Chaplet et la renaissance de la céramique - Au pavillon de Marsan

Chaplet et la renaissance de la céramique - Au pavillon de Marsan
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 157-171).
CHAPLET
ET
LA RENAISSANCE DE LA CÉRAMIQUE

AU PAVILLON DE MARSAN

On peut voir, en ce moment, au Musée des Arts décoratifs du Pavillon de Marsan, une exposition rétrospective des céramiques de Chaplet, mort l’an dernier. Ce sont des pièces léguées par l’artiste à nos musées ou prêtées par des collectionneurs. Il y a des expositions plus retentissantes : il n’y en a pas de plus émouvantes, si l’on considère la grandeur de l’œuvre, l’éloignement du but, la longueur de l’effort, la pauvreté des moyens, les résultats obtenus, le prix dont l’artiste les a payés. Car ce qu’on voit dans ces vitrines tournées vers le jardin des Tuileries, c’est l’aboutissement d’un rêve que notre jeune Europe fait depuis six siècles, depuis le jour où Marco Polo, revenant de la vieille Chine, parlait à ses compatriotes de « cette cité qui a nom Tiunguy, là où l’en fait moult d’escuelles et de pourcelainnes qui sont moult belles, » le rêve de produire les poteries magiques de l’Extrême-Orient. Étape par étape, les chercheurs du XVIIIe siècle étaient parvenus à la porcelaine blanche. Restait la porcelaine flammée, la plus éblouissante. Cette dernière étape a été franchie de notre temps, sans aide, sans savoir, par un ouvrier, gagnant sa vie au jour le jour, n’ayant à lui ni couleurs, ni terre, ni fours, astreint à des besognes mercenaires, mettant trente-neuf ans de travail à conquérir le droit de travailler à sa guise et à son idéal. Les résultats sont les merveilles dites « porcelaines flammées, » ces choses rondes, pansues, renflées, ou tubulaires ou piriformes, de couleurs violacées, aubergine, rouge sang-de-bœuf, lie-de-vin, bleu de ciel après la pluie, lactées, qui sont rangées dans ces vitrines, comme des fruits énormes et savoureux, rapportés d’une autre terre promise. Et le résultat, c’est aussi l’élan donné à toute une génération d’artistes, les Delaherche, les Dammouse, les Laurent Bouvier, les Carriès, les Bigot, les Dalpayrat, et depuis les Lenoble qui ont entièrement renouvelé la céramique française, c’est-à-dire le plus beau mouvement d’art décoratif du XIXe siècle, en France, et le seul qui ait entièrement réussi. Le prix dont l’artiste a payé ce triomphe, c’est sa vue. Chaplet est mort aveugle : les dernières années de sa vie se sont passées à palper les merveilles qu’il avait créées et qu’il ne pouvait plus voir. Enfin le Dieu qui a permis cette œuvre est le plus terrifiant de tous, celui que l’homme se sent le moins capable de braver, sans péril, — le Feu, — celui-là précisément que les céramistes, entre eux, désignent de ce mot significatif : le « Grand Feu ! » Dieu ou démon, peu importe. C’est le feu aussi qui, voici bientôt quarante ans, un matin de mai, saccageait ce pavillon où nous sommes, et faisait du Palais qui le reliait jadis au pavillon de Flore un monceau de ruines. Bien des Parisiens se rappellent encore la longue muraille, calcinée, trouée, qui barrait, ici, l’horizon. Le même démon, mais sollicité par d’autres incantations, a coloré les merveilles qui luisent doucement dans ces vitrines. Car les volcans font aussi des chefs-d’œuvre. Avant que ceux-ci ne soient dispersés, regardons-les un instant, tâchons de démêler le sentiment d’où ils sortirent, le labeur qui les réalisa, la tendance qu’ils annoncent, — leur secret.


