel coupât tout de suite le fil si menu de tes jours enfantins ; j’aimerais mieux que tu fusses laide comme le diable et noire comme une poêle à frire, plutôt que de briller comme tant d’autres Tonine resplendissantes de graces perfides et de beautés funestes. Mais si tu devais, contre tous mes désir, devenir une Tonina comme j’en connais, au moins ne va pas prendre pour amoureux des Lestrigons sauvages qui tirent sur les passans à coups d’espingole. » À cette botte inattendue, la véritable Tonina se lève et sort de sa loge, au milieu des applaudissemens frénétiques du parterre. Après le spectacle, Gozzi court chercher la courtisane et l’amène au bal par la main ; il la fait danser, s’assied auprès d’elle au souper.

— Quel dommage ! lui dit Tonina en tournant vers lui avec tendresse ses yeux magnifiques, quel dommage qu’un gentilhomme aussi aimable soit mon ennemi !

À la fin du souper, les têtes s’échauffent, et le jeune officier sent que ces yeux redoutables vont l’enflammer ; mais il comprend le danger et connaît trop la vengeance vénitienne pour s’exposer à la vengeance dalmate. Je croirais volontiers que Tonina n’était pas aussi méchante que Gozzi le supposait, car, malgré les espingoles et les poignards dont elle disposait, elle n’envoya point ses Lestrigons à celui qui l’avait attaquée publiquement.

On ne connaît pas bien un poète si on n’a pas quelque idée de ses amours. Gozzi a fort heureusement écrit lui-même l’histoire de ses Trois Amours principales. Les deux premières, qui eurent Zara pour théâtre, ne sont que des aventures ; la troisième est un petit roman dont la scène est à Venise. On a tant fait de romans vénitiens qu’il est bon d’avoir un récit véritable à leur comparer. Avant de dire comment Gozzi devint poète comique, ouvrons un peu les Trois Amours principales de l’auteur. Il n’y a qu’à traduire, et ces histoires montrent clairement où en étaient les mœurs à Venise et à Zara dans le XVIIIe siècle.

Pendant ses fraîches années, Gozzi avait auprès des femmes une retenue extrême, mais sans timidité, puisqu’elles ne l’effrayaient pas et qu’il recherchait leur compagnie. Ce qui lui nuisait le plus était l’habitude de métaphysiquer, dont apparemment le beau sexe dalmate ne s’accomodait pas, et qui le fit souvent passer pour un niais. À Zara, il fallait qu’un officier allât vite en besogne, et Gozzi perdait son temps dans les phrases et les sentimens délicats. En face de lui habitaient trois sœurs orphelines, pauvres comme Job et belles comme des astres. L’aînée était malade, la plus petite faisait le ménage, et la cadette lançait des œillades incendiaires au jeune voisin, qui fermait sa fenêtre avec une cruauté dont Joseph et Scipion-l’Africain l’auraient beaucoup loué. La jeune fille lui fait remettre un œillet par sa blanchisseuse ; il renvoie l’œillet. Enfin, après plusieurs traits semblables de barbarie, Gozzi est appelé chez une respectable dame, épouse d’un notaire et patronne de casa d’un officier supérieur. Cette vieille et honnête dame gronde sévèrement le signor comte : il est fort mal à lui de repousser les avances d’une jeune fille qui lui veut du bien ; c’est une rusticité indigne d’un gentilhomme. Pendant le sermon, l’officier supérieur répète dix fois : « Ah ! que ne suis-je à votre place ; que n’ai-je votre figure et vos dix-sept ans ! » Là-dessus la bonne dame ouvre une porte, et amène par la main la jolie voisine, le visage empourpré, le sein palpitant, les mains tremblantes et les yeux baissés. On cause avec un malaise insupportable.

— Allons, dit la femme du notaire, donnez votre bras à cette charmante fille, seigneur sauvage, et reconduisez-la chez elle.

Gozzi offre son bras à la voisine, et ces enfans, qui n’ont pas trente-quatre ans à eux deux, se promènent ensemble pendant trois heures. La jeune fille avoue naïvement qu’elle s’est prise d’une passion violente pour Gozzi en le voyant jouer au ballon avec ses camarades.

— À la bonne heure ! s’écrie le poète en riant, voilà du moins une passion fondée sur la juste connaissance des qualités de mon esprit et de mon cœur.

La belle Dalmate fond en larmes à cette réponse cruelle. Gozzi cherche à la consoler, et lui donne avec douceur des leçons de morale que la pauvre fille écoute avec une complaisance amoureuse, mais dont les mœurs perdues de ce siècle et les mauvais exemple qu’elle a sous les yeux ne lui permettent pas de profiter. Après d’autres promenades du même genre, le philosophe de dix-sept ans finit par sentir le feu qui dévore la voisine gagner son cœur. Il s’en va errer tout seul sur les remparts de la ville, partagé entre les scrupules et l’amour qui devient tous les jours plus fort. Au moment où il prend avec courage la résolution de rompre cette liaison, la jeune Dalmate lui demande la permission de visiter son appartement de garçon, et, une fois entrée, elle n’en sort plus que le lendemain. L’imagination de Gozzi prête aussitôt à sa maîtresse des vertus et des mérites que l’œil du philosophe n’avait pas vus. Un beau jour, notre poète est obligé de se rendre, pour une opération de recrutement, en Illyrie. Il s’embarque fort navré de la séparation, mais plein de confiance dans les sermens solennels de fidélité que lui prodigue son amie. Au bout de quarante jours, il revient ; on lui raconte alors que sa belle reçoit en cachette des visites du secrétaire du provéditeur. Il rentre chez lui furieux, et s’enferme dans sa maison. La jeune Dalmate veut qu’on s’explique ; elle force la consigne, et pénètre jusqu’à son amant.

— Malheureuse ! lui dit Gozzi au désespoir, vous n’êtes plus digne de ma tendresse ! Que venez-vous faire ici, puisque vous recevez le signor secrétaire du provéditeur ?

Ahimè ! répond la Dalmate avec volubilité. Ce diable d’homme m’a ensorcelée ; il a gagné mes sœurs en leur donnant deux boisseaux de farine. Tout le monde conspirait contre moi. Ah ! maudites sœurs ! maudite indigence ! maudite farine !

La pauvre fille pleurait à chaudes larmes. Gozzi tira de sa poche une bourse remplie de sequins qu’il jeta dans le giron de son infidèle, et il se sauva dans les rues, pleurant aussi de tout son cœur et répétant : « Maudites sœurs ! maudite indigence ! maudite farine ! » Ainsi finirent ses premières amours dont on retrouve une réminiscence dans sa pièce de Zobeïde.

La seconde aventure, moins édifiante que la première, ressemble tout-à-fait à un conte de Boccace. Charles Gozzi était lié d’une étroite amitié avec un jeune officier appelé Massimo. Afin de voir plus souvent son ami, il va demeurer avec lui chez un négociant, auquel il paie pension, pour le logement et la table. Ce négociant, n’ayant pas d’enfans, avait adopté une pauvre fillette, blonde, frêle, et d’une figure pudique, comme un ange de lumière ; elle n’avait que treize ans, mais treize ans de Zara en valent seize de Venise et vingt de France. Le bonhomme paraissait aimer tendrement sa fille d’ame. Gozzi s’intéressait à la belle fanciulla ; il admirait sa douceur, et lui donnait des conseils paternels qu’elle écoutait en baissant modestement les yeux. Un soir qu’il jouait le rôle de Lucie chez le provéditeur, Gozzi se faisait coiffer par la jeune fille. Elle badinait et riait de son accoutrement de femme : tout à coup elle le saisit par les cheveux, et lui applique de gros baiser sur les joues. Le philosophe la gronde doucement de cette liberté qu’il attribue à l’excès d’innocence ; mais la petite, pour qui la métaphysique et la morale sont de l’hébreu, lui fait sur le prétendu père adoptif des révélations que Boccace eût trouvées comiques, et qui sont fort tristes dans la réalité.

Malgré le chagrin que lui inspire cette découverte, le sage Gozzi est si bien battu en brèche par ce follet nocturne, qu’il n’a pas le courage de lui résister. Cependant le père d’ame, qui était fort jaloux, se défiait d’un étudiant dont la mansarde avait une fenêtre sur les gouttières de la maison voisine. Une lucarne de l’escalier pouvait donner passage à un amoureux, pour peu qu’il eut des intelligences dans la citadelle. Le vieux Bartholo imagine d’attacher une grosse bûche à la lucarne, en manière de trébuchet. Au milieu d’une nuit, la bûche roule dans l’escalier avec fracas ; le père accourt en chemise, tenant un flambeau d’une main, une épée de l’autre ; Gozzi et le seigneur Massimo paraissent dans le même costume, et on trouve la jeune fille et l’étudiant tremblans et stupéfaits. Le négociant, changé en Roland furieux, voulait tuer la coupable ; elle tombe à genoux devant l’épée menaçante, et fait une confession générale aussi belle que celle du Scapin de Molière : elle avoue que, depuis long-temps, elle ouvrait la lucarne pour le voisin ; que, de plus, elle recevait des visites de plusieurs autres signori dans le vestibule de la maison, et qu’elle donnait ainsi l’hospitalité à une demi-douzaine de garçons, de peur que l’air de la rue ne les enrhumât ; mais elle ajoute qu’elle en est bien honteuse et qu’elle ne le fera plus, et on lui pardonne.

Cette aventure avait laissé dans l’ame de Gozzi une impression pénible. Les trois années de son service à Zara expiraient dans trois jours, et il était libre ou de servir encore ou de retourner à Venise. Il prit ce dernier parti, afin d’échapper au souvenir fâcheux de ses relations avec la Messaline de treize ans. Arrivé à Venise, Gozzi court tout palpitant à la maison paternelle. C’était un grand palais situé dans la rue San-Cassiano, d’un extérieur magnifique, avec un escalier de marbre blanc. Le palais est désert, et dans un état de délabrement affreux. Les vitres brisées donnent accès à tous les vents de la boussole ; des lambeaux de tapisserie pendent aux murailles ; pas un meuble qui ne soit rompu ou déchiré. Deux portraits, peints par Titien, semblent regarder ce désastre avec des yeux courroucés. En fouillant dans ses vieux papiers, Gozzi retrouve une quittance d’imposition de quatre cents ducats, payés à l’état par son grand père, ce qui annonce un revenu de plus de soixante mille livres de France. Le concierge du palais lui apprend que toute la famille est à Udine, dans une petite maison de campagne, où l’on tâche de faire quelques économies. Les créanciers ont été impitoyables ; les procès ont mal tourné ; ceux qui sont encore en suspens ne promettent rien de bon. Les mariages des deux sœurs aînées, que l’on croyait avantageux, n’ont pas tenu ce qu’on en espérait.

— Allons, s’écrie le poète avec courage, le travail seul ne trompe pas, comme la fortune et les procès. Dans ma tête est le patrimoine qui soutiendra frères, sœurs et neveux.

Gozzi choisit sous le toit du palais une petite chambre, où il met des livres et quelques meubles moins ruinés que les autres. Il s’installe avec plaisir dans ce cabinet d’étude et se prépare à écrire. Une voix fraîche, qui chante une chanson mélancolique, vient le distraire ; il ouvre sa fenêtre et aperçoit en face de lui une jolie femme de dix-huit ans, bien parée, coiffée avec soin, et qui travaille à sa broderie. La rue est si étroite et l’on se voit de si près, qu’il serait malhonnête de ne point se saluer.

— Pourquoi donc, dit Gozzi, chantez-vous toujours des airs lugubres et languissans ?

— C’est qu’il est dans mon tempérament d’être toujours triste, répond la dame.

— Mais cette tristesse ne s’accorde pas avec votre âge.

— Si j’étais un homme, dit la voisine avec un sourire angélique, je saurais quelles sont les sensations et les idées des hommes ; et comme vous n’êtes pas femme, vous ne savez pas quelles impressions les choses de ce monde produisent sur l’esprit d’une femme.

Ce n’est pas une Dalmate qui aurait répondu ainsi. Gozzi, ayant trouvé pour la première fois une personne capable de le comprendre, entame des dialogues interminables, et s’abreuve des poisons anodins de l’amour platonique. Après un grand mois de conversations par la fenêtre, il voit un jour la jeune voisine se troubler en le regardant.

