Charles BONNET-La Palingénésie philosophique ou Idées sur l'état passé et l'état futur des êtres vivans - tome 1

PRÉFACE.

Mon Libraire de Coppenhague réïmprimoit mon Essai Analytique sur les Facultés de l’Ame ; il me demandoit des Additions : je les lui avois refusées : elles auroient été un espèce de vol que j’aurois fait à ceux qui avoient acheté la première Edition. Je m’étois donc déterminé à les publier dans un nouvel ouvrage, qui seroit comme un Supplément à mes derniers écrits ; & c’est cet Ouvrage que je donne aujourd’hui au Public.

La crainte de rendre les Volumes trop gros ne m’a pas permis d’y insèrer quelques pièces que je pourrai publier un jour, & qui roulent sur des sujets de métaphysique[1] & d’histoire naturelle.

On trouvera à la tête de cette nouvelle production deux petits écrits, qui avoient déja paru dans la préface de ma contemplation de la nature : ce sont ces extraits raisonnés que j’ai moi-même faits de l’essai analytique & des considérations sur les corps organisés. Il m’a paru que je devois les reproduire ici, parce qu’ils sont propres à éclaircir divers endroits de ces ouvrages, & à faire mieux sentir la liaison des principes & l’enchaînement des conséquences. J’y ai mènagé des titres particuliers qui manquoient à la préface de la contemplation, & qui étoient absolument nécessaires pour mettre plus de distinction dans les sujets, & les retracer plus fortement à l’esprit.

L’écrit psychologique dont ces extraits sont immédiatement suivis, est tout neuf. Il est principalement destiné à faciliter l’intelligence des principes que j’ai exposés dans l’essai analytique ; à montrer l’application de ces principes aux cas particuliers ; & à éxercer l’entendement dans une recherche si digne des plus profondes méditations de l’être pensant. Le morceau sur l’association des idées m’auroit fourni facilement la matière d’un gros livre. Je me suis renfermé dans l’espace étroit de quelques pages. Ma santé l’éxigeoit. Le lecteur intelligent sçaura développer mes idées, & en tirer une multitude de conséquences que je n’ai pas même indiquées.

Si après qu’on aura un peu médité cet écrit & l’analyse abrégée, on n’entend pas mieux mon livre sur l’ame ; si l’on se méprend encore sur mes principes & sur leur application ; ce ne sera plus assurément parce que je ne me serai pas expliqué assés, ni d’une manière assés claire & assés précise. Jamais peut-être aucun écrivain de philosophie rationnelle ne s’étoit plus attaché que moi à mettre dans cette belle partie de nos connoissances, cette netteté, cette précision, cet enchaînement dont elle ne sçauroit se passer, & dont quelques ouvrages célébres sont trop dépourvus. J’ai prié qu’on voulût bien comparer mon travail à celui des auteurs qui m’ont précédé, & je le demande encore.

Au reste ; on juge aisément, que depuis environ vingt-sept ans que je ne cesse point de composer pour le public, j’ai eu des occasions fréquentes de m’occuper de la méchanique du style en général, & de celle du style philosophique en particulier. J’ai donc médité souvent sur les signes de nos idées, sur l’emploi de ces signes, & sur les effets naturels de cet emploi. J’ai reconnu bientôt que ce sujet n’avoit point été creusé ou anatomisé autant qu’il méritoit de l’être, & qu’il avoit avec les principes de la sçience psychologique des liaisons secrettes, que les meilleurs écrivains de rhétorique ne me paroissent pas avoir apperçues. Je ne me livrerai pas ici à cette intéressante discussion : elle éxigeroit des détails qui me jetteroient fort au delà des bornes d’une préface.

L’essai d’application de mes principes psychologiques, est avec les écrits qui le précèdent, une sorte d’introduction à la palingénésie philosophique. En commençant à travailler à cette palingénésie, j’étois bien éloigné de découvrir toute l’étendue de la carrière qu’elle me feroit parcourir. Je ne me proposois d’abord que d’appliquer aux animaux une de ces idées psychologiques, que je m’étois plu à développer en traitant de la personnalité & de l’état futur de l’homme : essai analyt chap XXIV. Insensiblement le champ de ma vision s’est aggrandi : j’ai apperçu sur ma route une infinité de choses intéressantes, auxquelles je n’ai pu refuser un coup-d’œil, & ce coup-d’œil m’a découvert encore d’autres objets.

Enfin ; après avoir marché quelque tems au milieu de cette campagne riante & fertile, une perspective plus vaste & plus riche s’est offerte à mes regards ; & quelle perspective encore ! celle de ce bonheur à venir que Dieu réserve dans sa bonté à l’homme mortel.

J’ai donc été conduit par une marche aussi neuve que philosophique à m’occuper des fondemens de ce bonheur ; & parce qu’ils reposent principalement sur la révélation, l’examen logique de ses preuves est devenu la partie la plus importante de mon travail. Je n’ai annoncé qu’une esquisse : pouvois-je annoncer plus, rélativement à la grandeur du sujet & à la médiocrité de mes connoissances & de mes talens !

Ma principale attention dans cette esquisse, a été de ne rien admettre d’essentiel qu’on pût me contester raisonnablement en bonne philosophie. Je ne suis donc parti que des faits les mieux constatés, & je n’en ai tiré que les résultats les plus immédiats. Je n’ai parlé ni d’évidence ni de démonstration : mais ; j’ai parlé de vraisemblances & de probabilités. Je n’ai supposé aucun incrédule : les mots d’incrédule & d’incrédulité ne se trouvent pas même dans toute cette esquisse. Les objections de divers genres, que j’ai discutées, sont nées du fond de mon sujet, & je me les suis proposées à moi-même. Je n’ai point touché du tout à la controverse : j’ai voulu que mon esquisse pût être lue & goûtée par toutes les sociétés chrétiennes. Je me suis abstenu sévérement de traiter le dogme : je ne devois choquer aucune secte : mais ; je me suis un peu étendu sur la beauté de la doctrine.

Je n’ai pas approfondi également toutes les preuves ; mais, je les ai indiqué toutes, & je me suis attaché par préférence à celles que fournissent les miracles.

Les lecteurs que j’ai eu sur-tout en vue, sont ceux qui doutent de bonne foi, qui ont tâché de s’éclairer & de fixer leurs doutes ; de résoudre les objections, & qui n’y sont pas parvenus. Je ne pouvois ni ne devois m’adresser à ceux dont le cœur a corrompu l’esprit.

Dans la multitude des choses que j’ai eu à exposer, il s’en trouve beaucoup qui ne m’appartiennent point : comment aurois-je pu ne donner que du neuf dans une matière qui est traitée depuis seize siécles par les plus grands hommes, & par les plus sçavans écrivains ? Je n’ai donc aspiré qu’à découvrir une méthode plus abrégée, plus sûre & plus philosophique de parvenir au grand but que je me proposois.

J’ai tâché d’enchaîner toutes mes propositions si étroitement les unes aux autres, qu’elles ne laissassent entr’elles aucun vuide. Peut-être cet enchaînement a-t-il été moins dû à mes efforts, qu’à la nature de mon plan. Il étoit tel que je prévoyois assés, que mes idées s’enchaîneroient d’elles-mêmes les unes aux autres, & que je n’aurois qu’à me laisser conduire par le fil de la méditation.

On comprend que cette esquisse ne pouvoit être mise à la portée de tous les ordres de lecteurs. Je l’ai dit : je la destinois à ceux qui doutent de bonne foi, & en général le peuple ne doute guères. Une méthode & des principes un peu philosophiques ne sont pas faits pour lui, & heureusement il n’en a pas besoin.

Qu’il me soit permis de le remarquer : la plupart des auteurs que j’ai lus, & j’en ai lu beaucoup ; m’ont paru avoir deux défauts essentiels : ils parlent sans cesse d’évidence & de démonstration, & ils apostrophent à tout moment ceux qu’ils nomment déïstes ou incrédules. Il seroit mieux d’annoncer moins ; on inspireroit plus de confiance, & on la mériteroit davantage. Il seroit mieux de n’apostropher point les incrédules : ce sont eux qu’on veut éclairer & persuader ; & l’on commence par les indisposer. S’ils ne ménagent pas toujours les chrétiens ; ce n’est pas une raison pour les chrétiens de ne pas les ménager toujours.

Un autre défaut, que j’ai apperçu dans presque tous les auteurs que j’ai étudiés & médités, est qu’ils dissertent trop. Ils ne sçavent pas resserrer assés leurs raisonnemens ; je voulois dire, les comprimer assés. Ils les affoiblissent en les dilatant, & donnent ainsi plus de prise aux objections. Quelquefois même il leur arrive de mêler à des argumens solides, de petites réfléxions hétérogènes, qui les infirment. La paille & le chaume ne doivent pas entrer dans la construction d’un temple de marbre élevé à la vérité.

Le désir de prouver beaucoup, a porté encore divers apologistes, d’ailleurs très estimables, à donner à certaines considérations une valeur qu’elles ne pouvoient recevoir en bonne logique.

Je n’ai rien négligé pour éviter ces défauts : je ne me flatte pas d’y avoir toujours réüssi. Je pouvois peu : je ne suis pas resté au dessous du point où je pouvois atteindre. J’ai concentré dans ce grand sujet toutes les puissances de mon ame. Je n’ai pas nombré les argumens : je les ai pesés, & à la balance d’une logique éxacte. J’ai souhaité de répandre sur cette importante recherche tout l’intérêt dont elle étoit susceptible, & qu’on avoit trop négligé. J’ai approprié mon style aux divers objets que j’avois à peindre ou plutôt les teintes de ces objets ont passé d’elles-mêmes dans mon style. J’ai senti & désiré de faire sentir. J’ai visé à une extrême précision, & en m’efforçant d’y atteindre, j’ai fait en-sorte que la clarté n’en souffrît jamais. Je n’ai point affecté une érudition qui ne me convenoit pas : il est si facile de paroître érudit & si difficile de l’être : j’ai renvoyé aux sources ; on les connoît.

Les vrais philosophes me jugeront : si j’obtiens leur suffrage, je le regarderai comme une recompense glorieuse de mon travail : mais ; il est une recompense d’un plus haut prix à laquelle j’aspire, & celle-ci est indépendante du jugement des hommes.

À Genthod, près de Genève le 19 de mai, 1769.

ESSAI D’APPLICATION

DES

PRINCIPES PSYCHOLOGIQUES

DE L’AUTEUR.

INTRODUCTION.

Je me borne ici à un seul éxemple : il suffira pour faire juger de l’application qu’on pourroit faire de mes principes à un grand nombre d’autres cas. Ce sera même par une application à un plus grand nombre de cas qu’on jugera mieux de la vraisemblance de ces principes. Une hypothèse est d’autant plus probable, qu’elle explique plus heureusement un plus grand nombre de phénomènes. Ceux de mes lecteurs qui se seront rendus mes principes familiers, n’auront pas de peine à faire les applications dont je parle. Je suis fort intéressé dans cet éxercice de leur entendement, puisque c’est de leurs efforts que je dois attendre la perfection d’un systême que je n’ai pu qu’ébaucher.

Du rappel des idées

par les mots.

L’ostracisme étoit un bannissement de dix ans introduit par les athéniens contre les citoyens que leurs richesses ou leur crédit rendoient suspects. On écrivoit le nom du coupable sur des coquilles, & c’est de là que l’ostracisme tiroit sa dénomination : le mot grec ostracon signifie coquille. Le nombre des suffrages devoit excéder celui de 600.

J’ai lu autrefois ce trait d’histoire, & je n’en ai retenu autre chose sinon que l’ostracisme étoit un bannissement de dix ans, auquel on condamnoit les citoyens trop accrédités.

Je relis par hazard ce trait d’histoire, & j’ai un leger souvenir de l’avoir lu. Cependant si l’on m’avoit demandé l’origine du mot ostracisme, je n’aurois pu l’indiquer[2].

Je veux approfondir un peu ce petit fait, & lui appliquer mes principes psychologiques pour mieux juger de leur probabilité.

J’ai admis que toutes nos idées tirent leur origine des sens, & j’en ai dit la raison, §. 17, 18[3]. J’ai prouvé que la mémoire tient au corps, §. 57, & que le rappel des idées par la mémoire tient aux déterminations que les objets impriment aux fibres des sens, & qu’elles conservent. §. 58, 59 & suivans. J’ai montré enfin, que chaque idée doit avoir dans le cerveau des fibres qui lui soient appropriées & au jeu desquelles le rappel de l’idée ait été attaché. §. 78, 79 & suivans.

Il me suffit d’avoir rappellé ces principes généraux ; je viens à leur application au cas que je me propose d’analyser ici.

J’avois retenu le mot ostracisme ; je me rappellois fort bien que c’étoit un bannissement de dix ans. Je me rappellois encore qu’il ne portoit que contre les citoyens trop accrédités.

Le faisceau de fibres approprié au mot ostracisme avoit donc conservé les déterminations que la lecture du mot lui avoit imprimées.

Mais, si ce mot ne réveilloit rien dans l’esprit, il seroit vuide de sens. Afin donc que j’aye l’idée que l’institution lui a attaché, il faut nécessairement qu’il réveille chez moi l’idée de bannissement.

Cette idée de bannissement ne suffiroit pas même pour me donner le sens complet du mot, parce qu’elle seroit trop vague ; car l’ostracisme n’est pas le synonime de bannissement : tout bannissement n’est pas un ostracisme.

L’ostracisme réveille donc chez moi l’idée d’une espèce particulière de bannissement, & si ma mémoire n’est pas tout à fait infidèle, elle déterminera l’idée à un bannissement de dix ans.

Le faisceau de fibres auquel est approprié le mot ostracisme, ébranlera donc les faisceaux auxquels sont appropriés les mots bannissement de dix ans.

Mais, ces mots bannissement de dix ans seroient eux-mêmes vuides de sens, s’ils ne réveilloient pas confusément dans l’esprit l’idée d’une sorte de peine, & celle d’un certain espace de tems.

Les faisceaux appropriés aux mots bannissement de dix ans, ébranlent donc à leur tour plus ou moins foiblement d’autres faisceaux auxquels tiennent les mots ou les signes représentatifs de peine & de tems.

Les faisceaux appropriés à ces derniers mots pourront ébranler de même d’autres faisceaux auxquels tiendront quelques images ou quelques idées analogues à ce que ces mots sont destinés à représenter.

Je me rappelle donc très distinctement, que l’ostracisme est un bannissement de dix ans. Je me rappelle encore que ce bannissement ne portoit dans son institution que contre les citoyens trop accrédités.

Les faisceaux appropriés aux mots bannissement de dix ans tiennent donc encore à d’autres faisceaux auxquels sont attachés les mots citoyen & accrédité. Ceux-ci réveillent quelques uns de leurs analogues etc.

Mais ; pourquoi le mot ostracisme ne me rappelloit-il pas les mots coquille, athéniens, suffrages ?

Il est très clair que les fibres appropriées à ces différens mots n’avoient point perdu les déterminations que la lecture de ces mots leur avoit imprimées, & que la répétition assés fréquente des mêmes sons avoit dû naturellement fortifier. Il n’est pas moins clair que ces mots avoient contracté dans mon cerveau une multitude de liaisons diverses, suivant l’emploi que j’avois eu occasion d’en faire soit en conversant, soit en écrivant.

J’ai montré en plusieurs endroits de mon livre, que les liaisons qui se forment entre nos idées de tout genre en supposent de pareilles entre les fibres sensibles de tout genre. Nos idées de tout genre tiennent à des signes qui les représentent. Ces signes sont pour l’ordinaire des mots. Ces mots sont rappellés par la mémoire. Il est bien démontré que la mémoire a un siége purement physique. Des accidens purement physiques la détruisent : on perd totalement le souvenir des mots ; on oublie sa langue maternelle. La conservation des mots ou des signes de nos idées par la mémoire, tient donc à des causes physiques. Ces causes peuvent-elles être autre chose que l’organisation & l’arrangement des fibres du cerveau ?

Si notre ame n’a l’idée d’un objet que par l’action de cet objet sur les fibres sensibles qui lui sont appropriées, il est bien naturel, que le rappel de cette idée par la mémoire ou sa reproduction, dépende de la même cause qui en avoit occasionné la production.

Il faut donc que nos fibres sensibles de tout genre soyent organisées & arrangées de maniére dans le siége de l’ame, qu’elles retiennent pendant un tems plus ou moins long les déterminations qu’elles ont reçuës de l’action plus ou moins réïtérée de leurs objets, & qu’elles puissent contracter entr’elles des liaisons en vertu desquelles elles puissent s’ébranler réciproquement.

Pour que des fibres sensibles de même genre ou de genres différens puissent s’ébranler réciproquement, il faut de toute nécessité qu’elles communiquent les unes aux autres immédiatement ou médiatement.

L’ébranlement dont il s’agit est une impulsion communiquée : afin que cette impulsion se propage d’une fibre à d’autres fibres, il est bien évident qu’il faut ou que la fibre muë tienne immédiatement aux fibres à mouvoir, ou qu’elle y tienne par quelque chose d’intermédiaire qui reçoive l’impulsion & la transmette.

Je me suis beaucoup étendu dans les chapitres XXII & XXV sur cette communication des fibres sensibles & sur ses effets. J’ai donné le nom de chaînons à ces parties, quelles qu’elles soient, par lesquelles je conçois que les fibres sensibles de différentes espèces ou de différens genres tiennent les unes aux autres, & agissent les unes sur les autres.

J’ai supposé que ces chaînons étant destinés à transmettre le mouvement & un certain mouvement d’un faisceau à un autre faisceau ou simplement d’une fibre à une autre fibre, avoient reçu une structure rélative à cette importante fin. Je n’ai pas entrepris de déviner cette structure ; l’entreprise eut été vaine ; je me suis borné à en considérer les effets, & à m’assurer de leur certitude.

J’ai cru cette certitude, parce qu’elle m’a paru rigoureusement prouvée. Non seulement une sensation nous rappelle une sensation de même espèce ; un son, par éxemple, nous rappelle un autre son, une couleur nous rappelle une autre couleur ; mais nous éprouvons encore qu’un son nous rappelle une couleur. Le son tient à des fibres de l’ouïe, la couleur tient à des fibres de la vuë : les fibres de l’ouïe & celles de la vuë communiquent donc entr’elles.

Le même raisonnement s’applique aux autres sens : les fibres de tous les sens communiquent donc les unes aux autres.

Si la mémoire d’un mot tient aux déterminations que les fibres appropriées à ce mot ont contractées, le rappel d’un mot par un autre mot, doit tenir essentiellement aux déterminations que les chaînons qui lient les deux faisceaux auront contractées & conservées.

J’ai exposé dans le chapitre IX mes principes sur cette habitude que les fibres contractent, sur la manière dont elle s’enracine ou s’affoiblit. J’y suis revenu dans le chapitre XXII.

Les liaisons que le mot ostracisme avoient contractées dans mon cerveau avec le mot coquille ; celui-ci avec le mot athéniens ; ce dernier avec le mot suffrages ; ces liaisons, dis-je, s’étoient presque entiérement effacées, & je ne pouvois me rappeller l’origine de l’ostracisme.

Le faisceau approprié au mot ostracisme, ne pouvoit donc ébranler le faisceau approprié au mot coquille, ou s’il l’ébranloit, ce n’étoit point assez fortement pour faire sur mon ame une impression sensible, & qui lui soumit, en quelque sorte, le trait d’histoire dont il s’agit.

Le chaînon ou les chaînons qui lient les deux faisceaux avoient donc perdu les déterminations en vertu desquelles les deux faisceaux s’ébranloient autrefois reciproquement. Il en alloit de même du faisceau approprié au mot coquille rélativement à ceux auxquels tenoient les mots athéniens, suffrages, etc.

Je ne me flatte pas d’avoir résolu ce petit problême psychologique ; je serai satisfait si j’ai fourni quelque moyen de le résoudre. Je lui ai appliqué des principes qui m’ont paru plus probables que ceux qu’on avoit adoptés jusqu’à moi ; cette application aidera à juger du degré de cette probabilité.

Mais de combien de liaisons diverses le même mot n’est-il pas susceptible ! À combien de mots très différens le mot de coquille ne peut-il point répondre suivant la nature du discours ou le but qu’on se propose en l’employant ! Il faut donc que le faisceau approprié à ce mot soit susceptible de cette multitude de liaisons diverses, qu’il tienne par la culture de l’esprit à une foule d’autres faisceaux, & que le mouvement puisse se propager de ce faisceau à tel ou tel faisceau avec la précision & la célérité qu’éxige la pensée ou la suite du discours.

Quelle merveilleuse composition ceci ne suppose-t-il point dans cet organe admirable qui est l’instrument immédiat des opérations de notre ame ![4] Quel seroit notre ravissement si la méchanique de ce chef-d’œuvre du tout-puissant nous étoit dévoilée ! Nous contemplerions dans cet organe un petit monde, & s’il appartenoit à un leibnitz, ce petit monde seroit l’abrégé de l’univers.

Suite

du rappel des idées

par les mots.


Quelle que soit la partie du cerveau qui est le siège de l’ame ou l’instrument immédiat de ses opérations, on ne peut s’empêcher d’admettre qu’il est quelque part dans le cerveau un organe qui réünit les impressions de tous les sens, & par lequel l’ame agit ou paroît agir sur différentes parties de son corps.

Nous voyons clairement que l’action des objets ne se termine pas aux sens extérieurs. L’action du son ne se termine pas au tambour, celle de la lumière, à la rétine. Il est des nerfs qui propagent ces différentes impressions jusqu’au cerveau. Ceux qui après avoir perdu le poignet, sentent encore leurs doigts, nous montrent assès, que le siège du sentiment n’étoit pas où il paroîssoit être. L’ame ne sent donc pas ses doigts dans les doigts-mêmes : elle n’est pas dans les doigts. Elle n’est pas non plus dans les sens extérieurs.

Nous sommes fort peu éclairés sur la structure intime du cerveau. L’anatomie se perd dans ce dédale ténébreux. Elle voit les nerfs de tous les sens y converger ; mais, lors qu’elle veut les suivre dans leur cours, ils lui échappent, & elle est réduite à conjecturer, ou à tâtonner.

Nous devons donc renoncer à déterminer précisément quelle est la partie du cerveau qui constitue le siège de l’ame. Un anatomiste célèbre[5] procédant par la voye d’exclusion, a prétendu que le siège de l’ame étoit dans le corps calleux, parce que toutes les expériences qu’il a tentées lui ont paru prouver, que cette partie est la seule qui ne puisse être blessée ou altérée, que les fonctions de l’ame n’en souffrent plus ou moins.

Un autre anatomiste[6] a contredit ce résultat, & a entreprit d’établir sur d’autres expériences, que le siège de l’ame seroit plutôt dans la moëlle allongée. Il produit en sa faveur des faits qui semblent fort décisifs. Je n’en citerai qu’un seul : on connoit des animaux qui n’ont point de corps calleux ; le pigeon, par éxemple, n’en a point,[7] à ce qu’assure cet anatomiste, & nous ne refuserons pas une ame au pigeon.

Quoi qu’il en soit de cette question sur le siège de l’ame, il est bien évident, que tout le cerveau n’est pas plus le siège du sentiment, que tout l’œil n’est le siège de la vision.

Mais ; s’il ne nous est pas permis de pénétrer dans le secret de la méchanique du cerveau, nous pouvons au moins étudier les effets qui résultent de cette méchanique, & juger ainsi de la cause par ses effets.

Nous sçavons que nous n’avons des idées qu’à l’aide des sens ; ceci est une vérité que l’expérience atteste. L’expérience nous apprend encore que nos idées de tout genre s’enchaînent les unes aux autres, & que cet enchaînement tient en dernier ressort aux liaisons que les fibres des sens ont entr’elles.

Il s’ensuit donc que les divers sens dont nous sommes doués ont quelque part dans le cerveau des communications secrettes, en vertu desquelles ils peuvent agir les uns sur les autres.

La partie où ces communications s’opèrent est celle qu’on doit regarder comme le siège de l’ame. Elle est le sens interne.

Cette partie est donc, en quelque sorte, l’abrégé de tous les sens, puis qu’elle les réünit tous.

Mais, c’est encore par cette partie que l’ame agit sur son corps, & par son corps sur tant d’êtres divers. Or, l’ame n’agit que par le ministère des nerfs : il faut donc que les nerfs de toutes les parties que l’ame régit, aillent aboutir à cette organe que nous regardons comme le siège immédiat du sentiment & de l’action. C’est dans ce sens que j’ai dit, que cet organe si prodigieusement composé, étoit une neurologie en mignature.

On voit assès par tout ce que je viens d’exposer, qu’il importe fort peu à mes principes, de déterminer précisément quelle est la partie du cerveau qui constitue proprement le siège de l’ame. Il suffit d’admettre avec moi qu’il est dans le cerveau un lieu où l’ame reçoit les impressions de tous les sens & où elle déploye son activité. J’ai montré que cette supposition n’est pas gratuite, puisqu’elle découle immédiatement de faits qu’on ne sçauroit revoquer en doute.

Toutes nos idées sont représentées par des signes. Ces signes sont naturels ou artificiels.

Les signes naturels sont des images, des sons inarticulés ou des cris, des gestes, etc.

Les signes artificiels sont des figures ou des caractères, des sons articulés ou des mots, dont l’ensemble & les combinaisons forment la parole ou le langage.

Les mots agissent donc sur le cerveau par la vuë ou par l’ouïe, ou par toutes les deux ensemble.

Ainsi les mots ostracisme, coquille, athéniens, ont dans le cerveau des fibres qui leur correspondent, & si ces mots n’ont été que prononcés, ces fibres ne répondront qu’à l’organe de l’ouïe. S’ils ont été écrits & prononcés, ils répondront à la fois à l’organe de la vuë & à celui de l’ouïe.

Les mots dont il s’agit pourront donc être rappellés également par des fibres de la vuë ou par des fibres de l’ouïe.

Et comme nous avons prouvé que les fibres de tous les sens sont liées les unes aux autres, il arrivera que la vuë du mot ostracisme réveillera le son de ce mot, & que le son du mot réveillera de même l’idée des lettres qui le représentent.

Je nommerai faisceaux optiques ceux qui tiennent aux sens de la vuë, & faisceaux auditifs ceux qui appartiennent aux sens de l’ouïe.

Les mots ostracisme, coquille, athéniens tiennent donc à la fois dans mon cerveau à des faisceaux optiques & à des faisceaux auditifs. Ils tiendront plus aux uns qu’aux autres, suivant que ces mots auront affecté plus souvent ou plus fortement la vuë ou l’ouïe.

Nous sommes donc acheminés à admettre dans le siége de l’ame un double systême représentatif des signes de nos idées. Les fibres à l’aide desquelles nous raisonnons, & que j’ai nommées intellectuelles, parce qu’elles servent aux opérations de l’entendement, sont donc des dépendances de la vuë & de l’ouïe. Il est singulier que l’expérience vienne encore prouver ceci. On peut avoir éprouvé, qu’une longue méditation fatigue l’organe de la vuë. C’est au moins ce que j’ai éprouvé plus d’une fois, & si l’organe de l’ouïe n’éprouve pas la même fatigue, c’est, sans doute, qu’il est moins délicat. C’est ce fait assez remarquable que j’avois indiqué dans le §. 851.

Ceux de mes lecteurs qui pourroient avoir été choqués des expressions de fibres intellectuelles comprennent mieux à présent dans quel sens j’ai employé ces expressions. Il est bien évident, que je n’attribue pas à l’entendement ce qui ne convient qu’au cerveau. J’ai peut-être mieux établi qu’aucun auteur dans ma préface & ailleurs, les grandes preuves de l’immatérialité de notre ame, & je m’étois expliqué assez clairement dans ce §. 851. Mais, la plûpart des lecteurs lisent trop rapidement : mon livre demandoit à être un peu étudié.

À Genthod, près de Genève, le 6 de juillet 1766.

Sur

l’association des idées

en général.


Les principes que je viens d’appliquer à un cas particulier du rappel des idées par les mots, peuvent s’appliquer facilement à l’association des idées en général.

Un objet fort composé agit à la fois ou successivement sur un grand nombre de fibres sensibles de différens ordres.

En vertu des déterminations que cet objet imprime à ces fibres, elles acquierrent une tendance à s’ébranler les unes les autres, d’une manière rélative à celle dont l’objet agit sur elles.

Si donc une ou plusieurs de ces fibres viennent à être ébranlées, par quelque mouvement intestin du cerveau ou par quelqu’objet plus ou moins analogue, toutes les autres fibres correspondantes seront ébranlées, & retraceront à l’ame cet ensemble d’idées, que l’objet composé y avoit excité par son action sur les fibres.

Ainsi, plus les fibres ébranlées seront nombreuses & mobiles ; plus elles auront de disposition à retenir les déterminations imprimées ; plus l’ébranlement communiqué sera fort & répèté ; & plus les idées qui se retraceront dans l’ame auront de clarté & de force.

Plus ces idées auront de clarté & de force & plus elles influeront sur l’éxercice des facultés intellectuelles & des facultés corporelles.

Un être qui posséde plusieurs sens, est donc susceptible d’un plus grand nombre d’impressions diverses.

Et si le même objet agit à la fois & puissamment sur tous les sens de cet être ; s’il les ébranle dans le rapport qui constituë le plaisir ;[8] l’ame sera entrainée vers cet objet ; la volonté s’appliquera fortement à l’idée très complèxe & très vive qu’il y excitera.

Non seulement la volonté sera déterminée par la présence actuelle de l’objet ; elle le sera encore par le simple souvenir de cet objet.

Ce souvenir sera d’autant plus durable, d’autant plus vif, d’autant plus inclinant ; que l’objet aura agi plus fortement, plus longtems ou plus fréquemment sur tous les sens ou sur plusieurs sens.[9]

En conséquence des liaisons originelles qui sont entre tous les sens, & que les circonstances fortifient ; un mouvement communiqué à un sens ou simplement à quelques fibres d’un sens, se propage à l’instant aux autres sens ou à plusieurs des autres sens ; & l’idée très complèxe attachée à ces diverses impressions à peu près simultanées, se réveille dans l’ame avec plus ou moins de vivacité ; le desir s’allume, & produit telle ou telle suite d’actions.

Appliquès ces principes généraux aux objets de l’avarice, de la gloire, de l’ambition & de toutes les grandes passions : appliquez-les sur tout aux objets de la volupté,[10] plus impulsifs & plus sollicitans encore chez la plûpart des hommes ; & vous expliquerès psychologiquement les principaux phénoménes de l’humanité.

C’est sur ces principes si simples, si féconds, si lumineux que j’essayerois d’élever l’importante théorie de l’association des idées. J’en ai jetté les fondemens dans les chapitres XXV & XXVI de mon essai analytique sur l’ame, auxquels je renvoye.[11] D’autres méditations, & les ménagemens que ma santé éxige, ne me permettent pas de me livrer actuellement à ce travail intéressant, qui fourniroit seul à un traité de morale en forme, & que j’ai souvent songé à composer.

C’étoit un semblable traité que j’avois dans l’esprit, lorsque je composois, il y a neuf ans le §. 821 de mon essai analytique, & que je m’exprimois ainsi. « Je ne finirois point, si je voulois indiquer tout ce qui résulte de l’association des idées. Un bon traité de morale devroit avoir pour objet de développer l’influence des idées accessoires ou associées en matière de mœurs & de conduite. C’est ici qu’il faut chercher le secret de perfectionner l’éducation. Je pourrois bien m’occuper un jour d’un sujet si important & qui a tant de liaison avec les principes de cette analyse. »

Telle est la nature de la volonté, qu’elle ne peut se déterminer que sur des motifs. Je crois l’avoir assez prouvé dans les chapitres XI, XII, XIX de mon essai analytique. J’ai rappellé les principales preuves de cette grande vérité dans l’article XII de mon analyse abrégée.

La science des mœurs ou la morale doit donc avoir pour but de fournir à la volonté des motifs assès puissans pour la diriger constamment vers le vrai bien.

Ces motifs sont toujours des idées que la morale présente à l’entendement, & ces idées ont toujours leur siége dans certaines fibres du cerveau.

La morale fait donc le meilleur choix de ces idées ; elle les dispose dans le meilleur ordre ; elle les associe, les enchaîne, les grouppe dans le rapport le plus direct à son but.

Plus les impressions qu’elle produit ainsi sur les fibres appropriées à ces idées sont fortes, durables, harmoniques, & plus le jeu de ces fibres a d’influence sur l’ame.

Cette action des fibres appropriées aux vrais biens sera donc d’autant plus efficace, qu’elle l’emportera d’avantage sur celle des fibres appropriées aux plaisirs sensuels.

Et parce que la quantité du mouvement dépend du nombre des parties muës à la fois, & de la vitesse avec laquelle elles sont muës ; plus il y aura de fibres appropriées aux vrais biens qui seront ébranlées à la fois, plus elles le seront avec force ; & plus les idées qu’elles retraceront à l’ame influeront sur les déterminations de sa volonté.

C’est par la liaison que la morale sçait mettre entre tous les principes, qu’ils se réveillent les uns les autres dans l’entendement. Or qui dit un principe, dit une notion générale, qui enveloppe une multitude d’idées particuliéres.

La notion générale est donc attachée dans le cerveau à un faisceau principal, qui correspond à une multitude de petits faisceaux & de fibres, qu’il ébranle à la fois ou presqu’à la fois. Ce sont autant de petites forces, qui conspirent à produire un effet général. Le résultat moral de cet effet physique, est une certaine détermination de la volonté.[12]

L’objet d’une passion n’auroit pas une si grande force, s’il agissoit seul : mais ; il est enchaîné à une foule d’autres objets, dont il réveille les idées, & c’est du rappel de ces idées associées qu’il tire sa principale force.

L’or est bien l’objet immédiat de la passion de l’avare : mais ; l’avare n’amasse pas de l’or pour le simple plaisir d’en amasser.

Ce métal lui représente les valeurs, dont il est le signe. Il ne jouit pas actuellement de ces valeurs ; mais, il se propose toujours d’en jouir, & il en jouit en idée. Il fait de son or toutes sortes d’emplois imaginaires, & les mieux assortis à ses goûts & à sa vanité. Il n’oublie point sur tout de se comparer tacitement à ceux qui ne possèdent pas ses richesses. De là naît dans son ame une certaine idée d’indépendance & de supériorité, qui le flatte d’autant plus que tout son extérieur annonce moins.

L’or tient donc dans le cerveau de l’avare à un faisceau principal, & ce faisceau est lié à une foule d’autres, qu’il ébranle sans cesse. À ces faisceaux subordonnés ou associés sont attachées les idées de maisons, d’équipages, d’emplois, de dignités, de crédit, &c. &c. Et combien de faisceaux ou de fascicules tiennent encore au faisceau approprié au mot crédit !

Si la morale parvenoit à substituer à l’idée dominante de l’or celle de libéralité ou de bénéficence ; si elle associoit fortement à cette idée toutes celles des plaisirs & des distinctions réelles attachées à la bénéficence ; si elle prolongeoit cette chaîne d’idées, & qu’elle y plaçât pour dernier chaînon le bonheur à venir ; si enfin, elle ébranloit si puissamment tous les faisceaux & toutes les fibres appropriées à ces idées, que leur mouvement l’emportât en intensité sur le jeu des fibres appropriées à la passion ; si, dis-je, la morale opéroit tout cela, elle transformeroit l’avare en homme libéral ou bienfaisant.

Cette faculté qui retient & enchaîne les idées ou les images des choses, qui les reproduit de son propre fond, les arrange, les combine, les modifie, porte le nom d’imagination.

Il est assés évident que l’imagination décide de tout dans la vie humaine. Le grand secret de la morale consistera donc à se servir habilement de l’imagination elle-même, pour diriger plus sûrement la volonté vers le vrai bien. Tel est le principal but des promesses & des menaces qui étayent la plus sublime de toutes les morales. Le créateur du genre humain pouvoit seul en être le législateur, parce qu’il connoissoit seul le fond de son ouvrage.

La morale philosophique puisera donc son art & ses enseignemens dans la nature de l’homme & ses rélations. Elle en déduira sa destination, & envisagera toutes ses facultés, comme des instrumens, qu’elle doit mettre en valeur, perfectionner de plus en plus, & rendre aussi convergens qu’il est possible vers la grande & noble fin de son être.

Chaque faculté a ses loix, qui la subordonnent aux autres facultés, & déterminent sa manière d’agir. J’ai fort développé cela dans mon essai. La grande loi de l’imagination est celle-ci : lors que deux ou plusieurs mouvemens ont été excités à la fois ou successivement dans l’organe de la pensée, si un de ces mouvemens est reproduit de nouveau, tous les autres le seront, & avec eux les idées qui leur ont été attachées.

Toutes les sciences & tous les arts reposent sur cette loi : que dis-je ! Tout le systême de l’homme en dépend.

La science git dans l’enchaînement des vérités, & cet enchaînement est-il autre chose que l’association des mouvemens dans l’organe immédiat de la pensée ?

Les plaisirs des beaux-arts dépendent tous des comparaisons que l’ame forme entre les diverses sensations ou les divers sentimens que leurs objets font naître chès elle : ces comparaisons dépendent elles-mêmes de l’association des sentimens : plus il y a de sentimens associés, plus ces sentimens sont vifs, variés, harmoniques, & plus la somme des plaisirs qu’ils excitent, s’accroît.

Si les régles générales, les sentences, les maximes, etc. Plaisent tant à l’esprit, c’est sur tout parce qu’elles enveloppent un grand nombre d’idées particuliéres, que l’expérience & la réfléxion ont associées & que la régle ou la maxime réveille aussi-tôt ; etc.

On est étonné quand on vient à analyser toutes les idées que la réfléxion, la coûtume, l’opinion, le préjugé ont associées ensemble & attachées à un seul mot. Les mots de patrie, de vertu, de point-d’honneur en sont des éxemples frappans, qu’il suffit d’indiquer. J’ai analysé le premier dans mon essai §. 264.

L’opinion ne régente le monde, que par les idées associées. Les orateurs & les artistes sçavent bien ceci.[13]

Tout est lié dans la nature ; tous les êtres tiennent les uns aux autres par divers rapports.[14] À ces rapports naturels, déja si multipliés, si diversifiés, se joignent les rapports d’institution, que l’esprit a formés, & qui ne sont ni moins nombreux ni moins diversifiés. La science universelle est le systême général de ces rapports.

Il n’est donc rien d’isolé ou de solitaire dans la nature : le cerveau, destiné à peindre à l’ame la nature, a donc été organisé dans un rapport direct à la nature.[15] Il y a donc entre les fibres sensibles du cerveau des rapports ou des liaisons analogues à celles qui unissent les divers objets de la nature. L’action des objets sur le cerveau détermine l’espèce des mouvemens & l’ordre suivant lequel ils tendent à se propager. Plus le nombre de ces mouvemens associés est grand, plus ils sont variés, distincts ; plus ils représentent fidélement la nature, & plus il y a de connoissances dans l’individu.

Je cours rapidement sur la surface des choses : un torrent m’entraine : je découvre une perspective immense : je voudrois la crayonner ; le tems & les forces me manquent : je suis réduit à en ébaucher grossiérement les premiers traits : le lecteur intelligent finira cette ébauche, & il en verra naître la grande théorie de l’association des idées.

Sur

l’association des idées

chez les animaux.


Le cerveau des animaux a été aussi organisé dans un rapport à la nature : mais, il n’a pas été appellé à représenter, comme celui de l’homme, la nature entière. Il n’en représente que quelques parties, & les parties qu’il peint à l’ame avec le plus de netteté & de vivacité sont celles qui ont un rapport direct à la conversation & à la propagation de l’animal.

Il est évident que plus les sens sont multipliés dans un animal, & plus il a de sensations & de sensations diverses. Il se forme donc dans son cerveau un plus grand nombre d’associations d’idées.

