Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/III

III

LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER



La révolution de 1848 arrêta l’eſſor de ces jeunes talents & rompit le faiſceau des camaraderies littéraires. La paſſion politique, le beſoin ſubit d’action, la curioſité, l’eſprit d’utopie créèrent, de ci, de là, des diverſions & même des divergences. S’il ne prit pas activement part aux événements, Baudelaire en reſſentit le contre-coup, & devait le reſſentir. Il était loin de la ſécurité olympienne qui fait rimer le Divan pendant la guerre, & peindre la Naiſſance de Vénus au bruit de l’émeute. Le poëte qui a plongé ſi réſolûment dans les miſères des infimes, qui a compati à leur perverſité comme à leur détreſſe (Le Vin de l’aſſaſſin, Les deux Crépuſcules), & tiré de leurs douleurs & de leurs joies, de leurs déſeſpoirs, des chants ſi éloquents de pitié mélancolique, celui là, certes, était un poëte humain. Baudelaire était en poéſie ce que j’ai déjà dit qu’il était en critique, un artiſte doublé d’un philoſophe.

La religion de la forme n’ôtait rien en lui à la vivacité des impreſſions, ni à l’ardeur de la ſympathie. C’était une âme exquiſe & mobile : & ſous le romantique amoureux de l’éclat & du relief, on retrouvait quelque choſe de l’homme ſenſible du dix-huitième ſiècle. En vertu de la tradition déjà ſignalée, de l’influence tranſmiſe de Rouſſeau & de Diderot, Baudelaire aimait la Révolution ; plutôt il eſt vrai, d’un amour d’artiſte que d’un amour de citoyen. Ce qu’il en aimait, ce n’était pas les doctrines, qui, au contraire, choquaient en lui un certain ſens ſupérieur de myſticiſme ariſtocratique ; c’était l’enthouſiaſme, la fervente énergie qui bouillonnaient dans toutes les têtes & emphatiſaient les écrits & les œuvres de toutes ſortes. Le premier, je l’ai dit, du moins longtemps avant que la vogue y fût revenue, il s’était paſſionné pour l’art révolutionnaire. Tout lui en plaiſait, non-ſeulement les œuvres des maîtres, grands & petits, que j’ai nommés plus haut, mais même les ſcènes épiſodiques, les deſſins de coſtume & les gravures de modes. Il me diſait un jour : — « Toutes les fois que je vois ſur un théâtre un acteur coſtumé en incroyable & coiffé de cadenettes, je l’envie & je tâche de me figurer que c’eſt moi. » Lui, ſi précis & ſi net dans ſes vers, il ne déteſtait pas l’emphaſe & la période dans les vers ni dans la proſe ; nouvel exemple de cette inconſéquence qui nous fait aimer chez les autres les vertus que nous ne voudrions pas pratiquer nous-mêmes[1]. Il fallait l’entendre déclamer, les bras étendus, les yeux brillants de plaiſir, certaines phraſes pompeuſes de Chateaubriand : « — Jeune, je cultivai les muſes, &c., » ou de certaines ſtrophes redondantes de Marie Chénier :

Camille n’eſt plus dans vos murs,
Et les Gaulois ſont à vos portes !…

C’eſt ce qu’il appelle dans ſes notes le ton « éternel et coſmopolite », le ſtyle-René, le ſtyle-Alphonſe Rabbe, &c., &c.

On retrouve la trace de l’émotion que lui cauſa la révolution de Février dans deux ou trois articles du temps[2] et dans la préface qu’il écrivit pour l’édition illuſtrée des chanſons de Pierre Dupont (1851)[3][4].

Je la retrouve ſurtout dans ſes notes écrites plus tard, à loiſir, & où il juge lui-même ſes impreſſions :

— Mon ivreſſe en 1848. De quelle nature était cette ivreſſe ? — Goût de la vengeance ; plaiſir naturel de la démolition.

— Ivreſſe littéraire ; ſouvenir des lectures.

Ailleurs :

— Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque choſe qui tient de l’infidélité & du déménagement. Cela ſuffit à expliquer la Révolution françaiſe.

— 1848 ne fut charmant que parce que chacun y faiſait des utopies comme des châteaux en Eſpagne.