— D’où vient, lui dit-elle, que vous ne me parlez pas de ma lettre et de mon portrait ?

— Je n’ai reçu ni lettre ni portrait.

— Grand Dieu ! s’écrie la dame, quel est ce mystère ?

Au bout d’un moment, elle jette dans la chambre de Gozzi un billet où il trouve ces mots : « Soyez à vingt-une heures au pont Storto ; vous verrez une gondole fermée avec un mouchoir blanc sur le bord de la fenêtre ; entrez dans cette gondole, j’y serai. » Gozzi arrive au rendez-vous et se glisse dans la gondole. On baisse les stores et la couverture ; le barcarole, habitué à mener des couples amoureux, s’enfonce dans les canaux sinueux de Venise.

— Voilà ce qui s’est passé, dit la dame avec un air agité : dans ma maison habite un pauvre homme à qui mon mari donne par charité un petit logement. Cet homme m’a remis une lettre signée de votre nom, une lettre charmante et flatteuse. Vous me demandiez mon portrait, et comme j’en avais un dans mon tiroir, je vous l’ai envoyé. Que sont devenus ce portrait et ma réponse ? Mais d’abord lisez ce que vous m’avez écrit.

La dame tire de son sein un billet d’une écriture inconnue ; Gozzi devient rouge de honte en lisant un pathos ridicule d’adulations outrées, d’hyperboles grossières, le tout assaisonné de citations de Métastase.

— Est-il possible, dit le poète humilié, que vous m’ayez cru l’auteur d’un galimatias aussi absurde ?

La belle rougit à son tour, puis elle se met à rire, en convenant de bonne foi de l’aveuglement de sa vanité. On cause ensuite fort longuement des moyens de se tirer de ce mauvais pas, et on se sépare en prenant jour et heure pour se revoir dans la gondole au mouchoir blanc, près du pont Storto. L’affreux mystère s’éclaircit tout de suite. L’hôte logé par charité est un coquin qui a inventé cette ruse pour voler le portrait orné de perles. Il commet un autre vol dans la maison, et le mari le chasse. Rien n’empêche plus le couple platonicien de reprendre la dernière conférence interrompue ; mais on s’est habitué à aller au pont Storto et à circuler ensemble en gondole, sans préjudice des entrevues par la fenêtre. Ce manége dure pendant six mois. On se tutoie, on se dit qu’on s’aime, et on demeure volontairement, de part et d’autre, dans les régions les plus éthérées du sentiment, exemple rare et peut-être unique sous le ciel de Venise. Cependant un jour on va à Murano faire une collation sous la treille dans une locanda ; on est au mois d’avril, et la dame est vêtue de rose. Lorsqu’on rentre sur la brune, Platon s’en retourne à Athènes chercher d’autres amans plus philosophes. Gozzi aimait tendrement sa belle voisine ; mais le sort rompit le fil de sa passion à l’improviste et par un incident comique dont le plus fin romancier ne s’aviserait pas.

Un jour, Gozzi est embrassé par un de ses camarades de Zara ; l’ami jette un coup d’œil sur le cabinet de travail, les livres, les papiers épars, les portraits de famille du Titien, puis il arrive à la fenêtre et aperçoit la voisine penchée sur sa broderie. Cette découverte lui fait comprendre la patience de son ami et son goût pour une solitude si agréablement partagée. Gozzi oppose à la plaisanterie un air très sérieux. Il avoue le plaisir qu’il trouve à causer de temps en temps avec une femme spirituelle ; mais il repousse avec indignation les commentaires et conjectures de son camarade.

— Eh bien ! lui dit l’officier, ne te fâche pas. Puisque la voisine est aussi sage que belle, et que tu es trop vertueux pour lui faire la cour, je vais essayer, avec ta permission, de lui dire deux mots de galanterie.

Là-dessus, le militaire se met à la fenêtre, salue la dame, engage la conversation, en commençant par un éloge pompeux de son cher Gozzi, dont il se dit le meilleur, l’inséparable ami. À la grande surprise de notre poète, la voisine répond avec coquetterie, fait des mines à l’officier, sourit de son jargon militaire et même de ses équivoques de garnison. L’ami propose aussitôt une partie de spectacle pour le soir. Il a, dit-il, une loge pour la comédie, et si la dame veut inviter quelqu’une de ses amies, on se divertira tous quatre ensemble. La proposition est acceptée. La voisine vient, flanquée d’une sienne compagne, grosse blonde, qui ne dit mot, dont Gozzi se trouve chargé, tandis que l’officier s’empare de sa maîtresse et l’entretient à voix basse avec un feu toujours croissant. Gozzi est au supplice.

— Qu’as-tu donc ? lui dit son traître ami. Puisque tu m’as juré sur l’honneur que ta belle voisine ne te tient pas au cœur, ton air sombre ne peut pas venir de mes assiduités.

Après le spectacle l’officier entraîne toute la compagnie chez un traiteur. On soupe. La grosse blonde dévore, boit comme un chanoine et garde le silence. Gozzi a des barres de fer dans le gosier qui ne laissent passer ni un morceau ni une parole. Enfin, il voit son camarade et sa maîtresse entrer dans une chambre dont la porte se referme au verrou. Lorsque les dames sont rentrées chez elles et que les deux amis se trouvent face à face, l’officier dit brusquement à Gozzi :

— C’est ta faute ; tu l’as voulu. Jamais je n’irais sur les brisées d’un ami confiant. Tu devais m’avouer que tu aimais ta voisine. C’est ta faute. Souviens-toi de la leçon.

Voilà comment Gozzi découvre qu’il a métaphysiqué pendant plus de six mois avec une Vénitienne délurée, parfaitement digne de figurer sur la liste de ses bonnes fortunes à côté des beautés de Zara.

II.

Sur un être sensible et intelligent comme Gozzi, ces trois déceptions amoureuses ne pouvaient manquer d’exercer une grande influence. La bonne opinion qu’il voulait avoir des femmes recevait une atteinte profonde. Son chagrin une fois calmé, il riait de lui-même en songeant que dans ses affaires de cœur lui seul avait fait tous les frais de délicatesse. L’imagination dégoûtée regrettait ses trésors jetés au vent, et demandait au poète un meilleur emploi de ses forces. À l’âge de vingt ans à peine, Gozzi jurait de ne jamais s’exposer aux chances du mariage et de se consacrer uniquement aux lettres. Ce parti étant bien arrêté, il s’enferme dans son cabinet, rassemble ses sonnets et chansons, les met au net sur du papier fort beau ; il relie le tout en un livret couvert de maroquin cramoisi ; puis il s’en va chez un riche sénateur et lui présente ses vers ornés d’une dédicace.

— Merci, lui répond son excellence, merci, mon petit ami. Je pourrai prouver à ceux qui en douteraient que vous avez fait vos études.

En 1750, Venise n’était plus la reine des mers. Le gouvernement affaibli n’avait conservé de son ancien nerf politique qu’une humeur ombrageuse et perfide. Des vieilles institutions, il ne restait que les inconvéniens : l’inquisition d’état, les délations et le système déplorable de fermer les yeux au peuple en l’avilissant. Le commerce était ruiné depuis long-temps par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et les mœurs étaient tombés dans un relâchement extrême. La police regardait de travers les jeunes gens sérieux. Pour se faire bien voir, il fallait déguiser le goût innocent de l’étude sous les formes de la bouffonnerie, du plaisir ou de la licence. On devait paraître ne songer qu’à rire et faire l’amour. Le peuple, poussé dans cette voie, adoptait volontiers cette manière de vivre en paix avec son gouvernement. On employait les nuits en fêtes et en débauches, la moitié du jour à dormir, le reste à courir après des intrigues galantes, et on ne manquait pas le soir d’aller au spectacle pour causer et prendre des sorbets. Ce public évaporé, intelligent et civilisé, ne demandait qu’à se divertir, applaudir, juger les différends entre les poètes, et donner le prix à qui trouvait le meilleur moyen de lui plaire.

Il y avait alors à Venise une académie nouvellement fondée, qui, sous les apparences d’une réunion consacrée à la folie et au burlesque, cachait un but littéraire utile et sage, le perfectionnement de la langue et le culte du toscan. Le gouvernement lui passait ses travaux sérieux à cause de l’extravagance de son nom de ses statuts. Elle s’appelait académie des Granelleschi, c’est-à-dire des amateurs d’âneries. Gaspard Gozzi faisait déjà partie de cette réunion ; il lut à ses confrères plusieurs morceaux légers de Charles Gozzi, qui fut élu membre de l’académie. Un vieux seigneur maniaque, infatué de lui-même et grand rimailleur, comme on en voit beaucoup en Italie, fut choisi pour président par une élection ironique. À chaque séance, ce président, monté sur un trône festonné, lisait d’une voix de fausset quelque pièce de vers toujours applaudie, et ces succès de ridicule, qu’il prenait pour bons, lui méritèrent le titre glorieux d’arcigranellone, ce qui veut dire littéralement archi-imbécile. Les autres membres de cette académie étaient des savans, des bibliophiles, des poètes et des écrivains distingués. On était en rapports avec l’académie de la Crusca, on introduisait à Venise les bons livres florentins, et on y répandait le goût du style pur et naturel, que le ribombo et le galimatias avaient détrôné depuis long-temps.

Tout le bien que les Granelleschi avaient fait se trouva détruit un beau jour par Goldoni, écrivain barbare, qui n’avait d’esprit qu’en parlant les patois de Venise et de Chioggia. Goldoni, pénétré de la lecture de Molière, avait adopté ce poète pour son modèle ; mais comme il traduisait aussi les continuateurs de Molière, il se croyait sur les traces du plus grand comique du monde, tandis qu’il suivait à la piste Destouches et tous les auteurs de troisième ordre. Jusqu’alors la comédie italienne n’avait pas observé de règles. Les acteurs italiens ayant au plus haut degré le don précieux de l’improvisation, la moitié de la pièce était écrite, l’autre moitié abandonnée à l’inspiration des acteurs. La portion écrite était en toscan, l’autre en dialecte. Ce genre existe encore à Naples, où il jouit d’une faveur méritée. À Venise, quatre masques bouffons et improvisateurs revenaient dans toutes les pièces : le Tartaglia, bredouilleur ; le Truffaldin, caricature bergamasque ; le Brighella, représentant les orateurs de places publiques et d’autres types populaires ; et enfin le célèbre Pantalon, le bourgeois vénitien personnifié avec tous ses ridicules, et dont le nom a une étymologie digne d’un commentaire. Ce mot vient de pianta-leone (plante-lion) ; les anciens marchands de Venise, dans leur fureur d’acquérir des terres au nom de la république, plantaient à tout propos le lion de Saint-Marc sur les îles de la Méditerranée ; et comme ils venaient se vanter de leur conquête, le peuple se moquait d’eux en les baptisant plante-lions. Ce démocratique sobriquet rappelle l’aventure de Cicéron, poursuivi par les enfans de Rome, qui criaient derrière lui : Reperiit, invenit ! parce que Cicéron n’arrivait jamais au sénat sans assurer qu’il avait trouvé et découvert une conspiration nouvelle. Le titre de piantaleoni du XIXe siècle pourrait être justement décerné aujourd’hui à une autre nation qui plante le lion sur les îles de toutes les mers avec encore plus de constance que les anciens marchands de Venise.

Les quatre rôles à caractère étaient joués en 1750 par des acteurs d’un grand talent, si on en croit Gozzi qui les aimait passionnément. Le Brighella, nommé Zanoni, et le Truffaldin, Sacchi, directeur de la troupe, étaient surtout des improvisateurs délicieux. Ce genre prêtait singulièrement à la satire, puisque les quatre masques jouissaient du privilége de faire rire le parterre aux dépens de qui ils voulaient. C’est cet art déréglé, mais piquant, animé et original, que Goldoni résolut d’anéantir au nom de Molière, qui avait emprunté à l’Italie les Sbrigani et les Scapins, dont le théâtre français s’était fort bien accommodé. Goldoni voulut remplacer la comédie italienne par un genre froid et dégénéré auquel Gozzi donnait le nom de flebile, ce qui veut dire à volonté plaintif ou déplorable. De peur de heurter trop brusquement le goût du moment, Goldoni donna d’abord sa petite pièce de l’Enfant d’Arlequin, qui eut du succès, même en France. C’était une manière de s’introduire en traître dans le camp ennemi. À peine eut-il assuré son crédit sur le public de Venise qu’il abandonna la troupe de Sacchi pour celle du théâtre Sant’ Angelo, où l’on jouait des traductions. Il prit l’engagement de faire représenter seize pièces nouvelles dans un hiver, et il tint parole en imitant à la hâte tout ce qui paraissait en France. Il passa du genre bouffon à la comédie prétentieuse de Destouches, puis au drame larmoyant, qui devenait à la mode à Paris, et il crut avoir sauvé et régénéré le théâtre. L’abbé Chiari, écrivain ampoulé, traduisait aussi de son côté les pièces françaises en phébus ultramontain, si bien qu’en peu de temps la comédie nationale disparut, et que la troupe de Sacchi sortit de Venise pour aller chercher fortune en Portugal.