Plus le nombre de ces associations s’accroît, & plus l’instinct de l’animal se développe, s’étend, se perfectionne. La domesticité & l’éducation sont ce qui multiplie & fortifie le plus les associations des idées dans la tête de l’animal. C’est par elles que l’instinct semble toucher à la raison, & qu’il l’étonne.

Un organe unique peut avoir été construit avec un tel art, qu’il suffit seul à donner à l’animal un grand nombre d’idées, à les diversifier beaucoup, & à les associer fortement entr’elles. Il les associera même avec d’autant plus de force & d’avantage, que les fibres qui en seront le siège se trouveront unies plus étroitement dans un organe unique.

La trompe de l’éléphant en est un bel éxemple, & qui éclaircira admirablement bien ma pensée. C’est à ce seul instrument, que ce noble animal doit sa supériorité sur tous les autres animaux ; c’est par lui qu’il semble tenir le milieu entre l’homme & la brute. Quel pinceau pouvoit mieux que celui du peintre de la nature exprimer toutes les merveilles qu’opère cette sorte d’organe universel !

« Cette trompe, dit-il,[16] composée de membranes, de Nerfs & de Muscles, est en même tems un Membre capable de mouvement, & un Organe de Sentiment. L’Eléphant peut la raccourcir, l’allonger, la courber & la tourner en tout sens. L’extrêmité est terminée par un rebord en forme de Doigt : c’est par le moyen de cette espèce de Doigt que l’Eléphant fait tout ce que nous faisons avec les Doigts. Il ramasse à terre les plus petites pièces de Monnoye ; il cueille les Herbes & les Fleurs en les choisissant une à une ; il dénoue les Cordes, ouvre & ferme les portes en tournant les clefs & poussant les verroux ; il apprend à tracer des caractères réguliers avec un instrument aussi petit qu’une plume.

...... Au milieu du rebord en manière de Doigt est une concavité au fond de laquelle se trouvent les Conduits communs de l’Odorat & de la Respiration. L’Eléphant a donc le Nez dans la Main, & il est le maître de joindre la puissance de ses Poûmons à l’action de ses Doigts, & d’attirer par une forte succion les liquides ou d’enlever des Corps solides très pesans en appliquant à leur surface le rebord de sa Trompe Trompe & faisant un vuide au dedans par aspiration.

La délicatesse du Toucher, la finesse de l’Odorat, la facilité du mouvement & la puissance de succion se trouvent donc à l’extrêmité du Nez de l’Eléphant. De tous les Instrumens dont la Nature a si libéralement muni ses Productions chéries, la Trompe est peut-être le plus complet & le plus admirable ; c’est non-seulement un Instrument organique, mais un triple Sens, dont les fonctions réunies & combinées sont en même tems la cause & produisent les effets de cette intelligence & de ces Facultés, qui distinguent l’Eléphant & l’élévent au-dessus de tous les Animaux. Il est moins sujet qu’aucun autre aux erreurs du Sens de la Vuë, parce qu’il les rectifie promptement par le Sens du Toucher, & que se servant de sa Trompe comme d’un long Bras pour toucher les corps au loin, il prend comme nous, des idées nettes de la distance par ce moyen ; &c. »

L’Eloquent Historien de l’Eléphant réunit ensuite sous un seul point de vuë les divers services que ce grand Animal retire de sa Trompe. Trompe. « Le Toucher, continue-t-il, est celui de tous les Sens qui est le plus rélatif à la connoissance ; la délicatesse du Toucher donne l’idée de la substance des Corps, la fléxibilité dans les Parties de cet Organe donne l’idée de leur forme extérieure, la puissance de succion celle de leur pesanteur, l’Odorat, celles de leurs qualités, & la longueur du Bras ou de la Trompe celle de leur distance : ainsi par un seul & même Membre, & pour ainsi dire, par un acte unique ou simultané l’Eléphant sent, apperçoit & juge plusieurs choses à la fois : or une Sensation multiple équivaut en quelque sorte à la réfléxion : donc quoique cet Animal soit, ainsi que tous les autres, privé de la puissance de réfléchir ; comme ses Sensations se trouvent combinées dans l’Organe même, qu’elles sont contemporaines, & pour ainsi dire, indivises les unes avec les antres, il n’est pas étonnant qu’il ait de lui-même des espèces d’idées, & qu’il acquierre en peu de tems celles qu’on veut lui transmettre. »

Voila donc la Méchanique par laquelle un grand nombre d’Idées différentes penvent s’associer dans le cerveau d’un animal, à l’aide d’un seul organe : tels sont les principaux effets de cette admirable association. Notre illustre auteur insiste avec raison sur cette vérité psychologique ; que l’éléphant est privé, ainsi que tous les autres animaux, de la puissance de réfléchir. Cette puissance suppose l’usage des signes par lesquels nous généralisons nos idées. L’éléphant n’a point l’usage de pareils signes. Je ne trouve pas que les écrivains de métaphysique qui me sont connus, ayent pris la peine de bien analyser ceci. Il ne me semble pas qu’ils ayent bien saisi la vraye notion de la réfléxion. Qu’il me soit permis de rappeller ici ce que j’ai dit là-dessus dans les §. 260, 261 de mon essai analytique.

« La réfléxion est donc en général, le résultat de l’attention que l’esprit donne aux idées sensibles, qu’il compare & qu’il revêt de signes ou de termes qui les représentent, (225.)

Ainsi lorsque l’esprit se rend attentif aux effets qui résultent de l’activité d’un objet, (123.) il déduit de ces effets par la réfléxion, la notion des propriétés de l’objet. Cette notion est une idée réfléchie. L’idée sensible ne présente à l’esprit qu’un certain mouvement, un changement de forme, de proportions, d’arrangement dans certaines parties ; etc. L’esprit tire de tout cela par une abstraction intellectuelle (229.) l’idée réfléchie des propriétés, (266.) »

On voit à présent, que si l’éléphant pouvoit revêtir de signes ou de termes chacune des idées que sa trompe lui transmet ; s’il pouvoit représenter par de semblables signes ce qu’il abstrairoit de chaque idée sensible ; s’il pouvoit comparer par le même moyen les idées qu’il auroit ainsi abstraites ; on voit, dis-je, que la sphère de ses idées s’étendroit de plus en plus ; que leurs associations se fortifieroient par les signes même, en même tems qu’elles se multiplieroient & se diversifieroient. Bientôt l’éléphant disputeroit l’empire à l’homme, & l’instinct seroit transformé en raison.

Cette transformation est impossible dans l’état présent des choses : ici sont les barrières insurmontables que l’AUTEUR de la nature a placé entre l’instinct & la raison : mais, peut-être ces barrières ne subsisteront-elles pas toujours : peut-être viendra-t-il un tems où elles seront enlevées, & où l’éléphant atteindra à la sphère de l’homme. Cette idée, qui peut paroître un peu hardie, mérite bien que je la développe, & c’est ce que je vais essayer de faire dans l’écrit suivant.

LA

PALINGENESIE

PHILOSOPHIQUE,

OU

IDÉES

SUR

L’ETAT PASSÉ

ET SUR

L’ETAT FUTUR

DES

ETRES VIVANS.

AVERTISSEMENT.

Lorsque l’idée intéressante d’une restitution future des animaux s’offrit à mon esprit, je crus que son exposition occuperoit à peine une feuille de ces opuscules, & je n’imaginai pas le moins du monde qu’elle me conduiroit insensiblement à remanier presque tous mes principes sur Dieu, sur l’univers, sur l’oeconomie de l’homme, sur celle des animaux, sur l’origine des êtres organisés, sur leur accroîssement, sur leurs reproductions, &c.

Cet écrit est donc devenu peu à peu une sorte de supplément à mes trois derniers ouvrages[17]. Si le lecteur veut me suivre avec autant de facilité que de plaisir dans ces nouvelles méditations, il consultera toujours les endroits de ces ouvrages auxquels j’ai été obligé de le renvoyer assez fréquemment. Il voudra bien ne me juger qu’après m’avoir lu attentivement d’un bout à l’autre, & avoir médité un peu sur la nature de mes principes, sur leur enchaînement, sur la liaison des conséquences avec ces principes, & sur l’harmonie de l’ensemble.

Si le lecteur m’accorde cette grace, je puis espérer qu’il ne lui paroîtra pas que j’aye choqué les régles d’une saine logique, & abusé de la permission de conjecturer en psychologie & en physique.

Quoi que cet écrit, un peu singulier, soit devenu beaucoup plus volumineux que je ne le pensois, je dirai cependant, que j’y ai concentré mes idées le plus qu’il m’a été possible : souvent même il est arrivé que je les ai simplement indiquées plutôt qu’analysées. Il falloit bien d’ailleurs laisser quelque chose à faire à l’esprit du lecteur : peut-être néanmoins lui aurai-je laissé trop à faire : il me le pardonnera d’autant plus volontiers, que j’aurai présumé plus favorablement de sa pénétration. Il reconnoîtra aisément, que si j’avois traité à la manière de certains écrivains, les sujets si féconds & si divers qui se sont présentés à ma méditation, j’aurois enfanté plusieurs gros volumes, & noyé mes pensées dans un déluge de mots & de choses incidentes.

Je ne le dissimulerai point : j’ai travaillé cette nouvelle production autant qu’aucun de mes autres ouvrages. Je me suis toujours attaché à approprier mon style aux différens sujets, & à lui donner le degré de clarté, de précision & d’intérêt dont j’étois capable. C’est à ceux qui possèdent ces matières & qui se sont occupés de la composition, à juger d’un travail que je soumets, sans reserve, à leurs lumières & à leur discernement.

Palingénésie[18]

philosophique

ou

idées sur l’état passé

et sur

l’état futur

des

etres vivans.


AVANT-PROPOS

L’existence de l’ame des bêtes est un de ces dogmes philosophiques qui ne reposent que sur l’analogie. Les rapports de similitude que nous découvrons

entre les organes des animaux & les nôtres, & entre leurs actions & celles que nous produisons dans des circonstances pareilles, nous portent à penser qu’il est dans l’animal un principe d’action, de sentiment & de vie analogue à celui que nous reconnoissons au dedans de nous.

Nous ne pouvons même nous défendre d’un certain sentiment qui nous entraîne comme malgré nous à admettre que les bêtes ont une ame. Le philosophe lui-même ne résiste pas plus à ce sentiment que le vulgaire, & je ne sçais si l’inventeur de l’automatisme des brutes ne s’y laissoit pas entraîner quelquefois.

J’ai assés dit & répèté dans mes trois derniers ouvrages,[19] que je ne regardois l’éxistence de l’ame des bêtes que comme probable ; mais, il faut convenir que cette probabilité va, au moins, jusqu’à la plus grande vraisemblance. Je ne nierai point, qu’avec beaucoup de subtilité d’esprit on ne puisse expliquer méchaniquement toutes les opérations des brutes. Je ne le tenterois pas néanmoins, parce qu’il me paroîtroit assés peu philosophique de donner la torture à son esprit pour trouver des explications méchaniques, toutes plus ou moins forcées, tandis qu’on rend raison de tout de la manière la plus simple, la plus heureuse, en accordant une ame aux brutes.

Des théologiens & des philosophes estimables en consentant d’admettre que les bêtes ont une ame, n’ont pas voulu accorder que cette ame survécût à la destruction du corps de l’animal. Ils ont jugé que la révélation seroit trop intéressée dans cette sorte de croyance philosophique, & ils ont accumulé sur ce sujet des objections qui ne me paroîssent pas solides.

Pourquoi intéresser la révélation dans une chose où il semble qu’elle nous a laissé une pleine liberté de penser ? Je le disois dans le paragraphe 716 de mon essai analytique : « On a soutenu l’anéantissement de l’ame des bêtes, comme si le dogme de l’immortalité de notre ame étoit lié à l’anéantissement de celle des bêtes. Il seroit bien à désirer qu’on n’eut jamais mêlé la religion à ce qui n’étoit point elle. »

J’espère donc que les amis sincères de la religion & du vrai voudront bien me pardonner, si j’essaye aujourd’hui de montrer qu’il est possible qu’il y ait un état futur reservé aux animaux. Cette tentative ne sçauroit déplaire aux ames sensibles & qui désirent qu’il y ait le plus d’heureux qu’il est possible. Combien les souffrances des bêtes ont-elles de quoi intéresser cette sensibilité raisonnable qui est le caractère le plus marqué d’un cœur bien fait ! Combien l’opinion que j’ose chercher à justifier s’accorde-t-elle avec les hautes idées qu’un philosophe chrétien se forme de la bonté suprême !

Le 15 de mars 1768.

PREMIERE PARTIE

Idées

sur

l’état futur

des

animaux.

Hypothèse de l’auteur ;

fondemens de cette hypothèse.


Je suppose qu’on se rappelle ce que j’ai exposé sur l’état futur de l’homme dans le Chapitre XXIV de mon essai analytique, §. 726, 754, & dans le chapitre XIII, de la partie IV de ma contemplation. Peut-être sera-t-il mieux encore que mon lecteur prenne la peine de relire les endroits que je viens de citer.

Plus on étudie l’organisation des grands animaux, & plus on est frappé des traits nombreux de ressemblance qu’on découvre entre cette organisation & celle de l’homme. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à ouvrir un traité d’anatomie comparée.

Où seroit donc la raison pourquoi la ressemblance se termineroit précisément à ce que nous en connoissons ? Avant qu’on se fût éxercé en anatomie comparée, combien étoit-on ignorant sur les rapports de l’organisation des animaux avec celle de l’homme ! Combien ces rapports se sont-ils multipliés, développés, diversifiés lorsque le scalpel, le microscope & les injections sont venus perfectionner toutes les branches de l’anatomie ! Combien peuvent-elles être perfectionnées encore ! Que sont nos connoissances anatomiques auprès de celles que de nouvelles inventions procureront à nos descendans !

Qu’il me soit donc permis d’insérer de tout ceci, que les animaux peuvent avoir avec l’homme d’autres traits de ressemblance dont nous ne nous doutons pas le moins du monde. Parmi ces traits qui nous demeurent voilés, ne s’en rencontreroit-il point un qui seroit rélatif à un état futur ?

Quelle difficulté y auroit-il à concevoir, que le véritable siége de l’ame des bêtes est à peu près de même nature que celui que la suite de mes méditations m’a porté à attribuer à notre ame ? Je reviens à prier mon lecteur de consulter là-dessus les passages de mes deux ouvrages, que j’ai déjà cités.

Si l’on veut bien admettre cette supposition unique, l’on aura le fondement physique d’un état futur réservé aux animaux. Le petit corps organique & indestructible, vrai siège de l’ame, & logé dès le commencement dans le corps grossier & destructible, conservera l’animal & la personnalité de l’animal.

Ce petit corps organique peut contenir une multitude d’organes, qui ne sont point destinés à se développer dans l’état présent de notre globe, & qui pourront se développer lors qu’il aura subi cette nouvelle révolution à laquelle il paroît appellé. L’auteur de la nature travaille aussi en petit qu’il veut, ou plutôt le grand & le petit ne sont rien par rapport à lui. Connoissons-nous les derniers termes de la division de la matière ? Les matières que nous jugeons les plus subtiles le sont-elles en effet ? L’animalcule vingt-sept millions de fois plus petit qu’un ciron, seroit-il le dernier terme de la division organique ? Combien est-il plus raisonnable de penser qu’il n’est que le dernier terme de la portée actuelle de nos microscopes ! Combien cet instrument pourra-t-il être perfectionné dans la suite ! L’antiquité auroit-elle deviné cet animalcule ? Combien est-il d’animalcules que nous n’avons garde nous-mêmes de déviner, & à l’égard desquels celui-ci est un éléphant ! Cet animalcule, qui nous paroît d’une si effroyable petitesse, a pourtant une multitude d’organes : il a un cerveau, un cœur ou quelque chose qui en tient lieu : il a des nerfs, & des esprits coulent dans ces nerfs : il a des vaisseaux, & des liqueurs circulent dans ces vaisseaux : quelle-est la proportion du cerveau, du cœur au reste du corps ? Quelle-est la proportion de ce cerveau si effroyablement petit à une de ses parties constituantes ? Combien de fois un globule des esprits est-il contenu dans une de ces parties ? Cet animalcule jouït de la vuë : quelles sont les dimensions de l’image que les objets peignent au fond de son œil ? Quelle est la proportion d’un trait de cette image à l’image entière ? La lumière la trace, cette image : quelle est donc la petitesse plus effroyable encore d’un globule de lumière, dont plusieurs millions entrent à la fois, & sans se confondre, dans l’œil de l’animalcule !

Il est assès reconnu par les plus habiles physiciens, que notre globe a été autrefois très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Toute la géographie physique dépose en faveur de cette vérité : j’abandonnerois mon sujet, si j’entrois là-dessus dans quelque détail. Infirmeroit-on le texte sacré de la genèse, si l’on avançoit que la création décrite par Moyse, est moins une véritable création, que le recit assès peu circonstancié des degrés successifs d’une grande révolution que notre globe subissoit alors, & qui étoit suivie de la production de cette multitude d’êtres divers qui le peuplent aujourd’hui ? Cette idée ingénieuse d’un sçavant anglois[20] ne suppose point du tout l’éternité du monde : la saine philosophie établit comme la révélation l’éxistence d’une première cause intelligente, qui a tout préordonné avec la plus profonde sagesse. L’idée que j’indique ici tend simplement à reculer à un terme indéfini la naîssance de notre globe. Moyse a pu ne décrire dans l’ouvrage des six jours, que les phénomènes ou les apparences, telles qu’elles se seroient offertes aux yeux d’un spectateur placé alors sur la terre.[21] Peut-être même que cette sorte de gradation dans le travail des six jours, ne contribuoit pas peu à accroître le plaisir des intelligences qui contemploient cette révolution de notre planète : elle mettoit au moins un certain ordre dans les phénomènes, & l’ordre plait toujours à l’intelligence.

Notre globe pouvoit avoir subi bien d’autres révolutions qui ne nous ont pas été révélées. Il tient à tout le systême astronomique, & les liaisons qui unissent ce globe aux autres corps célestes, & en particulier au soleil & aux comètes, peuvent avoir été la source de beaucoup de révolutions, dont il ne reste aucune trace sensible pour nous, & dont les habitans des mondes voisins ont eu peut-être quelque connoissance. Ces mêmes liaisons prépareront, sans doute, de nouvelles révolutions, cachées encore dans l’abîme de l’avenir.

Le grand apôtre des hébreux[22] nous annonce une révolution future, dont le feu sera le principal agent, & qui donnera à notre monde une nouvelle face. Il sera, en quelque sorte, créé de nouveau, & cette nouvelle création y introduira un nouvel ordre de choses, tout différent de celui que nous contemplons à présent.

Rien ne démontre mieux l’éxistence de l’intelligence suprême, que ces rapports si nombreux, si variés, si indissolubles qui lient si étroitement toutes les parties de notre monde, & qui en font, pour ainsi dire, une seule & grande machine : mais, cette machine n’est elle-même aux yeux d’une philosophie sublime, qu’une petite rouë dans l’immense machine de l’univers. J’ai tenté d’esquisser ces rapports dans cette contemplation de la nature que je publiai en 1764 ; combien cette ébauche si foible, si mesquine rend-elle imparfaitement la beauté & la grandeur de l’original !

En vertu de ces rapports qui enchaînent toutes les productions de notre globe les unes aux autres & au globe lui-même, il y a lieu de penser, que le systême organique, auquel tous les autres systêmes particuliers se rapportent comme à leur fin, a été originairement calculé sur ces rapports.

Ainsi, ce petit corps organique, que je suppose être le véritable siège de l’ame des bêtes, peut avoir été préordonné dès le commencement dans un rapport déterminé à la nouvelle révolution que notre globe doit subir.

Un philosophe n’a pas de peine à comprendre, que Dieu a pu créer des machines organiques que le feu ne sçauroit détruire, & si ce philosophe suppose que ces machines sont construites avec les élémens d’une matière éthérée ou de quelqu’autre matière analogue, il aura plus de facilité encore à concevoir la conservation de semblables machines.

Il est donc possible que l’animal se conserve dans ce petit corps indestructible auquel l’ame demeure unie après la mort. Les différentes liaisons qu’il soutenoit avec le corps grossier, & en vertu desquelles il recevoit les impressions du dehors, produisoient dans les fibres qui sont le siège de la mémoire, des déterminations durables, & ces déterminations constituent le fondement physique de la personnalité de l’animal. C’est par elles, que l’état futur conservera plus ou moins de liaisons avec l’état passé, & que l’animal pourra sentir l’accroîssement de son bonheur ou de sa perfection.

Je ne répéterai point ici ce que j’ai exposé très en détail sur la personnalité de l’homme & des animaux dans mon essai analytique chap IX, XXIV, XXV. Je ne reviendrai pas non plus à tout ce que j’ai exposé sur l’admirable méchanique de la mémoire dans le chap XXII : je compte toujours de parler à des lecteurs de cet ouvrage, & à des lecteurs intelligens qui s’en sont appropriés les principes & les conséquences.

Je les leur ai retracé en raccourci dans l’analyse abrégée que j’ai placée à la tête de ces opuscules, & dans mon petit écrit sur le rappel des idées par les mots.

On n’a pas vu sans étonnement dans le chapitre IX du tome I de mes considérations sur les corps organisés, & dans les chap VIII, IX, X, de la partie VII de ma contemplation de la nature, les étranges révolutions que le poulet subit depuis le moment où il commence à devenir visible, jusqu’au moment où il se montre sous sa véritable forme. Je ne retracerai pas ici ces révolutions : il me suffira de rappeller à mon lecteur, que lorsque le poulet commence à devenir visible, il apparoît sous une forme qui se rapproche beaucoup de celle d’un très petit ver. Sa tête est grosse, & à cette tête tient une manière d’appendice extrêmement effilé. C’est pourtant dans cet appendice, si semblable à la queuë d’un petit ver, que sont contenus le tronc & les extrêmités de l’animal. Tout cela est étendu en ligne droite & sans mouvement. Le cœur ne paroît d’abord qu’un point brun, où l’on apperçoit de petits mouvemens très promts, alternatifs & continuels. Le cœur se montre ensuite sous la forme singulière d’un demi-anneau, situé à l’extérieur du corps. Il revêt… mais, j’allois faire sans m’en appercevoir l’histoire du poulet.

Si l’imperfection de notre vuë & de nos instrumens nous permettoient de remonter plus haut dans l’origine du poulet, nous le trouverions, sans doute, bien plus déguisé encore. Les différentes phases sous lesquelles il se montre à nous successivement, peuvent nous faire juger des diverses révolutions que les corps organisés ont à subir pour parvenir à cette dernière forme par laquelle ils nous sont connus. Je dis en général les corps organisés ; car les plantes ont aussi leurs révolutions ou leurs phases & nous en suivons à l’œil quelques-unes.

Tout ceci nous aide à concevoir les nouvelles formes que les animaux revêtiront dans cet état futur, auquel, je conjecture, qu’ils sont appellés. Ce petit corps organique par lequel leur ame tient actuellement au corps grossier, renferme déja, comme dans un infiniment petit, les élémens de toutes les parties qui composeront ce corps nouveau sous lequel l’animal se montrera dans son état futur.

Les causes qui opéreront cette révolution de notre globe dont parle l’apôtre, pourront opérer en même tems, le développement plus ou moins accèléré de tous les animaux concentrés dans ces points organiques, que je pourrois nommer des germes de restitution.

J’ai assès fait sentir dans mon essai analytique combien l’organisation influë sur les opérations de l’ame. On se bornera, si l’on veut, à ne consulter là-dessus que les articles XV, XVI, XVII de l’analyse abrégée. De tout ce que j’ai dit sur ce sujet psychologique, l’on tirera cette conséquence philosophique ; que la perfection de l’animal dépend principalement du nombre & de la portée de ses sens. Il est d’autant plus animal, qu’il a un plus grand nombre de sens, & des sens plus exquis. C’est par les sens, qu’il entre, comme l’homme, en commerce avec la nature : c’est par eux qu’il se conserve, se propage & jouït de la plénitude de l’être.

Plus le nombre des sens est grand, & plus ils manifestent de qualités sensibles à l’animal.

Plus les sens sont exquis, & plus l’impression de ces qualités est vive, complette, durable.

La structure & le nombre des membres, leur aptitude à se prêter aux impressions variées des sens, l’appropriation de leur jeu à ces diverses impressions, la manière dont ils s’appliquent aux différens corps & les tournent au profit de l’animal, sont une autre source féconde de la perfection organique.

Quelle énorme distance sépare l’huitre du singe ! Celle-là semble réduite au sens du toucher, & ne sçait qu’ouvrir & fermer son écaille. Celui-ci a tous les sens de l’homme & parvient à l’imiter.

Si la sagesse adorable qui a présidé à la formation de l’univers a voulu la plus grande perfection de tous les êtres sentans, (et comment douter de cette volonté dans la bonté suprême ! ) elle aura préformé dans ce petit corps indestructible, vrai siège de l’ame des bêtes, de nouveaux sens, des sens plus exquis, & des membres appropriés à ces sens. Elle aura approprié les uns & les autres à l’état futur de notre globe, & cet état, à l’état futur des animaux.

Un philosophe niera-t-il, que l’animal ne soit un être perfectible, & perfectible dans un degré illimité ? Donnès à l’huitre le sens de la vuë dont elle paroît privée, & combien perfectionnerès-vous son être ! Combien ne le perfectionneriès-vous pas davantage en donnant à cet animal si dégradé un plus grand nombre de sens, & des membres rélatifs ! Quelles raisons philosophiques nous imposeroient l’obligation de croire que la mort est le terme de la durée de l’animal ? Pourquoi un être si perfectible seroit-il anéanti pour toujours, tandis qu’il possède un principe de perfectibilité dont nous ne sçaurions assigner les bornes ? Indépendamment de ce petit corps indestructible que je suppose, l’ame, que nous ne pouvons nous empêcher d’accorder aux bêtes, n’est-elle pas par son immatérialité hors de l’atteinte des causes qui opèrent la destruction du corps grossier ? Ne faudroit-il pas une volonté positive du créateur pour qu’elle cessât d’être ? Découvrons-nous des raisons solides pourquoi il l’anéantiroit ? Ne découvrons-nous pas plutôt dans son immense bonté des motifs de la conserver ?

Mais ; si cette ame a besoin d’un corps organisé pour continuer à éxercer ses fonctions, il me semble plus raisonnable de penser que ce corps éxiste déjà en petit dans l’animal, que de supposer que Dieu en créera un nouveau pour les besoins de cette ame. Ceux qui ont un peu étudié mes considérations sur les corps organisés sçavent avec quel art merveilleux toutes les productions organiques de la nature ont été préparées de loin par son divin auteur, & quelles sont les loix par lesquelles sa sagesse amène tous les êtres vivans au degré de perfection qui est propre au monde qu’ils habitent actuellement.

Rappellerai-je ici à mon lecteur l’enveloppement de la petite plante dans sa graîne, l’emboîtement du papillon dans la chenille, & la concentration de toutes les parties du poulet dans un point vivant ? Je dois supposer qu’il a tous ces faits présens à l’esprit. Si cela n’étoit point, je le prierois de relire les chapitres IX & X du tome I de mes corps organisés, ou les parties VII & IX de ma contemplation.

On comprend de reste par tout ce que je viens de crayonner, qu’il ne faudroit pas s’imaginer, que les animaux auront dans leur état futur la même forme, la même structure, les mêmes parties, la même consistence, la même grandeur que nous leur voyons dans leur état actuel. Ils seront alors aussi différens de ce qu’ils sont aujourd’hui, que l’état de notre globe différera de son état présent. S’il nous étoit permis de contempler dès à présent cette ravissante scène de métamorphoses, je me persuade facilement, que nous ne pourrions reconnoître aucune des espèces d’animaux qui nous sont aujourd’hui les plus familières : elles seroient trop travesties à nos yeux. Nous contemplerions un monde tout nouveau, un ensemble de choses dont nous ne sçaurions nous faire actuellement aucune idée. Réüssirions-nous à déviner les habitans de la lune, à nous peindre leurs figures, leurs mouvemens, etc. ? & quand nos télescopes seroient assés perfectionnés pour nous les découvrir, leur trouverions-nous ici-bas des analogues ?

Si nous partons toujours de la supposition de ce petit corps éthéré qui renferme infiniment en petit tous les organes de l’animal futur, nous conjecturerons que le corps des animaux dans leur nouvel état, sera composé d’une matière, dont la rareté & l’organisation le mettront à l’abri des altérations qui surviennent au corps grossier & qui tendent continuellement à le détruire de tant de manières différentes.

Le nouveau corps n’éxigera pas, sans doute, les mêmes réparations que le corps actuel éxige. Il possédera une méchanique bien supérieure à celle que nous admirons dans ce dernier.

Il n’y a pas d’apparence que les animaux propagent dans leur état futur ; mais, si l’imagination se plaisoit à y admettre une sorte de propagation à nous entièrement inconnue, je dirois que les sources de cette propagation éxisteroient déjà dans le petit corps éthéré.

Cependant, si l’on y réfléchit un peu, on trouvera, que des êtres-mixtes appellés à cette sorte d’immortalité, ne paroîssent pas devoir se propager après y être parvenus. Il est au moins bien évident, que les différentes espèces de propagations, que nous connoissons, & qui sont propres à l’état actuel de notre monde, ont pour fin principale de donner aux espèces une immortalité dont les individus ne peuvent jouïr.

Avril 1768.

SECONDE PARTIE

suite des idées

sur

l’état futur

des

animaux.

Comment l’animal peut s’élever

à une

plus grande perfection.


Nous comparons entr’elles nos idées de tout genre : nous les multiplions & les diversifions ainsi presque à l’infini. Nous revêtons nos idées de signes ou de termes qui les représentent : nous les représentons encore par des sons articulés, dont l’assemblage & la combinaison constituent la parole ou le langage.

Par ces admirables opérations de notre esprit, nous parvenons à généraliser toutes nos idées, & à nous élever par degrés aux notions les plus abstraites & les plus sublimes.

La parole paroît être le caractère qui distingue le plus l’homme de la bête. Le vulgaire qui la prête si libéralement aux animaux, la leur refuseroit, s’il étoit capable de réfléchir sur de pareils sujets. Il croit bonnement que le perroquet parle, parce qu’il profère des sons articulés ; mais, le vulgaire ne sçait pas, que parler n’est point simplement proférer des sons articulés ; c’est sur tout lier à ces sons les idées qu’ils sont destinés à représenter. Or, qui ne voit à présent, que le perroquet auquel on peut enseigner si facilement à prononcer des mots métaphysiques, ne sçauroit lier à ces mots les idées abstraites dont ils sont les signes ?

J’ai exposé en raccourci dans les chapitres XIV, XV, XVI de mon essai analytique tout ce qui concerne ces belles opérations de notre esprit par lesquelles il parvient à généraliser ses idées. J’ai montré assés en détail en quoi consiste la méchanique des abstractions de tout genre. J’ose me flatter, que ceux de mes lecteurs qui posséderont à fond ces chapitres, tiendront fortement les plus grands principes de la psychologie & de la logique. Je me suis un peu étendu sur le langage des bêtes dans les chapitres XXVII & XXVIII de la partie XII de ma contemplation.

C’est la mémoire qui est chargée du dépôt des mots. C’est elle encore qui lie les idées aux mots qui en sont les signes. Cent & cent expériences démontrent que la mémoire a été attachée au corps. Nous observons qu’elle dépend beaucoup de l’âge, de la disposition actuelle des organes, & de certains procédés purement physiques. Des accidens subits l’affoiblissent, & même la détruisent entièrement. Les annales de la médecine sont pleines de faits qui ne constatent que trop ces vérités assés humiliantes.

Nous ne sçaurions douter le moins du monde, que les animaux ne soient doués de mémoire. Que de preuves, & de preuves variées plusieurs espèces ne nous donnent-elles point d’une mémoire dont nous admirons la fidélité & la ténacité ! C’est même sur cette mémoire que repose principalement l’éducation que nous parvenons à donner à ces espèces, & qui développe & perfectionne à un si haut point toutes leurs qualités naturelles.

L’éléphant, le chien, le cheval en sont des éxemples frappans. Nous accoûtumons ces espéces si dociles à lier certaines actions à certains mots que nous leur faisons entendre : nous les dirigeons ainsi par le seul secours de la voix, & nous leur commandons comme à des domestiques fidèles à éxécuter promptement nos volontés.

Mais, cette faculté d’associer[23] certains mouvemens à certains sons est resserrée chez ces animaux dans des bornes fort étroites, & leur dictionnaire est toujours fort court. Ils ont bien des sensations de différens genres ; leur mémoire en conserve le souvenir : ils comparent jusqu’à un certain point ces sensations, & de ces comparaisons plus ou moins multipliées naît un air d’intelligence, qui trompe des yeux peu philosophiques. Mais ; ils ne parviennent point à généraliser, comme nous, leurs idées : ils ne s’élévent point aux notions abstraites : ils n’ont point l’usage de la parole.

« L’usage des signes artificiels, disois-je dans le §. 268 de mon essai analytique, est fort resserré chez les animaux. On les accoûtume bien à lier une certaine action, un certain objet, à un certain son, à un certain mot ; mais ils ne parviennent point à généraliser leurs idées. S’ils y parvenoient, les opérations de chaque espèce ne seroient pas si uniformes, & les castors d’aujourd’hui ne bâtiroient pas comme ceux d’autrefois.

Les animaux, disois-je encore dans le §. 270, ont comme nous, des idées simples & des idées concrettes, s’ils ne généralisent point, comme nous, leurs idées, si les opérations des individus de chaque espèce sont uniformes, ce n’est pas précisément parce que les animaux manquent de signes : les signes ne donnent pas la faculté d’abstraire ; ils ne font que la perfectionner. Mais, la faculté d’abstraire tient à l’attention. L’attention est une modification de l’activité de l’ame, (136. 137.) & cette activité est de sa nature indéterminée ; il lui faut des motifs pour qu’elle se déploye, (130. 131. 140. 141. 144. 151. 178.) Si l’auteur de la nature a voulu que la sensibilité des animaux fut rélative à ce que demandoit la conservation de leur être ; leur attentivité, (je prie que l’on me passe ce mot) aura été renfermée dans les limites de leurs besoin, (117. 131.). Ils auront été rendus capables de former des abstractions sensibles, (207. 208. 209.) & ils n’auront pu s’élever aux notions, (230.) »

J’ai fait voir en plusieurs endroits de l’ouvrage que je viens de citer, & dans l’analyse abrégée, que l’éxercice de toutes les facultés de notre ame dépend plus ou moins de l’organisation. Notre cerveau a donc été organisé dans un rapport direct à ces merveilleuses opérations de notre esprit par lesquelles il s’éléve graduellement jusqu’aux idées les plus généralisées ou les plus abstraites.

La multiplicité & la diversité prodigieuses d’idées qui naîssent des différentes opérations de notre esprit, peuvent nous faire juger de l’art étonnant avec lequel l’organe immédiat de nos pensées a été construit, & du nombre presqu’infini de pièces, & de pièces très variées qui entrent dans la composition de cette surprenante machine, qui incorpore, pour ainsi dire, à l’ame d’un sçavant l’abrégé de la nature.

Nous sommes donc acheminés à penser, que l’organisation du cerveau des animaux, différe essentiellement de celle du cerveau de l’homme. Nous ne risquerons guères de nous tromper en jugeant de la perfection rélative des deux machines par leurs opérations. Combien les opérations du cerveau de l’homme sont-elles supérieures à celles du cerveau de la brute ! Combien la raison l’emporte-t-elle sur l’instinct !

Retracerai-je ici ce tableau de l’humanité, que j’ai essayé de crayonner dans la partie IV de ma contemplation de la nature ? Reviendrai-je encore à faire sentir, combien l’amour du merveilleux avoit séduit ces écrivains qui ont attribué aux animaux une intelligence qui ne convient qu’à l’homme, parce qu’il est le seul être sur la terre, qui puisse s’élever aux abstractions intellectuelles. On voudra bien consulter sur une matière si philosophique, les §. 774, 775, 776, 777 de mon essai analytique, & les chapitres I, XIX, XXII, XXV, XXVII de la partie XI de ma contemplation, & les chapitres XII, XXXII, XXXIII du même ouvrage.

Si l’on médite ces chapitres autant qu’ils demandent à l’être, on reconnoîtra, je m’assure, qu’on ne s’étoit pas fait des idées assés justes de cet instinct, qu’on s’étoit trop plu à ennoblir. L’esprit philosophique, qui semble si répandu aujourd’hui, est beaucoup plus rare qu’on ne pense : c’est qu’il ne consiste point dans des idées assés vagues, à demi digérées, & revêtues d’un appareil métaphysique, qui ne sçauroit en imposer à des têtes vraiment métaphysiques. L’esprit philosophique consiste principalement dans l’analyse des faits, dans le discernement de ces faits, dans leurs comparaisons, dans l’art d’en tirer des conséquences, de les enchaîner les unes aux autres, & de s’élever ainsi à des principes qui ne soient que des résultats naturels des faits les mieux observés.

Il paroît donc, que le cerveau de la brute est une machine incomparablement plus simple que le cerveau de l’homme. La construction des machines animales a été calculée sur le nombre & la diversité des effets qu’elles devoient produire, rélativement à la place qui étoit assignée à chaque espèce dans le systême de l’animalité. Le cerveau du singe, beaucoup moins composé que celui de l’homme, l’est incomparablement davantage que celui de l’huitre.

Un génie un peu hardi, & qui sçait manier ses sujets avec autant d’art que d’agrément, a cru faire un pas très philosophique, en découvrant que le cheval ne différe de l’homme que par la botte. Il lui a paru, que si les pieds du cheval, au lieu d’être terminés par une corne infléxible, l’étoient par des doigts souples, ce quadrupède atteindroit bientôt à la sphère de l’homme. Je doute qu’un philosophe, qui aura un peu approfondi la nature de l’animal, applaudisse à la découverte de cet auteur ingénieux, dont le mérite personnel ne doit point être confondu avec les opinions. Il n’avoit pas considéré, qu’un animal quelconque est un systême particulier, dont toutes les parties sont en rapport ou harmoniques entr’elles. Le cerveau du cheval répond à sa botte, comme le cheval lui-même répond à la place qu’il tient dans le systême organique. Si la botte du quadrupède venoit à se convertir en doigts fléxibles, il n’en demeureroit pas moins incapable de généraliser ses sensations ; c’est que la botte subsisteroit dans le cerveau : je veux dire, que le cerveau manqueroit toujours de cette admirable organisation qui met l’ame de l’homme à portée de généraliser toutes ses idées. Et si l’on vouloit, que le cerveau du cheval subit un changement proportionnel à celui de ses pieds, je dirois que ce ne seroit plus un cheval ; mais, un autre quadrupède auquel il faudroit imposer un nouveau nom.

Le changement prodigieux que tout ceci supposeroit dans l’organisation de l’animal, s’opérera pourtant un jour, si mes idées sur l’état futur des animaux sont vrayes. Je suis bien éloigné de les donner pour telles ; mais, je présente aux yeux de mon lecteur une perspective étendue & variée, & que l’esprit philosophique ne dédaignera pas de contempler. Il a déjà pénétré tout ce qu’il me reste à dire ; car les principes que j’ai posés sont féconds en conséquences.

TROISIEME PARTIE

suite des idées

sur

l’état futur

des

animaux.

autres considérations

sur la

perfection future de l'animal.

réponse

a quelques questions.


Si, comme je le disois, un philosophe ne peut douter, que l’animal ne soit un être très perfectible ; s’il est dans le caractère de la souveraine bonté de vouloir l’accroîssement du bonheur de toutes ses créatures ; si cet accroîssement est inséparable de celui de la perfection corporelle & de la perfection spirituelle : si enfin, nous ne découvrons aucune raison solide pourquoi la mort seroit le terme de la vie de l’animal ; ne sommes-nous pas fondés à en insérer, que l’animal est appellé à une perfection, dont les principes organiques éxistoient dès le commencement, & dont le développement est réservé à l’état futur de notre globe ?