Et plus loin il ajoute, comme pour atteſter ce que j’ai dit plus haut de la nature de ſon penchant pour la Révolution :

— Robeſpierre n’eſt eſtimable que parce qu’il a fait quelques belles phraſes.

En tout, en religion comme en politique, Baudelaire était ſouverainement indépendant, d’autant plus indépendant qu’il dépendait uniquement de ſes nerfs, capable de crier : écraſons l’infâme ! devant les ſingeries de la dévotion à la mode, & le lendemain d’exalter les jéſuites, ſi quelque Prud’homme de la démocratie l’ennuyait de ſes déclamations banales. Ce qui faisait ſon indépendance, c’eſt ce qu’il a appelé « la puiſſance de l’idée fixe. » Rien ne protége la vie contre les engagements des partis mieux que la tyrannie d’une pensée consſtante & d’un but unique. Le but pour Baudelaire, c’était le Beau ; ſa seule ambition était la gloire littéraire. On échappe ainſi aux préjugés & aux illuſions impoſées par la ſolidarité : on voit les torts des uns & des autres ; on n’eſt dupe d’aucun côté. Et c’eſt ainsi que l’on peut dire que pour les eſprits élevés la ſageſſe eſt faite de contradictions.


Je n’ai pas, écrivait Baudelaire, de conviction, comme l’entendent les gens de mon ſiècle. Il n’y a pas en moi de baſe pour une conviction parce que je n’ai pas d’ambition[5] — Les brigands ſont convaincus — de quoi ? — qu’il leur faut réuſſir. Auſſi réuſſiſſent-ils. — Pourquoi réuſſirais-je là où je n’ai pas même envie d’eſſayer ?

J’ai cependant quelques convictions dans un ſens plus élevé & qui ne peut être compris par les gens de ce temps-ci.


Quoi de plus abſurde que le Progrès puiſque l’homme, comme cela eſt prouvé par le fait journalier, eſt toujours ſemblable & égal à l’homme, c’eſt-à-dire toujours à l’état ſauvage ? Qu’eſt-ce que les périls de la forêt & de la prairie auprès des chocs & des conflits quotidiens de la civiliſation ? Que l’homme enlace ſa dupe ſur le boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’eſt-il pas l’homme éternel, c’eſt-à-dire l’animal de proie le plus parfait ?


Je comprends qu’on déſerte une cause pour ſavoir ce qu’on éprouvera à en ſervir un autre. — Il ſerait peut-être doux d’être alternativement victime et bourreau.


Et enfin comme conclusion :


— Le poëte n’eſt d’aucun parti : autrement il ſerait un homme comme les autres.


Pendant cette grève littéraire de 1848 & des années ſuivantes, Baudelaire, naturellement, produiſit peu. Il vivait retiré à l’extrémité de Paris. On le rencontrait, m’a-t-on dit, ſur les boulevards extérieurs, vêtu tantôt d’une vareuſe & tantôt d’une blouſe ; mais auſſi irréprochable, auſſi correct dans cette tenue démocratique que ſous l’habit noir des jours proſpères. Tout ce que j’ai pu ſavoir de ſa vie à cette époque, c’eſt qu’il fut un jour envoyé à Dijon pour diriger un journal gouvernemental, dont il fit, dès le ſecond numéro, un journal d’oppoſition. De ce ſéjour à Dijon il lui était reſté un ſouvenir amer ; & il ne prononçait jamais le nom de cette ville qu’en ſerrant les dents.

Je ne le rejoignis qu’en 1850, où une circonſtance inſignifiante nous remit en quête l’un de l’autre. C’eſt alors qu’il me montra chez lui, dans un logement proche du boulevard Poiſſonnière, le manuſcrit de ſes poéſies magnifiquement copié par un calligraphe, & qui formait deux volumes in-4o  cartonnés & dorés. C’eſt ce manuſcrit qui a ſervi pour l’impreſſion des Fleurs du Mal.