L’académie des Granelleschi ne savait trop que penser de cette révolution subite. Trompée par le titre de régulière qu’on donnait à la comédie nouvelle, et par l’autorité du nom de Molière dont on abusait adroitement, elle hésitait à se prononcer. Goldoni écrivait fort mal, mais ne fallait-il pas excuser le vice de la forme en faveur du fond ? En résultat, le théâtre avait-il perdu ou gagné ? Telles furent les questions qui s’agitèrent dans le sein de l’académie. Gozzi se promenait dans un coin, la tête baissée, les bras derrière le dos, comptant les dalles d’un air mélancolique, comme le lui reprocha Chiari, dans ses prologues. On trouvait beaucoup de raisons favorables au genre nouveau ; Gaspard Gozzi lui-même se laissait égarer par les grands mots de règles classiques. Daniel Farsetti seul plaidait pour la comédie nationale. Charles Gozzi prit la parole.

Signori miei, dit-il avec son sourire plein de malice, j’avais pensé en demandant à entrer dans votre académie, que le nom de Granelleschi était un badinage ; j’étais loin de soupçonner que ce fût une réelle définition de nos rares mérites ; mais je vois que nous sommes bien nommés. Granellesco je suis à jamais si vous approuvez cette comédie à la mode que les vents glacés du nord ont apportée ici un jour de bise et de neige. Il est beau à vous de vous apercevoir que le style de ces pièces est une boucherie de mots où la grammaire et le bon goût sont mis à la torture. Quant au fond, avorton bâtard et larmoyant, qui a volé au grand Molière ses papiers de famille, regardez-le du haut du campanile de Saint-Marc, et les plus myopes le reconnaîtront pour une imposture littéraire. Ces gens-là font de l’italien un mélange si barbare que je me crois à Babylone. Apprêtez-vous à parler leur langage si vous voulez encore être compris. Ce que j’admire par dessus tout, c’est de voir confondre dans la même catégorie Goldoni et Chiari, absolument comme si on ne savait pas distinguer le dôme de Saint-George-Majeur d’une marmite. Les comédies de Goldoni, signori miei, sont un grand amas de bonnes scènes et de matériaux utiles qui pourrait servir de manuel comique à d’autres talens plus cultivés et plus éveillés que le sien. Le manque de culture et la nécessité de produire servilement trop d’ouvrages sont les bourreaux de ce bon esprit italien que j’aime en le plaignant. Ses rapines, ses plagiats et ses imitations, tout blâmables qu’ils sont, révèlent un génie comique mal employé. Mais Chiari, ce pédant sentencieux plus obscur qu’un astrologue, qui délaie les pièces françaises en les assaisonnant d’immoralités ! l’appeler le réformateur du théâtre, c’est comme si on disait, en voyant répandre du vin et remplir les bouteilles avec l’eau des lagunes : voici une cave heureusement réformée. Les potions goldoniennes et chiaristes ont endormi la jeunesse spirituelle de Venise ; le sommeil vous gagne ; vous étendez vos membres engourdis, et dans votre somnolence vous murmurez en bâillant : « Il me semble que la comédie est devenue régulière. » Il n’y a rien au contraire de plus irrégulier pour des Italiens qu’un genre anti-national, mêlé de trivialités et de barbarismes. Laissons passer quelque temps, et ensuite c’est à nous qu’il appartiendra d’appliquer au public les sinapismes qui secoueront sa léthargie.

Toutes les incertitudes sont à l’instant fixées, et les yeux dessillés par ce cours. Le poète rentre ensuite dans son silence taciturne qui lui a fait donner le surnom de solitaire ; il laisse ses confrères censurer le théâtre nouveau, qui n’arrête pas le cours de la vogue ; mais, au bout de cinq ans, les fruits sont mûrs : Gozzi arrive un beau jour à l’académie, un rouleau de papier sous le bras, et demande la parole :

— Seigneurs granelleschi, j’ai une provision de bagatelles à vous communiquer. Vous savez qu’il y a deux cents ans est mort à Florence un vieux poète un peu sorcier appelé Burchiello. J’ai eu le bonheur de retrouver un de ses manuscrits posthumes chez la marchande de tabac. Ce beau poème est intitulé la Tartana degl’influssi (la Tartane des influences pernicieuses pour l’année bissextile 1756), et voyez comme la rencontre est heureuse ! ce manuscrit tombe précisément dans mes mains peu de jours avant que l’année 1756 soit commencée.

Gozzi fait sa lecture, et les académiciens, à qui le règlement prescrit le plus grand sérieux en matière de badinage, admirent comment le vieux Burchiello a savamment deviné l’état des mœurs, des lettres, du barreau et même de la chaire, en cette année bissextile. Il a passé en revue les ridicules de la société vénitienne, l’hypocrisie des coureurs de sermons, les bavardages philosophiques des avocats, et le théâtre dit régulier. Il a deviné Chiari et Goldoni ; ô profond Burchiello ! L’académie éclate en applaudissemens à ce passage qui définit la comédie larmoyante : « Ces spectacles sont une omelette battue… On mélange ensemble des morceaux incomplets, des caractères que la nature ne pourrait pas seulement rêver, des figures méconnaissables, des homélies, des métaphores et du patois de gondoliers ; il pleut des argumens de pièces à la douzaine, et puis on se redresse, les joues enflées, le pied en dehors, et on dit : nous avons réformé le théâtre… Autrefois on faisait tout simplement de la poésie ; aujourd’hui il faut des vers martelliens[1], si longs, si durs à fabriquer, d’une matière si coriaces, qu’on y va des dents, des pieds et des mains, comme les cordonniers creusent leurs souliers. On se donne beaucoup de peine, mais on a réussi à faire parler hébreu aux muses. »

Burchiello avait bien deviné. Regardez le pauvre public de Venise : en quel état il est tombé ! N’ayant plus d’endroit où il puisse se divertir honnêtement, il va dans les tavernes et perd ce qui lui restait encore de respect pour les bonnes mœurs. Cependant reprenons un peu d’espérance, car le poète sorcier nous prédit pour la fin de l’année le retour de Sacchi et de Zanoni, ces acteurs inimitables qui ramèneront avec eux les plaisirs, la gaieté italienne, et la pantalonnade plus profonde qu’on ne le croit à voir son air innocent. Goldoni, enflé par un succès éphémère, proclame dans ses préfaces son dessein « d’arracher à la comédie nationale ses masques de cuir, » expression choquante et cruelle dont il se repentira ; ainsi l’a dit Burchiello. « Continuez donc, poètes nouveaux, à sonner vos cloches de bois qui appellent les papillons au consistoire. Tout cela aura une fin, et alors, que ferez-vous ? vous vendrez de l’onguent, vous direz la bonne aventure en plein-air, et vous débiterez de ces marchandises qu’on ne donne qu’au comptant. »

L’académie des Graneleschi demandait l’impression de la Tartane. Gozzi refuse de la donner au libraire ; mais il en accorde une copie à son ami Daniel Farsetti, qui l’envoie imprimer en France et en répand dans Venise un millier d’exemplaires sans la permission de l’auteur. Les Vénitiens, rieurs et inconstans, ne se faisaient aucun scrupule de berner le poète qu’ils avaient acabblé hier de caresses et de sérénades. Les journaux de Florence prirent feu pour la comédie nationale, et le célèbre P. Calogerà fit un grand éloge de la Tartane dans ses mémoires littéraires. Chiari voulut répondre, et prouva en vers détestables combien les critiques de Burchiello étaient fondées. Goldoni en appelait encore à l’auditoire nombreux qui venait chaque soir à San-Salvatore. Les amis de Gozzi lui représentèrent que le silence n’était plus possible, que la satire ne suffisait pas, et que Ie public avait le droit d’exiger une pièce meilleure que celle du genre critique : « César, répond Gozzi, a pris son temps pour passer le Rubicon, et vous autres vous m’y pousser la tête la première en répandant ma satire dans les cafés ; il faut à présent que je nage ou que je me noie. » Sur ces entrefaites, le tremblement de terre de Lisbonne ayant chassé Sacchi du Portugal, Gozzi n’eut plus aucun prétexte de retard. Un matin, le petit théâtre de San-Samuel, fermé depuis cinq ans, est nettoyé avec soin, et sur la porte on voit une grande affiche qui annonce : l’Amour des Trois oranges, fable en cinq actes, imaginée exprès pour ramener les quatre masques nationaux, et soumettre au public quelques allégories peu déguisées.

Le signor Prologue est un petit enfant qui se glisse entre la toile et la rampe pour faire trois saluts et dire d’un air naïf que l’auteur, par grand extraordinaire, va faire représenter une pièce nouvelle qui n’a été jouée nulle part. La troupe demande pardon aux spectateurs de ne pas leur donner un ouvrage vieux, traduit, usé, paré des plumes du paon, embelli par de grosses sentences. Là-dessus l’enfant se retire et la pièce commence.

Silvio, puissant roi de Carreau, pleure et se lamente dans le sein de son ministre Pantalon ; son fils unique, Tartaglia (le peuple en personne), périt d’ennui et de consomption. Le malheureux ! on l’a tant abreuvé de drames pleureurs, de comédies empruntées aux étrangers et d’ouvrages dits réguliers, qu’il se meurt dans les règles, soigné par deux médecins en bonnets pointus. C’est la méchante fée Morgane qui lui a envoyé ces potions achérontiques. Que pourrait-on lui administrer ? Léandre penche pour l’opium, Truffaldin opine pour une infusion de vers martelliens ; mais Clarice assure que les vers martelliens et l’opium sont une seule et même drogue. L’oracle déclare que le prince ne sera guéri que si on vient à bout de le faire rire. Hélas ! comment faire rire un pauvre enfant qu’on a tant ennuyé pendant si long-temps ? Truffaldin prend les tasses, les potions noires, les fioles empoisonnées de la médecine nouvelle, et jette le tout par la fenêtre. « Amusons le prince, dit-il, soyons gais, jouons-lui quelque farce italienne. Majesté, donnez une fête à votre fils. » On ouvre les portes au peuple ; les bonnes gens entrent dans le palais. On boit, on fait de la musique : le prince n’en est que plus sombre. On se masque, on danse : le prince ne se déride pas. La fée Morgane, déguisée en vieille femme, s’approche, une cruche la main, d’une fontaine qui verse du vin. Truffaldin l’attaque, se moque d’elle, fait des gambades en disant mille lazzis qui irritent la vieille. Elle veut le battre, il la pousse ; elle tombe sur le dos, les jambes en l’air, au milieu des débris de sa cruche cassée. Le prince éclate de rire, et l’enchantement est rompu. Comme le parterre riait aussi, Truffaldin (Sacchi) lui disait avec attendrissement : « Hélas ! chers souverains de mon cœur, si le pauvre Truffaldin avait su que vous l’aimiez encore, il ne serait pas allé jouer en Portugal. » Cependant la fée, furieuse, se tournait vers le prince et lui lançait une horrible malédiction : « Sois donc guéri de l’ennui, mais sois amoureux des trois oranges d’or. Point de repos pour toi jusqu’à ce que tu les possèdes. Tu seras comme le quadrupède dans l’eau et le poisson dans un parterre de fleurs jusqu’à ce que tu aies conquis les trois oranges. » — « Eh bien ! disait Pantalon, courons après les oranges d’or. Ce n’est pas assez que d’être guéri de l’ennui, des comédies régulières et des vers martelliens ; il faut reconquérir aussi l’ancienne comédie, les bonnes fables de nourrices, la verve éteinte des masques nationaux, et les amusemens oubliés de notre jeunesse. » Après cette introduction satirique commençait la poursuite des oranges ensorcelées, véritable conte de nourrice que le public écoutait en palpitant de plaisir, mais dont le lecteur ne se soucierait guère et que Gozzi appelait une baliverne magique propre à ressusciter la comédie dell’arte.

