Charles Cros (Tailhade)

Quelques fantômes de jadis
L’Édition Française Illustrée (p. 55-64).


CHARLES CROS


Tout en haut de la rue de Rennes, dans ce quartier neuf et bête, où les Saint-Cyriens du dimanche traînent leur suffisance, où les étals de quincaillerie pieuse réjouissent l’œil par la coloration topinamboue des Notre-Dame en pastillage et des Sauveur à la crème, une sorte de chalet en retrait de l’alignement, pendu comme une guenille aux murs corrects des maisons voisines, avec, dans ces jours d’hiver, la tristesse des fleurs mourantes sous l’empoussièrement des tonnelles secouées par l’omnibus.

Grande ouverte, la salle d’un café vide à jamais de biberons et somnolente dans l’ordre uniforme des tables pâles, des verres et des fioles échafaudés sur leur dressoir. Au-dessus, l’emplacement quitté des noces et festins, le salon propice aux meuglements des sociétés chorales, aux entreprises dramatiques des calicots lettrés.

C’est là qu’au mois de septembre 1883 je vis Charles Cros pour la première fois. Sur un divan pisseux, entouré de sous-diacres, la plupart imberbes et tous d’une évidente malpropreté, Cros, très allumé, récitait des vers. Des cheveux de nègre et ce teint bitumeux que M. Péladan devait qualifier plus tard d’« indo-provençal » en parlant de sa personne ; des yeux bénins d’enfant ou de poète à qui la vie cacha ses tristesses et ses devoirs ; les mains déjà séniles et tremblotant la fièvre des alcools, ainsi m’apparut le fondateur des Zutistes, le praticien délicat dont le Coffret de santal délectait les curieux d’art, cependant que ses monologues, colportés au jour par la fantaisie de MM. Coquelin, éveillaient dans le grand public le goût de la drôlerie infinitésimale. A chaque strophe de ces pièces, connues pourtant et rabâchées dans l’entourage du grand homme, un frisson d’enthousiasme secouait la buée du pétun et les nidoreuses émanations de l’assemblée. Intarissablement, Charles Cros ressassait quelques poèmes, d’une voix brève et mate, dont le timbre découpait non sans vigueur la grâce un peu étriquée de ses compositions


Mille étés et mille hivers
Passeront sur l’univers,
Sans que du poète-dieu
Li-Taï-Pé meurent les vers
Dans l’Empire du Milieu.


Les Ephèbes se pâmaient, et je conclus bientôt, les voyant si déchaînés, qu’ils ne tarderaient point à nous confier quelques élégies de leur façon. Ils étaient bien là une douzaine de bacheliers, hardis comme des pages et plus cuistres que des pions. Le linge absent et l’ongle en deuil, ils évacuaient des choses ninivites ou contemporaines, au grand contentement des donzelles préposées à leur bonheur.

Encore mal instruit des cénacles esthétiques, l’impudeur de ces jeunes hommes ne laissa point que de m’éberluer, et je demeurai sans parole devant la singulière obscénité de leurs rondeaux. Les gaillards célébraient par le menu les agréments de leurs compagnes, avec un luxe de « seins nacreux » et de « hanches assouplies » que les corsages de ces dames paraissaient ne justifier pas. Tous, d’ailleurs, infatués en diable et mutuellement congratulatifs, daignèrent m’apprendre comme quoi les Maîtres antérieurs ne furent que pagnotte au prix de leurs intellects. J’ai depuis entendu traiter Henri Heine, qu’ils plagiaient, de crétin. Mais alors je débutais, et cette assurance m’étonna.

Les muses ne manquaient point à la petite fête. Je ne pense pas avoir jamais rencontré plus lamentable congrès de laiderons. Et les atours de ces infantes m’expliquèrent d’abord l’incurable bassesse des rhapsodes fainéants, accagnardés aux bonnes fortunes du ruisseau.

Parmi les guenipes investies de leurs tendresses, une femme qui goûta quelque renom, du quartier Saint-Michel à l’Observatoire, marivaudait les grandes coquettes, avec les poses afférentes aux Célimènes de brasserie.