I

Parmi les fumées que le vent déroulait au sommet des hautes cheminées dans Paris, ou autour de Paris, entre 1850 et 1860, plusieurs sortaient de fours où s’élaborait tout un art nouveau. C’étaient des fours d’industriels, bâtis pour faire de la céramique commune, pour fournir la population d’ustensiles domestiques : des fours de fabricans de poêles ou de vaisselle, mais où quelques fervens des arts du feu apportaient leurs essais. C’était chez CIauss, rue Pierre-Levée, chez Mme Dumas, rue de la Roquette, surtout à Bourg-la-Reine, chez Laurin. Ces industriels faisaient volontiers aux essais des amateurs une place dans leurs fours, mais sans grande confiance dans les résultats et regardaient ces néophytes d’un œil paterne et narquois en se demandant quel diable les poussait.

Ce diable, c’était la hantise de retrouver les secrets de la céramique ancienne : secret des rustiques figulines de Palissy, gonflant et déroulant leurs spirales sous un éclatant émail multicolore ; secret des madones de Luca della Robbia adorant l’Enfant Jésus du geste de leurs blanches mains, plus célestes du blanc émail qui les gantait ; secret des faïences de Moustiers, de Rouen ou de Nevers, si pleines et si robustes sous le tour gracile et le fin ajourage de leur décor ; secret enfin des frissons dorés qui passent sur les couleurs des majoliques hispano-moresques. « Elle serait curieuse à écrire, dit le grand céramiste Solon, l’histoire de ces temps d’épreuves et de ces singulières individualités que le caprice d’un moment et l’intérêt provoqué par leurs mystérieuses expériences mirent en lumière il y a cinquante ou soixante ans. Dans la galerie de l’amateur et dans l’atelier de l’artiste, on pouvait souvent rencontrer certains individus excentriques et impécunieux qui se donnaient comme les possesseurs des secrets de la faïence. Ils ne prétendaient pas spécialement au titre de chimiste ou de potier, mais ils parlaient « couvertes » et couleurs, et s’exaltaient dans la ferme conviction que la destinée les avait désignés pour être les rénovateurs de l’art céramique. Il était impossible de savoir exactement ce qu’ils faisaient ; ils avaient un air grave et défiant, et faisaient sans cesse allusion à des recherches et à des découvertes sur le point d’aboutir, qu’il suffirait de mettre en lumière pour montrer que le potier moderne n’avait rien à envier aux grands maîtres des anciens temps. Les noms de « Bernard » et de « Luca » revenaient sans cesse dans leurs discours. S’il fallait s’en rapporter à eux, une certaine parenté d’âme et de génie, qui unissait leur être intellectuel aux esprits de Palissy et de della Robbia, autorisait cette appellation familière. On savait peu de chose touchant la vie sociale de ces excentriques personnages ; ils réussissaient toutefois à exciter la sympathie et inspirer un certain degré de confiance. On admettait généralement qu’ils étaient les pionniers de la science à venir, et que, jusqu’ici, la pauvreté et la mauvaise chance, seules, avaient entravé leurs travaux et retardé leur triomphe inévitable. La noire bicoque dignifiée du nom de laboratoire et le four bancroche bâti par leurs propres mains, où s’accomplissaient leurs opérations souterraines, étaient des lieux interdits. A l’occasion, cependant, quelques croyans fidèles étaient admis dans l’enceinte et autorisés à risquer un coup d’œil sur les derniers essais. Le genius loci eût été un adepte de la magie noire, la pratique de ses incantations magiques n’eût pas excité plus de curiosité respectueuse que la production de ces étonnans hauts faits de poterie transcendantale. Naturellement, le visiteur privilégié qui avait joui d’une faveur si rare, se hâtait de répandre dans le cercle de ses connaissances un récit enthousiaste des promesses annoncées par tout ce qu’il avait vu[1]. »