Tout en riant d’un succès populaire gagné à si peu de frais, Gozzi n’entend pas précisément raillerie sur l’article des féeries orientales. L’Amour des Trois oranges le captive lui-même à la représentation ; il s’émeut devant sa propre invention. Cette première pièce n’était qu’un canevas, il faut aller plus loin, restaurer ce que Goldoni a détruit, tracer des règles à la comédie dell’arte, et créer en même temps un genre nouveau, le genre fiabesque. Cette résolution épouvanta la coalition Chiari et Goldoni. Les prologues de San-Salvatore et de Sant’ Angelo mirent leurs bonnets de travers, et attaquèrent ouvertement Gozzi ; mais il était trop tard, le coup avait porté. La foule désertait, on courait aux fables de nourrice.

Le solitaire continuait à se promener sur la place de Saint-Moïse, les mains derrière le dos, roulant dans sa tête des imbroglio, des sortiléges dramatiques, et des allégories contre les faiseurs de traductions. On vit paraître sur l’affiche divertissante de la troupe Sacchi le Corbeau, tiré d’un conte napolitain « pour l’amusement et l’instruction des petits enfans, et particulièrement destiné à la guérison des nombreux hypocondriaques de Venise. » Après le Corbeau arriva bientôt le Roi cerf, pièce à transformations « où l’on verra un monarque changé en bête passer dans le corps de plusieurs animaux, et rentrer à propos dans son véritable corps, toutes choses qui paraîtront si vraisemblables, qu’elles pourraient bien être possibles. » Ce titre bouffon trahit l’inclination de Gozzi pour le fantastique, où il va bientôt se plonger si profondément qu’il se croit le jouet des puissances occultes.

Il y avait à Venise un vieil orateur de place publique appelé Cigolotti, qui faisait des sonnets de mariage, de naissance, de baptême, voire même des épitaphes pour vingt sous, et qui racontait au peuple d’anciens romans et des histoires merveilleuses. Zanoni, le Brighella de la troupe, imitateur des types populaires, singea le bonhomme Cigolotti avec son costume rapiécé, ses gestes emphatiques et son parler nazillard. Le signor Prologue se présenta sous cette forme grotesque. Il débita quelques traits satiriques et fit une exposition qui sans lui aurait pu sembler un peu longue. La critique trouva dans le Roi cerf une foule de beaux exemples et de conseils adressés aux rois, auxquels Gozzi n’avait peut-être pas songé. Quoi qu’il en soit, le genre fiabesque était définitivement adopté.

Voilà donc l’édifice péniblement élevé par Goldoni et Chiari renversé en trois jours. Une flottille de trois barques vénitiennes avait suffi pour chasser ou couler à fond cent gros navires amenés des pays étrangers. Goldoni, voyant son théâtre désert, partit brusquement pour la cour de France, qui lui faisait des offres brillantes. L’Enfant d’Arlequin avait plu à Louis XV ; on voulait avoir à Versailles des comédies da ridere, et Goldoni donna le Bourru bienfaisant ! On ne se plaignit pas de la surprise. Pendant ce temps-là, Gozzi héritait non-seulement de la vogue de ses rivaux, mais même de leur théâtre, car la troupe de Sacchi passa de San-Samuel à San-Salvatore. En employant un terme consacré dans les arts, on peut dire qu’à cette époque finit la première manière de Charles Gozzi. Il y aurait tout un parallèle à faire entre la guerre des deux écoles vénitiennes et celle à laquelle notre génération a pris part en 1829. Comme en France, on reprochait à l’une des écoles de Venise l’ennui et la froideur, à l’autre le mépris des règles. Gozzi a eu gain de cause, mais plus tard on le négligea complètement. Les ouvrages dits classiques furent repris, ce qui a amené la décadence irrémédiable de la comédie italienne en lui ôtant son génie national.

La victoire de Gozzi aurait pu être définitive, s’il n’avait pas eu lui-même quelques-uns des défauts de ses antagonistes. Son style n’était pas exempt de reproches. Par haine des alexandrins et de l’emphase, il écrivait avec un abandon fâcheux. La rime est si facile en italien que ce n’est guère la peine d’adopter un rhythme pour ne faire que des vers blancs, et Gozzi ne voulait décidément pas rimer, excepté dans les occasions où son sujet devenait tout-à-fait poétique. Il érigeait la négligence en système, et se glorifiait de renverser le pathos martellien en écrivant par-dessous la jambe. Ces irrégularités, qui se supporteraient en anglais, produisent un effet déplorable dans l’idiôme coulant et mélodieux de la Toscane ; aussi les classiques vénitiens, indignés de leur déconfiture, s’écriaient-ils douloureusement : « Au moins, nos barbarismes rimaient ensemble ! »

Charles Gozzi fut un peu étonné de n’avoir plus personne à combattre. Les sonnets admiratifs pleuvaient chez son concierge. On l’appelait l’Aristophane de l’Adriatique ; le public demandait encore des fables, sans songer que les allégories n’étant plus de saison, la moitié de l’intérêt s’était évanoui. Plus de genre flebile, plus de phébus, ni de vers soporifiques, ni de dialectes barbares ; plus de contre-révolution à faire, et partant plus de satire possible. Gozzi se tourna un peu inquiet vers le sévère et judicieux Gaspard.

Carlo mio, lui dit son frère, prends garde à toi. Avec la colère s’en va l’inspiration satirique. C’est quand on n’a plus de rivaux qu’on tombe. Iras-tu sans passion te créer des motifs de guerre ? Si tu t’avises de toucher aux grands ou à la politique, on te fera jouer le premier rôle dans une tragédie dont la dernière scène sera un monologue dans une prison. Prends garde à toi ; redeviens simple granellesco, ou bien brise les flèches et les armes pointues ; puise dans ta seule fantaisie, et si tu réussis, tu sauras que le ciel t’a fait véritablement poète.

Le conseil de Gaspard était bon, Charles Gozzi s’enferma pendant deux mois dans son cabinet. Il oublia les querelles poétiques et se jeta dans la fantaisie. C’est de là que sortit la charmante et puérile Turandot, qui a eu l’honneur d’être traduite par Schiller, représentée dans toutes les grandes villes d’Allemagne, et commentée sérieusement par Hoffmann, qui avait de bonnes raisons pour admirer Gozzi, comme on le verra tout à l’heure.

III.

Si Peau d’Âne m’était contée, j’y prendrais un plaisir extrême, disait le bonhomme La Fontaine. Je le crois bien, car Peau d’Âne est un fort joli conte ; mais l’histoire de Turandot est bien plus belle encore. On peut la lire dans le recueil de Dervis Moclès, traduit par M. Pétis de La Croix. Gozzi, en l’ornant des charmes du dialogue et des masques comiques, en a fait son œuvre capitale. Calaf, fils de Timur, roi d’Astracan, battu par ses ennemis et dépouillé de ses états, arrive errant et inconnu aux portes de Pékin. Il remarque un grand mouvement dans le peuple, et demande s’il se prépare une fête ; mais on lui apprend que la foule s’assemble pour voir une exécution sanglante. Turandot, unique enfant de l’empereur de la Chine, jeune fille d’une beauté incomparable, d’un esprit profond et ingénieux, a l’ame noire et sauvage. Son père voudrait la marier avant de lui laisser l’empire ; mais elle déteste tous les hommes. L’empereur Altoun-Kan a vainement employé les menaces et les prières pour la fléchir ; il est faible et adore sa fille. Tout ce qu’il a pu obtenir d’elle, c’est de conclure avec lui un traité bizarre dont il a juré sur l’autel d’observer les conditions. Les princes qui aspirent à la main de Turandot doivent paraître au divan, en présence des docteurs. La princesse leur proposera trois énigmes. Celui qui les devinera toutes trois épousera Turandot et héritera de l’empire, mais ceux qui ne réussiront pas auront la tête tranchée. Tels sont les termes du traité, on est libre de n’en point courir les risques. L’orgueilleuse jeune fille espère que ces conditions effrayantes écarteront les amoureux. Cependant plusieurs princes ont déjà péri, et ce matin même on va décapiter le fils du roi de Samarcande, qui n’a pas pu deviner les énigmes.

En effet, une marche funèbre résonne au loin. Le bourreau dépose sur la porte de la ville la tête du malheureux prince : « Si j’étais le père de cette fille barbare, s’écrie Calaf indigné, je la ferais mourir dans les flammes. » Aussitôt arrive le gouverneur du jeune homme décapité ; il jette par terre le fatal portrait de Turandot, le foule aux pieds, et sort en pleurant. Calaf ramasse le portrait. Les bonnes gens chez qui il loge le supplient de ne pas regarder cette peinture dangereuse ; mais il se moque de leur frayeur. Il regarde le portrait, et tombe dans une rêverie profonde, frappé au cœur subitement. Il parle à l’image de Turandot, et lui demande s’il est vrai qu’un visage si beau cache une ame cruelle ; puis il s’écrie qu’il veut tenter la fortune, et répond aux larmes de son hôtesse par ce raisonnement d’amoureux : « Si je ne réussis pas, je trouverai un terme à ma vie misérable, et j’aurai du moins contemplé avant de mourir la beauté la plus rare qui soit au monde. » Calaf n’écoute plus rien, et marche tout droit au palais impérial.

Altoun-Kan est le plus bénin des empereurs. Il pleure de tout son cœur en faisant couper la tête d’une foule de charmans princes auxquels il aimerait bien mieux donner sa fille ; il se lamente avec son secrétaire Pantalon. Calaf est introduit, et on tâche de le faire renoncer à son projet ; mais l’amoureux inébranlable répond :

Morte pretendo, o Turandotte in sposa.

« Je prétends mourir ou épouser Turandot. » On assemble donc le divan. La princesse paraît au milieu de ses femmes et voilée : « Voici la première fois, dit-elle à ses confidentes, que je sens de la pitié pour un homme. » La suivante Adelma éprouve plus que de la pitié, car elle s’enflamme tout à coup pour Calaf. L’orgueilleuse Turandot commande au prétendant de s’apprêter à mourir ; puis elle prend le tuono academico pour débiter sa première énigme, que Calaf devine tout de suite, à la grande stupéfaction du divan. La seconde énigme, celle de l’arbre dont les feuilles sont noires d’un côté et blanches de l’autre, n’était pas encore connue du temps d’Altoun-Kan ; cependant Calaf devine que cet arbre est l’année avec ses jours et ses nuits. « Il a touché le but, dit Pantalon, qui ne comprend rien aux énigmes. — Du premier coup et dans le milieu, ajoute Tartaglia, qui n’y voit que du feu. — Princesse, dit Adelma, cet homme est votre maître ; il sera votre époux. — Tais-toi, répond Turandot indignée ; que le monde s’écroule plutôt. Je déteste cet homme, et je mourrai avant d’être à lui. »

Cette exclamation fournit à Calaf l’occasion de montrer son amour et sa grandeur d’ame en assurant qu’il n’épousera jamais la princesse par force ; mais le bon Altoun-Kan déclare qu’il faudra bien qu’on se marie, et il engage même sa fille à prendre ce parti sans aller plus loin : « Sposa sua fia la morte ! » répond Turandot : que son épouse soit la mort ! » Elle se lève, et, d’une voix plus forte qu’auparavant, débite la troisième et dernière énigme :

« Dis-moi quelle est la terrible bête féroce, à quatre pieds et ailée, bonne pour qui l’aime, et altière avec ses ennemis qui a fait trembler le monde, et qui vit encore orgueilleuse et triomphante ? Ses flancs robustes reposent solidement sur la mer inconstante ; de là, elle embrasse avec sa poitrine et ses serres cruelles un immense espace. Les ailes de ce nouveau phénix ne se lassent jamais de couvrir de leur ombre la terre et les mers. »