  1. Il s’eſt expliqué là-deſſus dans ſa Notice ſur Mme Deſbordes-Vamore, au tome IV des Poëtes français : — « Plus d’une fois un de vos amis, comme vous lui faiſiez confidence d’un de vos goûts, d’une de vos paſſions, ne vous a-t-il pas dit : Voilà qui eſt ſingulier ! car cela eſt en déſaccord avec toutes vos autres paſſions, et ? » Mais il faut lire tout l’article où la démonſtration ſe promonge en ſe diſſéminant.
  2. On a ſouvent cité l’article intitulé Les Chatiments de Dieu, publié le 28 février dans le Salut public, journal qui n’eut que deux numéros. Cet article a été reproduit in-extenſo dans la Revue critique des journaux de 1848, de M. J. Wallon.
  3. À propos de ces œuvres éparpillées de la première jeuneſſe, on ne doit pas craindre de multiplier les citations. J’extrais ſeulement quelques lignes de cette préface écrite d’un ton dogmatique & qui confirme ce que j’ai avancé de la dualité de l’eſprit de Ch. Baudelaire. Il s’agit d’abord du Chant des ouvriers, compoſé par P. Dupont en 1846, après le ſuccès de ſon recueil des Payſans. Je me rappelle encore la confidence qu’il m’en fit, avec une naïveté charmante, et comme encore indécis dans ſa réſolution. Quand j’entendis cet admirable cri de douleur & de mélancolie, je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poéſie forte & vraie ! Il eſt impoſſible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de n’être pas touché du ſpectacle de cette multitude maladive, reſpirant la pouſſière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruſe, de mercure & de tous les poiſons néceſſaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis & des vomiſſements du bagne ; de cette multitude ſoupirante & languiſſante à qui la terre doit ſes merveilles* ; qui ſent un ſang vermeil & impétueux couler dans ſes veines ; qui jette un long regard chargé de triſteſſe ſur le ſoleil & ſur l’ombre des grands parcs, & qui, pour ſuffiſante conſolation & réconfort, répète à tue-tête ſon refrain ſauveur : Aimons-nous ! » Un peu plus loin : — « Diſparaiſſez donc, ombres fallacieuſes de René, d’Oberman et de Werther ; fuyez dans les brouillards du vide, monſtrueuſes créations de la pareſſe & de la ſolitude ; allez vous replonger dans les forêts enchantées d’où vous tirèrent les fées ennemies, moutons attaqués du vertige romantique. Le génie de l’action ne vous laiſſe plus de place parmi nous. » Et enfin ces dernières lignes, qui contiennent comme l’arrêt ſuprême du critique : « — En un mot, quel eſt le grand ſecret de Pierre Dupont, & d’où vient cette ſympathie qui l’enveloppe ? Ce grand ſecret, je vais vous le dire : il n’eſt ni dans l’acquis, ni dans l’ingénioſité, ni dans l’habileté du faire, ni dans la plus ou moins grande quantité de procédés que l’artiſte a puiſés dans le fonds commun du ſavoir humain ; il eſt dans l’amour de la vertu et de l’humanité, & dans ce je ne ſais quoi qui s’exhale inceſſamment de ſa poéſie, que j’appellerai volontiers le goût infini de la République. Ces opinions pourraient paſſer pour héréſies de la part d’un poète auſſi inflexiblement artiſte que l’était Baudelaire. Mais non ; n’oublions pas l’homo duplex. Ici, c’eſt l’homme ſenſible qui a la parole. Ne retrouve-t-on pas d’ailleurs le même attendriſſement, le même accent vibrant de ſympathie humaine dans plus d’une pièce des Fleurs du Mal, les Deux Crépuſcules, la Voiſine de la ville, où le poëte ſemble s’être affranchi du rhythme pour laiſſer couler plus à-plein-lit ſon émotion. — Ailleurs, dans un article ſur l’École païenne, publié dans un journal de théâtres, Baudelaire, irrité contre l’idolâtrie pédante de la mythologie antique, concluait ainſi « Toute littérature qui ne ſe réſout pas à marcher entre la ſcience et la philoſophie, eſt une littérature homicide et ſuicide. » Ainſi, par moments, le philoſophe reprenait la main ſur l’artiſte.
  4. * On devine que les mots en italique ſont des citations des vers de la chanſon.
  5. On comprend qu’il s’agit ici d’ambition dans le ſens politique & des affaires.