L’impatience de ces néophytes se conçoit, si l’on envisage ce qu’était devenue, au milieu du XIXe siècle, la céramique française. Elle était en pleine décadence. Sèvres faisait de la porcelaine impeccable, à ne considérer que sa couleur blanche et sa limpidité, mais de l’art le plus grossier et le plus criard, si l’on regardait son décor. Sur une pâte déjà cuite au grand feu, le feu de 1 300 degrés, on posait toutes sortes de couleurs, imitant celles de la peinture à l’huile, et on faisait, ensuite, recuire le tout au feu de moufle, c’est-à-dire à une température très inférieure à la première. De cette différence de cuisson naissait une antithèse esthétique. Les couleurs n’ayant point passé au même feu que la terre elle-même, n’ayant point couru ses dangers, ni partagé ses vicissitudes, ne s’y étaient point incorporées. Elles conservaient l’aspect étranger et superfétatoire d’une image qu’on collerait sur une statue. Rien n’a paru de si pénible pour le goût depuis la découverte du kaolin.

La faïence, elle, était tout à fait abandonnée. Les classes moyennes, qui l’avaient mise en honneur, ne voulaient plus la voir depuis qu’une porcelaine blanche et délicate était mise à leur portée, et les amateurs ne se souciaient point des grossières décorations dont les ouvriers affublaient la faïence industrielle contemporaine. Le grès, qui n’est qu’une terre plus cuite, et point nécessairement dissimulée sous l’émail, ne servait qu’aux usages les plus communs et nul n’avait l’idée d’en faire la matière d’un art. Quelque chose aurait pu l’embellir et le magnifier : la couleur ; mais les couleurs capables de supporter les hautes températures où cuisent le grès et la porcelaine, les couleurs dites « de grand feu, » étaient inconnues ou se réduisaient à fort peu de chose : des teintes sombres ou tristes. Ainsi, les saines traditions de la céramique ancienne étaient perdues et rien n’était venu les remplacer. Quoi d’étonnant, si, de toutes parts, des artistes, peintres, sculpteurs ou rêveurs, accouraient pour faire la besogne abandonnée ou gâchée par les potiers ?

Cela commença par des imitations de Bernard Palissy. Palissy était fort à la mode au temps de Victor Hugo. Son art opulent et tourmenté, son génie inquiet, ses malheurs, sa passion pour la vérité poussée jusqu’au martyre, tout ce que remettait en lumière une nouvelle édition de ses œuvres publiée par Cap eu 1844, séduisait fortement les imaginations romantiques. En même temps, sa céramique opposait une parfaite antithèse à celle de l’Empire et du Sèvres officiel. Nul ne s’avisait que Palissy était un assez pauvre céramiste, qu’en lui, l’artiste seul avait sauvé le potier et qu’en s’attachant à cet admirable embrouilleur de genres, on retournait tout doucement à la peinture au lieu de s’acheminer vers la poterie. Des disciples lui naissaient dans toute la France.

Ce fut, d’abord, Avisseau le potier de Tours qui, dès 1845, exposait des faïences imitées de Palissy, faites dans son jardin, aux bords de la Loire, d’après les serpens et les insectes qu’il y entretenait avec sollicitude. Pull et Avisseau, sculpteurs et peintres bien plus que potiers, parvenaient jusqu’à un certain point, à rendre l’aspect des plats de Palissy, mais ils ne découvraient aucun nouveau procédé céramique. C’était encore Barbizet, qui les imitait et jetait sur le marché des Palissy par centaines, mais ne trouvait rien non plus. C’était, enfin, le marquis de Monestrol, un gentilhomme potier qui n’était pas loin de se croire une réincarnation de Palissy : il travaillait seul dans le petit village de Rungis, près d’Orléans et y endurait avec la joie du martyre, tous les déboires et les malheurs du héros légendaire, ce dont il se consolait en écrivant le Potier de Rungis, poème en vingt-six chants. Pourtant tout le monde n’imitait pas Palissy. Plusieurs cherchaient le chemin suivi par les della Robbia. Le premier fut l’Italien Devers, venu de Turin pour émailler le monde, abondant en discours, moins heureux en œuvres, finissant, entre 185S et 1858, par deux grandes décorations en faïence colorée pour l’ancien Théâtre-Lyrique, d’ailleurs assez médiocres. Ulysse, de Blois, établi comme Avisseau sur les bords de la Loire et Jean, à Paris, reproduisaient un un peu mieux les effets des majoliques italiennes. D’autres, au lieu d’aller demander à l’étranger ses secrets, s’avisaient qu’on avait fait de fort belle faïence en France et qu’il serait beau de renouer une tradition interrompue. Le musée de Nevers était plein de belles poteries anciennes. Celui de Sèvres, en 1848, était aussi riche qu’aujourd’hui. Pourquoi ne pas continuer les ateliers de Moustiers, de Nevers, de Strasbourg, de Rouen ? C’est à quoi s’appliquèrent de vrais artistes comme Genlis et Rudhart à Bourg-la-Reine chez Auboin, comme Lessore, également à Bourg-la-Reine, chez Laurin.