Après avoir prononcé le dernier vers, Turandot soulève le voile qui cachait son visage et fixe ses yeux sur Calaf. Ce coup de théâtre réussit. Le pauvre prince, étourdi par la beauté de l’artificieuse jeune fille, reste confondu et sans voix. Profitons du moment de trouble de Calaf pour remarquer la flatterie que l’énigme adresse à la seigneurie de Venise. Turandot aurait dû retourner toute la dernière moitié de son discours, et dire : « Elle a fait jadis trembler le monde ; mais, hélas ! aujourd’hui elle n’est plus ni orgueilleuse, ni triomphante, et les ailes de l’ancien phénix, fatiguées et repliées tristement, ne couvrent plus de leur ombre la terre ni les mers. » Calaf se remet enfin de son étourdissement, et, malgré l’inexactitude de la proposition, il devine que la bête féroce est le lion juste et terrible de l’Adriatique. Tout le divan bat des mains ; l’empereur embrasse son gendre, et la princesse tombe en faiblesse au milieu de ses femmes. En vain Turandot demande une nouvelle épreuve ; le débonnaire Altoun se met en fureur et la menace de sa malédiction. Alors Calaf s’interpose ; il supplie l’empereur d’avoir pitié du chagrin de sa fille ; il ne peut supporter l’idée d’avoir fait couler les larmes de Turandot, et renoncera plutôt à elle, et même à la vie, que de lui déplaire. On se décide à un accommodement. À son tour, Calaf proposera une énigme à la princesse, et lui donnera jusqu’au lendemain pour la deviner ; mais si elle ne trouve pas la réponse à la prochaine séance du divan, elle se résoudra au mariage. Turandot accepte les conditions. Voici l’énigme de Calaf : « Quel est le prince qui a été réduit à mendier son pain, à porter de vils fardeaux pour soutenir sa vie, et qui parvenu tout à l’heure au comble de la félicité, retombe en ce moment, plus malheureux qu’il n’a jamais été ? » Calaf, à Pékin, éloigné de ses états perdus, pense que Turandot ne pourra jamais savoir son nom ; mais il a affaire à la plus rusée des femmes. La nuit vient. Calaf, retiré dans un appartement que l’empereur lui donne, s’endort sur une ottomane. L’eunuque Truffaldin, dévoué à Turandot, arrive à pas de loup, tenant à la main une branche de mandragore qu’il pose sous l’oreiller du dormeur afin de le faire parler en rêvant. Calaf s’agite, change souvent de posture. Truffaldin attribue ces mouvemens à la vertu de la mandragore. Il imagine d’interpréter chaque geste par une lettre de l’alphabet, et compose ainsi un nom ridicule qu’il court bien vite porter à sa maîtresse.

Après la sortie de Truffaldin, Adelma paraît. Elle réveille Calaf et lui déclare son amour avec une délicatesse mêlée de passion que Gozzi pouvait mieux exprimer qu’un autre, étant plus habitué à recevoir des déclarations d’amour qu’à en faire. Son séjour en Dalmatie l’avait exercé à traiter une scène de ce genre. La défiance de Calaf s’endort ; il compatit à la faiblesse d’Adelma : « Vous êtes perdu, lui dit la perfide créature ; Turandot a ordonné votre mort, et demain, au point du jour, vous serez assassiné. » À ces mots, le prince, au désespoir d’avoir inspiré tant de haine à sa maîtresse, s’écrie : « Ô malheureux Calaf ! ô Timur, mon père ! voilà le dernier coup de la fortune ! » En vain Adelma offre au pauvre amoureux de fuir avec elle. Il n’a plus la force de vouloir sauver sa vie.

Sol d’amore e di morte son capace.

« Je ne suis plus capable que d’aimer et de mourir. » Adelma possède le grand art familier aux femmes de mêler le faux et le vrai. Ses mensonges sont accompagnés de larmes brûlantes et sincères. Cependant elle échoue, et ne songe plus qu’à perdre Calaf en dévoilant à Turandot le secret qu’elle vient de surprendre.

Le jour paraît. Dans son impatience d’avoir un gendre, l’empereur a déjà peigné sa barbe. On assemble le divan. Turandot arrive environnée de ses femmes. Elle est en larmes, et se cache le visage de son mouchoir, ce qui remplit de joie le vieil Altoun : « Le mariage, dit-il, la distraira. » On apporte l’autel sur lequel brûlent les restes d’un sacrifice. Aussitôt que Turandot aura avoué sa défaite, on l’unira au vainqueur. — « Il n’est pas encore temps, dit l’orgueilleuse princesse avec un air de triomphe, vous pouvez éteindre le feu sacré. Si j’ai laissé à cet étranger son espérance, c’était pour mieux me venger en le faisant passer plus cruellement du plaisir à la peine. Ecoutez-moi, tous : Calaf, fils de Timur, je te connais. Sors de ce palais ; cherche ailleurs une autre femme, et apprends jusqu’où va la pénétration de Turandot. » À ces mots, la désolation est générale. Calaf reste sans mouvement. L’empereur pleure ; Pantalon s’arrache les cheveux, et Tartaglia bégaie trois fois plus qu’auparavant. Enfin Calaf, dans le transport de sa douleur, tire son poignard et s’avance jusqu’aux marches du trône : « Tiranna, dit-il à sa maîtresse, ton triomphe est encore incomplet ; mais je vais te satisfaire. Ce Calaf que tu connais, et que tu détestes, va mourir à tes pieds. » Le cœur de la superbe Turandot s’amollit enfin ; elle s’élance au bas du trône, et retient le bras du jeune prince prêt à se frapper, en lui disant avec tendresse :

Viver devi per me ; tu m’hai vinta.

« Tu dois vivre pour moi ; je suis vaincue. » L’empereur et le divan se remettent bien vite à pleurer de plaisir ; Adelma, seule, voyant que le prince est perdu pour elle, saisit le poignard tombé des mains de Calaf et veut se tuer ; heureusement elle prononce auparavant un petit discours qui donne le temps à Turandot de s’opposer à son dessein. On se prépare à marier les amans, et la jeune première, qui est une Chinoise du XVIIIe siècle, s’approche de la rampe, regardant le parterre avec des yeux en coulisse pour assurer qu’elle est revenue de ses préventions injustes contre les hommes ; elle déclare qu’elle voit là-bas une réunion de garçons pour qui elle se sent de l’amitié : « Donnez à mon repentir, leur dit-elle, quelque signe bénévole de votre pardon » ; et le parterre applaudit.

On ne peut se le dissimuler, Turandot aurait pour nous le défaut d’être un ouvrage puéril. Un de ces spectateurs prosaïques et raisonnables dont Hoffmann avait une si grande horreur serait en droit de trouver que l’empereur est trop faible de céder aux caprices de cette princesse extravagante, et que les grands airs d’une petite fille orgueilleuse mériteraient une bonne correction, et non pas l’honneur de fournir matière à une comédie héroïque. Le reproche ne manquerait pas absolument de vérité ; mais combien y a-t-il dans les vieux sujets tirés de l’antiquité de fables invraisemblables et un peu puériles ? Elles sont consacrées et viennent de la Grèce, au lieu de venir des Arabes. Euripide et Sophocle leur ont fait des vêtemens divins ; mais ajoutez à la froide raison et au prosaïsme impassible du spectateur haï d’Hoffmann une ignorance complète des traditions antiques, supprimez ce que l’éducation a enfoncé à grands coups de marteau dans cette tête dure, et soumettez Racine et Corneille à son rare jugement. Vous verrez Mithridate amoureux à soixante ans d’une jeune fille devenir un vieux fou ; Bajazet un garçon trop léger qui écrit des billets compromettans, Bérénice une femme importune que le roi est trop bon de ne pas faire mettre à la Bastille. Quant aux personnages de Corneille, il n’y en aurait pas un qui ne fût un homme à chapitrer vivement pour l’empêcher d’agir sans cesse d’une façon diamétralement opposée soit aux convenances du monde, soit à ses véritables intérêts.

Sans aucun doute, le parterre français rirait quand Turandot se lèverait pour réciter ses énigmes avec le tuono academico, et cependant le mouvement du voile rejeté en arrière, et qui déconcerte Calaf, est éminemment dramatique ; et Hoffmann, en parlant de cette scène, dit qu’il ne l’a jamais vu représenter par une jolie actrice sans s’écrier avec enthousiasme, comme le désespéré Calaf : « O bellezza ! Ô splendor ! » Je souhaite aux gens qui appelleront Hoffmann un enfant l’intelligence et le goût de l’auteur du Pot d’Or. Combien les auteurs comiques français devraient envier à Gozzi la liberté dont il jouissait et la parfaite latitude que lui laissaient les Vénitiens ! Quelle aisance ! quelle variété d’invention ! quel laisser-aller entre le public et lui ! D’une part, on ne vient que pour s’amuser ; de l’autre, on ne cherche qu’à trouver toutes sortes de moyens de divertir les gens. Dans la Femme serpent, pièce, il est vrai, fort compliquée, le poète a besoin de placer une exposition nouvelle entre le troisième et le quatrième acte, afin de préparer le dénouement. Rien de plus simple : le Truffaldin Sacchi, habillé en vendeur de relazioni, se présente avec le manteau court et troué, le chapeau râpé, la barbe en désordre : « Gentilshommes et gentilles dames, voici la nouvelle, remarquable et authentique relation de la grande bataille qui a été livrée pendant cet entr’acte. Vous y verrez comment le géant Morgon, accompagné de deux millions de Maures farouches, a donné l’assaut à la ville de Téflis ; comment, avec le secours du ciel, la forteresse a résisté aux efforts des infidèles… etc. Cela vient de paraître. On ne le vend que la bagatelle d’un soldo. »

— Maître Sacchi, disait l’auteur dans la coulisse, vous distribuerez ce papier pour rien.

— Bah ! répond l’impresario, je serais donc un plus mauvais vendeur de relazioni que les crieurs des rues, si on ne me payait pas ? Je prétends qu’on me donne autant de sous qu’il y a de spectateurs.

Et le public de rire et de payer. En France, Truffaldin, avec sa relation et son manteau troué, eût essuyé une bourrasque de sifflets, et le lendemain l’auteur se serait mis en travail de quelque pièce d’un irréprochable ennui.

Laisons de côté la Donna Serpente, les Gueux heureux, la Zobéide, le Mostro Truchino et l’Oiseau vert, qui composent le répertoire fiabesque de Gozzi, pour suivre de préférence l’homme pendant cette période remarquable de son génie. À force d’exercer sa fantaisie et de voir représenter devant lui ses conceptions originales, notre poète vivait entouré de magiciens arabes, de nécromans thessaliens, de derviches et de faquirs dangereux par leurs ruses. À force de faire le métier de providence et de fatalité avec toutes ces créations bizarres, Gozzi entra jusqu’au cou dans le monde fantastique ; les puissances occultes dont il s’était servi se tournèrent un beau jour contre lui, et se mirent à le tourmenter. Elles rendaient son café bouillant au moment même où il portait la tasse à ses lèvres ; s’il y avait sur la place de Saint-Moïse une mare d’eau, elles y conduisaient malignement son pied. Les passans prenaient des figures inusitées : les uns paraissaient avoir sept pieds de haut, les autres lui venaient au genou. Le bon seigneur N… N…, ancien ami de son père, avait toujours quelque nouvelle folie en tête lorsque Gozzi allait le voir. Un jour, ce digne vieillard rassemblait dans son salon de vieilles bottes de formes diverses, depuis la mode du temps de l’archevêque Turpin jusqu’à l’époque actuelle, et il soutenait que ses aïeux avaient chaussé tout cela pour défendre la république contre les Turcs. Un autre jour, le bonhomme se croyait en relations avec les souverains de l’Europe, et Gozzi devenait un envoyé diplomatique qu’on recevait confidentiellement. N’était-ce pas quelque mauvais génie fiabesque attaché à Gozzi qui lui jouait ces mauvais tours ? Oui, évidemment. Cependant, au rebours d’Hoffmann, qui s’est cru plus tard affligé du même malheur, Charles Gozzi ne tremblait point devant ses ennemis invisibles. Il s’irritait avec l’exagération italienne, et gardait son sérieux pour faire rire les autres. Ouvrons un peu les Contratempi :

« Oui, je suis né avec une étoile contrariante, dit Charles Gozzi. Si je voulais raconter toutes les malices dont cette étoile sardonique m’a assassiné, il me faudrait un gros volume. Pendant une certaine époque de ma vie (celle des féeries et des fables), quelque magicien m’avait ensorcelé, car mes contretemps allaient jusqu’à devenir aussi dangereux que ridicules. Je n’ai pas un physique qui ressemble à celui de tout le monde. D’où vient donc que dix personnes à la fois s’obstinaient à me prendre pour un autre ? À coup sûr j’étais ensorcelé.