Il est assurément très possible, que ce qui manque actuellement au cerveau grossier de l’animal, pour qu’il parvienne à généraliser ses idées, éxiste déjà dans ce petit corps éthéré, qui est le véritable siège de l’ame. Ce petit corps peut renfermer l’abrégé d’un systême organique très composé, analogue à celui auquel l’homme doit ici-bas sa suprême élévation sur tous les animaux.

Le développement plus ou moins accèléré de ce systême organique fera revêtir à l’animal un nouvel être. Non seulement ses sens actuels seront perfectionnés ; mais, il est possible qu’il acquierre encore de nouveaux sens, & avec eux de nouveaux principes de vie & d’action. Ses perceptions & ses opérations se multiplieront & se diversifieront dans un degré indéfini.

L’état où se trouvera alors notre globe, & qui sera éxactement rélatif à cette grande métamorphose de l’animal, lui fournira une abondante source de plaisirs divers, & de quoi perfectionner de plus en plus toutes ses facultés.

Pourquoi cette perfectibilité de l’animal, ne comporteroit-elle point qu’il s’élevât enfin jusqu’à la connoissance de l’auteur de sa vie ? Combien la bonté ineffable du grand être le sollicite-t-elle à se manifester à toutes les créatures sentantes & intelligentes ! Pourquoi… mais, il vaut mieux que je laisse aux ames sensibles à finir un tableau que la bienveuillance universelle se plaît à crayonner, parce qu’elle aime à faire le plus d’heureux qu’il est possible.

Les liaisons que le corps indestructible soûtenoit avec le corps périssable, assureront à l’animal la conservation de son identité personnelle. Le souvenir de son état passé liera cet état avec l’état futur : il comparera ces deux états, & de cette comparaison naîtra le sentiment de l’accroîssement de son bonheur. Ce sentiment sera lui-même un accroîssement de bonheur ; car c’est être plus heureux encore que de sentir qu’on l’est d’avantage.

Il est bien évident, que si l’animal parvenoit à son nouvel état sans conserver aucun souvenir du précédent, ce seroit par rapport à lui-même un être tout nouveau qui jouïroit de cet état, & point du tout le même être ou la même personne. Il seroit, pour ainsi dire, créé de nouveau.

L’ancienne & ingénieuse doctrine de la métempsycose ou de la transmigration des ames n’étoit pas aussi philosophique qu’elle a paru l’être à quelques sectateurs de l’antiquité : c’est qu’une grande érudition n’est pas toujours accompagnée d’un grand fond de bonne philosophie. J’ai dit, qu’il étoit assés prouvé que la mémoire a son siège dans le corps : une ame qui transmigreroit d’un corps dans un autre n’y conserveroit donc aucun souvenir de son état précédent. Je me borne à renvoyer là-dessus aux articles XV, XVI, XVII, XVIII de l’analyse abrégée. J’ai montré en un grand nombre d’endroits de mes corps organisés & de ma contemplation, qu’il est très probable, que tous les corps organisés prééxistent très en petit dans des germes ou corpuscules organiques.[24] Il est donc bien vraisemblable que les ames y prééxistent aussi. Jugeroit-on plus philosophique d’infuser à point nommé une ame dans un germe, tandis que cette ame auroit pu être unie à ce germe dès le commencement, & par un acte unique de cette volonté adorable, qui appelle les choses qui ne sont point, comme si elles étoient ?

Il me paroît donc, que la métempsycose n’a pu être admise que par des hommes qui ne s’étoient pas occupé du psychologique des êtres-mixtes. La philosophie rationnelle n’étoit pas née lorsque Pythagore transporta ce dogme des Indes dans la Grèce.

Je me suis beaucoup arrêté dans ma contemplation à considérer cette merveilleuse gradation qui règne entre tous les êtres vivans, depuis le lychen & le polype, jusqu’au cédre & à l’homme. Le métaphysicien peut trouver dans la loi de continuité la raison de cette progression ; le naturaliste se borne à l’établir sur les faits. Chaque espèce a ses caractères propres, qui la distinguent de toute autre. L’ensemble de ses caractères constitue l’essence nominale de l’espèce. Le naturaliste recherche ces caractères ; il les étudie, les décrit, & en compose ces sçavantes nomenclatures, connues sous les noms de botanique & de zoologie. C’est en s’efforçant à ranger toutes les productions organiques en classes, en genres & en espèces, que le naturaliste s’apperçoit que les divisions de la nature ne sont point tranchées comme celles de l’art ; il observe, qu’entre deux classes ou deux genres voisins, il est des espèces mitoyennes, qui semblent n’appartenir pas plus à l’un qu’à l’autre, & qui dérangent plus ou moins ses distributions méthodiques.

La même progression que nous découvrons aujourd’hui entre les différens ordres d’êtres organisés, s’observera, sans doute, dans l’état futur de notre globe : mais, elle suivra d’autres proportions, qui seront déterminées par le degré de perfectibilité de chaque espèce. L’homme, transporté alors dans un autre séjour plus assorti à l’éminence de ses facultés, laissera au singe ou à l’éléphant[25] cette première place qu’il occupoit parmi les animaux de notre planéte. Dans cette restitution universelle des animaux, il pourra donc se trouver chés les singes ou les éléphants des Newtons & des Leibnitzs ; chés les castors, des Perraults & des Vaubans, etc.

Les espèces les plus inférieures, comme les huitres, les polypes, etc. Seront aux espèces les plus élevées de cette nouvelle hiérarchie, comme les oiseaux & les quadrupèdes sont à l’homme dans l’hiérarchie actuelle.

Peut-être encore qu’il y aura un progrès continuel & plus ou moins lent de toutes les espèces vers une perfection supérieure ; ensorte que tous les degrés de l’échelle seront continuellement variables dans un rapport déterminé & constant : je veux dire, que la mutabilité de chaque degré aura toujours sa raison dans le degré qui aura précédé immédiatement.

Malgré tous les efforts de nos épigénésistes modernes, je ne vois pas qu’ils ayent le moins du monde réüssi à expliquer méchaniquement la première formation des êtres vivans. Ceux qui ont lu avec quelqu’attention mes deux derniers ouvrages, & en particulier les chapitres VIII, IX, X, XI de la partie VII de ma contemplation, n’ont pas besoin que je leur rappelle les différentes preuves que l’histoire naturelle & la physiologie nous fournissent de la prééxistence des êtres vivans.

Mais ; si tout a été préformé dès le commencement ; si rien n’est engendré ; si ce que nous nommons improprement une génération, n’est que le principe d’un développement, qui rendra visible & palpable, ce qui étoit auparavant invisible & impalpable ; il faut de deux choses l’une, ou que les germes ayent été originairement emboîtés les uns dans les autres, ou qu’ils ayent été originairement disséminés dans toutes les parties de la nature.

Je n’ai point décidé entre l’emboîtement & la dissémination[26] : j’ai seulement laissé entendre que j’inclinois vers l’emboîtement. J’ai dit, qu’il me paroîssoit une des plus belles victoires que l’entendement-pur ait remporté sur les sens. J’ai montré, combien il est absurde d’opposer à cette hypothèse des calculs qui n’effrayent que l’imagination, & qu’une raison éclairée réduit facilement à leur juste valeur.

Mais ; si tous les êtres organisés ont été préformés dès le commencement, que deviennent tant de milliards de germes, qui ne parviennent point à se développer dans l’état présent de notre monde ? Combien de milliards de germes de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, de reptiles, etc. Qui ne se développent point, qui pourtant sont organisés avec un art infini, & à qui rien ne manque pour jouïr de la plénitude de l’être, que d’être fécondés ou d’être conservés après l’avoir été ?

Mon lecteur a déjà deviné ma réponse : chacun de ces germes renferme un autre germe impérissable, qui ne se développera que dans l’état futur de notre planète. Rien ne se perd dans les immenses magazins de la nature ; tout y a son emploi, sa fin, & la meilleure fin possible.

On demandera encore, que devient ce germe impérissable, lorsque l’animal meurt, & que le corps grossier tombe en poudre ? Je ne pense pas, qu’il soit fort difficile de répondre à cette question. Des germes indestructibles peuvent être dispersés, sans inconvénient, dans tous les corps particuliers qui nous environnent. Ils peuvent séjourner dans tel ou tel corps jusqu’au moment de sa décomposition ; passer ensuite sans la moindre altération dans un autre corps ; de celui-ci dans un troisiéme ; etc. Je conçois, avec la plus grande facilité, que le germe d’un éléphant peut se loger d’abord dans une molécule de terre, passer de là dans le bouton d’un fruit ; de celui-ci, dans la cuisse d’une mitte ; etc. Il ne faut pas que l’imagination qui veut tout peindre & tout palper, entreprenne de juger des choses qui sont uniquement du ressort de la raison, & qui ne peuvent être apperçues que par un œil philosophique. Le répéterai-je encore ? Combien est-il facile, que des germes, tels que je les suppose, bravent les efforts de tous les élémens & de tous les siècles,[27] & arrivent enfin à cet état de perfection auquel ils ont été prédestinés par cette sagesse profonde, qui a enchaîné chaîné le Passé au Présent, le Présent à l’Avenir, l’Avenir à l’Eternité !

Il y aura cette différence entre les Animaux qui ne seront point nés sous l’Oeconomie présente de notre Monde & ceux de même Espèce qui y auront vécu ; que les premiers naitront, pour ainsi dire, table rase sous l’oeconomie future. Comme leur cerveau n’aura pu recevoir aucune impression des objets extérieurs, il ne retracera à l’ame aucun souvenir. Elle ne comparera donc pas son état présent à un état passé qui n’aura point éxisté pour elle. Elle n’aura donc point ce sentiment de l’accroîssement du bonheur, qui naît de la comparaison dont je parle. Mais ; cette table rase se convertira bientôt en un riche tableau, qui représentera avec précision une multitude d’objets divers. À peine l’animal sera-t-il parvenu à la vie, que ses sens s’ouvriront à une infinité d’impressions dont la vivacité & la variété accroîtront sans cesse ses plaisirs, & mettront en valeur toutes ses facultés.

QUATRIEME PARTIE

Application

aux

plantes


J’ai rassemblé dans la partie X de ma contemplation, les traits si nombreux, si diversifiés, si frappans qui rapprochent les plantes des animaux, & qui semblent ne faire des unes & des autres qu’une seule classe d’êtres organisés. Je me suis attaché à démontrer combien il est difficile d’assigner le caractère qui distingue essentiellement le végétal de l’animal, & combien la logique du naturaliste doit être sévère dans une recherche aussi délicate. Cela m’a conduit à un éxamen assés approfondi du caractère qu’on a coûtume de tirer de la faculté de sentir. J’y ai fait passer en revuë sous les yeux de mon lecteur ces curieuses expériences que j’ai décrites en détail dans mon livre sur l’usage des feuilles dans les plantes, & qui paroîssent indiquer, que les végétaux éxercent des mouvemens spontanés rélatifs à leurs besoins & aux circonstances.

Je n’ai pas entrepris de prouver, que les plantes sont douées de sentiment : j’aurois choqué moi-même cette logique éxacte que j’essayois d’appliquer à mon sujet. J’ai assés insinué,[28] que tous ces mouvemens, si dignes de l’attention de l’observateur, peuvent dépendre d’une méchanique secrette & très simple. Mon imagination n’étoit pas faite pour tout animaliser, comme celle de l’ingénieux auteur du roman de la nature. J’ai donc terminé mon éxamen en ces termes.

« Le lecteur judicieux comprend assés, que je n’ai voulu que faire sentir, par une fiction, combien nos jugemens sur l’insensibilité des plantes sont hazardés. Je n’ai pas prétendu prouver, que les plantes sont sensibles ; mais j’ai voulu montrer qu’il n’est pas prouvé qu’elles ne le sont point. »

Si donc il n’est point prouvé que les plantes ne sont pas sensibles, il est possible qu’elles le soient ; & s’il est possible qu’elles le soient, il l’est encore, que leur sensibilité se développe & se perfectionne d’avantage dans un autre état.

Je le disois dans l’ouvrage que je viens de citer : « Nous voyons le sentiment décroître par degrés de l’homme à l’ortie ou à la moule ; & nous-nous persuadons qu’il s’arrête là, en regardant ces derniers animaux comme les moins parfaits. Mais il y a peut-être encore bien des degrés entre le sentiment de la moule & celui de la plante. Il y en a, peut-être, encore d’avantage entre la plante la plus sensible & celle qui l’est le moins. Les gradations que nous observons par tout, devroient nous persuader cette philosophie : le nouveau degré de beauté qu’elle paroît ajoûter au systême du monde, & le plaisir qu’il y a à multiplier les êtres sentans, devroient encore contribuer à nous le faire admettre. J’avouerois donc volontiers que cette philosophie est fort de mon goût. J’aime à me persuader que ces fleurs qui parent nos campagnes & nos jardins d’un éclat toujours nouveau, ces arbres fruitiers dont les fruits affectent si agréablement nos yeux & notre palais, ces arbres majestueux qui composent ces vastes forêts que les tems semblent avoir respectées, sont autant d’êtres sentans qui goûtent à leur manière les douceurs de l’éxistence. »

J’ajoûtois immédiatement après : « Nous avons vu qu’on ne trouvoit dans la plante aucun organe propre au sentiment : mais si la nature a dû faire servir le même instrument à plusieurs fins ; si elle a dû éviter de multiplier les piéces, c’est assurément dans la construction de machines extrêmement simples, tel que l’est le corps d’une plante. Des vaisseaux que nous croyons destinés uniquement à conduire l’air ou la sève, peuvent être encore dans la plante le siège du sentiment ou de quelqu’autre faculté dont nous n’avons point d’idée. Les nerfs de la plante différent, sans doute, autant de ceux de l’animal, que la structure de celle-là différe de la structure de celui-ci. »

Mon lecteur sera mieux placé encore pour juger de ceci, s’il prend la peine de relire en entier les chapitres XXX & XXXI de cette partie X de l’ouvrage. Si après cette lecture, il demeure convaincu, comme je le suis, que l’insensibilité des plantes n’est point du tout démontrée ; je lui demanderois, si dans la supposition qu’elles sont douées d’une certaine sensibilité, je ne pourrois pas leur appliquer ce que je viens d’exposer sur la restitution future des animaux ? Dans la supposition dont il s’agit, choquerois-je la bonne philosophie, en admettant que la plante est aussi un être très perfectible ?

En effet ; combien est-il facile, que la sensibilité la plus resserrée, la plus imparfaite s’étende, se développe, se perfectionne par le simple accroîssement de perfections des organes, & sur tout par l’intervention de nouveaux organes !

Si la plante est sensible, elle a une ame, qui est le principe du sentiment ; car le sentiment ne sçauroit appartenir à la seule organisation.[29] La plante sera donc un être-mixte. Découvrons-nous quelque raison solide pourquoi l’ame de la plante seroit dépourvue de toute espéce d’activité ? Par tout où nous parvenons à démêler des traits de sensibilité, nous parvenons aussi à y démêler des mouvemens correspondans. Il est naturel qu’un être-mixte susceptible de plaisir & de douleur puisse rechercher l’un & fuir l’autre. Mais ; si sa sensibilité est très foible, ses plaisirs & ses douleurs seront aussi très foibles, & les mouvemens qui correspondront à ces différentes impressions, leur seront proportionels.

Je ne rechercherai point quel est le siège de l’ame dans la plante : je ne connois aucun moyen de parvenir à cette découverte. Les physiciens qui ont le plus étudié la structure des plantes sçavent assés combien leur anatomie est encore imparfaite. Je le faisois remarquer au commencement du chap XXVI de la partie X de ma contemplation. « Il n’est pas aussi facile, disois-je dans cet endroit, de comparer les plantes & les animaux dans leurs formes intérieures ou leur structure, qu’il l’est de les comparer dans leurs formes extérieures. Nous pouvons juger de celles-ci sur un simple coup d’œil ; il faut toujours une certaine attention, & souvent le secours de divers instrumens pour juger de celles-là. Nous pénétrons, ce semble, plus difficilement dans l’intérieur d’une plante, que dans celui d’un animal. Là, tout paroît plus confondu, plus uniforme, plus fin, moins animé. Ici tout paroît se démêler mieux, soit parce que la forme, le tissu, la couleur & la situation des différentes parties y présentent plus de variétés, soit parce que le jeu des principaux viscères y est toujours plus ou moins sensible. Le microscope, le scalpel & les injections qui nous conduisent si loin dans l’anatomie des animaux, refusent souvent de nous servir, ou ne nous servent qu’imparfaitement dans celle des plantes. Il est vrai aussi que cette partie de l’oeconomie organique a été moins étudiée que celle qui a les animaux pour objet. La structure de ces derniers nous intéressoit davantage par ses rapports avec celle de notre propre corps. » Je me bornerai donc à dire, que si la plante a une ame, cette ame a un siège rélatif à la nature particulière de cet être-mixte.

Ce siège, quel qu’il soit, peut renfermer un germe impérissable, qui conservera l’être de la plante & le fera survivre à la destruction de ce corps visible & palpable, qui est l’objet actuel des curieuses recherches du botaniste & du physicien. Arrêterons-nous toujours nos regards sur ce qui frappe nos sens ? La raison du philosophe ne percera-t-elle point au delà ?

Si l’être de la plante, a été attaché à un germe incorruptible, ce germe peut renfermer, comme celui de l’animal, les élémens de nouveaux organes, qui perfectionneront, développeront & ennobliront les facultés de cet être. Je ne puis dire à quel degré il s’élévera dans l’échelle de l’animalité : il me suffit d’appercevoir la possibilité de cette élévation, & par elle un accroîssement de beauté dans le règne organique.

En général ; on a beaucoup de peine à se persuader la possibilité que les plantes soient des êtres sentans. Comme elles ne changent jamais de place, & que leurs formes n’ont rien de commun avec celles des animaux qui nous sont les plus connus, il n’y a pas moyen de croire qu’elles puissent participer un peu à l’animalité. Le moyen, en effet, de soupçonner quelque rapport en ce genre entre une violette & un papillon, entre un poirier & un cheval !

Nous ne jugeons ordinairement des êtres que par des comparaisons assés grossiéres. Nous les comparons de gros en gros dans leur forme & dans leur structure, & si cet éxamen superficiel ne nous offre aucun trait de similitude, nous ne nous avisons guères d’en soupçonner.

Cependant, combien éxiste-t-il d’espèces d’animaux qui, pendant tout le cours de leur vie, ne changent pas plus de place que les plantes ! Combien en est-il dont les mouvemens ne sont ni plus variés ni plus spontanés en apparence, que le sont ceux de quantité de plantes, que j’ai décrits & fait admirer dans mon livre sur l’usage des feuilles ! Enfin ; combien est-il d’espèces d’animaux dont la forme & la structure ne ressemblent pas le moins du monde à ce modèle imaginaire que nous nous formons de ce qu’il nous plaît de nommer un animal !

Si l’on a un peu médité ces considérations philosophiques au sujet des polypes, qui font la matière des trois derniers chapitres de la partie VIII de ma contemplation, l’on comprendra mieux tout ce que je ne fais qu’indiquer ici. Ces chapitres renferment une espèce de logique à l’usage du naturaliste, & qui me paroîssoit lui manquer.

Je passe sous silence les séxes, tantôt réünis, tantôt séparés, & ces admirables reproductions de différens genres, qui rapprochent si fort le végétal de l’animal. J’ai renvoyé mon lecteur sur tout cela & sur bien d’autres traits d’analogie tout aussi frappans, à mon parallèle des plantes & des animaux. Contemp. Part X.

Ôtons à un animal peu connu tous les moyens de nous manifester qu’il est un animal : privons-le de tous ses membres ; réduisons-le aux seuls mouvemens qui se font dans son intérieur ; comment devineroit-on alors sa véritable nature ? Il est une foule d’animaux qui se déguisent autant à nos yeux, & qui ne peuvent être reconnus que par les observateurs les plus attentifs & les plus industrieux. Quel n’est point aussi le déguisement de certaines plantes ! N’a-t-il pas fallu toute la sagacité des botanistes pour s’assurer de la véritable nature des moisissures, des lychens, des champignons, des truffes, etc.

Les plantes ne seroient-elles donc point dans le cas de ces animaux beaucoup trop déguisés pour que nous puissions les reconnoître ? C’est une réfléxion que je faisois dans le chap XXX de la partie X de ma contemplation.

« L’expression du sentiment, disois-je, est rélative aux organes qui le manifestent. Les plantes sont dans une entière impuissance de nous faire connoître leur sentiment, ce sentiment est extrêmement foible, peut-être, sans volonté & sans désir, puisque l’impuissance où elles sont de nous le manifester, provient de leur organisation, & qu’il y a lieu de penser, que le degré de perfection spirituelle répond au degré de perfection corporelle. »

Mais ; ce que nous avions regardé jusqu’ici comme animal est un tout unique. Un singe, un éléphant, un chien sont bien des composés : ces composés sont bien formés de l’assemblage d’une multitude de pièces très différentes entr’elles : mais, ces pièces ne sont pas autant d’animaux : elles concourent seulement par leur réünion & par leurs rapports divers à former ce tout individuel que nous nommons un animal. Ces pièces séparées de leur tout ne le représentent point en petit ; elles ne peuvent point reproduire ce tout.

La plante a été construite sur un tout autre modèle. Un arbre n’est un tout unique que dans un sens métaphysique. Il est réellement composé d’autant d’arbres & d’arbrisseaux, qu’il a de branches & de rameaux. Tous ces arbres & tous ces arbrisseaux, sont, pour ainsi dire, greffés les uns aux autres, sont alimentés les uns par les autres, & tiennent ainsi à l’arbre principal par une infinité de communications. Chaque arbre, secondaire, chaque arbrisseau, chaque sous-arbrisseau a ses organes & sa vie propres : il est lui-même, un petit tout individuel, qui représente plus ou moins en raccourci le grand tout dont il fait partie.

Ceci est plus éxact qu’on ne l’imagineroit d’abord. Chaque branche, chaque rameau, chaque ramuncule, & même chaque feuille sont si bien des arbres en petit, que détachés du grand arbre, & plantés en terre avec certaines précautions, ils peuvent y végéter par eux-mêmes & y faire de nouvelles productions. C’est que les organes essentiels à la vie, sont répandus dans tout le corps de la plante. Les mêmes organes essentiels qu’on découvre dans le tronc d’un arbre, on les retrouve dans les branches, dans les rameaux & même jusques dans les feuilles.

Un arbre est donc une production organique beaucoup plus singulière qu’on ne le pense communément. Il est un assemblage d’une multitude de productions organiques subordonnées, liées étroitement les unes aux autres, qui participent toutes à une vie & à des besoins communs, & dont chacune a sa vie, ses besoins & ses fonctions propres. Un arbre est ainsi une sorte de société organique, dont tous les individus travaillent au bien commun de la société, en même tems qu’ils procurent leur bien particulier.

Celui qui a fait l’arbre auroit pu faire éxister à part chaque branche, chaque rameau, chaque feuille : il en auroit fait ainsi autant d’êtres isolés & distincts. Il a préféré de les réünir dans le même assemblage, dans une même société, de les assujettir les uns aux autres pour différentes fins, & sans doute que les besoins de l’homme & ceux des animaux entroient dans ces fins.

Si donc l’arbre est doué d’un certain degré de sentiment, chacun des petits arbres dont il est composé aura aussi son degré de sentiment, comme il a sa vie & ses besoins propres.

Il y aura donc dans chacun de ces petits arbres un siège du sentiment, & ce siège renfermera un germe indestructible, destiné à conserver l’être du végétal, & à le restituer un jour sous une nouvelle forme.

Il est possible que l’état futur de notre globe ne comporte point cette réünion de plusieurs touts individuels dans un même assemblage organique, & que chacun de ces touts soit appellé alors à éxister à part, & à éxercer séparément des fonctions d’un tout autre genre & beaucoup plus relevées que celles qu’il éxerce aujourd’hui.

Mais ; comme la faculté loco-motive entre pour beaucoup dans la perfection des êtres organisés & sentans, si la plante est douée de quelque sensibilité ; si elle est un être perfectible ; il y a lieu de penser, que dans son nouvel état, elle pourra se transporter d’un lieu dans un autre au gré de ses desirs, & opérer à l’aide de ses nouveaux organes des choses dont nous ne pouvons nous former aucune idée.

CINQUIEME PARTIE

application

aux

zoophytes.


Tandis que la troupe nombreuse des nomenclateurs & des faiseurs de règles générales pensoit avoir bien caractérisé l’animal, & l’avoir distingué éxactement du végétal ; les eaux sont venuës nous offrir une production organique, qui réünit aux principales propriétés du végétal, divers traits qui ne paroîssent convenir qu’à l’animal. On comprend que je parle de ce fameux polype à bras, dont la découverte a tant étonné les physiciens, & plus embarassé encore les métaphysiciens.

À la suite, ont bientôt paru beaucoup d’autres espèces d’animaux, de classes & de genres différens, les uns aquatiques les autres terrestres, & dans lesquels on a retrouvé avec surprise les mêmes propriétés.

Ce sont ces propriétés, qui ont fait donner à plusieurs de ces animaux le nom général de zoophytes : nom assés impropre ; car ils ne sont point des animaux-plantes ; ils sont ou paroîssent être de vrais animaux ; mais, qui ont plus de rapports avec les plantes, que n’en ont les autres animaux.

Je me copierois moi-même, & je sortirois de mon sujet, si je retraçois ici en abrégé l’histoire du polype. Je m’en suis beaucoup occupé dans mes considérations sur les corps organisés[30] & dans ma contemplation de la nature.[31] D’ailleurs, qui ignore aujourd’hui, que le moindre fragment du polype peut devenir en assés peu de temps un polype parfait ? Qui ignore que le polype met ses petits au jour, à peu près comme un arbre y met ses branches ? Qui ignore enfin, que cet insecte singulier peut être greffé sur lui-même ou sur un polype d’espèce différente, & tourné & retourné comme un gand ?

On sçait encore, que pendant que le polype-mère pousse un rejetton, celui-ci en pousse d’autres plus petits ; ces derniers en poussent d’autres encore, etc. Tous tiennent à la mère comme à leur tronc principal, & les uns aux autres comme branches ou comme rameaux. Tout cela forme un arbre en mignature, la nourriture que prend un rameau passe bientôt à tout l’assemblage organique. La mère & les petits semblent donc ne faire qu’un seul tout, & composer une espèce singulière de société animale, dont tous les membres participent à la même vie & aux mêmes besoins.

Mais ; il y a cette différence essentielle entre l’arbre végétal & l’arbre animal ; que dans le premier, les branches ne quittent jamais le tronc, ni les rameaux les branches ; au lieu que dans le second, les branches & les rameaux se séparent d’eux-mêmes de leur sujet, vont vivre à part, & donner ensuite naîssance à de nouvelles végétations pareilles à la première.

L’art peut faire du polype une hydre à plusieurs têtes & à plusieurs queuës, & s’il abbat ces têtes & ces queuës, elles donneront autant de polypes parfaits. L’imagination féconde d’Ovide n’avoit pas été jusques-là.

Ce n’est qu’accidentellement qu’il arrive quelquefois au polype de se partager de lui-même par morceaux : mais, il est une famille nombreuse de très petits polypes, qui forment de jolis bouquets, dont les fleurs sont en cloche, & qui se propagent en se partageant d’eux-mêmes. Chaque cloche se ferme, prend la forme d’une olive, & se partage suivant sa longueur en deux olives plus petites, qui prennent ensuite la forme de cloche. Toutes les cloches tiennent par un pédicule effilé à un pédicule commun. Toutes se divisent & se soûdivisent successivement de deux en deux, & multiplient ainsi les fleurs du bouquet. Les cloches se séparent d’elles-mêmes du bouquet, & chacune va en nageant se fixer ailleurs, & y produire un nouveau bouquet.

D’autres espèces de très petits polypes se propagent de même en se partageant en deux ; mais, d’une manière différente de celle des polypes à bouquet, dont je viens de parler.

Voilà une ébauche bien grossière des principaux traits qui caractérisent quelques espèces de polypes d’eau douce. Ceux de mes lecteurs qui n’auront pas une idée assés nette de leur histoire, pourront consulter le chap XI du tome I de mes corps organisés, & les chapitres XI, XII, XIII, XV de ma contemplation, part VIII.

S’il n’est pas démontré que les plantes sont absolument privées de sentiment, il l’est bien moins encore que les polypes n’en soient point doués. Nous y découvrons des choses qui paroîssent se réunir pour constater leur sensibilité. Tous sont très voraces, & les mouvemens qu’ils se donnent pour saisir ou engloutir leur proye, semblent ne pouvoir convenir qu’à de véritables animaux.

Mais ; si les polypes sont sensibles, ils ont une ame, & s’ils ont une ame quelle foule de difficultés naît de la supposition que cette ame éxiste ! J’ai montré dans le chapitre III, du tome II de mes corps organisés, & dans la préface de ma contemplation, page XXIX[32] etc. À quoi se réduisent principalement ces difficultés, & j’ai essayé le premier d’en donner des solutions conformes aux principes d’une saine philosophie.

En raisonnant donc sur la supposition si naturelle, que les polypes sont au nombre des êtres sentans ; nous admettrons, que l’ame de chaque polype a été logée dès le commencement dans le germe dont le corps du petit animal tire son origine.

J’ai eu soin d’avertir, qu’il ne falloit pas prendre ici le mot de germe dans un sens trop resserré, & se représenter le germe comme un polype réduit extrêmement en petit, & qui n’a qu’à se développer pour se montrer tel qu’il doit être. J’ai pris le mot de germe dans un sens beaucoup plus étendu, pour toute préformation organique dont un polype peut résulter comme de son principe immédiat.

Contemplation. Préf pag XXIX.[33]

J’ai averti encore, que l’analogie ne nous éclairoit point sur la véritable nature des polypes à bouquet, & j’en ai dit la raison ibid part VIII chap XVI. Ces polypes ont été construits sur des modèles qui ne ressemblent à rien de ce que nous connoissons dans la nature. On diroit qu’ils occupent les plus bas degrés de l’échelle de l’animalité. Nous ne nous y méprendrons pas néanmoins, & nous présumerons qu’il peut éxister des animaux bien moins animaux encore, & placés beaucoup plus bas dans l’échelle.

On découvre dans différentes sortes d’infusions, à l’aide des microscopes, des corpuscules vivans, que leurs mouvemens & leurs diverses apparences, ne permettent guères de ne pas regarder comme de vrais animaux. Ce sont les patagons de ce monde d’infiniment-petits, que leur éffroyable petitesse dérobe trop à nos sens & à nos instrumens. C’est même beaucoup que nous soyons parvenus à appercevoir de loin les promontoires de ce nouveau monde, & à entrevoir au bout de nos lunettes quelques uns des peuples qui l’habitent. Parmi ces atomes animés, il en est probablement, que nous jugerions bien moins animaux encore que les polypes, si nous pouvions pénétrer dans le secret de leur structure, & y contempler l’art infini avec lequel l’auteur de la nature a sçu dégrader de plus en plus l’animalité sans la détruire. On voudra bien consulter ce que j’ai exposé sur ces dégradations de l’animalité, chap XVI, part VIII de la contemplation.

Je ne puis dire où réside le siège de l’ame dans le polype à bras ; bien moins encore dans les polypes à bouquet, & dans ceux qui leur sont analogues. Combien l’organisation de ces petits animaux, qui semblent n’être qu’une gelée épaissie, différe-t-elle de celle des animaux, que leur grandeur & leur consistence soumet au scalpel de l’anatomiste !

Mais ; si les polypes ont une ame, il faut que cette ame reçoive les impressions qui se font sur les divers points du corps auquel elle est unie. Comment pourroit-elle pourvoir autrement à la conservation de son corps ? Seroit-il donc absurde de penser, qu’il est quelque part dans le corps du polype, un organe qui communique à toutes les parties, & par lequel l’ame peut agir sur toutes les parties ?

Cet organe, quelques soient sa place & sa structure, peut en renfermer un autre, que nous considérerons comme le véritable siège de l’ame, que l’ame n’abandonnera jamais, & qui sera l’instrument de cette régénération future, qui élévera le polype à un degré de perfection que ne comportoit point l’état présent des choses.

En simplifiant de plus en plus l’organisation dans les êtres animés, le créateur a resserré de plus en plus chés eux la faculté de sentir ; car les limites physiques de cette faculté sont toujours dans l’organisation. Si donc l’on suppose, que le polype a été réduit au seul sens du toucher, son ame ne pourra éprouver que les seules sensations attachées à l’éxercice de ce sens. Et si le polype est en même tems privé de la faculté loco-motive, son toucher s’appliquant par cela même à un nombre de corps beaucoup plus petit & à des corps beaucoup moins diversifiés, ses sensations seront bien moins nombreuses & bien moins variées que celles des polypes doués de la faculté de se mouvoir.

Mais ; si le siège de l’ame du polype renferme les élémens de nouveaux organes & de nouveaux sens, cette ame éprouvera par leur développement & par leur ministère de nouvelles sensations, & des sensations d’un nouvel ordre, qui reculeront les limites de sa faculté de sentir, & ennobliront de plus en plus l’être du polype.

Je l’ai dit ; c’est sur tout par le nombre & la perfection des sens, que l’animal est le plus animal. Il l’est d’autant plus qu’il sent d’avantage, & il sent d’autant plus, que ses organes sont plus multipliés & diversifiés.

SIXIEME PARTIE

Idées

sur

l’état passé

des

animaux :

et à cette occasion

sur la création

et sur

l’harmonie de l’univers


J’ai touché au commencement de cet écrit, à une grande révolution de notre globe, qui pourroit avoir précédé celle que l’auteur sacré de la genèse a si noblement décrite. Je n’ai pas indiqué les raisons qui rendent cette révolution probable, & qui doivent nous porter à reculer beaucoup la naîssance de notre monde. Ce détail intéressant m’auroit mené trop loin, & m’auroit trop détourné de mon objet principal.

Ceux qui se sont un peu occupés de la théorie de la terre, sçavent qu’on trouve par tout sur sa surface & dans ses entrailles des amas immenses de ruines, qui paroîssent être celles d’un ancien monde, dont l’état différoit, sans doute, par bien des caractères de celui du monde que nous habitons.

Mais ; il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup médité sur la théorie de la terre, pour se persuader que Moyse ne nous a point décrit la première création de notre globe, & que son histoire n’est que celle d’une nouvelle révolution que la planète avoit subi, & dont ce grand homme exposoit très en raccourci les traits les plus frappans ou les principales apparences.

Graces aux belles découvertes de l’astronomie moderne, on sçait qu’il est des planètes, dont la grandeur surpasse plusieurs centaines de fois celle de notre terre. On sçait encore que cette petite planète que nous habitons & qui nous paroît si grande, est un million de fois plus petite que le soleil autour duquel elle circule. On sçait enfin, que les étoiles, qui ne nous paroîssent que des points lumineux, sont autant de soleils, semblables au nôtre, & qui éclairent d’autres mondes, que leur prodigieux éloignement dérobe à notre vuë.

Qu’on réfléchisse un peu maintenant sur l’immensité de l’univers ; sur l’étonnante grandeur de ces corps qui roulent si majestueusement dans l’espace ; sur leur nombre presqu’infini ; sur les distances énormes de ces soleils, qui ne nous les laissent appercevoir que comme des points étincellans dont la voûte azurée est parsemée, & qu’on se demande ensuite à soi-même ce qu’est la terre au milieu de cette graine de soleils & de mondes ? Ce qu’est un grain de mil dans un vaste grenier & moins encore.

Si après s’être fortement pénétré de la grandeur de l’univers & de la magnificence de la création, l’on vient à lire avec réfléxion le premier chapitre de la genèse, on se convaincra de plus en plus de la vérité de cette opinion philosophique, que je soumets ici au jugement du lecteur éclairé.

Dieu dit[34] qu’il y ait des luminaires dans l’étenduë, afin d’éclairer la terre ; & il fut ainsi. Dieu donc fit deux grands luminaires, le plus grand pour dominer sur le jour ; le moindre pour dominer sur la nuit. Ce fut le quatriéme jour.

Quand on a quelques notions du systême des cieux, on sent assés, combien il est peu probable que la terre ait été créée avant le soleil, auquel elle est si manifestement subordonnée. Il seroit superflu de s’étendre sur ceci. Ce n’est donc probablement ici qu’une simple apparence. Dans ce renouvellement de notre globe, le soleil n’apparut que le quatrième jour.

Dieu[35] fit aussi les étoiles. Il les mit dans l’étendue pour éclairer la terre. Il est bien évident, que Moyse comprend ici sous la dénomination générale d’étoiles, les étoiles errantes ou les planètes.

Dieu fit donc le quatrième jour les étoiles & les planètes, & il les fit pour éclairer la terre. Quoi ! La sagesse suprême auroit fait des milliards de globes immenses de feu, des milliards de soleils pour éclairer… que dirai-je ? Un grain de poussière, un atome.

Conçoit-on que si Moyse eût connu ce qu’étoient les étoiles & les planètes, il eut dit ; Dieu fit aussi les étoiles, & qu’il eût ajoûté simplement, pour éclairer la terre ? Ce n’est donc encore ici qu’une pure apparence. L’historien sacré ne décrivoit point la création des cieux ; mais, il traçoit les diverses périodes d’une révolution renfermée dans les bornes étroites de notre petite planète.

Ce seroit choquer autant le sens commun, que le respect dû à l’écriture, que de prétendre infirmer l’authorité de Moyse, précisément parce qu’il n’a pas parlé la langue de Copernic. Il parloit une plus belle langue encore : il annonçoit le premier au genre humain l’unité & l’éternité du grand être. Il peignoit sa puissance avec le pinceau du chérubin : Dieu dit ;[36] que la lumière soit ; & la lumière fut . Il s’élançoit d’un vol rapide vers la cause premiére & enseignoit aux hommes le dogme si important & si philosophique, de la création de l’univers. Le plus ancien & le plus respectable de tous les livres, est aussi le seul qui commence par ces expressions dont la simplicité répond si bien à la simplicité de cet acte unique, qui a produit l’universalité des êtres : au[37] commencement Dieu créa les cieux & la terre.

Une seule chose étoit essentielle au plan de l’historien de la création ; c’étoit de rappeller l’univers à son auteur, l’effet, à sa cause. Cet historien l’a fait ; & l’athée l’admireroit, si l’athée étoit philosophe. Cet historien n’étoit pas appellé à dicter au genre humain des cahiers d’astronomie ; mais, il étoit appellé à lui tracer en grand les premiers principes de cette théologie sublime, que l’astronomie devoit enrichir un jour, & dont il étoit reservé à la métaphysique de démontrer les grandes vérités. Tout ce qu’il y a de beauté & d’élévation dans la métaphysique moderne est concentré dans cette pensée étonnante, je suis celui qui est.[38]

Je puis donc sans manquer au respect qui est dû à tant de titres au premier des auteurs sacrés, supposer que la création de notre globe a précédé d’un tems indéfini, ce renouvellement dont la genèse nous présente les divers aspects. La sagesse qui a présidé à la formation de l’univers, n’a révèlé aux hommes que ce que leur raison n’auroit pu découvrir par elle-même, ou qu’elle auroit découvert trop tard pour leur bonheur, & elle a abandonné aux progrès de l’intelligence humaine tout ce qui étoit enveloppé dans la sphère de son activité.

La philosophie nous donne les plus hautes idées de l’univers. Elle nous le représente comme la collection systêmatique ou harmonique de tous les êtres créés. Elle nous apprend qu’il n’est un systême, que parce que toutes ses piéces s’engraînant, pour ainsi dire, les unes dans les autres, concourrent à produire ce tout unique, qui dépose si fortement en faveur de l’unité & de l’intelligence de la cause premiére.