Enfin, les carnations céramiques d’Extrême-Orient commençaient d’émouvoir les artistes. Les trouvailles de M. A. de Beaumont, qui revenait de Perse, décidèrent Collinot, le premier, à refaire des poteries orientales. Il commença ses recherches à Boulogne, par des poteries persanes, continua par des chinoises et des japonaises. Longuet tenta aussi des faïences persanes. Laurent Bouvier s’y appliqua, quelques années plus tard, avec un étonnant génie décoratif. Mais l’élan fut surtout donné par Théodore Deck, véritable artiste, potier pratiquant, infatigable chercheur. C’était un ouvrier de Strasbourg qui avait couru l’Europe à la recherche de la science et de l’art céramiques. Devenu contremaître à Paris, chez Mme Dumas, fabricante de poêles, il y avait connu l’Alsacien Reiber, Ranvier et Gluck. Reiber faisait les formes des terres cuites. Deck les émaillait avec des émaux persans : bleu turquoise, des pourpres sombres, des rouges écarlates, des bleus azurés. Puis il travailla pour son compte. En collaboration avec les peintres Hamon, Ranvier, Hermann, puis Bracquemond, rembûché dans un petit atelier du boulevard Montparnasse, où, chaque dimanche, des artistes venaient avides de nouveautés, Deck préparait les grands plats émaillés qui eurent un éclatant succès à Paris et à Londres en 1861. Enfin, Solon, de Sèvres, s’efforçait de rénover notre manufacture nationale, lorsque les Anglais, qui suivaient de très près le mouvement céramique français, notamment les Minton, le comprirent, l’appelèrent, en 1870, et ne le laissèrent plus revenir chez nous.

A côté de ces potiers qu’on pouvait déjà dire des « professionnels, » tout un groupe d’artistes et d’amateurs faisait des recherches en commun. C’étaient le paysagiste Bouquet, le docteur Marjolin et Mme Marjolin, Claudius Popelin le théoricien de la pléiade, qui citait Cyprian Piccolpassi, Durantoys, à tout ce monde ébahi. On se réunissait une fois par semaine chez les Marjolin ; on prenait de grandes plaques à poêle fournies par Laurin et, là-dessus, c’est-à-dire sur émail cru, on peignait des tableaux qu’on portait cuire à Bourg-la-Reine. Mme A. Moreau et Mme Escalier firent aussi de petits chefs-d’œuvre. Mais ces façons de grands seigneurs qui décoraient une matière préparée par des ouvriers, puis la renvoyaient aux ouvriers pour la vitrification des couleurs, offraient bien des dangers : le transport altérait les frêles couches posées sur l’émail en poudre. Quelques artistes eurent l’idée de venir peindre leurs vases, sur place, dans la fabrique de Laurin. Etant là, ils virent comment se transformait leur œuvre : ils s’intéressèrent aux difficultés matérielles de l’exécution céramique, à la « conduite du feu. » S’y intéressant, ils suggérèrent des idées, des expériences. Ils s’avisèrent que leur art même devait s’inspirer de ces expériences et qu’il ne fallait peut-être pas peindre sur de la terre comme sur une toile. Les fabricans, aussi, sentirent, à ce contact, s’éveiller des ambitions nouvelles. C’est au pied des fours que l’artiste et l’artisan, séparés depuis si longtemps, se retrouvèrent, de nos jours, pour la première fois. Nul ne crut plus déchoir en retroussant ses manches et en mettant, comme il est rigoureusement vrai, ici, de dire, « la main à la pâte. » Et comme en France, il n’y a guère de milieu entre la honte qu’on a d’un métier et la vanité qu’on en tire, du jour où la besogne du potier ne fut plus tenue pour servile, on voulut qu’elle fût glorieuse.