« Un jour, à Saint-Paul, je rencontre un vieil ouvrier qui accourt à moi, se prosterne à mes pieds, embrasse ma culotte, et me soutient avec un déluge de larmes que j’ai sauvé son fils de la prison. Il m’assomme de ses bénédictions et me poursuit jusqu’à ma porte en me disant que je suis le patricien Paruta, qui ne me ressemble en aucune façon.

« Qui ne connaît pas Michel dell’Agata ; ce fameux impresario de l’opéra de Venise ? Qui ne sait qu’il est moins haut que moi d’une palme et plus gros de deux palmes ; qu’il s’habille autrement que moi et jouit d’une autre physionomie ? Cependant, un beau jour et tout à coup, chanteurs, chanteuses, danseurs, figurans, peintres, machinistes, maîtres de chapelle et tailleurs, ne me rencontrent plus sans m’adresser leurs complimens et sans m’appeler le signor Michel dell’Agata, me regardant en face et s’indignant que Michel ne veuille plus être Michel. Je me sauve à Padoue. Je vais voir la bonne et sage danseuse Maria Canzani, mon excellente amie, qui était près d’accoucher. La servante m’annonce : « Signora, voici le signor Michel dell’Agata qui demande à vous parler. » En sortant de chez la danseuse, je vais sur le pont San-Lorenzo ; je rêvais à ces méprises effrayantes. À côté de moi passe le célèbre professeur d’astronomie Toaldo, qui me connaît parfaitement. Je le salue ; il me regarde, ôte son chapeau avec gravité, et me dit : Adieu, Michel ! puis il s’éloigne comme une apparition.

« Un soir, il faisait très chaud ; une lune resplendissante éclairait la place Saint-Marc ; je me promenais avec le patricien François Gritti. Une voix crie derrière moi : « Que fais-tu ici à cette heure ? Que ne vas-tu dormir, âne que tu es ? » En même temps je reçois deux coups de pied sur l’échine. Je me retourne furieux, et je vois le bon chevalier André Gradenigo, qui se confond en excuses, et s’écrie : « Ah ! ciel ! pardonnez-moi, seigneur Gozzi ; j’aurais juré que vous étiez Daniel Zanchi. — Pourquoi faut-il, lui dis-je, que vous me preniez pour un Daniel quelconque, et comment avez-vous de pareilles confidences à lui faire ? » Non, cela n’est pas naturel.

« Carlo Andrich est un de mes meilleurs amis. Nous discourions ensemble devant Saint-Marc par un jour fort serein. Je vois un Grec portant moustaches, vêtu de long, avec la barette rouge, et tenant par la main un enfant habillé comme lui. Cet homme court à moi, tout joyeux, et veut m’embrasser : « Allons, petit, dit-il à l’enfant, baise la main à ton oncle Constantin. » Et Andrich crève de rire, tandis que je reste glacé d’horreur : « Quoi ! reprend le traître de Grec ; est-ce que vous ne seriez pas mon ami Constantin Zucalà ? » — Non, répondis-je tout en colère, je ne suis pas Constantin, je ne veux pas l’être ; je m’appelle Carlo Gozzi, et qui plus est, je n’embrasserai pas le petit. Il fallait pourtant éclaircir cet affreux mystère. Je vais chez un marchand grec, et je lui demande s’il connaît un homme nommé Constantin Zucalà. « Oui, signor, me répond ce marchand. Zucalà est un honnête négociant du quai des Esclavons, ici tout près. » Eh bien, regardez-moi ; trouvez-vous qu’il me ressemble ? — « Ah ! signor, vous voulez rire. Zucalà est haut comme cette table, et vous avez cinq pieds six pouces ! »

Cela n’est rien encore. J’étais allé dans le Frioul pour la villegiatura. Je reviens en novembre, et je rentre enfin dans Venise, après une nuit et un jour passés en voiture, dans la neige, par un vent du diable ; j’arrive accablé de froid, de faim, de fatigue et de sommeil. — Gondoliere, porte-moi à San-Cassiano, au palais Gozzi. — Ma paisible petite rue se trouve encombrée de gens du peuple qui crient comme des aigles. — Qu’y a-t-il donc ? — C’est le seigneur Bragadino, qui a été créé ce matin patriarche de Venise ; il fait des largesses au peuple. Cela ne durera que trois jours. — Je frappe à ma porte, un maître d’hôtel vient m’ouvrir, la serviette sous le bras. — « Que faut-il vous servir, signor ? Nous donnons le régal et l’hospitalité à tout le monde indistinctement. » Je le crois bien, je suis chez moi ici ; je m’appelle Charles Gozzi, cette maison est la mienne — « C’est la vôtre en effet, signor, tout le monde est chez nous comme chez soi pendant ces trois jours. » J’entre dans ma maison. Partout il y a des gens attablés, des hommes ivres qui dorment, d’autres qui jouent, chantent, se querellent et vocifèrent. Le veau, le bœuf et les chapelets de dindons embrochés rôtissent dans ma cuisine. Gamache faisait ses noces dans ma chambre. Il me faut déserter avec facchino et gondolier, pour chercher un logement à l’auberge pendant trois jours. À qui est-il jamais arrivé rien de pareil ? qui pourrait encore nier que je suis ensorcelé ? Non, jamais le patriarche Bragadino n’aurait eu l’idée de s’emparer d’une autre maison que la mienne pour faire cuire ses dindons. »

Tous les caprices de l’étoile contrariante ne sont pas aussi fâcheux que celui-ci ; mais Gozzi attache une extrême importance au moindre détail du chapitre, hélas ! trop court des Contratempi. Si on l’en croyait, la pluie tomberait pour lui seul, aussitôt qu’il met le nez dehors, et rien ne lui arriverait comme à tout le monde. Cependant tout le monde est en droit d’en dire autant que lui. Chacun a son chapitre des Contratempi, orné de méprises effrayantes, de personnages bizarres et de fatalités imprévues dont on a le droit de faire des monstres. Qui ne connaît pas cette disposition d’esprit dans laquelle tout change d’aspect et s’éclaire d’une lumière fantastique ? Alors la queue du diable passe entre les basques de tous les habits et si quelqu’un vous appelle d’un autre nom que le vôtre, vous êtes au pouvoir de l’enfer. Dans les mains de Gozzi, le fantastique, soutenu par la pantalonnade vénitienne prend des proportions énormes. L’auteur a bien l’air de croire à la vertu des paroles cabalistiques par lesquelles l’ame de Tartaglia passe dans le corps du roi, son maître, tandis que l’imprudent monarque s’amuse à entrer dans le corps d’un cerf ; mais il exagère assez les choses pour vous faire entendre que cela n’est pas parfaitement croyable ! Hoffmann, au contraire, est effrayé réellement, et veut vous forcer à partager son épouvante.

Transportez la scène des Contratempi en Allemagne : n’avez-vous pas l’écolier Anselmus, qui ne peut jamais saluer un grand personnage sans renverser une chaise ; le petit Zacharie avec ses transformations ; et le conseiller Tussmann, qui voit une tête de renard sur les épaules de son voisin, l’horloger, et tout ce monde de gens qui se fantasmatise dans les cabarets de Berlin ou de Nuremberg ? Assurément, il est impossible de nier l’originalité d’Hoffmann, mais jusqu’à quel point s’est-il approprié celle de Gozzi ? Combien le poète vénitien l’a-t-il aidé à s’exalter, à se mettre en dehors de lui-même, pour se voir agir, penser et se faire manœuvrer comme les masques de la comédie dell’arte ? Combien Charles Nodier a-t-il emprunté à Gozzi, qu’il a suivi de près dans ses voyages en Dalmatie ? À quel degré la Fée aux Miettes, Trilby, et tant d’autres ouvrages, sont-ils parens des comédies fiabesques et du chapitre des Contratempi ? Turandot et l’Amour des trois Oranges ont engendré les Tribulations d’un directeur de Spectacle et les articles sur les marionnettes. Néophobus est le neveu de Burchiello et ses diatribes sont venues à Paris avec un bon vent sur la Tartane des influences, long-temps après l’année bissextile 1756.

Tandis que d’autres ont passé leur vie entière dans le fantastique, Gozzi, trop fort pour s’y arrêter, n’y demeure qu’un instant ; il prend la chose comme un badinage, dont son air fâché fait tout le charme, et en conscience le fantastique ne devrait jamais être pris autrement. Le reste est de la folie ou de l’affectation. N’oublions pas surtout que le chapitre des Contratempi est une production du XVIIIe siècle.

IV.

C’est une existence heureuse et variée que celle de Gozzi, surtout dans son époque fiabesque. Qui n’a envié le sort du poète comique jeté dans le tourbillon de la vie d’artiste, au milieu d’une troupe d’acteurs intelligens et d’atrices jolies, qui doivent à ses travaux et à ses conseils leur gloire et leur pain quotidien ? Qui n’a désiré connaître la vie aventureuse décrite par Goethe dans Wilhelm Meister ? Charles Gozzi faisait mieux que de jouir du pittoresque et de la liberté du monde des coulisses ; il exerçait le rôle de génie du bien dans ce conflit perpétuel de passions : il refusait de voir le mal, et souvent, de peur d’être blâmé par lui, on n’osait pas commettre une mauvaise action. C’est Gozzi lui-même qui parle dans sa Peinture de la comique compagnie de Sacchi. « Sans nul doute il y avait, dit-il, dans notre troupe comique sept artistes excellens, soutiens solides de la comédie dell’arte. Ce genre, bien exécuté, est à mon sens la plus agréable et la plus innocente récréation ; mal exécuté, il est insupportable, j’en conviens ; c’est tout ce que je puis accorder aux petits esprits persécuteurs de comédie, et qui, avec leur sérieux affecté, sont plus ridicules encore que les arlequins sans talent.

« Outre le rapport certain de mes capricieuses allégories avec le génie de ces acteurs, outre leur bravoure comique, la bonne odeur d’honnêteté qu’on respirait parmi eux m’engagea à fraterniser philosophiquement avec cette compagnie. L’union, la bonne harmonie, la discipline, les règlemens sévères sur la conduite des femmes, me séduisirent. Je me flatte d’avoir été utile à la troupe et au genre, qui était avant moi plus ampoulé qu’il ne l’est. Quant au désintéressement et au zèle que j’ai montrés envers mes protégés, je n’en dirai rien. Qui pourrait compter tout ce que je leur ai fait par complaisance de prologues, d’adieux en vers, combien de chansons à intercaler, de quêtes de complimens pour les jolies actrices de passage, combien de milliers d’addition aux farces, combien de soliloques, de désespoirs, de menaces, de reproches, de prières ! Combien de fils j’ai morigénés, combien de pères j’ai suppliés, dans toutes ces pièces où les débutans timides ne savaient s’ils auraient la force d’improviser ! J’étais de fondation le compère, le parrain, le conseiller, le médiateur, le cher poète, aux baptêmes, aux noces, aux querelles, toujours en badinant et toujours avec succès, car je les aimais tous.

« Aucune de nos jeunes actrices n’était laide, aucune sans dispositions pour son art. Elles s’y exerçaient en me priant de les secourir dans un moment de besoin, de leur donner des leçons la veille d’un rôle créé. Avec leurs grands yeux, leurs airs patelins, caressans et coquets, elles obtenaient de moi ce qu’elles voulaient, preuve qu’elles jouaient bien la comédie. Et quand la troupe courait le pays dans la saison des pèlerinages ! bon Dieu ! quelle quantité de lettres ! Milan, Turin, Gênes, Parme, Mantoue, Bologne ! ahimé ! c’étaient des récits, des chagrins, des souvenirs, des demandes d’arbitrages, des tendresses. Les lettres exercent une comédienne.