Comme rien ne sçauroit éxister sans une raison suffisante ; c’est une conséquence nécessaire de ce grand principe, que tout soit lié ou harmonique dans l’univers. Ainsi, rien n’y est solitaire ou séparé ; car s’il éxistoit un être absolument isolé, il seroit impossible d’assigner la raison suffisante de l’éxistence d’un tel être. Et il ne faudroit pas dire, que Dieu a voulu le créer isolé ; parce que la volonté divine ne peut elle-même se déterminer sans raison suffisante, & qu’il n’y en auroit point pour créer un être, qui ne tiendroit absolument à rien, & pour le créer avec telles ou telles déterminations particulières.

L’éxistence & les déterminations particulières de chaque être, sont toujours en rapport à l’éxistence & aux déterminations des êtres correspondans ou voisins. Le présent a été déterminé par le passé ; le subséquent, par l’antécédent. Le présent détermine l’avenir. L’harmonie universelle est ainsi le résultat de toutes les harmonies particulières des êtres coéxistans & des êtres successifs.

Une force répanduë dans toutes les parties de la création, anime ces grandes masses sphériques, dont l’assemblage compose ces divers systêmes solaires, que nous ne parvenons point à dénombrer, & dont nous ne découvrons que les foyers ou les soleils.

En vertu de cette force, notre soleil agit sur les planètes & sur les comètes du systême auquel il préside. Les planètes & les comètes agissent en même tems sur le soleil & les unes sur les autres. Notre systême solaire agit sur les systêmes voisins : ceux-ci font sentir leur action à des systêmes plus éloignés ; & cette force, qui les anime tous, pénétre ainsi de systême en systême, de masse en masse, jusqu’aux extrêmités les plus reculées de la création.

Non seulement tous les systêmes & tous les grands corps d’un même systême, sont harmoniques entr’eux ; ils le sont encore dans le rapport à la coordination & aux déterminations des divers êtres qui peuplent chaque monde planétaire.

Tous ces êtres, gradués ou nuancés à l’infini, ne composent qu’une même échelle, dont les degrés expriment ceux de la perfection corporelle & de la perfection intellectuelle, que renferme l’univers.

L’univers est donc la somme de toutes les perfections réünies & combinées, & le signe représentatif de la perfection souveraine.

Un philosophe qui aura médité profondément sur ces objets sublimes, pourra-t-il jamais admettre, que Dieu a créé l’univers pièce après pièce ? Qu’il a créé la terre dans un tems ; le soleil dans un autre ? Qu’il a fait un jour une étoile ; puis un autre ? Etc. L’intelligence suprême qui embrasse d’une seule vuë l’universalité des choses opéreroit-elle successivement comme les natures finies ? Cette volonté adorable, qui appelle les choses qui ne sont point, comme si elles étoient, pouvoit-elle ne pas réaliser tout par un acte unique ? Elle a dit ; & l’univers a été.

Comme il seroit de la plus grande absurdité de supposer, que dans la première formation des animaux, Dieu a commencé par créer le cœur, puis les poûmons, ensuite le cerveau ; etc. Je ne pense pas, qu’il fut moins absurde de supposer, que dans la formation de l’univers, Dieu a commencé par créer une planète, puis un soleil ; ensuite une autre planète ; etc. Seroit-ce donc qu’on imagineroit que l’univers seroit moins harmonique, j’ai presque dit, moins organique qu’un animal ?

Je n’affirmerai pas, qu’au premier instant de la création, tous les corps célestes étoient précisément disposés les uns à l’égard des autres, comme ils le sont aujourd’hui. Cette disposition primitive a pu souffrir bien des changemens par une suite naturelle des mouvemens de ces corps & de la combinaison de leurs forces. Mais ; la sagesse divine a prévu & approuvé ces changemens ; comme elle a prévu & approuvé ce nombre presqu’infini de modifications diverses, qui naîssent de la structure ou de l’organisation primitives des êtres propres à chaque monde.

Toutes les pièces de l’univers sont donc contemporaines. La volonté efficace a réalisé par un seul acte, tout ce qui pouvoit l’être. Elle ne crée plus ; mais, elle conserve, & cette conservation sera, si l’on veut, une création continuée.

Comme les corps organisés ont leurs phases ou leurs révolutions particulières ; les mondes ont aussi les leurs. Nos lunettes paroîssent nous en avoir découvert dans quelques-uns de ces grands corps qui pendent au firmament. Notre terre a donc eu aussi ses révolutions. Je ne parle pas de ces révolutions plus ou moins graduelles qui s’opèrent de siècles en siècles, par le concours de différentes causes : ces sortes de révolutions ne sont jamais que partieles ou locales. De ce nombre sont les divers changemens qui peuvent survenir & qui surviennent à notre globe par l’intervention de la mer, des volcans, des tremblemens de terre, etc. Je parle de ces révolutions générales d’un monde, qui en changent entièrement la face, & qui lui donnent un nouvel être. Telle a été cette révolution de notre planète que Moyse a consacré dans ses annales.

Je prens ici la terre au tems du cahos, à ce tems où, selon le texte sacré, elle étoit sans forme & vuide.[39] Je suppose toujours que Moyse ne nous a pas décrit la première création de l’univers, & j’ai indiqué les fondemens de cette supposition. Je puis donc admettre sans absurdité, que la terre avoit éxisté sous une autre forme, avant ce tems où l’historien sacré la représente comme vuide ; c’est-à-dire, comme dépourvue, au moins en apparence, de toute production.

Mais ; si la terre éxistoit avant cette époque, on m’accordera facilement, qu’il n’est pas probable, qu’elle fût alors absolument nuë, absolument destituée de productions ; en un mot, un vaste & aride désert : seroit-elle sortie ainsi des mains du créateur ? La sagesse auroit-elle fait une boule toute nuë, uniquement pour la faire rouler autour du soleil, & réfléchir un peu de lumière à d’autres planètes ? Je m’assure, qu’on préférera de supposer avec moi, que la terre étoit alors, comme aujourd’hui, enrichie d’une infinité de productions diverses, assorties à cet état primitif qu’elle tenoit immédiatement de la création.

Nous ignorons profondément les causes soit intérieures, soit extérieures qui ont pu changer la face de ce premier monde, le faire passer par l’état de cahos, pour le restituer ensuite sous une face toute nouvelle. En qualité de planète, la terre fait partie d’un grand systême planetaire ; la place qu’elle y occupe a pu l’exposer à des rencontres qui ont influé plus ou moins sur son oeconomie originelle. Elle pouvoit renfermer dans son sein, dès le commencement, des causes propres à modifier ou à changer plus ou moins cette oeconomie.

Ce changement entroit dans le plan de cette sagesse adorable qui a préformé les mondes dès le commencement, comme elle a préformé les plantes & les animaux.

Mais ; si la volonté divine a créé par un seul acte l’universalité des êtres, d’où venoient ces plantes & ces animaux, dont Moyse nous décrit la production au troisiéme & au cinquiéme jour du renouvellement de notre monde ?

Abuserois-je de la liberté de conjecturer, si je disois, que les plantes & les animaux qui éxistent aujourd’hui, sont provenus par une sorte d’évolution naturelle des êtres organisés, qui peuploient ce premier monde sorti immédiatement des mains du créateur ?

Je vais développer ma pensée. Le lecteur éclairé voudra bien ne me juger que sur la chaîne entière des idées que lui présente cet écrit.

Dans ce principe si philosophique, que la création de l’univers est l’effet immédiat d’un acte unique de la volonté efficace ; il faut nécessairement que cette volonté ait placé dès le commencement dans chaque monde, les sources des réparations de tout genre, qu’éxigeoient les révolutions que chaque monde étoit appellé à subir.

Ainsi, je conçois que Dieu a préformé originairement les plantes & les animaux dans un rapport déterminé aux diverses révolutions qui devoient survenir à notre monde en conformité du plan général que sa sagesse avoit conçu de toute éternité.

L’intelligence pour qui il n’y a ni passé ni avenir, parce que tous les siécles sont présens à la fois devant elle ; l’intelligence pour qui la totalité des choses coéxistantes & des choses successives n’est qu’une simple unité ; cette intelligence, dis-je, auroit-elle attendu que les événemens l’instruisissent de ce qu’éxigeoient la conservation & la perfection de son ouvrage ?

Le propre de l’intelligence est d’établir des rapports entre toutes les choses. Plus ces rapports sont nombreux, variés, conspirans ; plus la fin est noble, grande, élevée, & plus il y a d’intelligence dans l’auteur de ces choses.

La raison éternelle est essentiellement tout harmonie. Elle a imprimé cet auguste caractère à toutes ses œuvres. Toutes sont harmoniques entr’elles ; toutes le sont à l’univers entier ; toutes conspirent, convergent à la grande, à la sublime fin, le bonheur général, le plus grand bonheur possible de tous les êtres sentans, & de tous les êtres intelligens.

Ces vastes corps qui composent les systêmes solaires n’ont pas été créés pour eux-mêmes ; ils n’étoient que des amas immenses de matières brutes, incapables de sentir le bienfait de la création. Ils ont été créés pour les êtres sentans & pour les êtres intelligens qui devoient les habiter, & y goûter chacun à sa manière les douceurs de l’éxistence.

Il falloit donc que les mondes fussent en rapport les uns avec les autres ; que chaque monde fut en rapport avec les êtres qui devoient le peupler, & que ces êtres eux-mêmes fussent en rapport avec le monde qu’ils devoient peupler.

L’univers est donc, en quelque sorte, tout d’une piéce : il est un au sens le plus philosophique. Le grand ouvrier l’a donc formé d’un seul jet.

La terre, cette partie infinitésimale de l’univers, n’a donc pas reçu dans un tems, ce qu’elle ne possédoit pas dans un autre. Au même instant qu’elle fut appellée du néant à l’être, elle renfermoit dans son sein les principes de tous les êtres organisés & animés, qui devoient la peupler, l’embellir, & modifier plus ou moins sa surface.

J’entens ici par les principes des êtres organisés, les germes ou corpuscules primitifs & organiques, qui contiennent très en raccourci toutes les parties de la plante ou de l’animal futurs.

Je conçois donc que les germes de tous les êtres organisés, ont été originairement construits ou calculés sur des rapports déterminés aux diverses révolutions que notre planète devoit subir.

Ainsi, en supposant, qu’elle étoit appellée à subir trois grandes révolutions, j’admettrois que les germes des êtres organisés contenoient dès l’origine des choses, des principes de réparation, éxactement correspondans à ces trois révolutions.

Si l’on vouloit admettre un plus grand nombre de révolutions[40] antérieures à ce cahos dont parle le texte sacré ; j’admettrois aussi un nombre de principes de réparation éxactement proportionnel.

Ces principes seront donc toujours des germes, & ces germes auront été renfermés originairement les uns dans les autres.

Ne supposons que trois révolutions. La terre vient de sortir des mains du créateur. Des causes préparées par sa sagesse font développer de toutes parts les germes. Les êtres organisés commencent à jouir de l’éxistence. Ils étoient probablement alors bien différens de ce qu’ils sont aujourd’hui. Ils l’étoient autant que le premier monde différoit de celui que nous habitons. Nous manquons de moyens pour juger de ces dissemblances, & peut-être que le plus habile naturaliste qui auroit été placé dans ce premier monde, y auroit entiérement méconnu nos plantes & nos animaux.

Chaque individu soit végétal, soit animal, renfermoit donc un germe indestructible par les causes qui devoient détruire le corps grossier de l’individu, & encore par celles qui devoient détruire le premier monde & le convertir en cahos.

Nous ignorons profondément quelles ont été les causes naturelles qui ont détruit le premier monde ; comment & jusqu’à quel point elles ont agi sur le globe. Il ne nous reste aucun monument certain d’une si haute antiquité. Les divers faits que la géographie physique recueille sur ce sujet si ténébreux, loin de l’éclaircir un peu, n’offrent au physicien que des questions interminables. Tout ce que nous sçavons, & que nous apprenons de la genèse,[41] c’est qu’au tems du cahos, notre globe étoit entiérement couvert d’eau, & qu’au second jour, Dieu dit ; que les eaux qui sont au dessous des cieux soyent rassemblées en un lieu, & que le sec paroîsse, & il fut ainsi. L’historien du second monde ajoûte dans son style noble & concis : & Dieu nomma le sec, terre ; & l’amas des eaux, mer ; & Dieu vit que cela étoit bon.

Nous ne sçavons donc point, si le premier monde avoit été converti en cahos par un déluge ou si ce déluge n’étoit point plutôt l’effet de la cause ou des causes qui avoient opérées la révolution. Nous n’avons point d’historien de ce premier monde.

Quoi qu’il en soit ; tous les êtres organisés qui peuploient le premier monde furent détruits, au moins en apparence, & tout fut confondu dans cet abîme d’eau qui couvroit la terre.

On entrevoit assés pourquoi je dis que les êtres organisés du premier monde, ne furent détruits qu’en apparence : ils se conservérent dans ces germes impérissables, destinés dès l’origine des choses à peupler le second monde.

Le cahos se débrouille : les eaux se séparent des continens.[42] La terre pousse son jet : elle produit des herbes & des arbres portant leur semence en eux-mêmes. Les eaux produisent en abondance les poissons & les grandes baleines. Les oiseaux volent sur la terre vers l’étenduë des cieux. La terre produit des animaux selon leur espèce, le bétail, les reptiles.

Ainsi, par une suite des loix de la sagesse éternelle, tout reprend un nouvel être. Un autre ordre de choses succède au premier : le monde est repeuplé, & prend une nouvelle face : les germes se développent : les êtres organisés retournent à la vie : le règne organique commence une seconde période, & la fin de cette période sera celle du second monde, de ce monde dont l’apôtre a dit ;[43] qu’il est réservé pour le feu, & auquel succéderont de nouveaux cieux & une nouvelle terre.

Je le répète ; notre monde peut avoir subi bien d’autres révolutions avant celle à laquelle il doit son état actuel. Le règne organique pourroit donc avoir subi une suite de révolutions paralléles, & avoir conservé constamment cette sorte d’unité, qui fait de chaqu’espèce un tout unique, & toujours subsistant ; mais, appellé à revêtir de périodes en périodes de nouvelles formes ou de nouvelles modalités.

Ces révolutions multipliées auront modifié de plus en plus la forme & la structure primitives des êtres organisés, comme elles auront changé de plus en plus la structure extérieure & intérieure du globe. Je l’ai dit ; je me persuade facilement, que si nous pouvions voir un cheval, une poule, un serpent sous leur première forme, sous la forme qu’ils avoient au tems de la création, il nous seroit impossible de les reconnoître. La dernière révolution apportera, sans doute, de bien plus grands changemens & au globe lui-même & aux divers êtres qui l’habitent.

L’antiquité du monde pourroit être beaucoup plus grande que nous ne sçaurions l’imaginer. Il n’est pas bien décidé encore, si l’écliptique ne tend pas continuellement à s’approcher de l’équateur. Des observations délicates ont paru prouver à un grand astronome, que l’obliquité de l’écliptique diminue d’une minute dans un siècle : ensorte, que pour arriver de l’obliquité actuelle à sa confusion avec l’équateur, il lui faudroit plus de cent quarante mille ans. En suivant toujours la même proportion, & en supposant 60 minutes ou un degré pour six mille ans, ce cercle auroit employé deux millions cent soixante mille ans à faire le tour entier en passant par les poles.[44] Et qui pourroit prouver qu’il n’a pas fait déjà plusieurs révolutions entières ?

Je supprime ici certains faits d’histoire naturelle, qui semblent concourir avec ces présomptions astronomiques à donner au monde une prodigieuse antiquité ; je voulois dire une effroyable antiquité.

Il seroit peu raisonnable, d’alléguer contre cette antiquité du monde, la nouveauté des peuples, celle des sciences & des arts, & tout l’appareil de la chronologie sacrée. Je suis infiniment éloigné de vouloir infirmer le moins du monde cette chronologie : je sçais qu’elle est la baze la plus solide de l’histoire ancienne : mais, l’infirmerois-je, en avançant qu’elle n’est que celle d’une révolution particulière de notre monde, & qu’elle ne pouvoit s’étendre au delà. S’il y avoit des astronomes dans la planète de Vénus ou dans celle de Mars avant la révolution dont il s’agit, ils ont pu sçavoir quelque chose des révolutions antérieures. Nous-mêmes nous en serons probablement instruits, quand nous serons introduits dans cet heureux séjour pour lequel nous sommes faits, & vers lequel doivent tendre nos désirs les plus vifs. C’est-là, que nous lirons dans l’histoire des mondes, celle de la providence ; que nous contemplerons sans nuages les merveilles de ses œuvres, & que nous admirerons cette suite étonnante de révolutions ou de métamorphoses, qui changent graduellement l’aspect de chaque monde & diversifie sans cesse les décorations de l’univers.

Si Dieu est immuable ; si ce qu’il a voulu, il le veut encore & le voudra toujours ; s’il a créé l’univers par un seul acte de sa volonté ; s’il n’y a point de nouvelle création ; si tout est révolution, développement, changement de formes ; si Dieu a voulu de toute éternité créer l’univers ; … je suis éffrayé… mes sens se glacent… je m’arrête… Je recule d’effroi… je suis sur le bord du plus épouvantable abîme. … ô éternité ! Éternité ! Qui as précédé le tems, qui l’engloutiras comme un gouffre ; qui absorbes les conceptions de toutes les intelligences finies… éternité ! Un foible mortel, un atome pensant ose te nommer, & ton nom est tout ce qu’il connoît de toi.[45]

Qui pourroit nier, que la puissance absolue ait pu renfermer dans le premier germe de chaque être organisé la suite des germes correspondans aux diverses révolutions que notre planète étoit appellée à subir ? Le microscope & le scalpel ne nous montrent-ils pas les générations emboîtées les unes dans les autres ? Ne nous montrent-ils pas le bouton ménagé de loin sous l’écorce, le petit arbre futur renfermé dans ce bouton ; le papillon, dans la chenille ; le poulet, dans l’œuf ; celui-ci dans l’ovaire ? Nous connoissons des espèces qui subissent un assés bon nombre de métamorphoses, qui font revêtir à chaque individu des formes si variées, qu’elles paroîssent en faire autant d’espèces différentes. Notre monde a été apparemment sous la forme de ver ou de chenille : il est à présent sous celle de chrysalide : la dernière révolution lui fera revêtir celle de papillon.

J’admets donc, comme l’on voit, un parallélisme parfait entre le systême astronomique & le systême organique ; entre les divers états de la terre, considérée comme planète ou comme monde, & les divers états des êtres qui devoient peupler ce monde.

Ce parallélisme me paroît tout aussi naturel, que celui que nous observons entre le développement, & les divers degrés de température, qui l’accèlérent, le retardent ou le suspendent. Voyés comment l’évolution & la propagation des plantes & des animaux ont été enchaînées aux vicissitudes périodiques des saisons. Tout est gradation, rapport, calcul dans l’univers, & c’étoit très philosophiquement, que le Platon de la Germanie appelloit l’auteur de l’univers, l’éternel géomètre.

SEPTIEME PARTIE

Idées

sur

de leibnitz.

observations

sur ces idées.

jugement

sur ce philosophe.


Tel est en raccourci le point de vuë sous lequel je me plais à considérer l’univers : telle est la vaste & intéressante perspective que je viens d’ouvrir aux yeux du lecteur philosophe. Cet écrit, que je consacre à l’accroîssement des plaisirs les plus nobles de la raison humaine, sera, si l’on veut, une espèce de lunette à longue vuë, avec laquelle mon lecteur aimera, sans doute, à contempler l’immensité & la beauté des œuvres du tout-puissant. Combien désirerois-je, que les verres de cette lunette, eussent été travaillés par une meilleure main ! J’aurai au moins tracé la construction de l’instrument : des opticiens plus habiles le perfectionneront.

Plus je m’arrête à contempler cette ravissante perspective, & à parcourir ces trésors inépuisables d’intelligence & de bonté ; & plus je m’étonne que des philosophes, si capables de s’élever au dessus des opinions communes, ayent pu soutenir un instant l’anéantissement des animaux. Combien cette opinion est-elle peu fondée en bonne philosophie ! Combien est-elle mesquine ! Combien resserre-t-elle cette bonté adorable, qui comme un fleuve immense, tend à inonder de biens toutes les créatures vivantes !

Je ne ferai point à un auteur anonyme, le reproche que je viens de faire à quelques écrivains, peut-être moins philosophes que lui ; mais, moins hardis & plus circonspects. Je parle de l’auteur d’un essai de psychologie,[46] qui parut en 1755, & dont le style souvent trop rapide & trop concis, a pu dérober à bien des lecteurs des principes, dont j’ai profité dans quelques-uns de mes écrits, & que j’ai tâché de mettre dans un jour plus lumineux. Si jamais cet auteur publie une seconde édition de son livre, je ne sçaurois assés l’exhorter à en retoucher avec soin divers endroits, qui ne m’ont pas paru éxacts, & dont il seroit trop facile d’abuser.

La philosophie & la bienveuillance universelle de cet auteur ne lui permettoient pas d’admettre l’anéantissement des brutes. Il s’est élevé avec vivacité contre cette opinion & a même insinué très clairement cette restitution future des animaux, dont je me suis occupé dans cet écrit. Je dois transcrire ici ses propres termes.[47]

« L’entendement des bêtes, maintenant si resserré, s’étendra peut-être quelque jour. Vouloir que l’Ame des Bêtes soit mortelle précisément parce que la Bête n’est pas Homme ; ce seroit vouloir que l’Ame de l’Homme fut mortelle précisément parce que l’Homme n’est pas Ange.

L’Ame des Bêtes & l’Ame de l’Homme sont également indestructibles par les Causes secondes. Il faut un Acte aussi positif de la DIVINITE pour anéantir l’Ame du Ver que pour anéantir celle du Philosophe. Mais, quelles preuves nous donne-t-on de l’anéantissement de l’Ame des Bêtes ? On nous dit qu’elles ne sont pas des Etres Moraux. N’y a-t-il donc que les Etres Moraux qui soient capables de Bonheur ? Les Etres qui ne sont point Moraux ne sçauroient-ils le devenir ? A quoi tient cette Moralité ? A l’Usage des Termes. A quoi tient cet Usage ? Probablement à une certaine Organisation. Faites passer l’Ame d’une Brute dans le Cerveau d’un Homme, je ne sçais si elle ne parviendroit pas à y universaliser ses Idées. Je ne prononce point : il peut y avoir entre les Ames des différences rélatives à celles qu’on observe entre les Corps. Voyés pendant quelle diversité le Physique met entre les Ames humaines.

Pourquoi bornez-vous le Cours de la BONTÉ DIVINE ? Elle veut faire le plus d’heureux qu’il est possible. Souffrés qu’elle élève par degrés l’Ame de l’Huitre à la Sphère de celle du Singe ; l’Ame du Singe à la Sphère de celle de l’Homme. »

La métaphysique sublime du grand Leibnitz, ne pouvoit manquer de lui persuader le dogme philosophique de la survivance de toutes les ames ; & leur union perpétuelle à des corps organiques : aussi a-t-il soutenu ouvertement l’un & l’autre en divers endroits de ses écrits : mais ; il s’en faut beaucoup, qu’il se soit expliqué aussi disertement que notre psychologue sur la restitution & le perfectionnement futurs des animaux. Je prie qu’on me passe ce mot de perfectionnement ; il rend ma pensée.

Je suis dans l’obligation de mettre ici sous les yeux de mes lecteurs quelques passages de Leibnitz, qui les aideront à juger de ses principes sur cette belle matière, du degré de développement qu’il leur avoit donné, & du point dont il étoit parti. D’ailleurs, comme l’on pourroit soupçonner, que j’ai puisé chés ce grand homme la plûpart de mes idées sur l’état passé & futur des animaux, il sera bon qu’on puisse comparer sa marche avec la mienne, ses principes avec les miens, & juger de leurs différences.

« Quelques philosophes, dit-il,[48] n’ont point osé admettre la substance & l’indestructibilité des ames des bêtes ou d’autres formes primitives, quoi qu’ils les reconnussent pour indivisibles & immatérielles.

Mais ; c’est qu’ils confondent indestructibilité avec l’immortalité, par laquelle on entend dans l’Homme, non-seulement que l’Ame, mais encore que la personnalité subsiste, c’est à dire, en disant que l’Ame de l’Homme est immortelle, on fait subsister, ce qui fait que c’est la même personne, laquelle garde ses qualités morales, en conservant la Conscience ou le Sentiment réfléxif. interne de ce qu'elle est ; ce qui la rend capable de châtiment & de recompense. Mais cette conservation de la personnalité n’a point de lieu dans l’Ame des Bêtes : c’est pourquoi j’aime mieux dire qu’elles sont impérissables, que de les appeler immortelles. »

Je parlerai bientôt de l’effet de la moralité à l’égard de la restitution future de l’homme. Mais ; qu’il me soit permis de relever ici en passant, l’illustre métaphysicien, dont je transcris les paroles. Ne laisse-t-il point trop entendre, que la conservation de la personnalité suppose la conscience réfléchie ? Ne devoit-il pas distinguer ici deux sortes de personnalité ? J’avois fait cette distinction philosophique dans mon essai analytique. « Il faut, avois-je dit,[49] distinguer deux sortes de personnalité : la première est celle qui résulte simplement de la liaison que la réminiscence met entre les sensations antécédentes & les sensations subséquentes, en vertu de laquelle l’ame a le sentiment des changemens d’état par lesquels elle passe.

La seconde espèce de personnalité est cette personnalité réfléchie ; qui consiste dans ce retour de l’ame sur elle-même, par lequel séparant en quelque sorte de soi ses propres sensations, elle réfléchit que c’est elle qui les éprouve, ou qui les a éprouvées. L’être qui posséde une telle personnalité appelle moi ce qui est en lui qui sent ; & ce moi s’incorporant, pour ainsi dire, à toutes les sensations, se les approprie toutes, & n’en compose qu’une même éxistence. »

J’ajoûtois ;[50] « On pourroit nommer improprement dite, la premiére espèce de personnalité, par opposition à celle de la seconde espèce ; & cette personnalité improprement dite, paroît convenir aux animaux, & même à ceux qui sont le moins élevés dans l’échelle. »

Je disois encore,[51] en relevant une erreur du psychologue que j’ai cité ci-dessus ; « En vain le singe seroit-il éleve à la sphère de l’homme, s’il ne conservoit aucun sentiment de son premier état : ce ne seroit plus le même être, ce seroit un autre être. Il en seroit de même de nous si la mort rompoit toute liaison entre notre état terrestre & cet état glorieux auquel nous sommes appellés. »

Je remarquerai enfin, que la manière dont Leibnitz s’exprime ici sur l’ame des bêtes, ne donne pas lieu de penser qu’il eut dans l’esprit ce perfectionnement que j’ai cru pouvoir admettre.

Il continuë : « Ce malentendu sur la différence de l’indestructibilité & de l’immortalité des ames, paroît avoir été cause d’une grande inconséquence dans la Doctrine des Thomistes, & d’autres bons Philosophes, qui ont reconnu l’immatérialité ou l’indivisibilité de toutes les Ames, sans en vouloir avouer l’indestructibilité, au grand préjudice de l’immortalité de l’Ame humaine...... Je ne vois point pourquoi il y auroit moins d’inconvénient à faire subsister les Atomes d’Epicure ou de Gassendi, que de faire subsister toutes les substances véritablement simples & indivisibles, qui sont les seuls & vrais Atomes de la Nature. » Je ferai observer ici, qu’il ne s’agit pas dans mes idées, de la simple conservation des ames ; mais, qu’il y est sur tout question de la perfectibilité & du perfectionnement futur de tous les êtres-mixtes. Quand Leibnitz compare ici la conservation ou la durée des ames à celle des atomes, il me semble qu’il reste trop au dessous du point où ses principes devoient naturellement le conduire. Il est bien clair qu’un atome, non plus qu’une ame, ne sçauroient être anéantis que par la même puissance qui les a créés. Ceci devient plus évident encore, quand on n’admet dans la nature, avec notre philosophe, que des substances absolument simples ; car des substances éxemptes de toute composition, ne peuvent être décomposées ou détruites par aucune cause seconde.

« Or, comme j’aime des maximes qui se soûtiennent, & où il y ait le moins d’exception qu’il est possible ; (c’est toujours Leibniz qui parle[52]) voici ce qui m’a paru le plus raisonnable en tout sens sur cette importante question : je tiens que les Ames, & généralement les substances simples, ne sçauroient commencer que par la création, ni finir que par l’annihilation : & comme la formation des corps organiques animés ne paroît explicable dans l’ordre de la nature que lors qu'on suppose une préformation déja organique, j’en ai inféré que ce que nous appellons génération d'un animal, n’est qu'une transformation & augmentation : ainsi, puisque le même Corps étoit déjà organisé, il est à croire qu’il étoit déjà animé, & qu’il avoit la même Ame ; de même que je juge vice versa de la conservation de l’Ame, lors qu’elle est créée une fois, que l’Animal est conservé aussi, & que la mort apparente n’est qu'un enveloppement ; n’y ayant point d'apparence que dans l’ordre de la nature il y ait des Ames entièrement séparées de tout corps, ni que ce qui ne commence point naturellement puisse cesser par les forces de la nature. »

J’ai du plaisir à voir notre grand métaphysicien adopter si clairement une préformation organique & une prééxistence corrélative des ames. S’il eut connu toutes les découvertes modernes qui semblent concourir à établir cette admirable préformation, avec quel empressement ne s’en seroit-il pas saisi pour étayer son bel édifice ! Il avoit embrassé avidement les opinions d’Hartsoeker & de Levenhoeck sur les animalcules spermatiques, parce qu’il y retrouvoit cette préorganisation qui favorisoit son harmonie universelle.

C’est avec fondement, qu’il insère de cette préorganisation, que ce que nous appellons génération d’un animal, n’est qu’une transformation & une augmentation. Les transformations si remarquables du poulet, lui auroient donc paru une démonstration rigoureuse de cette grande vérité. Il admettoit d’ailleurs l’emboîtement des germes les uns dans les autres. Il s’explique lui-même très nettement sur ce point, dans cette excellente préface qu’il a mise à la tête de sa théodicée, & que je ne puis trop exhorter mon lecteur à lire & à méditer, comme le meilleur abrégé de dévotion philosophique & chrétienne. « Le méchanisme, dit-il dans cette préface,[53] suffit pour produire les corps organiques ; pourvu qu'on y ajoute la préformation déjà toute organique dans les Semences des corps qui naissent, contenues dans celles des Corps dont ils sont nés, jusqu’aux semences premières ; ce qui ne pouvant venir que de l'Auteur des choses, infiniment puissant & infiniment sage, le quel faisant tout d'abord avec ordre, y avoit pré-établi tout ordre & tout artifice futur. »

Notre philosophe étoit trop conséquent, pour ne pas admettre la prééxistence des ames dans les touts organiques, dès qu’il admettoit la préformation de ces touts. Il a donc raison d’ajoûter ; ainsi, puisque le même corps étoit déjà organisé, il est à croire qu’il étoit déjà animé, & qu’il avoit la même ame. C’est encore une conséquence très naturelle que celle qu’il tire ensuite de la prééxistence des corps organisés & de leurs ames : de même, dit-il, que je juge vice versa de la conservation de l’ame, lorsqu’elle est créée une fois, que l’animal est conservé aussi, & que la mort apparente n’est qu’un enveloppement.

Nous ne voyons point ici, ce que Leibnitz a entendu par cet enveloppement, qui constitue, selon lui, la mort apparente. J’ai eu autrefois une idée, qui me paroît se rapprocher de l’enveloppement leibnitien, que je ne connoissois pas alors. Je vais l’exposer en raccourci : elle servira, si l’on veut, de commentaire au texte fort obscur de notre auteur.

J’ai donné dans les huit premiers chapitres de mon livre des corps organisés mes premières méditations sur la génération & sur le développement. J’étois jeune encore lorsque je me livrois à ces méditations.[54] Je suivois mon objet à la lueur des faits que j’avois rassemblés & que je comparois. Les découvertes hallériennes sur le poulet n’avoient pas été faites, & ce sont principalement ces découvertes qui m’ont valu les connoissances les plus éxactes, & qui en confirmant plusieurs de mes anciennes idées, m’ont donné lieu de pénétrer plus avant dans un des plus profonds mystères de la nature.

J’avois d’abord posé pour principe fondamental, que rien n’étoit engendré ; que tout étoit originairement préformé, & que ce que nous nommons génération n’étoit que le simple développement de ce qui prééxistoit sous une forme invisible & plus ou moins différente de celle qui tombe sous nos sens.

Je supposois donc, que tous les corps organisés tiroient leur origine d’un germe, qui contenoit très en petit les élémens de toutes les parties organiques.

Je me représentois les élémens du germe comme le fond primordial sur lequel les molécules alimentaires alloient s’appliquer pour augmenter en tout sens les dimensions des parties.

Je me figurois le germe comme un ouvrage à rézeau : les élémens en formoient les mailles : les molécules alimentaires en s’incorporant dans ces mailles tendoient à les aggrandir, & l’aptitude des élémens à glisser les uns sur les autres leur permettoit de céder plus ou moins à la force secrette qui chassoit les molécules dans les mailles & faisoit effort pour les ouvrir.

Je regardois la liqueur fécondante, non seulement comme un fluide très actif, très pénétrant ; mais encore comme un fluide alimentaire, destiné à fournir au germe sa première nourriture, une nourriture appropriée à la finesse & à la délicatesse extrêmes de ses parties.

Je prouvois cette qualité nourricière de la liqueur fécondante par les modifications considérables qu’elle occasionne dans l’intérieur du mulet.

Je pensois donc, que la liqueur fécondante étoit très hétérogène, & qu’elle contenoit une infinité de molécules rélatives à la nature & aux proportions des différentes parties du germe.

Je plaçois ainsi dans cette liqueur le principe de l’évolution du tout organique, & des modifications plus ou moins marquées qui lui survenoient par une suite du concours des séxes.

J’excluois donc toute formation nouvelle : je n’admettois que les effets immédiats ou médiats d’un organisme préétabli, & j’essayois de montrer comment il pouvoit suffire à tout.

« À parler éxactement, disois-je art 83 ; les élémens ne forment point les corps organisés : ils ne font que les développer, ce qui s’opère par la nutrition. L’organisation primitive des germes détermine l’arrangement que les atomes nourriciers doivent recevoir pour devenir parties du tout organique.

Un solide non-organisé est un ouvrage de marquetterie, ou de pièces de rapport. Un solide organisé est une étoffe formée de l’entrelacement de différens fils. Les fibres élémentaires avec leurs mailles, sont la chaîne de l’étoffe ; les atomes nourriciers qui s’insinuent dans ces mailles sont la trême. Ne pressés pourtant pas trop ces comparaisons. »

Sur ces principes, qui me paroîssoient plus philosophiques que ceux qui avoient été adoptés jusqu’à moi ; j’étois venu à envisager la mort comme une sorte d’enveloppement, & la résurrection, comme un second développement, incomparablement plus rapide que le premier.

Voici la manière assés simple & assés claire dont je concevois la chose. Je considérois le tout organique, parvenu à son parfait accroîssement, comme un composé de ses parties originelles ou élémentaires, & des matières étrangères que la nutrition leur avoit associées pendant toute la durée de la vie.

J’imaginois que la décomposition qui suit la mort, extraisoit, pour ainsi dire, du tout organique, ces matières étrangères que la nutrition avoit associées aux parties constituantes, primitives & indestructibles de ce tout : que pendant cette sorte d’extraction, ces parties tendoient à se rapprocher de plus en plus les unes des autres ; à revêtir de nouvelles formes, de nouvelles positions respectives, de nouveaux arrangemens ; en un mot, à revenir à l’état primitif de germe & à se concentrer ainsi en un point.

Suivant cette petite hipothése, qui me sembloit toute à moi, j’expliquois assés heureusement en apparence, & d’une manière purement physique le dogme si consolant & si philosophique de la résurrection. Il me suffisoit pour cela de supposer qu’il éxistoit des causes naturelles, préparées de loin par l’auteur bienfaisant de notre être, & destinées à opérer le développement rapide de ce tout organique caché sous la forme invisible de germe, & conservé ainsi par la sagesse pour le jour de cette grande manifestation.

Une objection saillante, & à laquelle je n’avois point d’abord songé, vint détruire en un moment tout ce systême, qui commençoit à me plaire beaucoup : c’étoit celle qui se tiroit des hommes qui ont été mutilés ; qui ont perdu la tête, une jambe, un bras, etc. Comment faire ressusciter ces hommes avec des membres que leur germe n’auroit plus ? Comment leur faire retrouver cette tête où je plaçois le siège de la personnalité ?

Il me restoit bien la ressource de supposer, que le germe dont il s’agit renfermoit une autre tête, préparée en vertu de la prescience divine : mais, cette tête auroit logé une autre ame ; elle auroit constitué une autre personne, & il s’agissoit de conserver la personnalité du premier individu.

Je n’hésitai donc pas un instant à abandonner une hypothèse, que je n’aurois pu soutenir qu’à l’aide de suppositions qui auroient choqué plus ou moins la vraisemblance. La nature est si simple dans ses voyes, qu’une hypothèse perd de sa probabilité à proportion qu’elle devient plus compliquée.

Bientôt après, des méditations plus approfondies sur l’oeconomie de notre être, m’ouvrirent une nouvelle route, qui me conduisit à des idées plus probables sur le physique de la résurrection. Ce sont ces idées que j’ai exposées en détail dans le chapitre XXIV de mon essai analytique, & fort en abrégé dans le chapitre XIII de la partie IV de ma contemplation.

Ceux de mes lecteurs, qui auront un peu médité ces idées, conviendront sans peine, qu’elles n’ont rien de commun avec cet enveloppement dont parle Leibnitz. Il est manifeste qu’il l’oppose au développement ou à ce qu’il nomme une augmentation dans le tout organique préformé. Or, un corps organisé est dit se développer, quand toutes ses parties s’étendent en tout sens par l’intus-susception de matières étrangères. Ce corps ne peut donc être dit s’envelopper, que lors qu’il revient à son premier état, en se contractant, en se repliant sur lui-même ou autrement.

Mon hypothèse n’admet, comme l’on sçait, aucune sorte d’enveloppement. Elle suppose que le corps futur, logé dès le commencement dans le corps grossier ou terrestre, est le véritable siège de l’ame. Je ne puis assés m’étonner qu’un interprête très moderne de Leibnitz lui ait attribué une hypothèse qu’il ne pouvoit avoir, puisqu’elle reposoit en dernier ressort sur une découverte qui n’avoit pas été faite en son tems. C’est ce qu’on verra plus en détail dans une lettre que j’ai écrite sur ce sujet aux auteurs de la bibliothèque des sciences, qu’ils ont publiée dans ce journal, & que j’ai cru devoir insérer dans ces opuscules.