Artiste, j’ai brûlé ma face au feu des moufles !


s’écriait orgueilleusement Popelin. Tout ce remuement d’idées et de gens devait aboutir à quelque chose. Mais inauguré par des peintres, il courait grand risque de fournir seulement un nouveau subjectile à la peinture et non de créer une céramique nouvelle. Pour ressusciter les vieux arts du feu et du potier, il fallait qu’un artiste vînt non de l’atelier et du salon, mais du four et de la poterie. Alors vint Chaplet.


II

Ernest Chaplet était né en 1835, à Sèvres à l’ombre de la manufacture. Il y avait travaillé dès l’âge de treize ans. Toute sa carrière est donc celle d’un potier. Sa vie n’est que l’histoire de ses recherches et de ses luttes avec les quatre élémens des Anciens : la terre, l’eau, l’air et le feu. Elles se divise en trois grandes périodes : 1° l’imitation des majoliques italiennes, 2° l’imitation des anciens grès français, 3° l’imitation de l’Extrême-Orient.

Au début, enthousiasmé par les faïences italiennes, les della Robbia, qu’il voyait au musée de Sèvres, il rêvait de les ressusciter dans la céramique française. Cette idée lui vint en même temps qu’à son maître Lessore, excellent artiste, de beaucoup plus âgé que lui et qui travaillait à Sèvres en même temps. En unissant leurs forces, ils parvinrent à exécuter trois vases assez importans dont l’un avait plus d’un mètre de haut et qui furent exposés en 1855. Mais ce que Chaplet cherchait à reproduire alors ce n’étaient point les formes, c’était la coloration italienne, c’est-à-dire qu’élève d’une fabrique de porcelaine, il ambitionnait de faire de la faïence ; ou, du moins, de traiter la porcelaine le plus possible comme la faïence.

Pour comprendre combien ce désir était nouveau et particulier, il faut se souvenir que tout l’effort de la science céramique à cette époque, représentée par les théories de Brongniart dans son fameux ouvrage, tendait à vitrifier le plus possible la porcelaine, c’est-à-dire non seulement à l’écarter le plus possible de la faïence, mais à la rapprocher le plus possible du verre. En même temps, tout l’effort artistique de cette époque tendait à confondre le plus possible la décoration de Sèvres avec la peinture à l’huile ou la miniature sur ivoire ou l’enluminure de missel. Les efforts de la science et de l’art réunis aboutissaient donc à des tableaux sur verre, ou du moins tendaient à y aboutir. Il y avait là une double erreur : céramique et artistique. Au point de vue du potier, la porcelaine, à ce point rapprochée du verre, n’avait plus les qualités de grâce souple et de consistance qui caractérisent une chose céramique. Elle les avait si peu, qu’on était obligé de restituer à la pâte. pour qu’elle se modelât facilement et pour qu’elle « fît corps » un peu de cette argile que, par un faux sentiment du beau, on en avait expulsé. Le verre ou la pâte de verre sont de fort belles matières, mais si l’on en rapproche la porcelaine on perd les qualités propres de l’une sans réaliser parfaitement les qualités différentes de l’autre. Au point de vue de l’artiste, l’erreur n’était pas moindre. Un effet de peinture à l’huile peut être un fort bel effet, mais se réalise beaucoup mieux sur toile ou sur bois que sur porcelaine et sur une surface plane que sur un corps bombé. On se donnait donc beaucoup de peine pour obtenir des résultats, au point de vue céramique, néfastes, et, au point de vue artistique, nuls.