« Celui qui s’imagine qu’on peut mener des actrices sans faire l’amour est dans l’erreur. On le fait ou on feint de le faire. Ces pauvres filles sont pétries de pâte d’amour. L’amour est leur premier guide aussitôt qu’elles peuvent s’aider à marcher en s’appuyant de la main. À six ans elles en parlent et le connaissent tant bien que mal. L’austérité de la compagnie existait… en paroles. La jeune comédienne est extrême en tout : amitié est un mot fabuleux ; nous lui substituons l’amour et point de nuances. Une comédienne dit bien à une autre qu’elle a de l’amitié pour elle, mais quand elle veut la tromper ou lui jouer un mauvais tour. Du moins, dans notre compagnie, on faisait l’amour décemment, sans scandale. Jamais je n’ai vu nos actrices dépouiller les jeunes gens, se vendre à l’enchère, ni surtout, ce qui a de graves conséquences, mal parler ou ruiner celles qui se conduisaient bien. Jamais une basse vénalité n’a été remarquée ; on se serait fait bannir de la troupe. Après cela, on était amoureuse par choix, discrètement, en suivant le bon exemple qu’on avait reçu de ses père et mère, quand on en avait. Toutes les femmes disaient : « Quand j’aurai un mari, je quitterai la scène ; » mais on se mariait à condition de ne point la quitter, car celle qui a vécu heureuse sur la scène ne peut plus vivre ailleurs. Nous sommes passionnés à Venise, et la passion respire dans les coulisses ; elle passe sa tête par le trou du souffleur, on l’avale avec la fumée des quinquets. Hors des planches le néant.

« Ces pauvres jeunes filles ! que d’esprit et de traits comiques dans leurs amours ! Quelquefois elles m’attaquaient et me perçaient d’œillades, car j’étais garçon, je pouvais prendre femme, et on serait restée sur les planches. Quelquefois j’ai su leurs colères, leurs querelles, leurs jalousies, et même leurs pleurs à propos de moi ; elles croyaient m’aimer parce que j’étais le signor poetà et célibataire, en un mot une planète adorable dont une invention scénique pouvait encore les porter au triomphe. Sous ce rapport je faisais de mon mieux, leur gloire était la mienne ; quant à l’hyménée, j’ai toujours mis fin aux chimères en déclarant mon parti pris de rester garçon ; mais bah ! on recommençait au bout de huit jours.

« À chaque rentrée en ville, après une tournée, je les questionnais d’un air indifférent. On ne voulait rien avouer. On avait tant pensé à moi ! ô Dio ! et enfin les confessions arrivaient peu à peu, et on avait eu des boisseaux d’amourettes ! Mais on protestait et on prouvait, clair comme la nuit, par des témoignages, par des lettres, que les galans étaient tous de bons partis, des époux presque assurés. Ah ! si on était restée un jour de plus dans telle ville, on serait une dame bien établie ! C’étaient de riches particuliers de Turin, qui est une ville noble, de Milan, une capitale ; tous avaient les intentions les plus honorables, mais tous étaient malheureusement obligés d’attendre la mort, qui d’un oncle, qui d’un père, qui d’une mère, qui d’une femme, le tout apoplectique, étique ou hydropique, ainsi cela ne pouvait tarder : « Tenez, lisez plutôt, me disait-on. » Je lisais fort placidement des expressions de tendresse, et je voyais des regards furtifs qui lisaient aussi dans mes yeux, pour y chercher de la jalousie… Qu’il est difficile pour un philosophe de vivre parmi de jeunes comédiennes ! Elles ont dans l’ame six livres écrits sur l’art d’aimer, sans compter celui d’Ovide.

« On ne reverra plus de Truffaldin comme Sacchi, plus de Brighella comme Zanoni, plus de Tartaglia comme Fiorilli, ce Napolitain plein de feu, justement célèbre dans toute l’Italie, plus de Pantalon comme Darbès, ce comique à volonté contenu ou impétueux, majestueusement bête, et si vrai que le bourgeois vénitien croit se mirer sur la scène quand il voit ce modèle parfait de ses ridicules. La Smetalda était un ange pour la grace, une mouche pour la légèreté. Avec trois mots, ces gens-là auraient su faire toute une scène à mourir de rire. Jamais ils n’auraient souffert qu’une pièce tombât du premier coup. Ils en auraient plutôt fabriqué une autre sur le moment, et il fallait qu’on eût ri pour son argent, car ils étaient honnêtes, et du diable s’ils voulaient rendre le prix des billets. J’ai vécu avec eux pendant dix ans, au milieu du bruit, des querelles, des tempêtes, des injures, et avec tant de plaisir que je ne donnerais pas ces dix années pour tout le reste. Hors des affaires du théâtre, ces pauvres comédiens se seraient mis au feu les uns pour les autres ; ils auraient brûlé Venise pour moi. Hélas ! tout a une fin, l’extinction et la dispersion de la troupe a été un de mes grands chagrins. Goldoni s’est appuyé sur un mot imposant et trompeur, et un mot est tout puissant sur les esprits bornés ; ses pièces reviendront peut-être sur l’eau, comme un vieux sac à procès embourbé au fond des lagunes, et qu’un coup de rame détache, en passant, de la vase où il dormait, tandis que mes pauvres fables, si on les oublie une fois, ne reverront plus la lumière. »

Le temps, qui détruit tout, laissa Charles Gozzi vivre heureux et tranquille pendant quatorze ans, au milieu de ces acteurs qu’il aimait et qu’il avait perfectionnés. Cette belle époque ne fut qu’une suite de succès, de relations gaies et cordiales, de bonne harmonie et de recettes copieuses. On se réunissait deux fois par semaine chez le compère Sacchi ; le vin de Chypre échauffait les conversations ; la jeunesse et la beauté des actrices, leur coquetterie, leurs folles espérances de mariage, mettaient Gozzi dans la plus douce position dont puisse jouir un auteur. Tout alla le mieux du monde tant que le patron de la troupe n’eut de préférence marquée pour personne ; mais un beau jour une œillade plus meurtrière que les autres et mieux ajustée pénétra jusqu’à son cœur : ce fut le signal de la discorde, de la désorganisation, et même de la décadence du poète comique.

Une actrice qu’il vit à Padoue, la signora Teodora Ricci, captiva tout à coup Charles Gozzi, à tel point qu’il négligea ses anciennes amitiés et ses intérêts pour être plus entièrement à son amitié nouvelle. Jamais il ne voulut avouer qu’il y eût de l’amour en jeu, et cependant il fit pour la signora Ricci plus que l’amitié seule n’oserait entreprendre. Cette jeune femme n’était nullement appelée par vocation à entrer dans la troupe de Sacchi. La comédie fiabesque et plaisante ne convenait pas à son physique sérieux, à sa diction déclamatoire, ni à son caractère violent et passionné. Dans l’idée que la faiblesse du poète pour elle lui serait avantageuse, elle accepta les propositions que Sacchi voulut bien lui faire à l’instigation de Gozzi. Comme si le public de Venise eût deviné le tort que cet élément nouveau pouvait causer à la compagnie, il accueillit très froidement cette actrice à son début. La pièce de l’Amoureuse tout de bon, composée exprès pour elle, se ressentit de la mauvaise volonté du parterre. Gozzi s’obstina ; il aima mieux changer de genre que d’abandonner sa favorite, et donna une traduction du Comte d’Essex et une autre de Gabrielle de Vergy. On avait eu de la peine à monter ces deux ouvrages, si contraires aux habitudes de la troupe. Peut-être l’exécution fut-elle manquée ; le public demeura muet pour l’actrice et pour les deux ouvrages, qu’il fallut laisser de côté après six représentations. Le quatrième essai fut plus heureux. Gozzi, ayant étudié l’esprit et le caractère de son amie, trouva un rôle qu’elle pouvait jouer. La Princesse Philosophe plut beaucoup au public, et la signora Ricci se vit enfin applaudie et acceptée par les Vénitiens. Cette réhabilitation porta le coup de la mort à la compagnie Sacchi. Toutes les actrices jalouses se liguèrent contre la nouvelle favorite ; une fois l’espoir perdu de convertir le poète en marito felicissimo, l’envie et la haine ne gardèrent plus de ménagemens. Les quatre masques tournèrent leurs regards de tous côtés pour chercher de l’emploi ; la spéculation se mettant de la partie, les directeurs de Sant’ Angelo, du théâtre de Mantoue, et même celui de la Comédie-Italienne de Paris, leur firent des propositions. Darbès et Fiorilli, gagnés à force d’argent, quittèrent San-Salvatore, pour entrer dans la troupe rivale, de sorte que Gozzi se trouva en peu de temps sans Tartaglia et sans Pantalon. Par une transformation subite, il donnait des pièces sérieuses tandis que ses concurrens héritaient de son genre et de ses acteurs comiques. Comme dans le Roi cerf, l’amour lui avait fait imprudemment laisser son corps pour passer dans celui d’un autre, qui avait pris immédiatement sa place. Heureusement, si Darbès et Fiorilli emportaient la gaîté avec eux, ils ne donnaient point le génie fiabesque aux mauvais et obscurs faiseurs du théâtre Sant’ Angelo ; mais la décadence et la dispersion de la troupe Sacchi n’en étaient pas moins inévitables. Truffaldin prenait de l’âge et perdait ses jambes. Pour surcroît de complication, ce vieux fou s’avisa d’être amoureux de la Ricci, et malgré ses soixante-dix ans il donna de l’ombrage à notre poète, qui voulait bien se contenter du titre d’ami, à condition de ne point voir d’amant en titre. Un jour Gozzi trouva sa belle occupée à tailler du satin blanc pour faire une robe. C’était un cadeau de Sacchi, et la jeune première, avec la naïveté italienne, aurait bien voulu conserver à la fois les aunes de satin et sa vertu. La chose étant décidément impossible, elle garda le satin.

Avant l’arrivée de cette actrice, Gozzi, sans prédilection dans la troupe, également sévère et juste pour tout le monde, dressait ses artistes et les pliait à ses fantaisies. Une fois amoureux, il se laissa mener et se plia lui-même aux caprices d’une femme sans intelligence. Teodora n’entendait rien à la comédie dell’arte, ni aux conceptions poétiques, encore moins au merveilleux mauresque ou persan, pas davantage aux allégories. Elle suivait des routines de déclamation, s’habillait d’un manteau piqué des vers de la tradition, et ne jouait bien que les drames compilés et empruntés. Gozzi emprunta et compila pour lui plaire. Il traduisit le Gustave Vasa de Piron, la Chute de doña Elvira, pièce espagnole, la Femme vindicative, etc. Le public applaudissait par complaisance, mais il ne reconnaissait plus le père original, hardi et volontaire de Turandot et des Trois Oranges. Gozzi, mécontent, bouda contre les Vénitiens pendant quelques années. Il laissa la Ricci jouer son antique répertoire d’ouvrages classiques et usés. Ce temps de repos ne fut pas inutile à cet esprit dérouté. Le poète se retrempa dans le silence. On le revit comme autrefois se promener à Saint-Moïse, dans les coins et les petites rues, le menton incliné, comptant les dalles, et justifiant son sobriquet de solitaire. Il recommençait à parler tout seul et à murmurer des vers d’un air sombre et distrait. L’été de la Saint-Martin ranima encore une fois sa verve. Il eut un retour vers la satire, non pas comme dans sa jeunesse, contre de fausses locutions, des drames traduits, le patois chioggiote, ou d’autres bagatelles indignes d’échauffer la bile d’un homme mûr. Les ridicules ne lui arrachaient plus que des sourires, ce fut sur les vices qu’il fixa son regard pénétrant. Le débordement des mœurs était parvenu à un degré d’effronterie tout-à-fait révoltant. Le génie satirique de Gozzi ne pouvait voir de tels excès sans leur dire un mot, et comme le sujet en valait la peine, l’émotion se mêlant à la plaisanterie, il trouva une quatrième manière, non plus gauloise comme dans la Tartane, ni orientale comme dans les fables et les allégories, ni italienne comme dans les pantalonnades ; l’indignation et le chagrin lui inspirèrent cette ironie amère et touchante que Shakspeare avait mise dans la bouche du prince Hamlet. Trois satires seulement, et très courtes, sortirent de ce dernier jet, mais ce furent les meilleurs fruits qu’ait portés cet arbre si fécond. Prenons celle de ces pièces de vers qui termine le recueil.