Mais ; suivons un peu plus loin notre illustre métaphysicien : il poursuit ainsi.[55] « Après avoir établi un si bel ordre, & des règles si générales à l’égard des animaux, il ne paraît pas raisonnable que l’Homme en soit exclu entièrement, & que tout se fasse en lui par miracle par rapport à son Ame. Aussi ai-je fait remarquer plus d’une fois, qu’il est de la sagesse de DIEU que tout soit harmonique dans SES ouvrages, & que la nature soit parallèle à la grâce. Ainsi, je croirois que les âmes, qui seront un jour Ames humaines comme celles des autres espèces, ont été dans les Semences & dans les ancêtres jusqu’à Adam, & ont existé par conséquent depuis le commencement des choses, toujours dans une manière de corps organisé : en quoi il semble que Mr. Swammerdam, le R. P. Malebranche, Mr. Bayle, Mr. Pitcarne, Mr. Hartsoeker, & quantité d’autres personnes très habiles soient de mon sentiment. Et cette doctrine est assez confirmée par les observations microscopiques de Mr. Leuwenhoeck & d’autres bons observateurs. Mais il me paroît encore convenable pour plusieurs raisons qu’elles n’existaient alors qu’en âmes sensitives ou animales, douées de perception & de sentiment, & destituées de raison ; & qu’elles sont demeurées dans cet état jusqu’au temps de la génération de l’homme à qui elles devaient appartenir, mais qu’alors elles ont reçu la raison ; soit qu’il y ait un moyen naturel d’élever une âme sensitive au degré d’âme raisonnable (ce que j’ai de la peine à concevoir), soit que Dieu ait donné la raison à cette âme par une opération particulière, ou, si vous voulez, par une espèce de transcréation. Ce qui est d’autant plus aisé à admettre que la Révélation enseigne beaucoup d’autres opérations immédiates de DIEU sur nos Ames. »

Notre auteur se déclare donc ici plus ouvertement encore en faveur de l’hypothèse de l’emboîtement des germes. Sa raison ne s’effrayoit point des calculs par lesquels on entreprend de combattre cet emboîtement, & cette raison étoit celle du premier métaphysicien & du second mathématicien du siécle. Il pensoit que toutes les ames avoient toujours prééxisté dans une manière de corps organisé ; & son grand principe de la raison suffisante lui persuadoit qu’elles demeureroient unies après la mort à un tout organique : n’y ayant point d’apparence, disoit-il,[56] que dans l’ordre de la nature il y ait des ames entièrement séparées de tout corps. Mais ; il ne s’étoit point expliqué sur la nature de ce corps futur, sur son lieu, sur ses rapports avec l’ancien corps, etc. On voit même par ce qui a été dit ci-dessus, qu’il paroîssoit croire que ce seroit le même corps ; mais concentré ou enveloppé. Ce que nous appellons génération, avoit-il dit, n’est qu’une augmentation ; la mort apparente n’est qu’un enveloppement.

Je ne ferai aucune remarque sur ce parallélisme de la nature & de la grace, par lequel notre auteur entreprenoit d’expliquer philosophiquement le péché originel. Ce point de théologie n’entre pas dans mon plan. On peut consulter là-dessus la ire partie de la théodicée.

Il y a dans le passage que j’éxamine, un endroit qui me surprendroit, si je connoissois moins la manière de philosopher de l’auteur. Il a de la peine à concevoir, qu’il y ait un moyen naturel d’élever une ame sensitive au degré d’ame raisonnable. Il paroît préférer d’admettre ; que Dieu a donné la raison à cette ame par une opération particulière, ou si l’on veut, par une espéce de transcréation.

J’ai employé presque tout mon essai analytique à montrer comment un être, d’abord simplement sensitif ou sentant, peut s’élever par des moyens naturels à la qualité d’être raisonnable ou pensant. On pourra ne consulter que les chapitres XV, XVI, XXV, XXVI.

J’aurois pris avec Leibnitz l’inverse de la question, & je lui aurois demandé, si quand son ame auroit été logée dans la tête d’un limaçon, elle y auroit enfanté la théodicée ? La nature des organes, leur nombre, la manière dont ils sont mis en jeu par les objets, par les circonstances, & sur tout par l’éducation déterminent donc naturellement le développement, l’éxercice & le perfectionnement de toutes les facultés de l’ame. L’ame du grand Leibnitz unie à la tête d’un limaçon en auroit-elle moins été une ame humaine : en auroit-elle moins possédé ces admirables facultés qui se sont développées avec tant d’éclat dans les parties les plus transcendantes de la métaphysique & des mathématiques ? Il ne me reste plus rien à dire sur ce sujet, après tout ce que j’ai exposé si au long dans les articles XV, XVI, XVII, XVIII de mon analyse abrégée.

Pourquoi donc recourir ici, avec notre auteur, à une opération particulière de Dieu ou à une espèce de transcréation, qui est la chose du monde la plus obscure ? Il avoit lui-même si bien dit ; qu’il ne paroîssoit pas raisonnable, que tout se fit dans l’homme par miracle par rapport à son ame.

Combien ceci est-il simple ! Combien est-il évident ! Une ame sensitive, comme la nomme Leibnitz, est une ame qui n’a que de pures sensations : une ame raisonnable opère sur ses sensations, & en déduit par la réfléxion des notions de tout genre. La première enfance n’est-elle pas un état de pure animalité, pour me servir encore des termes de l’auteur ? & pourtant n’est-il pas très vrai, que l’homme s’élève, par des moyens purement naturels aux connoissances les plus sublimes de l’être intelligent ? N’apprécions-nous pas l’efficace de ces moyens ? N’en faisons-nous pas chaque jour la plus sûre & la plus heureuse application ? L’effet ne correspond-il pas ici à sa cause naturelle ? L’état de l’ame n’est-il pas éxactement rélatif à celui des organes ? Tandis que les organes sont encore d’une foiblesse extrême, comme ils le sont dans le fœtus, l’ame n’a que des sensations foibles, confuses, passagéres : elle en acquiert de plus vives, de plus claires, de plus durables à mesure que les organes se fortifient. D’où il est facile de juger combien les sensations doivent être sourdes & transitoires dans l’état de germe. On peut même concevoir un tems où la faculté sensitive est absolument sans éxercice ; car il y a ici des degrés à l’indéfini, depuis l’instant de la création jusqu’à celui de la conception, & depuis celle-ci jusqu’à l’état de la plus grande perfection.

Si donc l’homme peut passer par des moyens purement naturels, de l’état si abject de simple animal, à l’état si relevé d’être intelligent ; pourquoi des moyens semblables ou analogues ne pourroient-ils élever un jour la brute à la sphère de l’homme ?

Il ne seroit pas philosophique d’objecter, que l’ame de l’homme enveloppoit dès son origine des facultés qui rendoient son élévation possible, & qu’il n’en est pas de même de l’ame de la brute. Croira-t-on que l’ame d’un imbécille n’enveloppoit pas les mêmes facultés ? Si l’on vouloit chicaner là-dessus, je me retournerois aussi-tôt, & je demanderois, si un coup de marteau donné sur le crâne d’un sçavant, & qui le transforme subitement en imbécille, enléve à son ame ces belles facultés qu’elle éxerçoit un moment auparavant ?

Il éxistoit un assés grand ouvrage métaphysique de Leibnitz, qui étoit demeuré longtems caché dans la bibliothéque d’Hanovre, & que nous devons au zèle & aux soins éclairés de Mr Raspe, qui l’a publié en 1765. Je veux parler des nouveaux essais sur l’entendement humain. Je n’en citerai que quelques passages, qui suffiront pour achever de faire connoître à mes lecteurs les idées & la manière de l’auteur. Ils y retrouveront la même doctrine sur les ames, qui a été établie dans la théodicée.

L’auteur présente dans son avant-propos un tableau de ses idées sur l’univers, sur l’homme, sur les ames, & sur divers autres points intéressans de philosophie rationnelle. Tout cela mérite fort d’être lu & médité : il y règne par tout cet air d’originalité que notre excellent métaphysicien sçavoit si bien donner aux sujets qu’il manioit. La suite de ses pensées l’acheminant à parler de l’union perpétuelle des ames à des corps organiques, il s’exprime ainsi.[57]

« Je crois avec la plupart des anciens, que tous les génies, toutes les ames, toutes les substances simples créées, sont toujours jointes à un corps, & qu’il n’y a jamais des ames qui en soient entièrement séparées. J’en ai des raisons a priori. »

Leibnitz aimoit à faire revivre les opinions des anciens, & à les mettre en valeur : mais, elles prenoient entre ses mains une forme si nouvelle, qu’on peut dire avec vérité, qu’après qu’il les avoit travaillées, ce n’étoient plus les opinions des anciens. Son cerveau étoit un moule admirable qui embellissoit & ennoblissoit toutes les formes. Il faisoit bien de l’honneur à l’ancienne école en la parant ainsi de ses propres inventions, & on se tromperoit beaucoup, si l’on pensoit qu’elle avoit vu distinctement tout ce que la singulière bonhomie de notre auteur le porte à lui attribuer, soit dans ses nouveaux essais, soit dans sa théodicée.

Ces raisons a priori, dont il s’agit dans ce passage, & que Leibnitz n’énonce pas, étoient tirées de son principe de la raison suffisante. On sçait qu’il rejettoit l’influence physique & les causes occasionnelles, & qu’il leur avoit substitué sa fameuse harmonie préétablie : hypothèse aussi neuve, qu’ingénieuse, & qui auroit suffi seule pour immortaliser ce puissant génie. En vertu de cette hypothèse, l’ame & le corps sont unis sans agir réciproquement l’un sur l’autre. Toutes les perceptions de l’ame naîssent de son propre fond, & sont représentées physiquement par les mouvemens correspondans du corps, comme ces mouvemens sont représentés idéalement par les perceptions correspondantes de l’ame. Il en est de même des volitions, des désirs ; le corps est monté, comme une machine, pour y satisfaire, indépendamment de toute action de l’ame sur lui.

Et comme dans cette hypothèse, les perceptions ne pouvoient tirer leur origine du corps, & qu’il falloit pourtant que chaque perception eut sa raison suffisante, Leibnitz plaçoit cette raison dans les mouvemens correspondans du corps : ils n’en étoient donc pas la cause efficiente ; mais, ils en étoient la cause éxigeante.

Il entroit ainsi dans le plan de l’univers, qu’il y eût une certaine ame, qui répondit par ses perceptions & par ses volitions, aux mouvemens d’un certain corps, & qu’il y eût un certain corps qui répondit par ses mouvemens aux perceptions & aux volitions d’une certaine ame.

Je ne fais ici qu’esquisser grossièrement cette belle hypothèse : je pourrai l’exposer ailleurs avec plus d’étenduë & de clarté.

Reprenons notre auteur : il continue en ces termes.

« On trouvera qu’il y a cela d’avantageux dans ce dogme, qu’il résout toutes les difficultés philosophiques sur l’état des Ames, sur leur conservation perpétuelle, sur leur immortalité, & sur leur opération, la différence d’un de leurs états à l’autre n’étant jamais, ou n’ayant jamais été que du plus ou moins sensible, du plus parfait au moins parfait, ou à rebours, ce qui rend leur état passé ou à venir aussi explicable que celui d’aprésent. On sent assés, en faisant tant soit peu de réflexion, que cela est raisonnable, & qu’un saut d’un état à un autre, infiniment différent, ne sçauroit être naturel. Je m’étonne qu’en quittant la nature sans sujet, les Ecoles ont voulu s’enfoncer exprès dans des difficultés très grandes, & fournir matière aux triomphes apparens des esprits forts, dont toutes les raisons tombent tout d’un coup par cette explication des choses, où il n’y a pas plus de difficulté à concevoir la conservation des Ames (ou plutôt selon moi de l’Animal), que celle qu’il y a dans le changement de la Chenille en Papillon, & dans la conservation de la pensée dans le Sommeil, auquel Jésus-Christ a divinement bien comparé la mort. »

L’auteur rappelle ici en passant, un de ses principes favoris, celui de continuité ; qui n’est, à parler éxactement, qu’une conséquence du principe plus général de la raison suffisante : car, si rien ne se fait sans raison suffisante, l’état actuel de tout être créé, doit avoir sa raison dans l’état qui a précédé immédiatement ; celui-ci, dans un autre encore, & ainsi en remontant par degrés sensibles ou insensibles jusqu’à la première origine de l’être.

Notre philosophe admettoit donc comme une maxime générale, que rien ne s’opéroit par saut dans la nature ; que tout y étoit gradué ou nuancé à l’infini. Il justifioit cette maxime par un grand nombre d’éxemples puisés dans la physique & dans la géométrie. Elle l’inspiroit en quelque sorte, lors qu’il prédisoit, qu’on découvriroit un jour des êtres, qui par rapport à plusieurs propriétés, par éxemple, celles de se nourrir, ou de se multiplier, pourroient passer pour des végétaux à aussi bon droit que pour des animaux. On peut voir le détail de cette singulière prédiction dans l’article 209 de mes considérations sur les corps organisés. J’ai fort développé cette loi si universelle des gradations, dans les parties II, III, IV de ma contemplation de la nature : je l’ai présentée sous un autre point de vuë dans le chapitre XVII de la partie VIII du même ouvrage.

Cette loi de continuité régit le monde idéal, comme le monde physique : l’harmonie préétablie de notre auteur le suppose nécessairement ; puisque, suivant cette hypothèse, les perceptions doivent toujours naître les unes des autres, & du fond même de l’ame. Ainsi, chaque état de l’ame a sa raison dans l’état qui a précédé immédiatement : chaque perception dérive d’une perception antécédente, & donne lieu à une perception subséquente. Toutes les perceptions sont ainsi enchaînées par des nœuds secrets ou apparens ; & cela même fournit une des plus fortes objections contre l’harmonie préétablie, comme je pourrai le montrer ailleurs.

L’état de l’ame dans le corps développé, tenoit donc à l’état qui avoit précédé ; celui-ci, tenoit en dernier ressort à l’état de germe, etc. L’état de l’ame après la mort, tient donc encore à l’état qui a précédé, etc. Tous les états sont donc ici explicables les uns par les autres, parce qu’ils dépendent tous les uns des autres.

C’étoit par cette doctrine si métaphysique, que Leibnitz combattoit les écoles & les esprits-forts. Il comparoit très bien la conservation de l’animal après la mort, à la conservation du papillon dans la chenille : mais ; il s’en faut beaucoup qu’il eut approfondi cette comparaison autant qu’elle le méritoit, & qu’il en eut tiré le meilleur parti. Je le prouverai bientôt.

Il comparoit encore la conservation des idées après la mort, à ce qui se passe dans le sommeil ; & cette comparaison présente un côté très philosophique, auquel le sauveur du monde semble faire allusion, en comparant lui-même la mort au sommeil.

Je me fais un devoir de remarquer à ce sujet, & ce devoir est cher à mon cœur ; que la piété de notre auteur, aussi vraye qu’éclairée, ne laissoit échapper aucune occasion de rendre au philosophe par excellence l’hommage le plus respectueux, & le plus digne d’un être intelligent. Il citoit avec complaisance jusqu’aux moindres paroles de ce divin maître, & y découvroit toujours quelque sens caché, d’autant plus beau, qu’il étoit plus philosophique. Le passage que je commente, nous en fournit un éxemple remarquable : je pourrois en alléguer bien d’autres. Je me borne à renvoyer encore une fois à l’admirable préface de la théodicée. Celui qui se plaisoit à découvrir dans l’évangile une philosophie si haute, étoit une encyclopédie vivante, & un des plus profonds génies qui ayent jamais paru sur la terre. Je prie ceux qui n’ont ni les lumières ni le génie de ce grand homme, & qui ne possèdent pas au même degré que lui l’art de douter philosophiquement, de se demander à eux-mêmes, s’il leur sied bien après cela d’affecter de mépriser l’évangile, & de s’efforcer d’inspirer ce mépris à tout le genre-humain ?

« Aussi ai-je dit, continue Leibnitz,[58] qu’aucun sommeil ne sçauroit durer toujours ; & il durera moins ou presque point du tout aux Ames raisonnables, qui sont toujours destinées à conserver le personnage & la souvenance, qui leur a été donné dans la Cité de DIEU, & cela pour être mieux susceptibles des récompenses & des châtiments.

J’ajoute encore qu’en général aucun dérangement des organes visibles n’est capable de porter les choses à une entière confusion dans l’Animal, ou de détruire tous les organes & priver l’âme de tout son corps organique, & des restes ineffaçables de toutes les traces précédentes. » En tentant ci-dessus, d’expliquer l’enveloppement leibnitien, j’ai montré combien il différe de mon hypothèse sur l’état futur de l’homme & sur celui des animaux. Mais, comme Leibnitz n’avoit dit qu’un mot sur cet enveloppement dans sa théodicée, on pouvoit raisonnablement douter, s’il attachoit à ce terme les idées qu’il paroît renfermer, & que j’ai cru devoir attribuer à l’auteur. Il me semble maintenant, que le passage que je viens de transcrire, ne laisse plus aucun doute sur ce point. Leibnitz y parle du dérangement des organes visibles : il dit, qu’aucun dérangement ne peut détruire tous les organes, priver l’ame de tout son corps organique, effacer toutes les traces précédentes. C’étoit donc bien du corps actuel, du corps visible & palpable que Leibnitz parloit dans sa théodicée, & dont il disoit que la mort apparente étoit un enveloppement. Il confirme lui-même cette interprêtation dans un autre endroit de l’avant-propos de ses nouveaux essais, page 22, lorsque réfutant l’opinion des cartésiens sur la destruction des ames des bêtes, il leur reproche d’avoir été embarrassés sans sujet de ces ames ; faute, ajoute-t-il en parenthèse, de s’aviser de la conservation de l’animal réduit en petit.

Ces expressions réduit en petit, ne sont plus équivoques, & j’avois bien raisonné sur l’enveloppement de mon auteur. Il n’avoit donc point imaginé un germe indestructible, logé dès le commencement dans le cerveau visible ; il n’avoit point considéré ce germe comme le véritable siège de l’ame ; il n’y avoit point fait résider la personnalité. Son interprête moderne[59] ne l’avoit donc pas assés étudié, quand il lui attribuoit mon hypothèse, & qu’il m’exposoit ainsi à passer auprès du public pour le plagiaire de cet illustre écrivain.[60]

Si Leibnitz avoit eu dans l’esprit mon hypothèse, se seroit-il jamais exprimé comme il l’a fait dans les passages que j’ai transcrits ?

Je ne dirai pas trop, si j’avance, qu’on ne sçauroit expliquer physiquement par son enveloppement, de quelque manière qu’on l’entende, la conservation du moi ou de la personnalité. Ce seroit très vainement qu’on se retrancheroit à soutenir, que la mémoire est toute spirituelle : lors-même qu’une foule de faits bien constatés, ne prouveroient pas que cette faculté a son siége dans le cerveau ; il faudroit toujours qu’il y eut dans le cerveau quelque chose qui correspondit aux perceptions & aux volitions de l’ame, & en particulier, aux perceptions que la mémoire spirituelle y retraceroit : autrement l’harmonie-préétablie tomberoit, & son auteur ne seroit plus conséquent à lui-même.

Il se servoit ingénieusement de la métamorphose de la chenille en papillon, pour rendre raison de la conservation de l’animal après la mort. Il avoit appris du célébre Swammerdam le secret de cette métamorphose, & ne l’avoit pas assés méditée, comme je l’ai remarqué plus haut. Ce n’est pas le corps visible de la chenille, qui se convertit en papillon : c’est un autre corps organique, d’abord invisible, qui se développe dans celui de la chenille. J’ai crayonné cet admirable développement dans les chapitres V, X, XI, XII, de la partie IX de la contemplation de la nature, & il peut m’être permis d’ajoûter, que je suis le premier qui ai fait voir en quoi consiste précisément le moi ou la personne dans les insectes qui se métamorphosent. Je l’ai exposé assés au long dans les paragraphes 714, 715, 716 & suivans de mon essai analytique, & fort en raccourci chapitre XIV, part IX de la contemplation.

Je ne vois donc que mon hypothèse, qui puisse expliquer physiquement ou sans aucune intervention miraculeuse, la conservation du personnage ou de la souvenance, comme s’exprime ici l’auteur, & qui rend l’homme susceptible de recompenses & de châtimens. Je suis néanmoins bien éloigné de penser, que mon hypothèse satisfasse à toutes les difficultés : mais ; j’ose dire, qu’elle me paroît satisfaire au moins aux principales : par éxemple ; à celles qu’on tire de la dispersion des particules constituantes du corps par sa destruction ; de la volatilisation de ces particules, de leur introduction dans d’autres corps soit végétaux, soit animaux ; de leur association à ces corps ; des antropophages ; etc., etc. Je ne puis m’étendre ici sur toutes ces choses : le lecteur intelligent me comprend assés.

Dans le corps de ses nouveaux essais, Leibnitz reprend çà & là les principes qu’il avoit posés dans l’avant-propos sur l’immatérialité de l’ame des bêtes, & sur la survivance de l’animal : mais, il n’y ajoûte rien d’essentiel, & tout ce qu’il en dit revient pour le fond à ce que j’ai transcrit ci-dessus d’après l’avant-propos & la théodicée.

Je ne dois pourtant pas omettre de rapporter un passage du livre II, chapitre XXVII, sur l’identité, qui achévera de démontrer que l’auteur n’avoit point eu l’idée de ce germe indestructible , qui fait la baze de mon hypothèse, & que j’ai essayé d’appliquer à tous les êtres organisés dans ce nouvel écrit.

« Il n’y a point, dit-il,[61] de transmigration par laquelle l’Ame quitte entièrement son Corps & passe dans un autre. Elle garde toujours, même dans la mort, un corps organisé, partie du précédent, quoique ce qu'elle garde soit toujours sujet à se dissiper insensiblement & à se réparer & même à souffrir en certain tems un grand changement. Ainsi, au lieu d'une transmigration de l’Ame, il y a transformation, enveloppement ou développement, & enfin fluxion du corps de cette Ame. »

Ces mots, partie du précédent, n’ont pas besoin de commentaire : ceux de développement & d’enveloppement qui les suivent, les déterminent suffisamment. Ils le sont encore par celui de fluxion.

Au reste ; on voit ici que l’auteur rejettoit toute espèce de métempsycose ; il l’attaque ailleurs plus directement.

En voilà assés, ce me semble, pour faire juger des principes de Leibnitz sur les ames, sur la mort, sur la conservation de l’animal, & pour montrer en quoi ces principes se rapprochent, & en quoi ils s’éloignent de ceux qui me sont propres. Il seroit infiniment à désirer, que cet excellent métaphysicien eut toujours mis dans ses idées cette analyse, cet enchaînement, cette clarté, cette précision, cet intérêt si nécessaires aux matières de métaphysique, déjà si séches, si obscures & si rebutantes par elles-mêmes. Il avoit dans sa tête tant de choses, qu’elles sortoient en foule, j’ai presque dit tumultuairement, à mesure qu’il composoit. Anecdotes, proverbes, images, allusions, comparaisons, citations fréquentes, digressions multipliées ; tout cela coupoit plus ou moins le fil du discours. Une multitude de propositions incidentes venoit offusquer la proposition principale, qui ne pouvoit être trop élaguée. On a sur tout à regretter dans ses ouvrages métaphysiques, que les discussions les plus philosophiques & les plus intéressantes, soient si fréquemment interrompues par des digressions sur des sujets trop étrangers, & assés souvent de théologie scholastique, qu’il s’efforce quelquefois d’allier avec sa sublime métaphysique. En lisant son admirable théodicée, on croit être dans une vaste forêt où l’on a trop négligé de pratiquer des routes. L’auteur ne se perd jamais lui-même au milieu de cette confusion de choses ; mais, le lecteur, qui n’a pas sa tête, se perd souvent, & ne sçait ni d’où il vient ni où il va.

Il étoit, en quelque sorte possédé de l’esprit de conciliation, & c’étoit, pour l’ordinaire, ce qui le jettoit dans ces digressions, auxquelles on regrette qu’il se soit livré si facilement, & qui contrastent tant avec la méthode philosophique. Il vouloit accorder toutes les sectes, tous les théologiens, tous les philosophes, & il n’étoit jamais plus satisfait que lors qu’il avoit rencontré quelque point de conciliation. Il lui arrive souvent dans sa théodicée & dans ses nouveaux essais d’abandonner le fil d’un principe métaphysique pour courir après quelque vieux docteur, dont il anatomise la pensée. Il se répète trop, précisément parce qu’il disserte trop. Sa marche ressemble quelquefois à celle d’un pendule, qui oscille autour d’un point.

Est-il besoin que je le dise ? Cette petite critique ne tend pas le moins du monde à diminuer la juste admiration que Leibnitz doit inspirer à tous ceux qui sont capables de le méditer aussi profondément qu’il mérite de l’être. Il est le père de la métaphysique transcendante, & si l’on peut dire du génie qu’il crée,[62] jamais génie n’a plus créé que celui de Leibnitz.

10 juin, 1768.

HUITIEME PARTIE

concilliation

de

l’hipothèse de l’auteur

sur

l’état futur des animaux,

avec le

dogme de la résurrection.

Principes fondamentaux

de la religion naturelle

Et de la religion révélée


Dois-je craindre d’avoir allarmé les ames pieuses, en cherchant à établir le nouveau dogme philosophique de la restitution & du perfectionnement futurs de tous les êtres organisés & animés ? Aurois-je donné ainsi la plus légère atteinte à un des dogmes les plus importans de la foi, à celui de notre propre résurrection ? Il me tardoit d’en venir à une discussion qui intéresse également la religion & la philosophie. Il ne me sera pas difficile de montrer en peu de mots, combien les allarmes qu’on pourroit concevoir sur ce sujet, seroient destituées de fondement.

Le dogme sacré de notre résurrection repose principalement sur l’imputabilité de nos actions ; celle-ci sur leur moralité. Il est dans l’ordre de la souveraine sagesse, que l’observation des loix naturelles conduise tôt ou tard au bonheur, & que leur inobservation conduise tôt ou tard au malheur. C’est que les loix naturelles sont les résultats de la nature de l’homme & de ses rélations diverses.[63]

L’homme est un être-mixte :[64] l’amour du bonheur est le principe universel de ses actions. Il a été créé pour le bonheur, & pour un bonheur rélatif à sa qualité d’être-mixte.

Il seroit donc contre les loix établies, que l’homme pût être heureux en choquant ses rélations, puisqu’elles sont fondées sur sa propre nature, combinée avec celle des autres êtres.

La vie présente est le premier anneau d’une chaîne qui se perd dans l’éternité. L’homme est immortel par son ame, substance indivisible ; il l’est encore par ce germe impérissable auquel elle est unie.[65]

En annonçant au genre-humain le dogme de la résurrection, celui qui est la résurrection & la vie, lui a enseigné, non simplement l’immortalité de l’ame, mais encore l’immortalité de l’homme.

L’homme sera donc éternellement un être-mixte ; & comme tout est lié dans l’univers,[66] l’état présent de l’homme détermine son état futur.

La mémoire, qui a son siège dans le cerveau,[67] est le fondement de la personnalité. Les nœuds secrets qui lient le germe impérissable avec le cerveau périssable, conservent à l’homme le souvenir de ses états passés.[68] Il pourra donc être recompensé ou puni dans le rapport à ses états passés. Il pourra comparer le jugement qui sera porté de ses actions, avec le souvenir qu’il aura conservé de ces actions.

Cet être qui fait le bien ou le mal, & qui en conséquence du bien ou du mal qu’il aura fait, sera recompensé ou puni ; cet être, dis-je, n’est pas une certaine ame ; il est une certaine ame unie dès le commencement à un certain corps, & c’est ce composé qui porte le nom d’homme.

Ce sera donc l’homme tout entier, & non une certaine ame ou une partie de l’homme, qui sera recompensé ou puni. Aussi la révélation déclare-t-elle expressément, que chacun recevra selon le bien ou le mal qu’il aura fait étant dans son corps.[69]

Le dogme de la résurrection suppose nécessairement la permanence de l’homme ; celle-ci, une liaison secrette entre l’état futur de l’homme & son état passé.

Cette liaison n’est point arbitraire ; elle est naturelle. L’homme fait partie de l’univers. La partie a des rapports au tout. L’univers est un systême immense de rapports :[70] ces rapports sont déterminés réciproquement les uns par les autres. Dans un tel systême, il ne peut rien y avoir d’arbitraire. Chaque état d’un être quelconque est déterminé naturellement par l’état antécédent ; autrement l’état subséquent n’auroit point de raison de son éxistence.

Les recompenses & les peines à venir ne seront donc pas arbitraires ; puisqu’elles seront le résultat naturel de l’enchaînement de l’état futur de l’homme avec son état passé.

L’auteur de l’essai de psychologie, qui n’a peut-être pas été médité autant qu’il demandoit à l’être, a sçu remonter ici au principe le plus philosophique. « La métaphysique, dit-il,[71] voit la religion comme une maîtresse rouë dans une machine. Les Effets de cette Rouë sont déterminés par ses Rapports aux Piéces dans lesquelles elle s’engraîne. La RELIGION parle d'une Alliance, d'un MÉDIATEUR, de recompenses & de peines à venir. Ces Termes puisés dans le langage des Hommes, & pour des Hommes, expriment figurément l'Ordre établi. Les Rapports de l'état actuel de l’Humanité à un état futur sont des Rapports certains. Ceux de la Vertu au Bonheur, du Vice au Malheur, ne sont pas moins certains ; & ils se manifestent déja ici-bas.

.....DIEU ne recompense donc point ; IL ne punit point, à parler métaphysiquement : mais IL a établi un Ordre en conséquence duquel la Vertu est source du Bien, le Vice source du Mal. »

L’homme peut être dirigé au bonheur par des loix, parce qu’il peut les connoître & les suivre. Il peut les connoître, parce qu’il est doué d’entendement : il peut les suivre, parce qu’il est doué de volonté. Il est donc un être-moral, précisément parce qu’il peut être soumis à des loix ; la moralité de ses actions est ainsi leur subordination à ces loix.

L’entendement n’est pas la simple faculté d’avoir des perceptions & des sensations. Il est la faculté d’opérer sur ces perceptions & sur ces sensations, à l’aide des signes ou des termes dont il les revêt. Il forme des abstractions de tout genre, & généralise toutes ses idées.

L’entendement dirige la volonté ou la faculté de choisir, & la volonté dirigée par l’entendement est une volonté réfléchie.

La volonté va au bien réel ou apparent. L’homme n’agit qu’en vuë de son bonheur ; mais, il se méprend souvent sur le bonheur. La faculté par laquelle il éxécute ses volontés particuliéres est la liberté.

Les actions de l’homme, qui dépendent de sa volonté réfléchie peuvent lui être imputées, parce que cette volonté est à lui, & qu’il agit avec connoissance.

Cette imputation consiste essentiellement dans les suites naturelles de l’observation ou de l’inobservation des loix ou de la perfection & de l’imperfection morales, en conséquence de l’ordre que Dieu a établi dans l’univers.

Cet ordre n’a pas toujours son effet sur la terre ; la vertu n’y conduit pas toujours au bonheur, le vice, au malheur. Mais ; l’immortalité de l’homme prolongeant à l’infini son éxistence, ce qu’il ne reçoit pas dans un tems, il le recevra dans un autre, & l’ordre reprendra ses droits.

L’homme, le plus perfectible de tous les êtres terrestres, étoit encore appellé à un état futur par la supériorité-même de sa perfectibilité. Sa constitution organique & intellectuelle a répondu dès son origine, à cette dernière & grande fin de son être.

Il n’y a point de moralité chés les animaux, parce qu’ils n’ont point l’entendement. Ils ont une volonté, & ils l’éxécutent ; mais, cette volonté n’est dirigée que par la faculté de sentir. Ils ont des idées ; mais, ces idées sont purement sensibles. Ils les comparent & jugent ; mais, ils ne s’élévent point jusqu’aux notions abstraites.

Précisément parce que les actions volontaires des animaux ne sont point morales, elles ne sont point susceptibles d’imputation. Comme ils ne peuvent observer ni violer des loix qu’ils ignorent, ils ne peuvent être recompensés ni punis dans le rapport à ces loix.

Si donc les animaux étoient appellés à un état futur, ce ne seroit point du tout sur les mêmes fondemens que l’homme ; puisque leur nature & leurs rélations différent essentiellement de celles de l’homme.

Mais ; parce que les animaux ne sont point des êtres moraux, s’ensuit-il nécessairement qu’ils ne soient point susceptibles d’un accroîssement de perfection ou de bonheur ? Parce que les animaux ne nous paroîssent point aujourd’hui doués d’entendement, s’ensuit-il nécessairement que leur ame soit absolument privée de cette belle faculté ? Parce que les animaux n’ont à présent que des idées purement sensibles, s’ensuit-il nécessairement qu’ils ne pourront pas s’élever un jour à des notions abstraites, à l’aide de nouveaux organes & de circonstances plus favorables ?

L’enfant devient un être pensant par le développement de tous ses organes, par l’éducation & par les diverses circonstances qui contribuent à développer & à perfectionner toutes ses facultés corporelles & intellectuelles. Soupçonneriés-vous que cet enfant, qui est encore si au-dessous de l’animal, percera un jour dans les abîmes de la métaphysique ou calculera le retour d’une cométe ? Les instrumens dont son ame se servira pour éxécuter de si grandes choses, éxistent déja dans son cerveau ; mais, ils n’y sont pas encore développés, affermis, perfectionnés. [72]Les animaux sont aujourd’hui dans l’état d’enfance ; ils parviendront peut-être un jour à l’état d’êtres pensans, par des moyens analogues à ceux qui ennoblissent ici-bas toutes les facultés de notre être.

Ne cherchons point à intéresser la foi dans des recherches purement philosophiques, qui ne sçauroient lui porter la plus légère atteinte. La vraye piété est éclairée & n’est jamais superstitieuse. Tâchons de nous former les plus hautes idées de la bonté divine, de la grandeur & de l’universalité de ses vuës ; combien nos conceptions les plus sublimes seront-elles encore au dessous de la réalité ! Celui, sans la permission du quel un passereau ne tombe point en terre, n’a pas oublié les passereaux dans la distribution présente & future de ses bienfaits. Le plan de sagesse & de bonté que son intelligence a conçu pour la plus grande perfection des êtres terrestres, enveloppe depuis le moucheron,[73] & peut-être encore depuis le champignon, jusqu’à l’homme.

L’opinion commune, qui condamne à une mort éternelle tous les êtres organisés, à l’exception de l’homme, appauvrit l’univers. Elle précipite pour toujours dans l’abîme du néant, une multitude innombrable d’êtres sentans, capables d’un accroîssement considérable de bonheur, & qui en repeuplant & en embellissant une nouvelle terre, éxalteroient les perfections adorables du créateur.

L’opinion plus philosophique, que je propose, répond mieux aux grandes idées que la raison se forme de l’univers & de son divin auteur. Elle conserve tous ces êtres, & leur donne une permanence qui les soustrait aux révolutions des siècles, au choc des élémens & les fera survivre à cette catastrophe générale qui changera un jour la face de notre monde.

NEUVIEME PARTIE

Réfléxions

sur

l’excellence des machines

organiques.

Nouvelles découvertes.

sur les

reproductions animales.


De toutes les modifications dont la matière est susceptible ; la plus noble est, sans doute, l’organisation. C’est dans la structure de l’animal, que la souveraine intelligence se peint à nos yeux par les traits les plus frappans, & qu’elle nous révêle, en quelque sorte, ce qu’elle est. Le corps d’un animal est un petit systême particulier, plus ou moins composé, & qui, comme le grand systême de l’univers, résulte de la combinaison & de l’enchaînement d’une multitude de pièces diverses, dont chacune produit son effet propre, & qui conspirent toutes ensemble à produire cet effet général, que nous nommons la vie. Nous ne suffisons point à admirer cet étonnant appareil de ressorts, de leviers, de contrepoids, de tuyaux différemment calibrés, repliés, contournés, qui entrent dans la construction des machines organiques. L’intérieur de l’insecte le plus vil en apparence, absorbe toutes les conceptions de l’anatomiste le plus profond. Il se perd dans ce dédale, dès qu’il entreprend d’en parcourir tous les détours. Qu’on ne croye pas que ceci soit le moins du monde éxaggéré : je prie ceux de mes lecteurs qui possédent l’étonnante chenille de l’habile & patient Lyonet, d’en parcourir les planches avec réfléxion, & de juger. Je renvoye à ce que j’ai dit sur cet ouvrage unique, dans l’article XIV du tableau de mes considérations.

Je viens de comparer le corps de l’animal à une machine : la plus petite fibre, la moindre fibrille, peuvent être envisagées elles-mêmes comme des machines infiniment petites, qui ont leurs fonctions propres. La machine entière, la grande machine résulte ainsi de l’ensemble d’un nombre prodigieux de machinules, dont toutes les actions sont conspirantes ou convergent vers un but commun.

Mais ; combien les machines organiques sont-elles supérieures à celles que l’art sçait inventer, & auxquelles nous les comparons ! Combien la structure de l’insecte le moins élevé dans l’échelle, l’emporte-t-elle encore sur la construction du plus beau chef-d’œuvre en horlogerie !

Un seul trait suffiroit pour faire sentir la grande prééminence des machines animales sur celles de l’art : les unes & les autres s’usent par le mouvement ; elles souffrent des déperditions journalières : mais, telle est l’admirable construction des premières, qu’elles réparent sans cesse les pertes que le mouvement perpétuel de leurs divers ressorts leurs occasionnent. Chaque pièce s’assimile les molécules qu’elle reçoit du déhors, les assujettit, les dispose, les arrange de manière à lui conserver la forme, la structure, les proportions & le jeu qui lui sont propres, & qu’éxige la place qu’elle tient dans le tout organique.

Non seulement chaque pièce d’une machine animale répare les pertes que les mouvemens intestins lui occasionnent ; elle s’étend encore en tout sens par l’incorporation des molécules étrangères que la nutrition lui fournit : cette extension qui s’opère graduellement, est ce que le physicien nomme évolution ou développement.

Le développement suppose dans le tout organique une certaine méchanique secrette & fort sçavante. En s’étendant graduellement en tout sens, chaque pièce demeure essentiellement en grand ce qu’elle étoit auparavant très en petit. Il faut donc que ses parties intégrantes soient façonnées & disposées les unes à l’égard des autres avec un tel art, qu’elles conservent constamment entr’elles les mêmes rapports, les mêmes proportions, le même jeu, en même tems que de nouvelles particules intégrantes sont associées aux anciennes.[74]

La plus fine anatomie ne pénètre point dans ces profondeurs. Les injections, le microscope, & moins encore le scalpel ne sçauroient nous dévoiler les merveilles que recèle le secret de la nutrition & du développement. Nous ne pouvons juger ici de l’inconnu que par ce petit nombre de choses connues, dont nous sommes redevables aux derniers progrès de la physiologie.

Cette science, la plus belle, la plus profonde de toutes les sciences naturelles, produit à nos yeux le surprenant assemblage des organes rélatifs au grand ouvrage de la nutrition, & nous fait entrevoir l’assemblage bien plus surprenant encore des organes qui éxécutent les sécrétions de différens genres. Nous ne revenons point de l’étonnement où nous jette cet amas immense de très-petits tuyaux, blancs, cylindriques, groupés & repliés de mille & mille manières différentes, dont toutes la substance du foye, de la rate, des reins est formée. Nous sommes presque éffrayés, quand nous venons à apprendre que les tubules qui entrent dans la composition d’un seul rein, mis bout à bout, formeroient une longueur de dix mille toises.[75] Quel intéressant, quel superbe spectacle ne nous offriroit point cet assemblage si merveilleux de tant de millions, que dis-je ! De tant de milliars de tubules ou de filtres plus ou moins diversifiés, si nos sens & nos instrumens étoient assés parfaits pour nous dévoiler en entier le méchanisme & le jeu de chacun d’eux, & les rapports qui les enchaînent tous à une fin commune !

Quelles idées cette seule découverte anatomique ne nous donne-t-elle point de l’organisation de l’animal, de l’intelligence qui en a conçu le dessein, & de la puissance qui l’a éxécuté ! Qu’est donc l’animal lui-même, si une de ses parties, qui ne paroît pas néanmoins tenir le premier rang dans son intérieur, est déjà un abîme de merveilles ! J’ai de si grandes idées de l’organisation de l’animal, que je me persuade sans peine, que s’il nous étoit donné de pénétrer dans la structure intime, je ne dis pas d’un de ses organes ; je dis seulement, d’une de ses fibres, nous la trouverions un petit tout organique très composé, & qui nous étonneroit d’autant plus, que nous l’étudierions davantage. Quel ne seroit point sur tout notre étonnement, si nous pouvions observer aussi distinctement les élémens d’une fibre sensible, leur arrangement respectif, l’art avec lequel ils jouent les uns sur les autres, que nous observons les différentes pièces d’une horloge ; leur engraînement & leur jeu ! On peut voir ce que j’ai dit là-dessus dans l’article X de mon analyse abrégée, en rendant raison du physique de l’imagination & de la mémoire.