En inaugurant sur la porcelaine des décorations jusque-là réservées à la faïence, Chaplet restituait donc à la pâte de kaolin son rôle céramique et à sa décoration des effets de couleur propres à la terre émaillée et que la peinture ne peut obtenir. Aujourd’hui que nos yeux sont habitués aux chefs-d’œuvre de cet art, tant exhumés de nos vieilles provinces que rapportés de l’Extrême-Orient, l’initiative de Chaplet nous paraît fort naturelle et sans grand mérite. Mais, à cette époque, elle constituait, de la part d’un homme jeune, pauvre et inconnu, une singulière audace et pendant de longues années les marchands de bibelots ou de curiosités, les industriels, les fabricans le lui firent bien voir. « Que voulez-vous que je fasse de cela ? disaient-ils. Il nous faut du vieux. C’est assez joli, mais combien ? — Vingt francs, disait Chaplet. — Vingt francs ! la douzaine ?... » Les amateurs préféraient les faïences anciennes qu’on trouvait à cette époque à fort bon marché, et ils n’avaient point absolument tort. C’était le temps où Sauvageot allait dans le Midi, ramassait nombre de Moustiers et donnait en échange des porcelaines toutes neuves qui plaisaient infiniment plus aux propriétaires. Il y a, au musée de Cluny, des pièces qui valent plusieurs milliers de francs et qui lui ont coûté quarante sous : des services qui étaient au grenier dans les châteaux ou dans des maisons de paysans et qui servaient aux enfans à faire la dînette. Les collectionneurs qui pouvaient avoir pour 4 francs une faïence de Moustiers ne se jetaient pas sur les pièces neuves dont Rudhardt leur demandait 25 francs. Quant aux profanes, inutile de marquer ici que toute faïence ancienne ou nouvelle leur déplaisait également. Ainsi, entre les profanes qui aimaient mieux la belle porcelaine nouvelle et les initiés qui trouvaient à meilleur compte les chefs-d’œuvre de l’ancienne faïence, les potiers modernes comme Chaplet ne recueillaient que peu d’encouragemens. Mais, à mesure que le temps s’écoulait, une double circonstance heureuse se produisit. Les amateurs de faïence devinrent plus nombreux et les faïences anciennes plus rares. Les amateurs se mirent donc à regarder autour d’eux s’ils ne voyaient pas quelque chose qui y ressemblât. Ils virent les essais de Chaplet, de Solon, de Bouvier et des autres, chez un certain Rousseau, rue Coquillière, qui était la Providence des potiers, ils s’y attachèrent : de ce jour, la Renaissance céramique était possible.

À cette époque, Chaplet travaillait chez Laurin à Bourg-la-Reine, avec Dammouse et, pendant dix ans, il poursuivait ses recherches de coloration italienne de la Renaissance et retrouvait, peu à peu, un grand nombre des recettes de l’émail stannifère. Mais à mesure qu’il réussissait dans cette première carrière ouverte à son ambition, il rêvait d’autre chose. Il lui semblait que nos anciens grès français n’étaient pas inférieurs, ni comme matière ni comme décoration, aux faïences italiennes. Il voulait les remettre en honneur. Il proposa donc à Laurin de faire du grès dans ses fours. C’était un monde nouveau à découvrir, des expériences coûteuses à tenter, toute une éducation du public à refaire. Laurin hésita, puis refusa : ils se séparèrent.