Une pauvre femme du peuple, jeune et jolie, appelée Betta, était devenue folle de douleur de ce qu’on avait tué son mari dans une querelle de taverne. Comme elle ne faisait de mal à personne, et que sa folie était au contraire tendre et bienveillante, on la laissait courir les rues et demander l’aumône. Son nom était devenu proverbe : faire comme Betta la folle signifiait aller trop loin dans ses affections et être dupe de son cœur. Gozzi s’empara de ce personnage intéressant, et c’est Betta qui parle ainsi aux femmes vénitiennes, en stances de huit vers :

« Belles dames, si je vous demandais qui je suis, vous me répondriez : Passe ton chemin ; nous savons que tu es Betta la folle. — J’en conviens : je m’appelle Betta ; mais pour que vous jugiez de l’état de mon esprit, je vous dirai quelques paroles un peu brusques. Je vous prouverai que nous sommes toutes sœurs, et que nous nous ressemblons comme Louis et Ludovic.

« Et qu’arriverait-il si, notre procès une fois jugé, nous allions changer de nom ? Parce que je cours seule au milieu des rues, vous vous accordez pour dire : Elle est folle ! — Vous êtes donc sages, parce que vous courez dans la ville, accompagnées de tous les mâles de Venise, excepté de vos maris ?

« Mes promenades sont innocentes ; les saluts et les sourires que j’adresse aux passans n’offensent pas les mœurs ; mais que dit-on de vous par derrière, de vos circuits dans les ruelles détournées, de vos minauderies, de vos clignemens d’yeux et de votre démarche lascive ?

« Quand je suis maussade et que je garde le silence, c’est que je n’ai rien à répondre à qui me parle ; et vous autres, vous tournez le dos aux gens, et vous faites les revêches pour tâcher de rendre fou qui vous aime.

« Il est vrai que, si quelque polisson porte les mains sur moi, je lui donne une rebuffade. Aussitôt vous dites : Le mal est dans sa cervelle. — Mais vous, vous acceptez l’insolente caresse, et apparemment vous avez raison, puisque vous êtes sages et moi folle.

« Quand il me plaît d’avoir un amoureux, je lui fais les yeux doux au milieu de la place publique. Aussitôt vous criez : Betta la folle va commettre quelque inconvenance ! — Si j’étais sage comme vous, je saurais que, dans un coin obscur, ou quand les rideaux de la gondole sont fermés, on peut sans crainte… Épargnez-moi le reste.

« J’aime bien à mettre de belles plumes de coq sur ma tête. Mes bracelets de gousses d’ail sont jolis. Sur mon pauvre sein, voyez ce riche morceau d’un vieux mouchoir déchiré. Tantôt je mêle et je noue mes cheveux, tantôt je les éparpille. Quelquefois je me coiffe avec soin d’une corbeille, signes certains de mon incurable démence !

« Mais celui qui a le temps d’examiner vos crinières y verra passer en un mois trente guirlandes. Vos cheveux changent à tous momens, à présent à la française, tout à l’heure à l’anglaise. Vite des fleurs de tous les pays ! Ô les étranges formes de tête que vous vous donnez ! On voit bien qu’il y a dans ces têtes-là un grand jugement.

« Sotte que je suis ! je loge pour rien chez le jardinier ou la pauvre fruitière. À ceux qui m’abordent je ne coûte jamais plus d’un denier. Ce n’est pas savoir se conduire. On ruine son mari, on ruine ses enfans. Eh quoi ! point de viande à dîner ! le rôti reste chez le boucher ? Voilà le moment de ruiner un amant.

« Le désespoir de voir mon mari mort, c’est là ce qui m’a rendue folle : honteuse faiblesse ! Si j’avais été forte comme vous autres, je me serais réconfortée en apprenant mon veuvage. Une folle pleure son mari parce qu’elle l’aime. Heureusement cela est rare ; la sage rit, et tôt s’amourache d’un autre quand ce n’est pas fait d’avance.

« Oh ! qu’il est beau de comprendre bien ce que dit le monde ! Les brebis qui sortent de l’étable ne savent pas distinguer le faux du vrai, le vrai descend dans les abîmes, le faux est là qui leur crève les yeux ; la renommée tourne autour du troupeau avec sa trompette, choisit une brebis sans cervelle, et crie : Je te salue, ô Salomon !

« Enfin, il faut que je vous le dise, et faites attention, car je sens en moi le souffle de la sibylle : les grimaces de mon corps sont le miroir de vos ames ; je vous enseigne ainsi à modérer le bouillonnement de vos cervelles. Voulez-vous être sûres de votre raison ? Faites avec votre cœur et votre esprit le contraire de ce que fait ma personne. Alors vous serez sages. Adieu, femmes ! »

Dans sa dernière pièce, les Drogues d’amour, imitée de Tirso de Molina, Gozzi avait mis un rôle de fat ridicule et impertinent. Le public, habitué aux allusions satiriques, voulut absolument que ce personnage fût le seigneur Gratarol, connu à Venise pour sa sottise et sa fatuité. La pièce n’était pas même achevée que ce bruit se répandait déjà, et qu’on se promettait quand même de reconnaître Gratarol. Ce jeune homme, averti par ses amis, voulut empêcher la représentation. Une querelle interminable commença, d’abord selon les lois du point d’honneur, ensuite par devant des arbitres et des tribunaux. Gozzi, pour mettre fin à ces ennuis, retira sa pièce ; mais Sacchi s’attendait à de bonnes recettes, précisément à cause du scandale, et fit tout au monde pour avoir les Drogues d’amour. Gratarol était parti pour la Suède, comme attaché à l’ambassade de Stockholm ; Gozzi se laissa arracher sa comédie. On ne manqua pas de trouver la ressemblance frappante et d’applaudir le Gratarol. Une nouvelle guerre de mémoires, de justifications, d’assignations et d’arbitrages, recommença au retour de l’ambassade. Les détails en sont fort ennuyeux, et Gozzi en a fait un gros volume où sa verve lutte en vain contre un sujet ingrat. Au milieu de ces débats, l’année 1797 était arrivée. Les armées républicaines et les graves évènemens qu’elles apportèrent à leur suite éteignirent tous les petits intérêts. On ferma tous les théâtres, et la politique régna seule à Venise. Gozzi assista à la chute de son pays, aux trahisons, aux folies de la magnifique seigneurie, à l’abandon méprisant du général français, à l’entrée des baïonnettes allemandes, à l’élection dérisoire du doge Manino, son ami. Dieu sait ce qu’étaient devenus dans ce conflit les Pantalons et les Truffaldins ! On n’en entendit plus jamais parler, et l’année de la mort de Charles Gozzi n’est pas même connue. On ne savait pas non plus l’année de sa naissance. Ce génie bizarre passa comme une de ces comètes dont on n’a pas eu le temps d’étudier la marche. Aussitôt qu’on ne le vit plus, on l’oublia, et on revint à Goldoni par la pente inévitable de la routine.

À quel point cet injuste oubli a été poussé en Italie, et particulièrement à Venise, c’est ce que j’aurais refusé de croire si je ne l’avais vu par moi-même. Au mois d’octobre 1843, étant à Venise, je cherchais sur les affiches de théâtre une pièce qui ne fût pas traduite du français. On joua un soir, au théâtre Apollo, une comédie de Goldoni, et je pris un billet. Au premier mot, je reconnus le Dépit amoureux, grossièrement transformé. Dans mon désappointement, je sortis en disant qu’il n’y avait pas moyen de voir en Italie une pièce italienne, et que Gozzi avait eu bien raison de se moquer des plagiaires. Mes voisins se mirent en fureur contre moi, et me soutinrent en face que leur Goldoni était trop riche pour voler les autres, et que les Amans querelleurs ne devaient rien à personne, ce qui ne me persuada point. Le lendemain je demandai chez plusieurs libraires les comédies de Gozzi ; à peine si on savait ce que je voulais dire. Enfin, dans une petite boutique, on me tira de la poussière un vieil exemplaire oublié sur un rayon depuis quarante ans, et on me donna les dix volumes pour le prix du papier.

Lorsque Gozzi, jetant un regard inquiet sur ses œuvres, s’était effrayé de leur originalité, le pressentiment qui lui représentait ses fables oubliées et les oripeaux de Goldoni sortant de l’eau n’était pas un effet du hasard. Il sentait que le mot de régulière attaché à l’œuvre de Goldoni serait un jour le morceau de liége qui devait l’arracher du fond des lagunes. Les véritables poètes, les hommes de fantaisie, « qui ne vivent pas d’emprunt et ne se parent point de plumes du paon, » n’auront jamais pour eux que la minorité des gens intelligens et éclairés. Cette minorité leur fait rarement défaut mais une immense majorité se prononcera toujours pour ceux qui suivent les chemins battus ; elle reviendra là où est l’ornière, et laissera ceux qui ne marchent sur les traces de personne se perdre dans l’oubli. Le sort du poète de fantaisie sera donc, non-seulement d’être oublié, mais encore de reparaître, au bout d’un certain temps, comme une nouveauté sous le nom d’un autre. Certes, lorsque Hoffmann se mit à imaginer ses personnages bizarres, on ne douta pas qu’il n’eût puisé ces excellentes folies dans sa cervelle : cependant on ne peut nier qu’il se soit inspiré de Gozzi. Le portrait de Crespel, celui de maître Abraham avec sa redingote couleur fa bémol, celui de Jean Kreissler avec son archet à la ceinture en guise d’épée, ne sont pas plus hardis que celui du patricien N…, avec ses armes de la bataille de Lépante. Les bottines étonnantes du joueur d’échecs cèdent encore le pas à celles de l’archevêque Turpin. Qui eût osé soupçonner la Vie d’Artiste de ne pas être un souvenir de jeunesse raconté par Hoffmann avec tous ses détails les plus exacts ? Cependant on ne sait plus qu’en penser en voyant que Gozzi trente ans auparavant écrivait un chapitre semblable dans sa peinture de la compagnie Sacchi. La chanteuse Teresa aurait-elle été aussi capricieuse dans ses amours avec le maître de chapelle, si la Teodora Ricci n’eût pas fait damner le poète comique vénitien ? Le chagrin et les déceptions d’Hoffmann se sont bien augmentés de ceux de Gozzi. Quant aux méprises de L’enchaînement des Choses, du Pot d’Or et de Zacharie, ce sont absolument des amplifications du chapitre des Contratempi. Hoffmann a beaucoup loué Gozzi et vanté ses pièces fiabesques, sa poésie, les caractères comiques de son théâtre, et tout ce qui n’avait aucun rapport avec les contes fantastiques ; mais il s’est bien gardé de parler du reste, et cependant comment croire que l’histoire de l’oncle Constantin Zucalà, le portrait du sénateur botté à la Turpin, et l’aventure du palais envahi par les cuisiniers, n’aient pas frappé Hoffmann bien plus vivement que les autres morceaux ? — Ajoutons que, sans le poète astrologue Burchiello, il n’y aurait pas eu de Néophobus ; que si la Tartane n’eût pas coulé à fond les faiseurs de galimatias et les novateurs vénitiens, nos fabricateurs de mots n’eussent pas essuyé sous cette forme la fine et terrible bordée que Nodier leur envoyait il n’y a que deux ans. Gozzi a encore sur ses imitateurs l’avantage d’avoir écrit en vers. Il n’est ni juste ni décent que ses inventions soient introduites en France de seconde main, tandis que le véritable créateur d’un genre original et applaudi n’est qu’à peine connu de nous.

Si je n’ai pas réussi à donner de ce poète aimable l’opinion qu’il mérite, ses ouvrages sont là, le lecteur peut les ouvrir sans avoir à craindre d’y trouver de l’ennui, car Gozzi écrivait pour un public bien plus léger et plus impatient que nous. On ne s’inquiétait guère à Venise des lois du bon goût, ni des leçons sur la dépravation des mœurs, ni des colères de l’académicien solitaire contre les patois barbares ; il fallait d’abord amuser son monde. Une minute d’ennui eût tout perdu et renvoyé les spectateurs immédiatement d’un théâtre à l’autre. Charles Gozzi savait cacher son but moral au littéraire sous l’apparence du plaisir et de la récréation ; derrière la nourrice racontant des histoires aux petits enfans, on reconnaît sans peine le philosophe. Cet alliage de la force satirique, du bon sens critique, du merveilleux oriental, du fantastique et de la pantalonnade italienne, a quelque chose d’étrange et de surprenant, comme l’existence de Venise elle-même. C’est bien de la ville féerique des lagunes que ce génie complexe devait sortir, et le public français, qui a le privilége de distinguer et d’aimer ce qui se fait de bon en tous pays, ne refusera pas à Charles Gozzi une place dans son estime.


Paul de Musset.
  1. Le vers martellien répond à l’alexandrin français.