Que seroit-ce donc encore, si nous pouvions saisir d’une seule vuë le systême entier des fibres sensibles, & contempler, pour ainsi dire, à nud la méchanique profonde & les opérations secrettes de cet organe universel auquel l’ame est immédiatement présente, & par lequel elle est unie au monde corporel ! « Assurément,[76] dit très-bien cet anonyme que j’ai déja cité, s'il nous étoit permis de voir jusqu'au fond dans la Méchanique du Cerveau, & sur tout dans celle de cette Partie qui est l’instrument immédiat du Sentiment & de la Pensée, nous verrions ce que la Création terrestre a de plus ravissant. Nous ne suffisons point à admirer l’appareil & le jeu des Organes destinés à incorporer un morceau de pain à notre propre substance ; qu’est-ce pourtant que ce Spectacle comparé à celui des Organes destinés à produire des Idées, & à incorporer à l’Ame le Monde entier ? Tout ce qu’il y a de grandeur & de beauté dans le Globe du Soleil, le céde sans doute, je ne dis pas au Cerveau de l’homme, je dis au cerveau d’une mouche. »

Un autre trait qui relève beaucoup aux yeux de la raison, l’excellence des machines organiques, c’est qu’elles produisent de leur propre fond des machines semblables à elles, qui perpétuent le modèle & lui procurent l’immortalité. Ce qui a été refusé à l’individu a été accordé ainsi à l’espèce : elle est une sorte d’unité toujours subsistante, toujours renaissante, & qui offre sans altération aux siécles suivans, ce qu’elle avoit offert aux siécles précédens, & ce qu’elle offrira encore aux siécles les plus reculés.

Quelque soit la maniére dont s’opère cette reproduction des êtres vivans ; quelque systême qu’on embrasse pour tâcher de l’expliquer ; elle n’en paroîtra pas moins admirable à ceux qui entre-voyent au moins l’art prodigieux qu’elle suppose dans l’organisation, & dans les divers moyens qui l’éxécutent chés le végétal & chés l’animal, & dans les différentes espèces de l’un & de l’autre. Ainsi, soit que cette reproduction dépende de germes prééxistans ; soit qu’on veuille qu’il se forme journellement dans l’individu procréateur de petits touts semblables à lui ; la conservation de l’espèce dans l’une & l’autre hypothèse n’en sera pas moins un des plus beaux traits de la perfection du méchanisme organique. Et s’il étoit possible, que les seules loix de ce méchanisme pussent suffire à former de nouveaux touts individuels, il ne m’en paroîtroit que plus admirable encore.

Je ferois un traité d’anatomie, si j’entreprenois ici de décrire cette partie du méchanisme organique, qui a pour dernière fin la reproduction des êtres vivans : j’étonnerois mon lecteur en mettant sous ses yeux ce grand appareil d’organes si composés, si multipliés, si variés, si harmoniques entr’eux, qui conspirans tous au vœu principal de la nature, réparent ses pertes, renouvellent ses plus chères productions, & la rajeunissent sans cesse.

Si le développement des corps organisés ou leur simple accroîssement ne peut qu’être l’effet de la plus belle méchanique ; combien cette méchanique doit-elle être plus belle encore, lors qu’elle n’est point bornée à procurer simplement l’extension graduelle des parties en tout sens, & qu’elle s’élève jusqu’à procurer la régénération complette d’un membre, ou d’un organe, & même l’entière réïntégration de l’animal !

Ici, s’offrent de nouveau à mes regards ces fameux zoophytes, qui m’ont tant occupé dans mes deux derniers ouvrages,[77] & sur lesquels encore j’ai jetté un coup d’œil dans celui-ci.[78] Je ne retracerai donc pas ici les divers phénomènes que présentent la régénération & la multiplication du polype à bras, & celles de quelques autres insectes de la même classe ou de classes différentes : mais, je ne puis m’empêcher de dire un mot de reproductions plus étonnantes encore, & que la sagacité d’un excellent observateur[79] vient de nous découvrir.

On sçait que la structure du polype est d’une extrême simplicité, au moins en apparence. Tout son corps est parsemé extérieurement & intérieurement d’une multitude de très petits grains, logés dans l’épaisseur de la peau, & qui semblent faire les fonctions de viscères ; car, les meilleurs microscopes n’y découvrent rien qui ressemble le moins du monde aux viscères qui nous sont connus. Le corps lui-même n’est qu’une manière de petit sac, d’une consistence presque gélatineuse, & garni près de son ouverture, de quelques menus cordons, qui peuvent s’allonger & se contracter au gré du polype, & ce sont ses bras. Il n’a point d’autres membres, & on ne lui trouve aucun organe, de quelque espèce que ce soit.

Je ne décris pas le polype ; je ne fais qu’ébaucher ses principaux traits ; mais, il est si simple, que c’est presque l’avoir décrit. Quand on songe à la nature, & à la simplicité d’une pareille organisation, l’on n’est plus aussi surpris de la régénération du polype, & de toutes ces étranges opérations qu’une main habile a sçu éxécuter sur cet insecte singulier. J’ai sur tout dans l’esprit cette opération par laquelle on le retourne comme le doigt d’un gand, & qui ne l’empêche point de croître, de manger & de multiplier. Si même on le coupe par morceaux, pendant qu’il est dans un état si peu naturel, il ne laisse pas de renaître, à son ordinaire, de bouture, & chaque bouture mange, croît & multiplie. Je le remarquois dans mes corps organisés, article 273 : « Un polype coupé, retourné, recoupé, retourné encore, ne présente qu’une répétition de la même merveille, si à présent c’en est une au sens du vulgaire. Ce n’est jamais qu’une espèce de boyau qu’on retourne & qu’on recoupe : il est vrai que ce boyau a une tête, une bouche, des bras, qu’il est un véritable animal ; mais l’intérieur de cet animal est comme son extérieur, ses viscères sont logés dans l’épaisseur de sa peau, & il répare facilement ce qu’il a perdu. Il est donc après l’opération ce qu’il étoit auparavant. Tout cela suit naturellement de son organisation ; l’adresse de l’observateur fait le reste. Le plus singulier, pour nous, est donc qu’il éxiste un animal fait de cette manière : nous n’avions pas soupçonné le moins du monde son éxistence, & quand il a paru, il n’a trouvé dans notre cerveau aucune idée analogue du régne animal. Nous ne jugeons des choses que par comparaison : nous avions pris nos idées d’animalité chés les grands animaux, & un animal qu’on coupe, qu’on retourne, qu’on recoupe & qui se porte bien, les choquoient directement. Combien de faits, encore ignorés, & qui viendront un jour déranger nos idées sur des sujets, que nous croyons connoître ! Nous en sçavons au moins assés pour que nous ne devions être surpris de rien. La surprise sied peu à un philosophe ; ce qui lui sied est d’observer, de se souvenir de son ignorance, & de s’attendre à tout. »

Je m’étois en effet, attendu à tout : aussi ai-je été peut-être moins surpris que bien d’autres des nouveaux prodiges, que nous devons aux belles expériences de Mr l’abbé Spallanzani, & qu’il s’est empressé obligeamment à me communiquer en détail, depuis trois ans, dans ses intéressantes lettres. Il a voulu me laisser le plaisir de penser, que les invitations que je lui avois faites, de s’attacher particulièrement aux reproductions animales, n’avoient pas peu contribué à ses découvertes. Ce que je sçais mieux ; c’est qu’aucun physicien n’avoit poussé aussi loin que lui, ce nouveau genre d’expériences physiologiques, ne les avoit éxécutées & variées avec plus d’intelligence, & ne les avoit étendues à des espèces aussi élevées dans l’échelle de l’animalité.

Tout le monde connoit le limaçon de jardin, nommé vulgairement escargot : mais ; tout le monde ne sçait pas que l’organisation de ce coquillage est très composée, & qu’elle se rapproche par diverses particularités très remarquables, de celle des animaux que nous jugeons les plus parfaits. Je ne ferai qu’indiquer quelques-unes de ces particularités : mon plan ne me conduit point à traiter des reproductions animales : je ne veux que faire sentir par ces reproductions, l’excellence des machines organiques.

Sans être initié dans les secrets de l’anatomie, on sçait, au moins en gros, qu’un cerveau est un organe extrêmement composé ou plutôt un assemblage de bien des organes différens, formés eux-mêmes de la combinaison & de l’entrelacement d’un nombre prodigieux de fibres, de nerfs, de vaisseaux, etc. La tête du limaçon posséde un véritable cerveau, qui se divise, comme le cerveau des grands animaux, en deux masses hémisphèriques, d’un volume considérable, & qui portent le nom de lobes. De la partie inférieure de ce cerveau sortent deux nerfs principaux ; de la partie supérieure en sortent dix, qui se répandent dans toute la capacité de la tête : quelques-uns se partagent en plusieurs branches. Quatre de ces nerfs animent les quatre cornes du coquillage, & président à tous leurs jeux. On peut s’être amusé à contempler les mouvemens si variés de ces tuyaux mobiles en tout sens, que l’animal fait rentrer dans sa tête & qu’il en fait sortir quand il lui plait. On n’imagine point combien les deux grandes cornes sont une belle chose : on connoit ce point noir & brillant qui est à l’extrêmité de chacune : ce point est un véritable œil. Prenés ceci au pied de la lettre, & n’allés pas vous représenter simplement une cornée d’insecte. L’œil du limaçon a deux des principales tuniques de notre œil ; il en a encore les trois humeurs, l’aqueuse, la cristalline, la vitrée : enfin, il a un nerf optique, & ce nerf est de la plus grande beauté. Je passe sous silence l’appareil des muscles destinés à opérer les divers mouvemens de la tête & des cornes. J’ajoûterai seulement, que le limaçon a une bouche, & que cette bouche est revêtue de lèvres, garnies de dents, & pourvue d’une langue & d’un palais. Toute cette anatomie feroit seule la matière d’un petit volume. Si mon lecteur me demandoit un garant de tant & de si curieuses particularités anatomiques, il me suffiroit, je pense, de nommer l’auteur célébre[80] de la bible de la nature.

Croira-t-on à présent, que ces cornes du limaçon, qui sont de si belles machines d’optique, se régénèrent en entier, lorsqu’on les mutile ou même qu’on les retranche entièrement ? Il n’est pourtant rien de plus vrai que cette régénération : elle est si parfaite, si singuliérement complette, que l’anatomie la plus éxacte ne découvre aucune différence entre les cornes reproduites, & celles qui avoient été mutilées ou retranchées.[81]

C’est déjà, sans doute, une assés grande merveille, que la reproduction ou même la simple réparation de semblables lunettes : mais ; ce qui est tout aussi vrai, sans être le moins du monde vraisemblable, c’est que toute la tête du limaçon, cette tête qui est le siège de toutes les sensations de l’animal, & qui, comme nous venons de le voir, est l’assemblage de tant d’organes divers, & d’organes, la plûpart si composés ; toute cette tête, dis-je, se régénère, & si on la coupe au limaçon, il en refait une nouvelle, qui ne différe point du tout de l’ancienne.

En décrivant dans mes deux derniers ouvrages la régénération du ver-de-terre,[82] & celle de ces vers d’eau douce[83] que j’ai multipliés en les coupant par morceaux ; j’ai fait remarquer, que la partie qui se reproduit, se montre d’abord sous la forme d’un petit bouton, qui s’allonge peu à peu, & dans lequel on découvre tous les rudimens des nouveaux organes. Il n’en va pas de même dans la régénération de la tête du limaçon : cette régénération suit des loix bien différentes. Quand la tête de ce coquillage commence à se régénérer, les diverses parties qui la composent ne se montrent pas toutes ensemble : elles apparoîssent ou se développent les unes après les autres, & ce n’est qu’au bout d’un tems assés long, qu’elles semblent se réünir, pour former ce tout si composé, qui porte le nom de tête.[84]

Cette découverte est si belle, si neuve, & elle a excité tant de doutes[85], que je ne puis résister à la tentation de la raconter un peu plus en détail. Quelquefois, il n’apparoît d’abord sur le col ou le tronc de l’animal, qu’un petit globe, qui renferme les élémens des petites cornes, de la bouche, des lèvres & des dents. D’autrefois on ne voit paroître d’abord qu’une des grandes cornes, garnie de son œil : au-dessous, & dans un endroit écarté, on apperçoit les premiers traits des lévres.

Tantôt on n’observe qu’une espèce de nœud, formé par trois des cornes : tantôt on découvre un petit bouton, qui ne renferme que les lévres : tantôt la tête se montre en entier, à la réserve d’une ou de plusieurs cornes.[86]

En un mot ; il y a ici une foule de variétés, qu’on traiteroit de bizarreries, s’il y avoit dans la nature de vraies bizarreries. Mais ; le philosophe n’ignore pas, que tout s’y fait par des loix constantes, qui se diversifient plus ou moins suivant les sujets, & dont telles ou telles reproductions sont les résultats immédiats.

Malgré toutes ces variétés dans la régénération de la tête du limaçon, cette régénération si surprenante s’achêve en entier, & l’animal commence à manger sous les yeux de l’observateur. Si après cela on pouvoit former le moindre doute sur l’intégrité de la régénération, je le dissiperois en ajoûtant ; que la dissection de la tête reproduite, y démontre toutes les parties similaires & dissimilaires qui composoient l’ancienne.[87]

Le limaçon est bien un colosse, en comparaison du polype : l’anatomie y découvre bien une multitude d’organes dont le polype est privé ; cependant, le limaçon ne nous paroît pas encore assés élevé dans l’échelle de l’animalité : il nous reste toujours je ne sçais quelle disposition à le regarder comme un animal imparfait : nous le plaçons volontiers tout près de l’insecte ; & ce voisinage qui ne lui est point avantageux, diminuë un peu, à nos yeux, la merveille de sa régénération. S’il nous paroissoit plus animal, il nous étonneroit davantage : je l’ai dit ; nous ne jugeons des êtres que par comparaison, & nos comparaisons sont pour l’ordinaire fort peu philosophiques.

Nous serions donc beaucoup plus étonnés d’apprendre, qu’il éxiste une sorte de petit quadrupède, construit à peu près sur le modèle des petits quadrupèdes qui nous sont les plus connus, & qui se régénère presque en entier. Ce petit quadrupède est la salamandre aquatique, déjà célèbre chés les naturalistes anciens & modernes, par un grand prodige, qui n’avoit d’autre fondement que l’amour du merveilleux, & que l’amour du vrai a détruit dans ces derniers tems : on comprend, que je parle du prétendu privilège de vivre au milieu des flammes. La salamandre, j’ai presque honte de le dire, est si peu faite pour vivre dans le feu, qu’il est démontré aujourd’hui par les expériences de Mr Spallanzani, qu’elle est de tous les animaux celui qui résiste le moins à l’excès de la chaleur.[88]

Les insectes n’ont point d’os ; mais, ils ont des écailles qui en tiennent lieu. Ces écailles ne sont pas recouvertes par les chairs, comme les os ; mais, elles recouvrent les chairs.[89] La coquille du limaçon, substance pierreuse ou crustacée, recouvre aussi ses chairs, & ce caractère est un de ceux qui semblent le rapprocher le plus des insectes. Il y a cependant quantité d’insectes, dont le corps est purement charnu ou membraneux. Il en est d’autres qui sont presque gélatineux : à cette classe appartient la nombreuse famille des polypes.

La salamandre a, comme les quadrupèdes, de véritables os, qui sont recouverts, comme chés eux, par les chairs. Elle a de véritables vertèbres, des mâchoires, armées d’un grand nombre de petites dents fort aiguës, & ses jambes ont à peu près les mêmes os qu’on observe dans celles des quadrupèdes proprement dits.[90] Elle a un cerveau, un cœur, des poûmons, un estomac, des intestins, un foye, une vésicule du fiel, &c.[91]

On voit bien, que mon intention n’est point ici de décrire la salamandre en naturaliste. Ce petit ouvrage n’appartient pas proprement à l’histoire naturelle : je ne veux que donner une légère idée de ces nouveaux prodiges, que l’oeconomie animale vient de nous offrir.

J’ajoûterai simplement, que la salamandre paroît se rapprocher par sa forme & par sa structure du lézard & du crapaud. Elle n’est pas purement aquatique ; elle est amphibie ; elle peut vivre assez longtems hors de l’eau.

Si l’on a jetté un coup d’œil sur un squelette ou sur une planche d’ostéologie qui le représente, on aura acquis quelque notion de la forme & de l’engraînement admirables des différentes pièces osseuses qui le composent. L’essentiel de tout cela se retrouve dans la salamandre. Sa queuë, en particulier, est formée d’une suite de petites vertèbres travaillées & assemblées avec le plus grand art. Mais ; ces pièces, quoique multipliées, ne sont pas les seules qui entrent dans la construction de la queuë. Elle présente encore à l’éxamen de l’anatomiste un épiderme, une peau, des glandes, des muscles, des vaisseaux sanguins, une moëlle spinale.[92]

Nommer simplement toutes ces parties, c’est déjà donner une assés grande idée de l’organisation de la queuë de la salamandre : ajoûter, que toutes ces parties déchiquetées, mutilées ou même entièrement retranchées, se réparent, se consolident, & même se régénèrent en entier, c’est avancer un fait, déja fort étrange. Mais ; des parties molles ou purement charnuës peuvent avoir de la facilité à se réparer, à se régénérer : que sera-ce donc, si l’on peut assurer, que de nouvelles vertèbres reparoîssent à la place de celles qui ont été retranchées ? Que sera-ce encore, si ces nouvelles vertèbres, retranchées à leur tour, sont remplacées par d’autres ; celles-ci, par de troisiémes, &c. & si cette reproduction successive de nouvelles vertèbres paroît toujours se faire avec autant de facilité, de régularité, de précision, que celle des parties molles & qui doivent demeurer telles ?[93]

Mais ; combien la régénération des jambes de la salamandre, est-elle plus étonnante que celle de sa queuë ; si toutefois nous pouvons encore être étonnés, après l’avoir tant été ! Je prie qu’on veuille bien ne point oublier, qu’il s’agit ici d’un petit quadrupède, & non simplement d’un ver ou d’un insecte. J’ai grand intérêt à écarter ici de l’esprit de mes lecteurs, toute idée d’insecte. Il y a toujours quelqu’idée d’imperfection enveloppée dans celle-là. Quoique la division des animaux en parfaits & en imparfaits, soit la chose du monde la moins philosophique ; elle ne laisse pas d’être assés naturelle & très commune. Or, dès qu’on parle d’un animal imparfait, l’esprit est déjà tout disposé à lui attribuer ce qui choque le plus les notions communes de l’animalité ; il croira de cet animal, tout ce qu’on voudra lui en faire croire, & le croira sans effort : témoin l’opinion si ancienne & si ridicule, que les insectes naîssent de la pourriture : eut-on jamais fait naître de la pourriture, je ne dis pas un éléphant, un cheval, un bœuf ; je dis seulement un liévre, une belette, une souris ? Pourquoi ? C’est qu’une souris, comme un éléphant, est un animal réputé parfait, & qu’un animal parfait ne doit pas naître de la pourriture.

La salamandre est donc un animal parfait, à la manière dont la souris en est un pour le commun des hommes. La salamandre est aussi bien un quadrupède que le crocodile. Ses jambes sont garnies de doigts articulés & fléxibles ; les antérieures en ont quatre ; les postérieures, cinq. Entendés au reste, par la jambe, la cuisse, la jambe proprement dite, & le pied.

Tout le monde sçait, qu’une jambe est un tout organique, composé d’un nombre très considérable de parties osseuses, grandes, moyennes, petites ; & de parties molles très différentes entr’elles. Une jambe est revêtue extérieurement & intérieurement d’un épiderme, d’une peau, d’un tissu cellulaire. Elle a des glandes, des muscles, des artères, des veines, des nerfs. Ceux qui possédent un peu d’anatomie sçavent de plus, qu’une glande, un muscle, une artère sont formés de la réünion ou de l’entrelacement d’un grand nombre de fibres & de vaisseaux plus ou moins déliés, différemment combinés, arrangés, repliés, calibrés.

Les jambes de la salamandre offrent tout ce grand appareil de parties osseuses & de parties molles. Pour exciter d’avantage l’admiration de mon lecteur, il ne sera pas nécessaire que j’en fasse un dénombrement éxact, & tel que l’anatomie comparée le fourniroit. Il suffira que je dise d’après l’habile observateur qui me sert de guide ; que le nombre des os des quatre jambes est de quatre-vingt-dix-neuf.[94]

Maintenant, ne prendra-t-on point pour une fable ce que je vais dire ? Si l’on coupe les quatre jambes de la salamandre, elle en repoussera quatre nouvelles, qui seront si parfaitement semblables à celles qu’on aura retranchées, qu’on y comptera, comme dans celles-ci, quatre-vingt-dix-neuf os.[95]

On juge bien que c’est pour la nature un grand ouvrage, que la reproduction complette de ces quatre jambes, composées d’un si grand nombre de parties, les unes osseuses, les autres charnuës : aussi ne s’acheve-t-elle qu’au bout d’environ un an dans les salamandres qui ont pris tout leur accroissement. Mais ; dans les plus jeunes, tout s’opère avec une célérité si merveilleuse, que la régénération parfaite des quatre jambes, n’est que l’affaire de peu de jours.[96]

Ce n’est donc rien ou presque rien pour une jeune salamandre, que de perdre ses quatre jambes, & encore sa queue. On peut même les lui recouper plusieurs fois consécutives, sans qu’elle cesse de les reproduire en entier. Notre excellent observateur nous assure, qu’il a vu jusqu’à six de ces reproductions successives, où il a compté six-cent-quatre-vingt-sept os reproduits.[97] Il remarque à cette occasion ; que la force reproductive a une si grande énergie dans cet animal, qu’elle ne paroît point diminuer sensiblement après plusieurs reproductions, puisque la dernière s’opère aussi promptement que les précédentes.[98]

Une autre preuve bien remarquable de cette grande force de reproduction, c’est qu’elle se déploye avec autant d’énergie dans les salamandres qu’on prive de toute nourriture, que dans celles qu’on a soin de nourrir.[99]

Ce n’est plus la peine que je parle de la régénération des parties molles, qui recouvrent les os des jambes. On présume assés qu’elle doit s’opérer plus facilement encore que celle des parties dures ou qui doivent le dévenir. On ne sera donc pas fort surpris d’apprendre ; que si l’on observe avec le microscope la circulation du sang dans les jambes reproduites, on la trouvera précisément la même que dans les jambes qui n’ont souffert aucune opération. On y distinguera nettement les vaisseaux qui portent le sang du cœur aux extrêmités, & ceux qui le rapportent des extrêmités au cœur.[100]

Lors que la reproduction des jambes commence à s’éxécuter, on apperçoit à l’endroit où une jambe doit naître, un petit cone gélatineux, qui est la jambe elle-même en mignature, & dans laquelle on démêle très bien toutes les articulations.[101] Les doigts ne se montrent pas tous à la fois. D’abord les jambes renaîssantes ne paroîssent que comme quatre petits cones pointus. Bientôt on voit sortir de part & d’autre de la pointe de chaque cone, deux autres cones plus petits, qui avec la pointe du premier sont les élémens de trois doigts. Ceux des autres doigts apparoissent ensuite.[102]

Si l’entiére régénération d’un tout organique aussi composé que l’est la jambe d’un petit quadrupède, est une chose très merveilleuse ; ce qui ne l’est pas moins, & qui l’est peut-être davantage, c’est qu’en quelqu’endroit qu’on coupe une jambe, la reproduction donne constamment une partie égale & semblable à celle qu’on a retranchée. Si donc l’on coupe la jambe à la moitié ou au quart de sa longueur, il ne se reproduira qu’une moitié ou qu’un quart de jambe ; c’est-à-dire, qu’il ne renaîtra précisément que ce qui aura été retranché.[103] Écoutons l’auteur lui-même : « Si au lieu, dit-il,[104] de retrancher du corps de la salamandre les jambes toutes entières on n’en coupe qu'une petite portion, le nombre d’Os reproduits égale alors précisément le nombre retranché. Si l’on fait, par exemple, la section dans l'articulation du rayon, on voir renaître une nouvelle articulation avec le nombre précis des Os qui étoient au dessous de l’articulation. »

Nous avons vu, que la salamandre a des mâchoires, & qu’elles sont garnies d’un grand nombre de petites dents fort aiguës. Chaque mâchoire est formée par un os ellyptique, auquel elle doit sa figure, ses proportions & sa consistence. On y observe de plus divers cartilages & divers muscles, des artéres, des veines, des nerfs, &c.[105] Tout cela se répare, se régénére avec la même facilité, la même promptitude, la même précision, que les extrêmités :[106] mais ; nous sommes si familiarisés à présent avec tous ces prodiges, qu’ils n’en sont presque plus pour nous. La salamandre en a, sans doute, bien d’autres à nous offrir, plus étranges encore ; que nous ne soupçonnons point, & que la sagacité de son historien nous dévoîlera peut-être quelque jour.

J’ai crayonné foiblement les belles découvertes de Mr Spallanzani, d’après le précis qu’il nous en a donné lui-même dans son programme. Que de nouvelles lumières n’avons-nous point à attendre du grand ouvrage, dont ce programme n’est qu’une simple annonce ! Combien la somme des vérités physiologiques s’accroîtra-t-elle par les profondes recherches du sçavant & sage disciple de la nature !

Le 21 de juillet 1768.

DIXIEME PARTIE

nouvelles

considérations

de l’auteur

sur les

reproductions animales.

Nous venons d’assister à un grand spectacle : nous avons contemplé quelques unes des plus brillantes décorations du règne organique. Ce ne sont en effet pour nous, que de simples décorations ; car les machines ou les ressorts qui les éxécutent, demeurent cachés derrière une toile impénétrable à nos regards. J’ai tenté de soulever un peu cette toile, & j’ai raconté dans mes deux derniers ouvrages, ce que j’ai entrevu.[107]

La nature ne m’a point paru former un tout organique, à la façon d’une ardoise ou d’un cristal ; je veux dire, par l’apposition successive de quantité de molécules, plus ou moins homogènes, à une petite masse déterminée & commune. Un tout organique quelconque ne m’a point semblé un ouvrage d’ébénerie, formé d’une multitude de pièces de rapport, qui ont pu éxister à part les unes des autres & être réünies en des tems différens les unes aux autres. J’ai cru voir qu’une tête, une jambe, une queuë étoient composées de parties si manifestement enchaînées ou subordonnées les unes aux autres, que l’éxistence des unes supposoit essentiellement la coéxistence des autres. J’ai cru reconnoître, par éxemple, que l’éxistence des artères supposoit celle des veines ; que l’éxistence des unes & des autres supposoit celles du cœur, du cerveau, des nerfs, etc.

Des observations éxactes ont concouru avec le raisonnement pour me persuader la prééxistence simultanée des parties diverses qui entrent dans la composition du tout organique. Ces observations m’ont découvert plusieurs de ces parties sous des formes, sous des proportions & dans des positions si différentes de l’état naturel, que je les aurois entièrement méconnues, si leur évolution n’avoit peu à peu manifesté à mes yeux leur véritable forme, & ne leur avoit donné un autre arrangement. J’ai reconnu encore, que l’extrême transparence, comme l’extrême petitesse, la forme & le lieu des parties, contribuoit également à les dérober à mes yeux.

J’ai donc mieux compris encore, qu’il n’y a point de conséquence légitime de l’invisibilité à la non-éxistence, & ce que j’avois toujours soupçonné, m’a paru écrit de la main même de la nature dans un bouton ou dans un œuf.

J’ai donc tiré de tout ceci une conclusion générale, que j’ai jugée philosophique ; c’est que les touts organiques ont été originairement préformés, & que ceux d’une même espèce ont été renfermés les uns dans les autres, pour se développer les uns par les autres ; le petit, par le grand ; l’invisible, par le visible.

Je n’ai point prétendu, que cette préformation fut identique dans toutes les espèces : je sçavois trop combien l’intelligence suprême a pu varier les moyens qui conduisent à la même fin. Toute la nature atteste des fins générales & des fins particulières : mais ; elle atteste aussi que les moyens qui leur sont rélatifs ont été indéfiniment diversifiés. « Je ne prétens point, disois-je dans la préface[108] de ma contemplation, prononcer sur les voyes que le créateur a pu choisir pour amener à l’éxistence divers touts organiques ; je me borne à dire, que dans l’ordre actuel de nos connoissances physiques, nous ne découvrons aucun moyen raisonnable d’expliquer méchaniquement la formation d’un animal, ni même celle du moindre organe. J’ai donc pensé, qu’il étoit plus conforme aux faits, d’admettre au moins comme très probable, que les corps organisés prééxistoient dès le commencement. »

Il est en effet très vraisemblable, que différentes parties d’un tout organique, se régénérent par des moyens différens. La diversité des parties éxigeoit, sans doute, cette diversité corrélative des moyens. Il est assés apparent, que les parties similaires n’étoient pas faites pour se régénérer précisément comme les parties dissimilaires.

Ceci n’est pas même simplement vraisemblable : c’est un fait que l’observation établit. L’écorce d’un arbre, la peau d’un animal se régénèrent par des filamens gélatineux, qui sont comme les élémens d’une nouvelle écorce ou d’une nouvelle peau. Ces filamens ne représentent pas en petit l’arbre ou l’animal ; ils ne représentent en petit que certaines parties similaires de l’arbre ou de l’animal ; je veux dire, des fibres corticales ou des fibres charnuës, qui par leur évolution formeront une nouvelle écorce ou une nouvelle peau.

Mais ; les branches ou les rejettons d’un arbre, la tête ou la queuë d’un ver-de-terre sont représentés en petit dans un bouton végétal ou animal. Ce bouton contient actuellement en raccourci l’ensemble des parties intégrantes qui constituent le tout organique particulier.

L’arbre ou l’animal entiers, le tout organique général, est représenté en petit dans une graîne ou dans un œuf.

Une graîne ou un œuf n’est proprement que l’arbre ou l’animal concentré & replié sous certaines enveloppes. Il est prouvé que les petits des vivipares sont d’abord renfermés dans un œuf, & qu’ils en sortent dans le ventre de leur mère. On connoit des animaux qui sont à la fois vivipares & ovipares.[109]

J’ai exposé tout cela fort en détail dans mes considérations sur les corps organisés. Je renvoye sur tout aux articles 179, 180, 181, 244, 245, 253, 254, 306, 315. Si l’on prend la peine de consulter ces divers articles, on prendra une idée plus nette de ces différentes sortes de régénérations ou de reproductions, qu’il me suffit ici d’indiquer.

J’apperçois bien des choses dans les curieuses découvertes de Mr Spallanzani, qui paroîssent confirmer les principes que j’ai adoptés sur les reproductions animales, & que j’ai exposés dans mes derniers écrits. Par éxemple ; ce petit globe qui renferme les élémens des petites cornes, de la bouche, des lévres & des dents du limaçon ; cette espèce de nœud formé par trois des cornes ; ce petit bouton qui ne contient que les lévres ;[110] tout cela donne assés à entendre, que les parties intégrantes de la tête du limaçon, prééxistent sous les différentes formes de globe, de nœud, de bouton, & qu’il en est à peu près ici comme de quelques autres reproductions soit végétales, soit animales que j’ai décrites. La principale différence ne consiste peut-être que dans les tems ou la manière de l’évolution. Nous avons vu qu’il arrive souvent, que les diverses parties qui composent la tête du limaçon, n’apparoîssent que les unes après les autres, & dans un ordre plus ou moins variable : mais ; ceci peut dépendre de causes ou de circonstances étrangères à la préformation.

Nous avons remarqué encore,[111] que les jambes de la salamandre se montrent d’abord sous la forme d’un petit cone gélatineux, qui n’est que la jambe elle-même en mignature, & qu’il en est de même des doigts à leur première apparition. Ce cone qui est une jambe très en raccourci, & où l’on démêle néanmoins toutes les articulations ; ces cones beaucoup plus petits qui sont des doigts, ne semblent-ils pas assés analogues au bouton végétal ou au bouton animal ?

Et si ce qui se reproduit dans la jambe de la salamandre, est toujours égal & semblable à ce qui en a été retranché, n’est-ce point qu’il éxiste dans toute l’étendue de la jambe, des germes, qu’on pourroit nommer réparateurs, & qui ne contiennent précisément que ce qu’il s’agit de remplacer ?

Il faut même, qu’il y ait un certain nombre de ces germes dans chaque point de la jambe ou autour de ce point ; puisque si l’on coupe plusieurs fois la jambe dans le même point, elle reproduira constamment ce qui aura été retranché.

J’ai rappellé à dessein dans la partie V de cet écrit, une remarque importante que j’avois faite ailleurs[112] sur le mot germe. On entend communément par ce mot, un corps organisé réduit extrêmement en petit ; ensorte que si l’on pouvoit le découvrir dans cet état, on lui trouveroit les mêmes parties essentielles, que les corps organisés de son espèce offrent très en grand après leur évolution. J’ai donc fait remarquer, qu’il est nécessaire de donner au mot de germe une signification beaucoup plus étendue, & que mes principes eux-mêmes supposent manifestement. Ainsi, ce mot ne désignera pas seulement un corps organisé réduit en petit ; il désignera encore toute espèce de préformation originelle, dont un tout organique peut résulter comme de son principe immédiat.[113]

Il convient que je développe ceci un peu plus, puisque l’occasion s’en présente, & que le sujet l’éxige. Je prie mon lecteur d’écarter pour un moment de son esprit l’idée d’un certain corps organisé pour ne retenir que celle d’une simple fibre.

Une fibre, toute simple qu’elle peut paroître, est néanmoins un tout organique, qui se nourrit, croît, végète. Je retranche une de ses extrêmités, & en peu de tems elle reproduit une partie égale & semblable à celle que j’ai retranchée.

Comment peut-on concevoir que s’opère cette reproduction ? Je dis, qu’il n’est pas nécessaire de supposer, que la partie qui se reproduit, prééxistoit dans la fibre sous la forme d’un germe proprement dit, où elle ne différoit de la partie retranchée que par sa petitesse, sa délicatesse & l’arrangement de ses molécules constituantes : en un mot ; il n’est pas nécessaire de se représenter la partie qui se régénére comme concentrée ou repliée sous la forme de globe, de nœud, de bouton, etc. Il suffit de supposer, qu’il prééxiste autour de la coupe de la fibre principale une multitude de points organiques ou de fibrilles, qui sont comme les élémens de la partie qui doit être reproduite.

En retranchant l’extrêmité de la fibre, j’occasionne une dérivation des sucs nourriciers vers ces points organiques ou vers ces fibrilles, qui en procure l’évolution.

Je conçois donc, que la partie qu’il s’agit de reproduire, peut résulter du développement & de la réünion des fibrilles en un tout organique commun. On sçait qu’une fibre, qu’on nomme simple, est composée elle-même d’une multitude de fibrilles ; celles-ci sont composées à leur tour d’une multitude de molécules, plus ou moins homogènes, qui sont les élémens premiers de la fibre ; les fibrilles en sont les élémens secondaires.

Mais ; il ne se reproduit précisément dans la fibre, que ce qui en a été retranché. J’essayerois de rendre raison de ce fait, en supposant, que les élémens réparateurs ou régénérateurs placés dans les différens points de la fibre, ont une ductilité ou une expansibilité rélative à la place qu’ils occupent ou éxactement proportionnelle à la portion de la fibre, qu’ils sont destinés à remplacer.

Ainsi, en admettant, par éxemple, seize parties dans la fibre principale, & en supposant qu’on la coupe transversalement dans le milieu de sa longueur ; les élémens ou fibrilles logés autour de la coupe ou de l’aire de la fibre auront reçu un degré d’expansibilité originelle, tel qu’en se développant, ils fourniront une longueur de 8 parties ; c’est-à-dire, qu’ils restitueront à la fibre une partie précisément égale & semblable à celle qu’elle avoit perdue.

Le degré de ductilité ou d’expansibilité de la fibre ou des fibrilles, paroît devoir dépendre en dernier ressort de la nature, du nombre & de l’arrangement respectif des élémens, & du rapport secret de tout cela à la force qui tend à chasser les sucs nourriciers dans les mailles de la fibre & à écarter les élémens. Cet écart a un terme, & ce terme est celui de l’accroîssement.

Et parce que si l’on coupe la fibre dans la partie nouvellement reproduite, il se reproduira encore une partie pareille à celle qu’on aura retranchée ; il est naturel d’en insérer, que les élémens secondaires sont formés eux-mêmes d’élémens, que je nommerois du troisiéme ordre etc. J’admettrois ainsi, autant d’ordres primitifs & décroîssans d’élémens, qu’il y a de reproductions possibles : car, comme je l’ai souvent répété ; je ne connois aucune méchanique capable de former actuellement la moindre fibre. Je me représente toujours une simple fibre comme un petit tout très organisé. J’ai dit ci-dessus, part IX, les raisons qui me persuadent, que ce tout est bien plus composé qu’on ne l’imagine. La conjecture que je viens d’indiquer sur sa reproduction, ajoûte beaucoup encore à cette composition, & nous fait sentir plus fortement, qu’une simple fibre d’un corps organisé quelconque, est pour nous un abîme sans fond.

Appliquons ces conjectures à la régénération d’une membrane, d’un muscle, d’un vaisseau, d’un nerf, puisqu’ils ne sont tous que des répétitions de fibres & de fibrilles. Ces fibres & ces fibrilles sont liées les unes aux autres par des filets transversaux, qui renferment pareillement les élémens des nouveaux filets appropriés aux régénérations, etc.

On entrevoit, que l’arrangement originel & respectif des fibres & des fibrilles ; la manière dont elles tendent à se développer en conséquence de cet arrangement ; l’inégalité plus ou moins grande de l’évolution en différentes fibrilles ; la diversité des tems & des degrés de leur endurcissement, peuvent déterminer la forme & les proportions de la partie qui se régénère. Elles peuvent encore être prédéterminées par bien d’autres moyens physiques, dont je ne sçaurois me faire aucune idée ; mais, qui supposent tous une préordination organique, & une préordination telle, que la partie qui se régénère actuellement en soit le résultat immédiat.

C’est à l’aide de semblables principes, que je tente de me rendre raison à moi-même de la régénération d’un tout organique similaire. Mais ; quand il est question d’expliquer la reproduction d’un tout organique dissimilaire, il me paroît, que je suis dans l’obligation philosophique d’admettre, que ce tout prééxistoit dans un germe proprement dit, où il étoit dessiné très en petit & en entier. J’admets donc, qu’une tête, une queuë, une jambe prééxistoient originairement sous la forme de germe, dans le grand tout organique où elles étoient appellées à se développer un jour. Je considère ce tout comme un terrein, & ces germes comme des graînes semées dans ce terrein, & ménagées de loin pour les besoins futurs de l’animal.

Ainsi, je serois porté à penser, qu’il éxiste au moins quatre genres principaux de préformations organiques.

Le premier genre est celui qui détermine la régénération des composés similaires ; par éxemple ; d’une écorce, d’une peau, d’un muscle, etc. Je dis, qu’à parler à la rigueur, ces sortes de composés ne prééxistent pas dans un germe, qui les représente éxactement en petit : mais, ils se forment par le développement & l’entrelassement d’une multitude de filamens déliés & gélatineux, qui appartiennent à l’ancien tout, qui les nourrit & les fait croître en tout sens. Ces filamens ne sont pas proprement des germes d’écorce, des germes de peau, etc. ; mais, ils sont de petites parties constituantes ou les élémens d’une écorce, d’une peau, etc. Qui n’éxiste pas encore, & qui devra son éxistence à l’évolution complette & à l’étroite union de tous les filamens. Si néanmoins on vouloit regarder comme un germe, chacun de ces filamens pris à part, ce seroit un germe improprement dit ; car, il ne contiendroit que des particules similaires, & ne représenteroit, pour ainsi dire, que lui-même. Il seroit, en quelque sorte, à la nouvelle écorce ou à la nouvelle peau, ce que l’unité est au nombre. C’est ce que j’ai voulu exprimer ci-dessus, en désignant les principes de ces filamens par les termes de points organiques. Il y a peut-être dans certains animaux des classes les plus inférieures ; par éxemple dans les polypes, des organes d’une structure si simple, que la nature parvient à les former par une semblable voye. On ne peut pas dire, à parler éxactement, que ces organes prééxistoient tout formés dans l’animal ; mais, il faut dire, que les élémens organiques dont ils devoient résulter, éxistoient originairement dans l’animal, & que leur évolution est l’effet naturel de la dérivation des sucs, etc.