En 1872, Chaplet découvrit la barbotine qui eut, en 1878, un succès si retentissant et qui fut si fort à la mode pendant quelques années. En 4876, il s’installa, à Limoges, chez Haviland, industriel très éclairé et fort curieux de belles tentatives, et y fit de la barbotine avec Bracquemond. Mais déjà ce succès de mode ne l’intéressait plus et son vieux désir de ressusciter les grès français le reprenait avec plus de force. Il proposa la tentative à Haviland qui hésita. Avant de se séparer définitivement de lui comme il avait fait de Laurin, Chaplet prétexta un voyage de santé en Normandie et alla passer quelque temps dans une fabrique de grès pour y apprendre la technique du métier. Il en rapporta quelques beaux spécimens à Haviland et lui demanda : « Que pensez-vous de ceci ? — Je pense que c’est admirable ! » répondit Haviland. Chaplet lui assura qu’il pourrait réaliser de telles œuvres et des œuvres supérieures en fort peu de temps : l’essai fut tenté et réussit pleinement.

En 1882, il s’installa dans une fabrique de la rue Blomet pour y faire des grès, des pichets, avec Haviland, jusqu’en 1885, époque à laquelle il prit la fabrique à son propre compte. Mais déjà les colorations éclatantes de l’Extrême-Orient l’attiraient. Elles lui avaient été révélées par le peintre Bracquemond. Depuis longtemps sa pensée avait abandonné les grès auxquels il avait converti peu à peu le public. En 1888, il cédait sa fabrique à Delaherche, qui devait créer à son tour une céramique tout à fait originale : les grès flammés où il reste, encore aujourd’hui, le maître. La vitrine de Delaherche, au musée du Pavillon de Marsan, contient des œuvres dignes d’être comparées aux plus belles choses anciennes.

Dès lors, à Choisy-le-Roi, c’étaient les secrets des Chinois que Chaplet s’appliquait à découvrir, et aux deux expositions de 1889 et de 1900, le monde entier s’accorda à reconnaître qu’il y avait réussi : le rouge de Chine, sang de bœuf, fut la première étape, en 1884 ; à seconde étape : le bleu de Chine, qu’il obtint, non pas du tout avec du cobalt comme il était dit alors, dans les traités de céramique, mais avec du cuivre ; la troisième étape : le blanc de Chine, le blanc laiteux avec la pâte à grains appelée « peau d’orange. » Cette dernière étape était la plus difficile à franchir. Pour obtenir ce blanc, il fallut avoir obtenu auparavant du bleu, dont quelques points restés çà et là dans le blanc attestent l’existence antérieure sur le vase de la couleur qui a viré. Chaplet y réussit et exposa des merveilles en 1900. À ce moment, son rôle était fini. Les trois admirations de sa jeunesse, de son âge mûr et de sa vieillesse : la Renaissance italienne, les grès français ou les « pichets, » la porcelaine chinoise, le bleu, le blanc, la « peau d’orange, » étaient devenus des réalisations de l’Art français contemporain.