Grande, grasse et déjà fort loin du matin, sur le piano édenté de ses dièzes, elle exécutait volontiers des mélodrames dans le goût ingénu de M. Rollinat. Une légende glorifiait ses travaux. On prétendait que des appétits infra-littéraires égayaient la beauté de ses décamérons. Elle tenait bureau d’esprit dans un troisième de la rue Monge, où passaient les jeunes hommes curieux de parfiler des syllabes, et maint adolescent qui briguait la faveur d’être mûri par elle. Au demeurant, une excellente fille, moins sotte que la plupart des bas bleus, et qui suffisait aux rêveries passionnelles d’une génération que ne tourmentait point la sublimité de son orgueil.

Le café du Chalet, où les poètes ont amené la faillite, céda la place à un fabricant de confitures. La distillerie emplit de manipulations néfastes ce lieu jadis intellectuel, et Charles Cros a rendu l’âme entre les bras de feu Salis, grand-prêtre de la limonade.



Bien avant l’école post-verlainienne, Charles Cros, qui, jeune, connut le Maître, usita ses procédés en une série d’imitations habiles et d’un ton parfois heureux. Sans aucune personnalité bien définie, ces poèmes flottent de Verlaine à Coppée, avec, çà et là, des velléités parnassiennes promptement essoufflées. Mais ses rimes sèches et d’un tour pointu n’atteignent pas la caressante langueur des Romances sans paroles, si elles dépassent de beaucoup la bassesse rondouillarde, le coton dans les oreilles des Intimités.

Quelques morceaux valent d’être retenus ; non les Sonnets, d’une facture assez piètre ; non le Fleuve, lourde composition qui magnifia son auteur d’un prix académique et fait songer aux pensums les plus massifs de Baour ou de Lemierre ; mais certaines légendes des Chansons perpétuelles cueillies dans cette forêt magique, où le poète d'Atta-Troll poursuit le drack et la salamandre, où bleuit, sous les ronceraies, le myosotis des amoureux serments.

L’Orgue, l’Archet, la Dame en peine, disent l’histoire des abandonnées mourant de leurs douleurs :

« Au bord du ruisseau croit un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. Avec ce feuillage, elle avait fait une fantasque couronne de renoncules, d’orties et de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que des bergers licencieux nomment d’un nom grossier, mais que nos froides vierges appellent « doigts d’hommes morts ». Alors, comme elle grimpait pour suspendre la sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ces trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. »


Ainsi parle Gertrude, annonçant à Laërte la mort d’Ophélie. C’est la funèbre et suave idylle que Charles Cros a tenté de redire après elle, dans ce Nocturne navrant et doux comme une page de Chopin :


Bois frissonnant, ciel étoilé,
Mon bien-aimé s’en est allé
Emportant mon cœur désolé.


Bois, que vos plaintives rumeurs,
Que vos chants, rossignols charmeurs,
Aillent lui dire que je meurs !...


Puisque je n’ai plus mon ami,
Je mourrai dans l’étang parmi
Les fleurs, sous le flot endormi...


Et je pense que, même auprès du divin modèle, ce « quadro » suffit à désigner son auteur parmi les plus nobles chrysographes de ce temps.

Outre ses monologues imités, sinon dépassés depuis, Charles Cros découvrit je ne sais quelle abomination photographique. Il s’agissait, je crois, de fixer les couleurs sur un iodure nouveau, de donner au Philistin un moyen plus parfait de reproduire son image. Beau souci, en vérité, bien digne d’occuper, entre deux absinthes, les rêveries d’un alcoolique déchaîné.

Charles Cros est mort à son heure. Depuis longtemps déjà le démon de l’intempérance hantait son cerveau, jetant sous les pieds de la « noire idole » tout ce qui fut l’orgueil des jours anciens. Comme Quincey, comme Poe, comme Verlaine et Musset, comme plus d’un vivant illustre, il a connu l’incomparable maladie de l’alcool et traîné dans les cabarets sa généreuse vie. Plus favorisé que tout autre, il est tombé à la fin de sa jeunesse, ignorant les souillures dernières et les suprêmes expiations. Heureux certes ! Et combien enviable la fin de la journée à nos angoissants midis ! Sous le tertre vert, là-bas, dans le riant cimetière où s’apaise la chanson monstrueuse de Paris, les brises du printemps nouveau éparpillent leurs haleines. Les hyacynthes, les violettes, germent comme un précoce amour, et, dans le ciel bleu de perle, passent des oiseaux migrateurs, — telles des âmes de poètes, — l’aile tendue vers le soleil.