Suivant ces principes, chaque partie similaire, chaque fibre, chaque fibrille porte en soi les sources de réparation rélatives aux différentes pertes qui peuvent lui survenir, & quelle idée cette manière d’envisager un tout organique ne nous donne-t-elle point de l’excellence de l’ouvrage & de l’intelligence de l’ouvrier !

Il y a plus ; nous avons vu ci-dessus,[114] qu’il faut nécessairement, que chaque fibre, chaque fibrille soit organisée avec un art si merveilleux, qu’elle s’assimile les sucs nourriciers dans un rapport direct à sa structure particulière & à ses fonctions propres ; autrement la fibre ou la fibrille changeroit de structure en se développant, & elle ne pourroit plus s’acquitter des fonctions auxquelles elle est destinée. Son organisation primitive est donc telle qu’elle sépare, prépare & arrange les molécules alimentaires, de manière qu’il ne survient, à l’ordinaire, aucun changement essentiel à sa méchanique & à son jeu.

Le second genre de préformation que je conçois dans les touts organiques, est celui par lequel une partie intégrante, comme une tête, une queuë, une jambe, etc. Paroît se régénérer en entier. Je dis paroît, parce que dans mes principes, il n’y a pas plus de vraye régénération, que de vraye génération. Je ne me sers donc ici du mot de régénération, que pour désigner la simple évolution de parties prééxistentes, & qui en se développant remplacent celles qui ont été retranchées ou que des accidens ont détruites, etc.

Qu’on réfléchisse un peu profondément sur ce que j’ai dit[115] de l’organisation de la tête du limaçon ; sur celle de son cerveau, de ses cornes, de ses yeux, de sa bouche ; qu’on médite pareillement sur la structure des mâchoires, des jambes & de la queuë de la salamandre ; qu’on se demande ensuite à soi-même, s’il est probable, que tant de parties dissimilaires, les unes charnuës, les autres cartilagineuses, les autres osseuses, liées entr’elles par des rapports si nombreux, si compliqués, si divers, & qui forment par leur assemblage un tout si complet, si harmonique, si composé & pourtant si éxactement un : qu’on se demande, dis-je, s’il est le moins du monde probable, que tant de parties différentes si admirablement organisées, si manifestement subordonnées les unes aux autres, se forment ou s’engendrent séparément, pièce après pièce, par une sorte d’apposition ou par une voye purement méchanique, plus ou moins analogue à la crystallisation, & indépendante de toute préformation originelle ?

Un troisiéme genre de préformation qu’il me semble qu’on doit admettre, est celui qui détermine la reproduction simultanée d’un nombre plus ou moins considérable de parties intégrantes d’une plante ou d’un animal.

Telle est, par éxemple, cette préformation en vertu de laquelle les branches d’un arbre se reproduisent. Chaque branche est d’abord logée dans un bouton, qui est une sorte de graîne ou d’œuf. Toutes les parties de cette branche y sont enveloppées, concentrées, pliées & repliées avec un art, qu’on admire d’autant plus, qu’on l’observe de plus près. Cette branche est bien un arbre en mignature ; mais, cet arbre n’est pas aussi complet que celui que renferme la graîne : celle-ci, contient non seulement la petite tige & ses branches ; elle contient encore la radicule : le bouton ne renferme que la plumule ou la petite tige, etc. J’ai expliqué ceci plus en détail dans les articles 180, 181, 182, 255 de mes considérations sur les corps organisés.

Ce que la reproduction d’une branche est à un arbre, la reproduction d’une partie antérieure ou d’une partie postérieure l’est, en quelque sorte, à un ver-de-terre. Une partie antérieure de cet insecte se montre d’abord sous la forme d’un très petit bouton, qui paroît assés analogue au bouton végétal. Ce bouton ne renferme pas seulement une tête avec toutes les parties qui la constituent ; il renferme encore une suite d’anneaux & un assemblage de viscères qui ne font pas partie de la tête ; mais, qui l’accompagnent & qui se développent avec elle. On observe à peu près la même chose dans la reproduction de la partie antérieure de certains vers d’eau douce.[116]

Je ne fais qu’indiquer ici quelques éxemples particuliers : ils suffiront pour faire entendre ma pensée. Si je m’étendois d’avantage, cet écrit deviendroit un traité d’histoire naturelle, & mon plan ne le comporteroit point : je passe donc sous silence bien des choses que je pourrai développer ailleurs.

Enfin ; un quatriéme genre de préformation, est celui auquel le corps organisé entier doit son origine.

Les trois premiers genres, comme on vient de le voir, ont pour fin principale la conservation & la réïntégration de l’individu : ce quatriéme genre a pour fin la conservation de l’espéce.

Une plante, un animal sont dessinés en mignature & en entier dans une graîne ou dans un œuf. Ce que la graîne est à la plante, l’œuf l’est à l’animal. Je renvoye ici à mon parallèle des plantes & des animaux, part X, chapitre II, III de la Contemplation. L’on n’oubliera pas ce que j’ai dit plus haut, que les petits des vivipares sont d’abord renfermés dans des enveloppes analogues à celles de l’œuf : on connoît les ovaires des vivipares. Il faut encore que je renvoye ici aux chapitres X & XI, de la part VII de la contemplation.

On ne doit pas néanmoins insérer de ceci, que chés toutes les espèces d’animaux, les petits sont d’abord renfermés sous une ou plusieurs enveloppes ou dans des œufs : ce seroit tirer une conséquence trop générale de faits particuliers. L’auteur de la nature a répandu par tout une si grande variété, que nous ne sçaurions nous défier trop des conclusions générales. Combien de faits nouveaux & imprévus sont venus détruire de semblables conclusions, qu’une logique sévère auroit désavouées ! Nous ignorons quel est l’état du polype avant sa naîssance ; mais, nous sçavons au moins que lorsqu’il se montre sous la forme d’un petit bouton, ce bouton ne renferme point un petit polype, & qu’il est lui-même ce polype, qui n’a pas achevé de se développer.[117] Nous sçavons encore qu’il éxiste une autre espèce de polype qui s’offre à sa naîssance sous l’apparence trompeuse d’un corps oviforme, qui n’est pourtant que le polype lui-même tout nud, mais plus ou moins déguisé.[118] Les polypes à bouquet sont d’autres exceptions bien plus singulières encore, & qui nous convainquent de plus en plus de l’incertitude, pour ne pas dire de la fausseté, de nos conclusions générales.[119] Les animalcules des infusions nous fourniroient beaucoup d’autres exceptions, & il est très probable que ce qu’on a pris chés eux pour des œufs, n’en étoit point.

Je l’ai répèté plus d’une fois dans mes derniers écrits : nous transportons avec trop de confiance aux espèces les plus inférieures, les idées d’animalité que nous puisons dans les espèces supérieures. Si nous réfléchissions plus profondément sur l’immense variété qui règne dans l’univers, nous comprendrions combien il est absurde de renfermer ainsi la nature dans le cercle étroit de nos foibles conceptions. Je déclare donc, que tout ce que j’ai exposé ci-dessus sur les divers genres de préformations organiques, regarde principalement les espèces qui nous sont les plus connues ou sur lesquelles nous avons pu faire des observations éxactes & suivies. Je fais profession d’ignorer les loix qui déterminent les évolutions de cette foule d’êtres microscopiques, dont les meilleurs verres ne nous apprennent guères que l’éxistence, & qui appartiennent à un autre monde, que je nommerois le monde des invisibles.

Au reste ; on comprend assés, par ce que j’ai exposé, que les trois premiers genres de préformations organiques peuvent se trouver réünis dans le même sujet, & concourir à sa pleine réïntégration.

À l’égard de la force ou de la puissance qui opère l’évolution des parties préformées, je ne pense pas qu’il soit besoin de recourir à des qualités occultes. Il me semble que l’impulsion du cœur & des vaisseaux est une cause physique qui suffit à tout.[120] Si l’impulsion s’affoiblit beaucoup aux extrêmités ou dans les dernières ramifications, il est très clair qu’elle ne s’y anéantit pas. D’ailleurs, les parties préformées qu’il s’agit de faire développer en tout sens, sont d’une telle délicatesse, que la plus légère impulsion des liqueurs peut suffire à leurs premiers développemens. À mesure, que ces parties croissent, elles se fortifient & l’impulsion augmente, &c.

Dans les insectes qui n’ont pas un cœur proprement dit, il y a toujours quelque maître vaisseau ou quelqu’autre organe qui en tient lieu. On voit à l’œil ce maître vaisseau éxercer avec beaucoup de régularité ses battemens alternatifs dans de très petites portions de certains vers d’eau douce, coupés par morceaux ; & ces portions deviennent bientôt des vers complets. J’ai vu tout cela & l’ai décrit.[121]

Les plantes se développent comme les animaux : il y a chés celles-là, comme chés ceux-ci, un principe secret d’impulsion, qui se retrouve dans chaque partie, & qui préside à l’évolution.

Il est prouvé que l’irritabilité est le principe vital dans l’animal. C’est l’irritabilité qui est la véritable cause des mouvemens du cœur.[122] Nous ignorons encore le principe vital de la plante : peut-être y en a-t-il plusieurs subordonnés les uns aux autres.[123]

ONZIEME PARTIE

Réfléxions

sur les

natures plastiques.

Nouvelles

considérations

de l’auteur

sur l’accroissement,

et sur la

prééxistence du germe.


Dans un tems où la bonne physique étoit encore au berceau, & où les esprits n’étoient pas familiarisés avec une logique un peu rigoureuse, on recouroit à des vertus occultes, à des natures plastiques, à des ames végétatives pour expliquer toutes les productions & reproductions végétales & animales. On chargeoit ces natures ou ces ames du soin d’organiser les corps ; on imaginoit qu’elles étoient les architectes des édifices qu’elles habitoient, & qu’elles sçavoient les entretenir & les réparer. Nous nous étonnons aujourd’hui qu’un Redi, ce grand destructeur des préjugés de l’ancienne école, & qui avoit démontré le premier la fausseté des générations équivoques, eut recours à une ame végétative pour rendre raison de l’origine des vers qui vivent dans l’intérieur des fruits & de bien d’autres parties des plantes. Il semble qu’il devoit lui être très facile, après avoir découvert la véritable origine des vers de la viande, de conjecturer que ceux des fruits avoient la même origine, & qu’ils provenoient aussi d’œufs déposés par des mouches. Mais, il n’avoit pas été donné à cet Hercule de terrasser tous les monstres de l’école. On ne parvient guères à secouer tous les préjugés, même dans un seul genre. Quand un génie heureux s’éléve un peu au-dessus de son siècle, il retient toujours quelque chose du siécle qui l’a précédé, & de celui dans lequel il vit. Ses erreurs & ses méprises sont un tribut qu’il paye à l’humanité, & qui console de sa supériorité les ames vulgaires. Souvent le vrai n’est séparé du faux que par une chaîne d’atomes, & chose étrange ! Cette chaîne équivaut pour l’esprit humain à celle des cordelières. Kepler, le célèbre astronome Kepler, qui avoit découvert les deux clefs du ciel & les avoit livrées au grand Newton, n’y étoit point lui-même entré. Tout ce que sa philosophie sçut faire, fut de placer dans les corps célestes des intelligences ou des ames chargées d’en diriger les mouvemens. Newton, plus heureusement né & doué d’un génie plus philosophique, se servit mieux des fameuses clefs, pénétra dans le ciel, en chassa les intelligences rectrices, & leur substitua deux puissances purement méchaniques, dont la merveilleuse énergie suffit à tout, & auxquelles tous les astres sont demeurés aveuglément soumis.

Lors qu’on ne connoissoit point encore les étonnantes reproductions du polype, on connoissoit au moins celles des pattes & des jambes de l’écrevisse. Un illustre naturaliste, qui s’en étoit beaucoup occupé, en avoit instruit en 1712 le monde sçavant, & en avoit donné une explication très philosophique.[124]

Un autre physicien célébre n’avoit point voulu adopter cette explication, & trop frappé, sans doute, d’une merveille qu’il n’avoit point soupçonnée, il préféra de renouveller dans le XVIIIme siècle les visions du XVIIme. « Il ne put concevoir, dit son historien,[125] que cette reproduction de parties perduës ou retranchées, qui est sans éxemple dans tous les Animaux connus, s’éxécutât par le seul Méchanisme : il imagina donc qu’il y avoit dans les Ecrevisses une Ame Plastique ou Formatrice, qui sçavoit leur refaire de nouvelles Jambes ; qu’il devoit y en avoir une pareille dans les autres Animaux & dans l’Homme même, &c. » Ce physicien, qui avoit apperçu, le premier les fameux animalcules spermatiques, ne manqua pas de charger les natures plastiques du soin de les former, etc. C’étoit une singulière physique que la sienne, & dont il ne rougissoit point. « Il croyoit, que dans l’homme, l’ame raisonnable donnoit les ordres, & qu’une Ame végétative, qui étoit la Plastique, intelligente & plus intelligente que la raisonnable même, éxécutoit dans l’instant ; & non seulement exécutoit les mouvemens volontaires, mais prenoit soin de toute l’Oeconomie animale, de la Circulation des Liqueurs, de la Nutrition, de l’Accroissement, &c. Opérations trop difficiles, selon lui, pour n’être l’effet que du seul Mechanisme. Après cela, continue l’ingénieux Historien, on s’attend assés à une Ame végétative intelligente dans les Bêtes, qui en paroissent effectivement assés dignes. On ne sera pas même trop surpris qu’il y en ait une dans les Plantes, où elle réparera, comme dans les Ecrevisses, les Parties perdues, aura attention à ne les laisser sortir de Terre que par la Tige, tiendra cette Tige toujours verticale ; fera enfin tout ce que le Méchanisme n’explique pas commodément. Mais notre Physicien ne s’en tenoit pas-là. A ce nombre prodigieux d’intelligences répandues par tout, il en ajoûtoit qui présidoient aux mouvemens célestes, & qu’on croyoit abolies pour jamais. Ce n’est pas là le seul exemple, ajoûte l’Historien Philosophe, qui fasse voir qu’aucune idée de la Philosophie ancienne n’a été assés proscrite pour devoir desespérer de revenir dans la moderne. »

Ce sage aimable dont je viens de transcrire les paroles, connoissoit bien la nature humaine, & nous en a laissé dans ses écrits immortels des peintures, qu’on ne se lasse point de contempler. Il avoit raison de dire, qu’il n’y a point d’idée de la philosophie ancienne qui ait été assés proscrite pour devoir desespérer de revenir dans la moderne. Une opinion fort accréditée par quelques célébres physiologistes de nos jours, justifie cette réfléxion. Comme ils n’ont sçu découvrir aucune cause méchanique du mouvement perpétuel du cœur, ils ont placé dans l’ame le principe secret & toujours agissant de ce mouvement. Suivant eux, l’ame éxerce bien d’autres fonctions méchaniques & dont elle ne se doute pas le moins du monde : en un mot ; elle est dans le corps organisé ce que certains philosophes anciens pensoient que l’ame universelle étoit dans l’univers. Un grand anatomiste[126], qui est en même tems un excellent observateur, & qui en cette qualité posséde l’art si difficile d’expérimenter, a détruit depuis peu cette chimère pneumatologique & fait pour la physiologie ce que Newton avoit fait pour l’astronomie. Il a substitué à une cause purement métaphysique, une cause purement méchanique, & dont un grand nombre de faits vus & revus bien des fois, lui ont démontré l’éxistence, l’énergie & les effets divers.

Mon dessein n’est point d’entrer ici dans aucune discussion sur les natures plastiques : elles ont trop occupé des philosophes, qui auroient mieux employé leur tems à interroger la nature elle-même par des observations & des expériences bien faites. Je dois laisser au lecteur judicieux à choisir entre les explications que j’ai données des reproductions organiques, & celles auxquelles les partisans des ames formatrices & rectrices ont eu recours.

Ce sont des choses très commodes en physique, que des ames. Elles sont toujours prêtes à tout éxécuter. Comme on ne les voit point, qu’on ne les palpe point & qu’on ne les connoît guères, on peut les charger avec confiance de tout ce qu’on veut ; parce qu’il n’est jamais possible de démontrer qu’elles n’opéreront pas ce que l’on veut. On attache communément à l’idée d’ame celle d’une substance très active & continuellement active : c’en est bien assés pour donner quelque crédit aux ames : la difficulté du physique fait le reste.

Que penseroit-on d’un physicien, qui pour expliquer les phénomènes les plus embarrassans de la nature, feroit intervenir l’action immédiate de la premiére cause ? N’éxigeroit-on pas de lui qu’il démontrât auparavant l’insuffisance des causes physiques ? Si l’on y regarde de près, on reconnoîtra, que les partisans des causes métaphysiques en usent assés comme ce physicien. Parce qu’ils ne découvrent pas d’abord dans les loix du méchanisme organique de quoi satisfaire aux phénomènes, ils recourent à des puissances immatérielles, qu’ils mettent en œuvre par tout où le méchanisme leur paroît insuffisant. Je le disois il n’y a qu’un moment : comme l’on ne sçauroit calculer ce que les ames peuvent ou ne peuvent pas, on suppose facilement qu’elles peuvent au moins tout ce que le pur méchanisme ne peut pas. Cette manière si commode de philosopher favorise merveilleusement la paresse de l’esprit, & dispense du soin pénible de faire des expériences, d’en combiner les résultats, & de méditer sur ces résultats. Si cette sorte de philosophie prenoit jamais dans le monde, elle seroit le tombeau de la bonne physique.

Et qu’on n’objecte pas, que nous ne connoissons pas mieux les forces des corps, que celles des esprits ; car il y a une différence immense entre prétendre sçavoir ce que la force d’un corps est en elle-même, & prouver par des expériences que cette force appartient à ce corps, & qu’elle est la cause efficiente de tel ou de tel phénomène. Autre chose est dire ce que l’irritabilité est en soi, & démontrer par une suite nombreuse d’expériences variées, qu’elle est propre à la fibre musculaire, & qu’elle est la véritable cause des mouvemens du cœur. Il y a de même une différence énorme entre prétendre montrer ce que la force qui opère l’évolution est en soi, & se borner simplement à établir par des faits bien constatés, qu’il y a une évolution de parties préformées. Newton, le sage, le profond Newton ne cherchoit point ce que l’attraction étoit en elle-même ; il se bornoit modestement à prouver qu’il éxistoit une telle force dans la matière, & que les phénomènes célestes étoient des résultats plus ou moins généraux de l’action de cette force, combinée avec celle d’une autre force, aussi physique qu’elle.

La manière dont s’opère l’accroîssement des corps organisés est assurément un des points de la physique organique les plus difficiles, les plus obscurs, & où le ministère d’une ame végétative mettroit le plus l’esprit à son aise. Je ne cherchois pas à y mettre le mien, lorsque je tentois, il y a environ 20 ans, de pénétrer le mystère de l’accroîssement ou que j’essayois au moins de me faire des idées un peu philosophiques de l’art secret qui l’éxécute. J’ai tracé l’ébauche de ces idées dans le chapitre II du tome I de mes considérations sur les corps organisés. Je les ai un peu plus développées dans le chapitre VI du même volume, & j’en ai donné le résultat général dans l’article 170. Je les ai présentées sous un autre point de vuë, en traitant de la réminiscence Dans le chapitre IX de mon essai analytique paragraphes 96, 97, etc. Enfin ; je les ai crayonnées de nouveau dans le chapitre VII, de la part VII de ma contemplation de la nature.

Si on lit avec attention les endroits que je viens d’indiquer, on y verra, que je suppose par tout un fond primordial, dans lequel les atomes nourriciers s’incorporent ou s’incrustent, & qui détermine par lui-même l’ordre suivant lequel ces atomes s’incrustent & l’espèce d’atomes qui doivent s’incruster.

Je présuppose par tout, que ce fond primordial prééxiste dans le germe. Je fais envisager les solides de celui-ci comme des ouvrages à rézeau, d’une finesse & d’une délicatesse extrême.

Je fais entrevoir, que les élémens composent les mailles du rézeau, & qu’ils sont faits & arrangés de manière, qu’ils peuvent s’écarter plus ou moins les uns des autres, & se prêter ainsi à la force qui tend continuellement à chasser les atomes nourriciers dans les mailles, & à les y incorporer.

Je n’ai pas représenté ces élémens comme de petits corps parfaitement simples ou comme des élémens premiers. J’ai assés donné à entendre, qu’ils étoient composés eux-mêmes de corps plus petits. Je ne devois pas remonter plus haut ; je me suis arrêté sur tout aux élémens dérivés ou sécondaires, que j’ai supposé former les mailles ou les pores du tissu organique.

Pour simplifier mon sujet, j’ai appliqué ces principes généraux à l’accroîssement d’une simple fibre, & j’ai tâché de faire concevoir l’art secret par lequel cette fibre conserve sa nature propre & ses fonctions tandis qu’elle croît.

En esquissant ainsi mes idées sur l’accroîssement en général, je n’imaginois pas que l’expérience les confirmeroit un jour ou que du moins elle les rendroit beaucoup plus probables. Tout est si enchaîné dans l’univers, qu’il est bien naturel, que nos connoissances, qui ne sont au fond que des représentations plus ou moins fidéles de différentes parties de l’univers, s’enchaînent, comme elles, les unes aux autres. Auroit-on soupçonné que pour essayer de rendre raison de la réminiscence, il fallut remonter jusqu’à la méchanique qui préside à l’accroîssement des fibres ?[127] Auroit-on de même soupçonné, que des recherches sur la structure des os & sur celle de divers corps marins, nous conduiroient à découvrir, au moins en partie, le secret de la nature dans l’accroîssement de tous les corps organisés ?

Un excellent anatomiste,[128] à qui nous devons des découvertes intéressantes sur divers points de physiologie, a démontré, que les os sont formés originairement de deux substances, l’une membraneuse, l’autre tartareuse ou crétacée. Il a prouvé, que c’est à cette dernière que l’os doit sa dureté : il a trouvé le secret de la séparer de l’autre, & en l’en séparant, il a ramené l’os à son état primitif de membrane. Il a plus fait encore ; il a rendu à l’os devenu membraneux, sa première dureté. Pouvoit-on mieux saisir la marche de la nature, & n’est-ce pas de cet anatomiste, plutôt que de Tournefort, qu’on peut dire, qu’il a surpris la nature sur le fait ?[129]

Une découverte en engendre une autre : le monde intellectuel a ses générations, comme le monde physique, & les unes ne sont pas plus de vrayes générations que les autres. L’esprit découvre par l’attention les idées qui prééxistoient, pour ainsi dire, dans d’autres idées. À l’aide de la réfléxion, il déduit d’un fait actuel la possibilité d’un autre fait analogue, & convertit cette possibilité en actualité par l’expérience. Ainsi, quand un habile homme tient une vérité, il tient le premier anneau d’une chaîne, dont les autres anneaux sont eux-mêmes des vérités ou des conséquences de quelques vérités. Notre célébre anatomiste réfléchissant sur la structure des os, conjectura que celles des coquilles pouvoit lui être analogue, & imagina d’appliquer à celle-ci les expériences qu’il avoit si heureusement éxécutées sur ceux-là. Voici le précis, sans doute trop décharné, de ces curieuses découvertes.

Deux substances entrent dans la composition des coquilles, comme dans celle des os.

La première substance est purement animale & parenchymateuse. Elle conserve son caractère propre, aussi longtems que la coquille subsiste, & même lors qu’elle est devenue fossile.

La seconde substance est purement terreuse ou crétacée. Elle est sur tout très abondante dans les coquilles les plus dures & les plus compactes. C’est uniquement à cette substance, que la coquille doit sa dureté. Il en est donc ici précisément comme dans les os.

Le microscope démontre que le tissu de la substance parenchymateuse est formé d’une multitude presqu’infinie de tubes capillaires remplis d’air.

Ce parenchyme est une expansion du corps-même de l’animal : il est continu aux fibres tendineuses des ligamens, qui attachent l’animal à la coquille. C’est encore ainsi, que le parenchyme des os est continu aux fibres ligamenteuses des liens qui les unissent les uns aux autres.

Ces fibres ligamenteuses des coquilles sont entrelacées de vaisseaux blancs, qui leur portent la nourriture.

L’organisation de la substance parenchymateuse offre de grandes variétés dans différentes espèces de coquilles.

En général ; elle paroît composée de fibres simples, poreuses ou à rézeau, formées elles-mêmes d’une sorte de gomme, qui a tous les caractères de la soye, & qui n’en differe qu’en ce que dans son principe, elle est chargée d’une quantité considérable de particules terreuses, destinées à incruster chaque fibre.

On observe, que les variétés du tissu parenchymateux peuvent se réduire à deux genres principaux, qui ont sous eux bien des espèces.

Le Ier genre est le plus simple. Il est composé de fibres qui forment par leur assemblage des bandelettes réticulaires, disposées par couches les unes sur les autres.

Le 2d genre est fort composé, & présente un spectacle intéressant. Ici les bandelettes sont hérissées d’une quantité prodigieuse de petits poils soyeux, arrangés en différens sens, & qui forment une sorte de velouté. Dans quelques espéces, ces petits poils composent de jolies aigrettes.

Les riches couleurs des coquilles résident dans la substance parenchymateuse, devenue terreuse par l’incrustation. C’est la terre qui se charge ici des particules colorantes, comme dans les os. On sçait, que la racine de garance rougit fortement les os des animaux qui s’en nourrissent ; la substance terreuse ou crétacée qui incruste la substance membraneuse de l’os, retient la couleur. On sçait encore, combien de vérités nouvelles cette coloration des os a introduit dans la physiologie.[130] On peut voir dans le vme mémoire de mon livre sur l’usage des feuilles dans les plantes, l’application que j’ai essayé de faire de cette expérience à la coloration du corps ligneux analogue aux os.

Les particules colorantes dont les sucs nourriciers des coquillages sont imprégnés, sont déposées séparément dans les lamelles du rézeau membraneux que la substance terreuse incruste peu à peu. Par cette incrustation, ces lamelles modifient diversement la lumière.

Imagineroit-on que pour produire ces belles couleurs changeantes de la nacre, il n’a fallu à la nature que plisser, replisser ou même chiffonner cette membrane diaphane & lustrée, qui constitue la substance animale ou parenchymateuse ? C’est à aussi peu de fraix qu’elle a sçu dorer si bien certains insectes.[131] Il n’entre pas la plus petite parcelle d’or dans cette riche parure : une peau mince & brune appliquée proprement sur un fond blanc, en fait tout le mystère. Ici, comme ailleurs, la magnificence est dans le dessein, & l’épargne dans l’éxécution. Fontenelle ajoûtoit, que dans les ouvrages des hommes, l’épargne étoit dans le dessein & la magnificence dans l’éxécution : mais, nos cuirs dorés, où il n’entre pas non plus la moindre parcelle d’or, montrent que nous sçavons au moins dans certains arts, imiter la sage oeconomie de la nature.

L’analogie, qui égare assés souvent le physicien, n’a pas égaré celui dont je crayonne les intéressantes découvertes. Après avoir pénétré avec tant de sagacité & de succès l’admirable organisation des coquillages, il a étendu avec le même succès ses expériences à diverses espèces de corps marins. Les pores, les madrepores, les millepores,[132] les coraux, etc. Ont été soumis à ses sçavantes recherches.

Il a observé par tout à peu près le même méchanisme. Il a reconnu que toutes ces productions, qui offrent à l’œil de si agréables & de si nombreuses variétés, « Sont des massifs ou des grouppes, qui résultent de l'assemblage d'une quantité prodigieuse de petits Tubes testacés, dont chacun est composé, comme les Coquilles, de substance terreuse : que ces Tubes sont aux Insectes qui y sont logés, ce que les Coquilles sont au Animaux qu’elles renferment. »

Il a reconnu encore, que tous ces corps marins, aussi bien que les coquilles d’œuf, les crustacés,[133] les bélemnites,[134] les glossopètres,[135] les piquans d’oursin,[136] &c. sont autant d’incrustations animales formées essentiellement sur le même modéle que celles des os & des coquilles.

Enfin ; il n’a pu se lasser d’admirer l’organisation de la substance animale de toutes ces productions. On peut en prendre une légère idée par celle des coquilles.

C’est de cet habile académicien lui-même, que je tiens des connoissances si neuves & si intéressantes. Elles avoient fait la matière d’un beau mémoire qu’il avoit lu à une rentrée publique[137] de l’académie royale des sciences, & elles avoient fait aussi celle de quelques-unes de nos lettres. En s’empressant obligeamment à me les communiquer, il avoit bien voulu m’écrire, qu’elles lui paroissoient confirmer pleinement mes principales idées sur l’accroîssement, & m’inviter à reprendre & à pousser plus loin mes méditations sur ce grand sujet.

Je ne dissimulerai point, que j’ai été extrêmement flatté de cette conformité de mes idées avec les décisions de la nature elle-même, & je ne présumois pas d’avoir autant approché du vrai. On jugera mieux encore de cet accord, si je transcris ici quelques propositions de notre académicien, qui sont comme les résultats de ses observations, & si on prend la peine de les comparer avec ce que j’ai exposé dans le chapitre VII de la partie VII de la contemplation de la nature.

Il admet la prééxistence des germes des coquillages. Il les définit, des êtres parfaits qui contiennent en mignature le corps organisé qui en doit naître avec toutes ses parties essentielles.

Il dit, qu’il y a une gradation insensible dans l’accroîssement.

Que l’accroîssement se fait par développement.

Que le développement est une suite de l’incorporation des atomes nourriciers qui s’insinuent dans les pores ou dans les mailles des fibres élémentaires de la substance animale, & qui les étendent & les aggrandissent peu à peu en tout sens.

Qu’à cette extension succède bientôt l’endurcissement de ces fibres par l’interposition de la substance terreuse qui les pénètre & les incruste.

J’acheverai de développer mes idées sur l’accroîssement, en joignant ici au précis des découvertes de Mr Herissant, quelques remarques qu’elles m’ont donné lieu de faire, & dont je lui ai fait part dans une de mes lettres.[138]

Il est à présent plus que probable, que l’accroîssement des corps organisés se fait par une sorte d’incrustation. Le tissu parenchymateux est ce fond primordial, que je supposois constamment dans mes méditations, & même dans mes premières méditations.[139] On peut le voir dans les chapitres II & VI du tome I de mes considérations sur les corps organisés.

Le tissu parenchymateux des os, celui des coquilles nous représentent ce fond primordial sur lequel la nature travaille par tout, & qu’elle remplit peu à peu de matières étrangères. Un morceau de cœur de chêne dépose dans la machine de Papin une substance terreuse. Le fond du vase est garni d’une substance gélatineuse : ce qui paroît prouver que le bois est formé d’une terre fine & légère, liée par une sorte de glu ou de gelée végétale.[140] Cette terre que le bois dépose, est, sans doute, analogue au tartre ou à la substance crétacée des os. Mr Herissant a démontré, que ce tartre est lié à la substance cartilagineuse ou membraneuse par une sorte de gelée ou de mucus. C’est cette substance membraneuse & son mucus qui se digèrent dans l’estomac du chien ; la substance tartareuse ou crétacée est rejettée, & on la retrouve dans les excrémens.[141]

Si la machine de Papin n’agissoit pas trop fortement ; si elle ne détruisoit pas toute la conformation organique, le fond cortical du végétal, analogue au cartilage ou au tissu membraneux de l’animal, subsisteroit probablement. Il faudroit ici un dissolvant, qui n’agît que sur la substance terreuse, & l’on ramèneroit ainsi le bois à son état primitif d’écorce ou de membrane. Le végétal croît comme l’animal.[142] Si donc nous parvenions à extraire les matières étrangères du fond primordial où elles sont incrustées, nous ramènerions le corps organisé à son état primitif. Je le disois expressément à la fin de l’article 170 de mes considérations.

Nous l’avons vu ci-dessus : la substance animale des coquilles est formée de bandelettes ou de couches membraneuses. Ces couches s’incrustent successivement. La plus extérieure forme apparemment l’extérieur de la coquille. Sous cette première couche reposent une multitude d’autres couches, qui s’incrusteront à leur tour, & épaissiront la coquille. Ceci seroit analogue au travail de l’écorce dans les arbres, & à celui du perioste dans les os.[143]

Le tissu parenchymateux se prolongeant dans les inégalités ou les protubérances plus ou moins saillantes de certaines coquilles, fournit de même par ses couches à l’accroîssement & à l’endurcissement de ces protubérances.

J’avois donc commis une erreur sur les coquillages, chapitre XXI, part III de la Contemplation, & cette erreur, je l’avois commise d’après feu mon illustre ami Mr De Reaumur :[144] j’avois dit « Qu’il est très sûr qu’il y a des coquilles, qui croîssent par juxtaposition ; qu’elles se forment des sucs pierreux qui transudent des pores de l’animal ; que son corps en est réellement le moule, » &c. Des expériences équivoques avoient trompé Mr De Reaumur : la coquille ne croît point par apposition ou par transudation ; elle n’est point moulée sur le corps de l’animal ; mais, elle est une partie essentielle du corps de l’animal. Elle est, en quelque sorte, au coquillage, ce que les os sont aux grands animaux.

Il y a donc cette différence essentielle entre l’accroîssement par apposition & celui par intussusception, que dans celui-ci l’apposition se fait sur un fond primordial organique, & que dans celui-là elle s’opère immédiatement ou par le simple contact des molécules. L’expérience a démontré encore cette vérité à Mr Herissant. Lors qu’il a soumis les concrétions des goutteux à l’action de son dissolvant,[145] il n’a eu après la dissolution aucun résidu organique : tandis qu’un fragment d’os ou de coquille exposé à l’action de ce même dissolvant y laisse un résidu vraiment organique : le tartre est extrait & le parenchyme subsiste en entier.

Chaque partie du végétal ou de l’animal a une organisation qui lui est propre, d’où résultent ses fonctions.

Cette organisation est durable. Elle demeure essentiellement la même dans tous les points de la durée de l’être. Elle est essentiellement très en grand, ce qu’elle étoit auparavant très en petit.

La partie s’assimile donc les sucs nourriciers dans un rapport direct à son organisation & conséquemment à ses fonctions.

Nous ignorons le secret de l’assimilation. Mais nous concevons en général qu’elle dépend de la dégradation proportionnelle du calibre des vaisseaux & de l’affinité des molécules nourricières avec les élémens du fond primordial.

L’incrustation des os & des coquilles est une sorte d’imitation grossière de ce qui se passe dans la nutrition & l’accroîssement des parties les plus fines & les plus délicates d’un végétal ou d’un animal.

Non seulement le calibre des vaisseaux détermine plus ou moins les sécrétions ; mais les proportions variées des mailles des différens rézeaux doivent encore influer & sur les sécrétions & sur l’arrangement des molécules nourricières.

Les plus grands calibres, les mailles les plus larges admettent les molécules les plus grossières, & en particulier la terre. Il y a probablement une forte attraction entre ces molécules & les fibrilles auxquelles elles doivent s’unir. De là cette dureté, propre aux parties osseuses, aux parties crustacées etc.

Les plus petits calibres, les mailles les plus fines n’admettent, sans doute, que très peu de terre & beaucoup de molécules plus fines sont introduites & incorporées. De là cette délicatesse propre aux parties les plus molles.

La glu végétale & la glu animale sont le lien naturel de toutes les parties soit primordiales, soit étrangères. Cette glu mérite la plus grande attention : elle est, sans doute, le principal fond de la matière assimilative ou nutritive des plantes & des animaux.

Les découvertes de Mr Herissant sur les pores, les madrepores, les coraux, etc.

Nous éclairent beaucoup sur la véritable nature de toutes ces productions marines ; on peut même dire qu’elles nous la dévoilent entièrement. Mr De Reaumur nommoit le corail un polypier ; comme on nomme un nid de guêpes un guêpier.[146] Cette idée étoit très fausse, & a été pourtant généralement adoptée d’après cet illustre naturaliste.[147] Moi-même je ne me suis pas exprimé éxactement sur ce sujet dans l’article 188 de mes considérations : j’y ai aussi adopté le mot très équivoque de polypier : je m’en suis encore servi chapitre XVII part VIII de ma contemplation. Mon célèbre ami & parent Mr Trembley, ne s’y est point mépris, & je regrette qu’il n’ait pas publié ses observations sur le corail. On sçait, que ce sont ses admirables découvertes sur le polype, qui ont mis les naturalistes sur les voyes de pénétrer la véritable origine des coraux & de tous les corps marins de la même classe.

Le corail n’est donc point un polypier ; il n’est point le nid de certains polypes ; mais, il fait réellement corps avec les polypes qui concourent à sa formation. Chaque polype tient par des productions membraneuses ou gélatineuses à son espèce d’enveloppe. Ces productions s’incrustent bientôt d’une sorte de tartre ou de craye, & s’endurcissent peu à peu.

Je prie qu’on remarque bien que l’espèce d’enveloppe dont je parle, n’est que le polype lui-même, qui dans son origine, est entièrement gélatineux. Cette enveloppe est probablement composée d’un très grand nombre de couches, qui s’incrustent, & s’endurcissent successivement. Les polypes du corail multiplient, comme tant d’autres, par rejettons : ces rejettons en poussent eux-mêmes d’autres plus petits. Tous demeurent implantés les uns sur les autres, & tous tiennent à un tronc principal, qui n’est autre chose que le premier polype générateur. De là cette forme branchuë qui est propre au corail, & qui a contribué à le faire prendre pour une plante marine.[148]

Au reste ; toutes les expériences de Mr Herissant, me donnent lieu de penser, que les coquilles & toutes les substances analogues, sont composées en très-grande partie d’air & de terre. On n’a pour s’en convaincre qu’à considérer cette quantité de vaisseaux pleins d’air que notre sçavant académicien a découverts dans le parenchyme, & la multitude de bulles, qui se sont élevées des morceaux de coquille, qui trempoient dans le dissolvant. Qu’on se rappelle ici les belles expériences de Mr Hales sur le déguisement de l’air & sur son incorporation aux différentes substances. Il a démontré que plusieurs substances ne sont que les deux tiers ou les trois quarts d’air condensé.[149] Quelle profonde méchanique que celle qui éxécute cette assimilation, ou si l’on aime mieux, cette incorporation de l’air aux substances organiques ! Quel art que celui qui opère la même chose sur la lumière ; car il est probable que la lumière entre aussi dans la composition des corps organisés ! Nous ne pouvons pas espérer de percer jusqu’à des infinimens-petits d’un tel ordre : c’est déjà beaucoup que nous soyons parvenus à entrevoir le rolle que l’air & la lumière jouent ici. Il est vraisemblable, que c’est sur-tout en isolant les particules élémentaires de ces deux fluides, que les organes les plus déliés du tout organique opèrent l’incorporation dont il s’agit.[150]

Les idées que je viens de développer, me conduisent à une conclusion générale : nous apprenons de la physiologie, qu’il n’est aucune partie organique, qui ne soit revêtuë extérieurement & intérieurement du tissu cellulaire ou parenchymateux. Il est si universellement répandu qu’il embrasse le systême entier des fibres. On peut donc le regarder comme le principal instrument de l’accroîssement. C’est dans ses mailles ou dans ses pores, variés presque à l’infini, que se font les diverses incrustations ou incorporations, qui déterminent le degré de consistence, l’accroîssement & les modifications les plus essentielles de chaque partie. Mais ; l’incorporation des molécules alimentaires suppose leur séparation d’une masse commune, leur préparation ou leur assimilation. Le tissu cellulaire est donc un organe sécrétoire : il a été construit dans un rapport direct aux diverses fonctions qu’il devoit éxercer, & dont la nutrition & le développement dépendoient essentiellement.

Les mailles ou les cellules de ce tissu renferment donc des conditions rélatives à ces importantes fins. Que de choses, & de choses infiniment intéressantes se dérobent ici à notre foible vuë ! Comment la matière alimentaire est-elle portée au tissu cellulaire ? Comment y est-elle reçue, séparée, élaborée ? Comment les molécules séparées & élaborées sont-elles incorporées au tissu ? Comment opèrent-elles son extension en tout sens ?

Comment arrive-t-il qu’en se déposant dans les mailles de chaque partie organique, ces molécules n’altèrent ni sa structure ni ses proportions ? Toutes nos lumières physiologiques & tous les secours de l’art ne suffisent point pour éclaircir les ténébres épaisses qui couvrent ici le travail de la nature, & ce seroit bien vainement que nous tenterions de le deviner. Il semble que nous ne soyons pas faits pour pénétrer ces profonds mystères de l’oeconomie organique : ils n’ont pas assés de proportion avec nos facultés actuelles.

Je le disois dans le chapitre IX de mon essai analytique sur l’ame, paragraphe 103, en exposant mes idées sur le physique de la réminiscence : « Lorsque nous voulons saisir la nature tandis qu’elle est occupée à l’important ouvrage de la nutrition ou du développement, elle se couvre de nuages épais qui la dérobent à nos regards ; & plus nous tentons d’avancer, plus ces nuages semblent s’épaissir. Nous avons beau recourir aux images, aux comparaisons, aux hypothèses, nous ne parvenons point à nous faire une idée nette de son travail. Nous sommes donc réduits à nous contenter des notions générales qui paroîssent résulter des faits qu’il nous est permis d’observer ; & ce sont ces notions dont je viens de donner un précis. »

Je ne sçaurois finir cette partie, sans dire un mot d’une découverte importante de Mr Spallanzani, qui concourt avec celles sur le poulet[151] à établir la prééxistence du germe à la fécondation. Il a comparé les œufs de grenouilles non-fécondés à ceux qui l’avoient été, & quoiqu’il aye poussé la comparaison jusques dans les plus grands détails, il n’a pu découvrir la plus légère différence entre les uns & les autres.[152]

De cette comparaison est sortie une autre vérité, inconnue aux naturalistes qui s’étoient le plus occupés des grenouilles. Mr Spallanzani a découvert que ce qu’ils avoient pris dans cette espèce d’amphibie pour de véritables œufs, est l’animal lui-même replié & concentré ; ensorte que la grenouille est plutôt vivipare, qu’ovipare.

Là-dessus, notre habile observateur fait ce raisonnement :[153] « Les œufs qui n’ont point été fécondés ne différent en quoi que ce soit des œufs fécondés ; or les œufs fécondés ne sont que les Tétards concentrés & repliés sur eux-mêmes ; donc on en doit dire de même des œufs qui n'ont pas été fécondés. Donc les Tétards prééxistent à la fécondation, & n’attendent pour se développer que le secours de la Liqueur séminale du Mâle. » Bien des années avant les découvertes sur le poulet, & par conséquent avant celles sur les prétendus œufs des grenouilles, je m’étois exprimé ainsi :[154] « On veut juger du tems où les parties d’un corps organisé ont commencé d’éxister, par celui où elles ont commencé de dévenir sensibles. On ne considére point que le repos, la petitesse & la transparence de quelques-unes de ces parties, peuvent nous les rendre invisibles, quoi qu’elles éxistent réellement. »

Le poulet & la grenouille se réünissent donc pour décider la fameuse question, si le germe appartient au mâle ou à la femelle ou à tous les deux ensemble. On sçait, qu’on avoit disputé pendant bien des siécles sur cette question, & l’on connoît les diverses hypothèses[155] auxquelles elle avoit donné naissance. On n’avoit garde de soupçonner, que pour pénétrer le secret de la nature, il ne fallut qu’éxaminer un œuf de poule[156] ou le fray des grenouilles. On avoit donc discouru pendant des siécles sur un point de physiologie, que quelques jours d’observation auroient pu décider : mais ; les hommes auront toujours plus de disposition à discourir, qu’à observer & à expérimenter. Le célébre inventeur de la méthode de philosopher, le grand Descartes, s’il est besoin de le nommer, avoit-il soupçonné, que pour anatomiser la lumière, il ne fallut qu’en faire tomber un rayon sur un prisme ou observer une bulle de savon ? Il connoîssoit le prisme & la bulle de savon ; mais, il lui manquoit les yeux du père de l’optique.

J’ai suivi[157] aussi loin qu’il m’a été possible, les divers traits d’analogie que nous offrent les végétaux & les animaux : j’ai comparé entr’eux plusieurs de ces traits,[158] & j’ai cru pouvoir en tirer cette conséquence que le germe du végétal prééxiste à la fécondation, comme celui de l’animal. J’ai montré la grande ressemblance qui est entre la graîne & l’œuf. L’anatomie d’une féve ou d’un pois démontre, que la plantule qui y est logée en entier, fait corps avec ses enveloppes. Les vaisseaux très déliés qui se ramifient dans la substance farineuse partent du germe ou de la plantule. Je suis parvenu à injecter ces vaisseaux par une sorte d’injection naturelle,[159] qui les rendoit très sensibles. Or, si la graine est à la plante, ce que l’œuf est à l’animal, ne s’ensuit-il pas, que si la graîne prééxiste à la fécondation, la plantule y prééxiste aussi ?

Il semble donc, qu’il ne s’agisse plus, que de s’assurer de cette prééxistence de la graîne pour être certain que le germe y prééxiste pareillement. J’invite mes lecteurs à s’en assurer eux-mêmes par une observation la plus simple & la plus facile, & que je ne sçache pas néanmoins qui eut encore été faite. Je la dois à un excellent observateur,[160] dont les yeux ont sçu découvrir des vérités plus cachées. Il a très bien vu, & m’a fait voir[161] très distinctement les siliques du pois, avant l’épanouissement de la fleur, ou ce qui revient au même, avant que les poussières fécondantes eussent pu agir. Une loupe médiocre suffisoit pour faire découvrir dans ces siliques les grains, qui y étoient rangés à la file : je parvenois sans peine à les démêler & même à les compter.

Si, pour infirmer ces belles preuves que les nouvelles découvertes, & en particulier celles sur le poulet, nous fournissent de la prééxistence du germe à la fécondation ; on recouroit à la supposition qu’une partie du germe est fourni par le coq, l’autre partie par la poule, & que les deux parties ou les deux corps[162] de l’embryon se greffent l’un à l’autre dans l’acte de la génération ; si, dis-je, on recouroit à une pareille supposition, l’on diroit la chose du monde la plus improbable. Mais ; pour sentir fortement l’excès de cette improbabilité, il faut prendre la peine de descendre dans le détail & dans le plus grand détail. Il faut se représenter, si on le peut, ce qu’est un systême vasculeux, ce qu’est un systême nerveux : il faut réfléchir un peu profondément sur la prodigieuse composition de l’un & de l’autre. Il faut, sur-tout, n’oublier point, que parmi les milliers & peut-être les millions de vaisseaux de différens ordres qui composent le systême vasculeux, il n’en est pas un seul qui ne soit accompagné d’un nerf, & que la distribution des nerfs, comme celle des vaisseaux, offre des variétés presqu’infinies. Qu’on se demande après cela, si cette greffe, qu’on suppose si gratuitement ici, est tant soit peu probable.

Je pourrois objecter encore… mais, en vérité, ne seroit-ce pas me défier trop de la pénétration & du discernement de mon lecteur, que d’argumenter davantage contre une supposition, qui n’a pas même en sa faveur, le plus petit air de vraisemblance. D’ailleurs je ne dois pas oublier que je ne fais point actuellement un traité de la génération, & je ne l’ai déja que trop oublié. Je prie donc ceux de mes lecteurs qui souhaiteront de pousser plus loin cet éxamen intéressant, de consulter principalement les chapitres IX & X du tome I de mes considérations, & les Chapitres VIII, IX, X, XI, XII de la partie VII de ma contemplation.

À Genthod près de Genève, le 21 de septembre 1768.

  1. C'est en particulier une de ces Pièces de Métaphysique, à laquelle je renvoye dans la Partie XIII, pag. 34 de cette Palingénésie que j’aurois désiré le plus d’y insérer : je parle de mon Esquisse du Leibnitianisme. Elle auroit été utile pour l'intelligence de quelques endroits de cette Partie, & de la Partie VII.
  2. Ceci m’est arrivé au pied de la lettre en lisant l'Article Coquille dans le sçavant Dictionnaire d’Histoire Naturelle de Mr de Bomare, Tom. II. page 98, & c’est ce qui m’a fait naître l’Idée d’analyser sur le champ ce petit Fait psychologique. Ceux de mes Lecteurs qui se trouveront dans des cas analogues, feront bien de les analyser aussi. Ce sera le meilleur moyen de juger de la probabilité & de la fécondité de mes principes.
  3. Essai Analytique sur les Facultés de l'Ame, 1760.
  4. Le célèbre HOOKE ayant supposé qu'une Idée peut se former dans 20 tierces de tems, trouva qu'un Homme amasseroit, dans 100 ans, 9,467,280,000 Idées ou Vestiges : & que si l'on réduisoit cette somme au tiers à cause du sommeil, il resteroit 3,155,760,000 ldées : & enfin qu'en supposant 2 livres de Moëlle dans le Cerveau, il y auroit dans un Grain de cette Moëlle 205452 Vestiges. Physiologie de Mr. HALLER, Tom. V. Liv. XVII. §. VI. Combien la Chose paroitra-t-elle plus admirable encore ; quand on considérera, que les Vestige, dont parle HOOKE, ne résident que dans une très petite Partie du Cerveau, & non dans une masse de ce Viscère aussi considérable que celle qu'il supposoit ! On raisonneroit, sans doute, plus juste, en appliquant à un seul Grain de cette masse, ce qu'il appliquoit à toute la masse. Ce n'est pas à notre Imagination à juger de pareils Objets.
  5. Mr. de la Peyronie ; Mém. de l’Acad. Royale des Sc. 1741.
  6. Mr. Lorry ; Sçavans Etrangers ; T. III. p. 344. & suivantes.
  7. Le Corps calleux du Pigeon ne seroit-il point trop déguisé pour être reconnu ? N’y occuperoit-il point une place où on ne le cherche pas, parce qu’on ne s’attend pas à l’y trouver ? Ce ne sont ici que des doutes que je propose ; mais auxquels l’autorité de Mr. de la Peyronie peut donner du poids.
  8. Essai Analytique ; §. 116, 117, 118, 120 & suiv.
  9. Consultez le Chap. IX. de l’Essai Analyt.
  10. Essai Analyt. §. 412. Voyez encore les §. 413, 416.
  11. Je renvoye encore au Chapitre XXII, où je traite de la Méchanique de la Mémoire, & en particulier au §. 651. dans lequel j’esquisse mes Principes sur la Reproduction des Idées associées.
  12. Consultés ici le Chap. XVIII. de l’Essai Analyt. & en particulier les §. 445, 446, 447, 448, 449, 450, 451.
  13. « L’Art du Peintre, du Poëte, de l’Orateur a-t-il un autre objet que d’exciter en nous par des Traits, ou par des Mots, les Idées sensibles les plus propres à nous toucher, & à nous émouvoir ? » Essai Analyt. §. 264.
  14. Essai Analyt. §. 40.
  15. Consultés les §. 367, 368, 445, 446, de l’Essai Analytique. J'évite de me répèter, & je suppose toujours dans ces Opuscules, que mon Lecteur a sous les yeux ceux de mes Ecrits auxquels ils servent de Supplémens
  16. Mr. de BUFFON, Histoire Naturelle ; Tom. XI. peg. 51 & suiv. de l’Edit. in 4°.
  17. L’Essai Analytique sur l'Ame, les Considérations sur les Corps organisés & la Contemplation de la Nature.
  18. Mot Grec qui signifie nouvelle naissance, & qui pourroit être rendu par le mot François de Renaissance. Quelques Auteurs modernes, plus Alchymistes que Physiciens, ont soutenu qu’en échauffant un peu les Cendres d'une Plante ou d'un Animal selon certaines Règles, ces Cendres voient s'élever en fumée, & représenter ainsi la Figure & la Couleur de la Plante, ou de l'Animal. C'est cette sorte de Resurrection ou de nouvelle naissance qui a reçu le nom de Palingénésie. On a cru ensuite qu'en faisant geler une lessive des Cendres d'une Plante, on y verroit l’Image de cette Plante tracée fidélement sur la Glace, & ç’a été une autre sorte de Palingénésie, qui n’a pas fait moins de bruit que la première. Voyez la belle Dissertation sur la Glace, de l’Illustre Mr. de MAIRAN ; 1749, pag. 302 & 303. Il m’a paru que je pouvois adopter ici le Mot de Palingénésie pour exprimer une Renaissance, qui a des fondemens plus philosophiques, que celle des Auteurs dont parle Mr. de MAIRAN.
  19. Essai Analytique sur les Facultés de l'Ame : 1760. §. 715.
    Considérations sur les Corps organisés : 1762. Art. 283.
    Tableau des Considérations XVI.
    Contemplation de la Nature : 1764. Part IX. chap. I. pag. 254. de la première Edition.
  20. Whiston. En lisant cette Palingénésie, on reconnoîtra que je ne n’ai pas puisé mes Idées dans cet Auteur, & qu'elles sont nées du développement d’un de mes Principes Psychologiques. Voyez les §. 726, 727, 728, &c. de mon Essai Anat.
  21. Je prie le Lecteur de suspendre son jugement sur cette supposition, jusques-à-ce qu’il ait lu la Partie VI. de cet Ecrit.
  22. Seconde Ep. III. 10, 11, 12.
  23. Voyés ci-dessus ce que j'ai dit sur l’Association des Idées chès les Animaux dans l’Ecrit intitulé Essai d’Application des Principes Psychologiques &c.
  24. On peut se borner à ne consulter sur ce Sujet que les Articles VII, XIII, XIV, XV, XVI, XVIII, du Tableau des Considérations.
  25. Voyés ce que j'ai écrit sur l’Eléphant, d'après Mr. de Buffon dans l’Ecrit qui a pour titre, Essai d’application des Principes psychologiques &c.
  26. Tableau des Considérations XVII.
  27. Quoique la grande délicatesse des Germes paroîsse devoir s'opposer à leur conservation, il est pourtant des Faits très certains, qui prouvent qu’ils ont été ordonnés de manière, qu’ils conservent pendant un tems, même très long, la vertu germinatrice. Je parle des Germes qui tombent sous nos Sens, & que nous appercevons dans les Graînes & dans les Œufs.
    Il n’est guères d'Animal plus délicat qu’un Polype à Pennache : combien l’Animal renfermé encore dans son Œuf doit-il être plus délicat ! on verra pourtant dans l’Article 317 de mes Corps Organisés, qu'on peut conserver au sec plusieurs mois comme de la Graîne de Ver à Soye, les Œufs de cette Espèce de Polype, les semer ensuite dans l’Eau, & en voir éclorre de petits Polypes.
    On lit dans l’Encyclopédie au mot Végétation ; que des Haricots d’Amérique, tirés du Cabinet de l’Empereur avoient germé par les soins d’un Jardinier, quoique ces Haricots eussent 200 ans.
    Mr. le Marquis de St. SIMON, dans son curieux Traité des Jacintes, publié à Amsterdam, cette année 1768, pag. 104, rapporte une Expérience qui confirme pleinement la précédente, & que je transcris ici dans ses propres termes.
    « J’ai fait germer en 1754 du Bled, renfermé dans des Magazins en Terre à Metz du tems de Charles V, c’est-à-dire, près de deux cens ans avant qu’on vint à le découvrir ; couvrir ; & les Troupes ont consommé le Pain qu’on a sait de ce Grain, qui étoit excellent. Le Bled que j’ai semé, quoique petit & maigre, a produit des Epis d’assés bonne qualité. »
    Une Etuve dont la chaleur est de 90 degrés du Thermomètre de REAUMUR, c’est-à-dire, supérieure à celle de l’Eau bouillante, sembleroit bien propre à détruire la vertu germinatrice : Mr. DUHAMEL nous apprend pourtant, dans son Supplement au Traité de la Conservation des Grains pag. 48 & 49; qu’ayant semé 24 Grains de Froment pris au hazard dans une Etuve, dont la chaleur étoit de 90 degrés : il leva 21 de ces Grains. Il ajoute qu’ayant répèté la même Expérience, le succès ne se démentit point. Il est vrai que les Grains étuvés ne levèrent qu’au bout d’environ 20 jours, tandis que des Grains du même Froment, mais qui n’avoient pas été étuvés levèrent au bout de 8 jours.
    Ces divers Faits, & bien d’autres de même genre, que je pourrois indiquer, nous aident à juger, qu’il n’est pas improbable, que les Germes impérissables, que je suppose dans cet Ecrit, ayent été ordonnés de manière à résister aux efforts des Elémens & des Siècles. Si la Matière dont le Germe du Froment est construite étoit moins hétérogène, moins pénétrable à l’Air, à l’Eau, &c. ou beaucoup plus déliée, il est bien clair que ce Germe se conserveroit des milliers d’années.
  28. J'ai montré très clairement dans le Mémoire II de mes Recherches sur l'Usage des Feuilles, Art. LIII, comment tous ces mouvements si remarquables pourroient s'opérer par des Causes purement méchaniques.
  29. Je crois l'avoir prouvé dans la Préface de mon Essai Analytique, pag. XIII, XIV & suivantes de l'Edition in 4°.
  30. Tom. I Chap. IV, XI, XII. Tom. II, Chap. II, III, IV.
  31. Part. III, Chap. XIII, Part. VIII, Chap. XV, Part. IX, Chap I.
  32. Voyés dans ces Opuscules, le petite Ecrit intitulé Tableau des Considérations, Art. XVI.
  33. Tables des Considérat. XV.
  34. Gen. I. 14, 15, 16, 19.
  35. Ibid 16, 17.
  36. Gen. I. 3.
  37. Gen. I. 1.
  38. Exod. III, 14.
  39. Gen. I. 2.
  40. Quelque nombre de Révolutions qu’on veuille admettre, il est bien évident que ce nombre ne sçauroit être infini. Il n’est point de nombre infini ; il n'est point de Progressions à l’infini, & dans une suite quelconque, il y a nécessairement un premier terme. L’Opinion que j'expose ici ne favorise donc point celle de l’Eternité du Monde.
  41. I. 2, 9, 10.
  42. Gen. I. 6, 7, 11, 12, 20, 21, 24.
  43. Pier. II, C. III. 7, 13.
  44. Lettres de Mr. de Mairan au P. Parennin ; p. 112 & 113.
  45. On sent assés, que ce que je dis ici de l’Eternité, ne tend point à faire penser, que l’Univers soit une émanation éternele de la DIVINITÉ. Je prie qu’on relise la Note que j'ai mise au bas de la page 254, & la manière dont je me suis exprimé sur la Création page 174.
  46. Essai de Psychologie ; ou considérations sur les Opérations de l’Ame, sur l’Habitude & sur l’Education. Auxquelles on a ajouté des Principes philosophiques sur la CAUSE PREMIERE & sur son Effet. Londres 1755.
  47. Pag. 178, 179.
  48. Théodicée, §. 89.
  49. §. 113.
  50. §.114.
  51. Ibid.
  52. Theod. §. 90.
  53. Pag. XXVIII. de l’Edition d’Amsterdam, 1720.
  54. Corps Org. Préface, page. I, II, &c.
  55. Théod. §. 91.
  56. Théod. §. 90.
  57. Œuvres Philosophiques Latines & Françoises de feu Mr. de Leibnitz, tirées de ses Manuscrits qui se conservent dans la Bibliothèque Royale à Hanovre, & publiés par Mr. Rud. Eric Raspe. A amsterdam, in 4°. 1765. Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain : Avant-propos ; pag. 13.
  58. Nouveaux Essais. Avant-propos, page 13.
  59. Institutions Leibnitiennes ou Précis de la Monadologie ; à Lyon chés les Frères Perisse 1767. p. 127 & 128 de l’Edition in 4°.
  60. Je trouve dans l’Eloge d’Hartzoeker par l’Illustre Fontenelle, Hist. de l’Acad. 1725, un passage remarquable, qui me paroît mériter que je le place ici. Il s’agissoit quelques lignes auparavant, des Animalcules Spermatiques qu’Hartzoeker imaginoit qui perpétuoient les Espèces. « Selon cette Idée, remarque l’Historien, quel nombre prodigieux d’Animaux primitifs de toutes les Espèces ! tout ce qui respire, tout ce qui se nourrit, ne respire qu’eux, ne se nourrit que d'eux. Il semble cependant qu'à la fin leur nombre viendroit nécessairement à diminuer, & que les Espèces ne seroient pas toujours également fécondes. Peut-être cette difficulté aura-t-elle contribué à faire croire à Mr. LEIBNITZ que les Animaux primitifs ne pêrissoient point, & qu'après s’être dépouillés de l'enveloppe grossière, de cette espèce de masque, qui en faisoit, par éxemple, des Hommes, ils subsistoient vivans dans leur première forme, & se remettoient à voltiger dans l'Air, jusqu'à ce que des accidens favorables les fissent de nouveau redevenir Hommes. »
  61. Nouveaux Essais, pag. 192.
  62. Le Génie ne crée rien, à parler philosophiquement ; mais, il opère sur ce qui est créé. J’ai fort développé cela dans le Chap. XIX. de mon Essai Analytique §. 529, 530. J’y ai encore touché en passant dans l’Article XIX de mon Analyse abrégée. On prodigue, dans je ne sçais combien d’Ecrits, ce mot créer & ceux de Génie créateur, d’Esprit créateur, parce qu’on n’attache pas à ces mots des Idées assés philosophiques. Il y a dans la Langue bien d’autres termes, dont on n’abuse pas moins, faute d’en connoître la juste valeur.
  63. Essai Analytique, §. 40, 272.
  64. Analyse Abrégée, IV, XVIII.
  65. Essai Analyt. §. 726, 727, 728, &c. Comtemp. Part. IV, Chap. XIII. Anal. Abrég. XVIII.
  66. Voyés ci-dessus Part. VI, ce que j'ai exposé sur l’Harmonie de l’Univers : Voyés encore le Chap. VII de la Part. I. de la Contemplation.
  67. Essai Analyt. §. 57. Analyse Abrégée, XV, XVI.
  68. Essai Analyt. §. 113, 114, 703, 704 &c. 736 &c. 742 &c.
  69. II. Cor, V, 9. Essai Analyt. §. 729, &c.
  70. Voyés ci-dessus Part. VI, l’Harmonie de l’Univers, & Part. I, Chap. VII, de la Contemplation.
  71. Essai de Psychologie, ou Considérations sur les Opérations de l’Ame, &c. Discours Préliminaire sur l’Utilité de la Metaphysique & sur son Accord avec les Vérités essentielles de la RELIGION ; pag. 274. Londres 1755.
  72. Voyés ci-dessus, Partie VII.
  73. Voyés la Part. IV. de cette Palingénésie.
  74. Voyés Essai Analyt. §. 96, 97, 98 & suiv. Consid. sur les Corps Organ. Art. 170. Cont. de la Nat. Part. VII. Chap. VI, VII. Part. VIII. Chap. XVII.
  75. Voyés Consid. sur les Corps Organ. Art. 356.
  76. Essai de psychologie ; ou Considérations sur les Opérations de l’Ame, sur l’Habitude & sur l’Education, &c. pag. 50. Chap. XX.
  77. Consid. sur les Corps Organ. Tom. I. Chap. IV, V, XI, XII, Tom. II. Chap. I, II, III. Contemp. de la Nat. Part. VIII, Chap. IX, X, XI, & suiv. Part. IX, Chap. I, II.
  78. Voyés ci-dessus l’Aplicatioon aux Zoophytes, Part. V.
  79. Mr. l’Abbé Spallanzani, Professeur de Philosophie à Modène, de la Société Royale d'Angleterre. Prodromo Di un Opera da imprimer si sopra le Riproduzioni Animali. Ce Prodrome, que l’Auteur a publié cette année 1768, vient d’être traduit en François par un Homme de mérite & éclairé, & imprimé à Genève, chés Claude Philibert. Je ne puis trop exhorter mon Lecteur à lire ce très petit Ecrit, tout plein de Prodiges, & qui contient beaucoup plus de Vérités nouvelles, que ces gros in-folio de certains Sçavans, qui ne sçurent jamais interroger la Nature, & ne firent que compiler.
  80. Swammerdam.
  81. Programme de Mr. Spallanzani, page 61.
  82. Consid. sur les Corps Organ. Art 244, 245. Cont. de la Nat. Part. VI, Chap. VIII.
  83. Corps Organ. Art 246, 247. Cont. de la Nat. Part. VIII, Chap. X. Part IX, Chap. II.
  84. Programme de Mr. Spallanzani, page 62.
  85. Il y a lieu de s’étonner, que cette Reproduction de la Tête du Limaçon ait paru en France si douteuse, après tout ce que Mrs. de REAUMUR & TREMBLEY avoient publiés sur la Régénération du Polype, & sur celle de bien d’autres Animaux de la même Classe & de Classes très différentes. Voyés la belle Préface que Mr. de REAUMUR a mise à la tête du VI. Volume de ses Mémoires sur les Insectes, qui a été imprimé en 1742, & les excellens Mémoires de Mr. TREMBLEY sur le Polype à Bras, qui parurent en 1744. J’avois publié moi-même en 1745 dans mon Traité d’insectologie un grand nombre d’expériences & d’Observations nouvelles sur différentes espèces de Vers, que j’avois multipliés en les coupant par morceaux. J’y étois revenu en 1762 dans mes Considérations sur les Corps organisés, Tom. I, Chap. IV, V, XI. Tom. II, Chap. I, II, III. J’étois entré dans de grands détails sur les Reproductions animales, & j’avois essayé d’en donner des Explications qui fussent conformes à la bonne Physique. J’avois montré combien il étoit probable, que cette Faculté de se reproduire s’étendoit à beaucoup d’autres Espèces d’Animaux. Enfin, j’avois remanie tout cela assés en détail dans ma Contemplation de la Nature, publiée en 1764, Part. VIII & IX.
    Comment donc s’est-il trouvé après cela tant d’Incredules dans le Public François sur les Découvertes de Mr. l’Abbé SPALLANZANI ? Ceci prouve trop qu’on ne lit souvent que du pouce des Livres, qui demanderoient à être lus avec attention & médités. Croiroit-on qu’il a paru en 1766 une Brochure intitulée, Lettre de Mr. DEROME de l’Isle à Mr. BERTRAND sur les Polypes d’Eau douce, où l’Auteur prétend démontrer que Mrs. de REAUMUR & TREMBLEY se sont trompés en regardant le Polype comme un véritable Animal. Cet Auteur ose avancer comme une chose, au moins très probable, que le Polype n’est point un Animal; mais, qu’il n’est qu’un Sac ou un Fourreau plein d’une multitude presqu’infinie de petits Animaux. On ne soupçonne pas sans doute, que cet Ecrivain n’a jamais vu de Polypes, bien moins encore qu’il n’a jamais lu Mr. de REAUMUS ni Mr. TREMBLEY. Il ne copie que leur Abbreviateur, Mr. BAZIN. Je n’exagérerai point, si je dis, qu’il y a dans cette Brochure, plus d’erreurs & de méprises que de pages. Cependant elle en a imposé à plus d’un Journaliste, & je ne m’attendois pas que l’estimable Mr. de BOMARE se donnerois la peine d’en faire un Extrait dans le Supplément de son Dictionnaire d’Histoire Naturelle, au Mot Polype. Ce petit Roman physique de méritoit pas une telle place dans un Livre destiné à être le Dépôt des vérités de la Nature. L’accueil si distingué & si bien mérité que le Public a fait à cet Ouvrage, prouve qu’il a su apprécier le zèle éclairé de l’Auteur pour les progrès d’une Science, qu’il travaille avec tant de succès à faire connoître & à enrichir : mais ce que le Public ne sait pas aussi bien que moi, c’est combien la modestie sincère de l’Auteur relève ses Connoissances & ses talens.
  86. Prog. pag. 62 & 63.
  87. Prog. pag. 65 & 66.
  88. Prog. page 71/
  89. Cont. de la Nat. Part. III. Chap. XVII.
  90. Prog. pag. 69.
  91. Ibid. pag. 97.
  92. Prog. pag. 76.
  93. Prog. pag. 75, 76, 77, 78, 79.
  94. Prog. pag. 87.
  95. Ibid. pag. 87.
  96. Ibid. pag. 87, 88.
  97. Prog. pag. 93.
  98. Ibid. pag.
  99. Ibid. pag. 88.
  100. Prog. pag. 84, 85.
  101. Ibid. pag. 82.
  102. Prog. pag. 82, 83.
  103. Ibid. pag. 80.
  104. Ibid. pag. 90.
  105. Prog. pag. 96.
  106. Ibid. pag. 97.
  107. Corps organisés, Tom. I. Chap. XII. Tom. II. Chap. I, II, II, V. Contemplation, Part. VII., Chap. VIII, IX, X, XI, XII. Part. IX, Chap. I, II.
  108. Pag. XXVI de la Ire. Edition. Tableau des Considérations, Art. XIV.
  109. Consid. sur les Corps Org. Art. 149, 150, 306, 315.
  110. Voyés ci-dessus, Part. IX. le Précis que j’ai donné de ces Découvertes.
  111. Ibid. sur la fin.
  112. Contemp. de la Nat. Préface, page XXIX ; & Part. IX, Chap. I, pag. 249. de la Ire. Edition
  113. Remarqués que je dis immédiat, pour distinguer la Partie ou les Parties préformées en petit, du grand Tout dans lequel elles sont appelées à croître ou à se développer : car le grand Tout ne peut être envisagé ici comme le principe immédiat de la Reproduction : il n’est que la Cause médiate
  114. Part. IX, pag. 322, 323 & suiv.
  115. Voyés ci-dessus, Part. précédente.
  116. Voyés mon Traité d'Infectiologie, Paris 1745, Part. II. Corps Organisés, Art. 246, 247.
  117. Consid. sur les Corps Organ. Art. 185. Contemplation, Part. VIII, Chap. XV.
  118. Voyés l’Art. 321 des Corps Organ., & le Chap. XIII de la Part. VIII de la Cont.
  119. Corps Organ. Art. 199, 201, 319, 320. Contemplation, Part. VIII, Chap. XI.
  120. Consultés les Art. 163, 164, 165 de mes Corps Organ.
  121. Traité d'Infectiologie ; Part. II, Obs. III, XV. Corps Organ. Art. 192.
  122. Voyés Corps Organ. Art. 285. Contemp. de la Nat. Part. X. Chap. XXXIII.
  123. Corps Organ. Art. 168.
  124. Mr de Reaumur. Mémoires de l’Académie des Sçiences, an. 1712. Cons. sur les Corps Organ., Art. 252, 262
  125. Fontenelle, Eloge de Hartsoeker, Hist. de l’Acad. 1725.
  126. Mr. de Haller, Dissertation sur l’Irritabilité. Voyés le Précis de ses Découvertes sur cette force dans le chapitre XXXIII de la Partie X de la Contemplation de la Nature. Voyés encore l'Article IX du Tableau des Considérations.
  127. Essai Analyt. §. 96, 97 & suiv.
  128. Mr. Herissant, de l’Académie Royale des Sciences, &c. Mém. de l’Acad. 1763.
  129. Fontenelle, Eloge de Tournefort, Hist. de l’Acad. 1708. c’étoit de la prétendue végétation des Pierres, dans la fameuse Grotte d’Antiparos, que l’Illustre Historien disoit ingénieusement, que le célèbre Botaniste avoit surpris de la Nature sur le fait. Voyés ce que j’ai dit contre cette prétendue végétation des Pierres. Art. 210 des Consid. sur les Corps Organ. & Chap. XVII, de la Part. VIII de la Contemplation.
  130. Mr. Duhamel, Mém. de l’Acad. an. 1739, 1741, 1743, 1746. Consid. sur les Corps Organ. Art. 221, 223, 224.
  131. Mr. de Reaumur ; Mém sur les Insectes, T. I.
  132. Tous ces termes désignent des Productions marines qui qui appartiennent aujourd’hui, comme les Coraux, les Corallines, &c. à la nombreuse Famille des Polypes, & dont les Naturalistes avoient ignoré jusqu’à nos jours la véritable nature, & que plusieurs avoient rangées dans la Classe des Végétaux.
  133. « On entend par ce mot des Animaux couverts d'une croute dure par elle-même, molle en comparaison des Coquilles. On met au nombre des Crustacés, l’Ecrevisse, l’Homar, le Crabe, &c. Dictionnaire d'Histoire Naturelle de Mr. de BOMARE, au mot Crustacé. »
  134. « Corps fossile, dur, pierreux, calcaire, conique ; de diverses grosseurs, & qu'on croit être une Dent de quelque Animal. Ibid. au mot Bélemnite. »
  135. « Nom qu'on a donné à des Dents pétrifiées ou fossiles, &c. Ibid. au mot Glossopètre. »
  136. « L’Oursin, genre de Coquille multivalve, de forme ronde, ovale, à pans irréguliers, &c. quelquefois plate & toute unie ; d'autrefois mammelonnée &c. Ibid. au mot Oursin. On le nomme aussi Hérisson, parce qu’il est couvert d’Epines ou de piquants comme une Châtaigne. Cont. Chap. XIX. Part. XII.
  137. En Novembre 1766.
  138. En datte du 17 d’Avril 1767 : c’est donc en très grande partie de cette Lettre, que les Remarques qui vont suivre ont été tirées.
  139. En 1748. Cons. sur les Corps Organ. Préface ; pag. I, IX, X de la premiére Edition.
  140. Mr. Duhamel ; Exploration des Bois Tom. I. pag. 42.
  141. Mr. Herissant ; Mémoires sur l’Ossification.
  142. Consultés ici les Articles 221, 223, 225 des Consid. sur les Corps Organ. & les Chap. VIII, IX de la Part. X. de la Cont.
  143. Corps Organisés, Art. 221
  144. Mémoires de l’Acad. 1709.
  145. Ce dissolvant est de l’Esprit de Nitre affoibli par de l’Eau commune. Mém. sur l’Ossification. Mém. de l’Acad. 1763.
  146. Mémoires pour servir à l’Histoire des Insectes ; T. VI. Préface.
  147. Mr. de Bomare l’a pareillement admise en divers en droits de son Dictionnaire d’Histoire Naturelle : voyés les Mots Corail, Polype &c. Il y a çà & là dans cet intéressant Ouvrage d’autres erreurs ou méprises, que je ne relèverai pas. Il faut les pardonner à l’estimable Auteur, en considération de la grandeur de son entreprise, & de son zèle infatigable pour l'avancement de l’Histoire Naturelle. Cette Science est aujourd’hui si étendue, qu’il est moralement impossible qu'un seul Homme puisse l’embrasser en entier. Il est même des Branches qui fourniroient seules la matière de Dictionnaires aussi volumineux que celui-ci. On sentira un jour la nécessité de ne traiter plus l’Histoire Naturelle que par petites Parties, & je puis prédire qu'on publiera alors des Dictionnaires sur chacune de ces Parties.
  148. Consid. sur les Corps Organ. Art. 188.
  149. Statique des Végétaux & Analyse de l’Air.
  150. Environ deux mois après avoir écrit ceci, j’ai reçu de Mr. Herissant, une Thèse latine, soutenue dans les Ecoles de Médecine de Paris, le 24 de Novembre de cette année 1768, par un de ses Parens qui porte son Nom. Ce Sçavant Académicien a fait insérer dans cette Thèse une nouvelle Découverte, qu’il venoit de faire sur l’Organisation de la Substance animale du Cartilage, & qu’il m’apprend lui avoir couté bien du tems. Voici les termes de la Thèse, pag. 5. Il s’agit de l’Os Pariétal d’un Fœtus de six semaines, exposé au Foyer d’une Lentille, après avoir été plongé dans la Liqueur acide. Quod avidè intuenti sese prodidit, eò magis mirandum quòd incognitum antea, nec à quolibet descriptum. Et verè nec fibrarum sive longitudinalium, sive transversim, aut orbiculariter discurrentium, nec lamellarum, nec stratorum ullum patuit vestigium. Corpus unum deteclum est spongiosim, aut cellulosum innumeris filamentis, ut ita dicam, reteporis constans, sibi invicem implicatis, quae in omnes sensus crescunt, & plurimas ramificationes aut vegetationes efformant ab eodem centro procedentes. Quamdam formae similitudinem deprehendes, has inter vegetationum species & ramusculos quibus constat sub stantia corporis cujusdam maritimi quod à Tournefortio Corallum album foliatum nuncupatur. Accretionis tempore, warii ramusculi sibi, quoquò occurrant, agglutinantur, & sic undequaque pergunt donec ad absolutum pervenerit incrementum substantia animalis, & corpus omnino spongiosum effecerit. Les Figures jointes à cette Thèse rendent admirablement bien tout ceci.
    Je l’écrivois le 12. de Décembre à Mr. Herissant : je soupçonnerois, que ce qui ne paroît point ici fibreux, l’est réellement. Je comparerois ce qui se passe ici, à ce qui se passe dans la Membrane ombilicale. Voyés l’Article 164 de mes Corps Organisés, où je décris les premiers Accroissements de cette Membrane, d’après l’illustre Mr. de Haller.
    Je fais grande attention à ce Centre, d’où l’Accroissement semble partir, pour s’étendre à la ronde, & que la Figure 2 exprime très bien.
    Ne semble-t-il pas que ce Centre soit un Foyer d’Actions, une sorte de petit Cœur ou de petit Mobile, destiné à éxercer de tous côtés une Force impulsive, & à chasser ainsi le Fluide alimentaire ?
    Il me vient là-dessus une Idée, qu’on ne prendra, si l’on veut, que pour une Vision : n’y auroit-il point dans chaque Partie organique, & même dans chaque Fibre, un pareil Foyer, un pareil Mobile, appellé à procurer l’extension de la Partie en tout sens ?
  151. Consid. sur les Corps Organ. T. I. Chap. IX. Contemp. de la Nat. Part. VII Chap. VIII, IX, X. Tableau des Considérations, Art. VII, VIII &c.
  152. Programme ou Précis d’un Ouvrage sur les Reproductions animales ; traduit de l'Italien : à Genève, chez Claude Philibert 1768. Chap. V.
  153. Ibid. pag. 51.
  154. Consid. sur les Corps Organ. Préface pag. VI, VII, VIII. Art. 125.
  155. Ibid. passim.
  156. Ibid. Art. 153.
  157. Ibid. T. I. Chap. X, XI, XII. Contemp. de la Nat. Part. X. Tableau des Considérations, XIII.
  158. Contemplat. de la Nat. Part. VII, Chap. XII. Part. X, Chap. II, III, X, XI, XII, XIII.
  159. Recherches sur l’Usage des Feuilles dans les Plantes, pag. 256.
  160. Mr. Muller, Gentilhomme Danois, de l’Académie Impériale Léopoldine. Il travaille à un Traité sur les Champignons, Plantes si peu connues encore & si dignes de l’être. Ce qu’il a bien voulu me communiquer de cet Ouvrage m’a assés appris tout ce que les Naturalistes peuvent attendre de ses lumières, de ses talens & de son zèle infatigable pour la perfection de l’Histoire Naturelle.
  161. En Juillet 1766.
  162. « Dans ces premiers tems, le Poulet paroît donc un Animal à deux Corps. La Tête, le Tronc, & les Extrêmités composent l’un de ces Corps ; le Jaune & ses Dépendances composent l’autre. Mais, à la fin de l’Incubation, la Membrane ombilicale se flétrit ; le Jaune & les Intestins sont repoussé dans le Corps du Poulet par l’irritabilité qu’acquierent les Muscles du Bas-Ventre, & le petit Animal n’a plus qu’un seul Corps. » Cons. sur les Corps Organisés, Art. 146.