III

A quel point elles l’enrichissent, c’est ce que nous montre une visite au pavillon de Marsan. Notre première impression devant ces porcelaines, c’est que ce ne sont pas des porcelaines. Car notre idée de la porcelaine est celle d’une chose brillante et à demi transparente. « Des vases qui ont la transparence du verre ; l’eau se voit au travers, » disait, déjà, un voyageur arabe, au IXe siècle. Or ceci est opaque et mat. Pourtant, regardons bien et nous verrons qu’à défaut de la transparence proprement dite qui disparaît sous la riche diaprure des couleurs, ces poteries rayonnent d’un éclat compact qu’on n’obtiendrait sur aucune autre matière, faïence ou grès, — et cela seul justifie l’emploi de cette terre et de ce mot. Ensuite, si le mot « porcelaine » évoque en nous l’idée de quelque chose de mince et de fragile, de féminin semble-t-il, et qui inspirait à Carriès ce mot : « Le grès est le mâle de la porcelaine, » ici, au contraire, hors l’infinie douceur des teintes neigeuses, lactées, cendrées, gorge de pigeon, il n’est rien que de robuste. Encore nos yeux ne nous renseignent-ils pas entièrement sur le poids de cette matière. Si vous ne faites que la regarder, vous vous dites : c’est une fleur ! Si on vous la met dans la main : c’est un obus ! Enfin, troisième signe distinctif, à aucun moment, nous n’avons la sensation que voici une forme qui a été revêtue d’une couleur ; elle ne se conçoit pas plus sans sa couleur qu’une figure, qu’une main, qu’un fruit, qu’une pierre : elle semble être née avec elle. Ce n’est pas un ornement : c’est un état ; ce n’est pas une parure : c’est une peau. Combien elle est nuancée, bigarrée, sillonnée de lueurs et de veines sous-jacentes, vous le voyez d’un coup d’œil et plus vous vous y attachez, plus vous en percevez de nouvelles, sourdre et filtrer, point par point, fil à fil, onde par onde, comme au long des côtes de Provence, lorsqu’on s’approche du bord, on voit les sables blancs et les algues du fond serpenter en arabesques vertes et lilas parmi les bleus incandescens de la mer.

Et ceci n’est que pour le sens de la couleur. Mais observez l’épidémie de ces pots, de ces cendriers, de ces cornets. L’un a le grain de la coquille d’œuf ou de la peau d’orange, d’autres la peau de la poire, le grenu du rocher déchiqueté par les eaux, le tissu âpre de l’écorce d’arbre, le plissé de la coquille marine, le glacé de l’aubergine. Ce sont des joies et des émotions esthétiques non seulement pour le regard, mais pour le toucher. D’abord, pour cette sorte de regard qui est un toucher à distance, qui éprouve, enveloppe, soupèse, effleure, la densité d’une matière, son galbe, sa masse, son grain ou son épiderme avant que les papilles de la main ne soient mises en contact avec elles. Ensuite, pour le toucher lui-même, pour cette vue de près qui perçoit, point par point, la texture d’une matière, s’émeut, s’irrite, s’émerveille, s’alanguit, se calme, s’endort selon des accidens et des transitions perceptibles seulement à la sensibilité tactile. Chaplet a travaillé pour ces amateurs de la belle plastique qui en promenant leurs doigts, aux longues phalanges, sur les médailles, les ivoires, les netzkés, les bois précieux, et curieusement ouvragés, y prennent autant de plaisir qu’à les voir.

Il en a été récompensé. Un soir, dans son atelier de Choisy-le-Roi, le grand vieillard, adossé à son four éteint, les yeux éteints, me contait sa vie en maniant un admirable bloc de porcelaine peau d’orange qu’il caressait en parlant. Il parlait du feu comme quelqu’un qui a vécu dans l’intimité d’un roi fantasque et bienfaisant, d’un despote d’Orient qui, en une heure, vous comble de dons ou bien brise vos plus longs espoirs et met à néant vos plans les mieux combinés, un génie quinteux dont toute une vie passée à ses côtés n’a pu vous faire pénétrer entièrement le caractère ni présager l’humeur. Il l’évoquait avec un mélange de respect et de familiarité, de défiance et de gratitude, mais avec un fond de tendresse. Car le potier parle du feu comme le marin parle de la mer.

La raison en est simple. Le potier propose, mais le feu dispose. C’est le potier qui moule, mais c’est le feu qui peint. Le potier ne peut que lui fournir les couleurs, lui donner de l’air ou l’étouffer, et l’arrêter au moment où il croit que le ton le plus beau est atteint. Car, à mesure que le feu travaille, les couleurs mises sur la terre s’exaltent, éclatent, puis elles changent, passent, « virent » comme on dit, s’éclairent ou s’obscurcissent, deviennent de tout autres couleurs. Le vert pâle devient un vert éclatant, puis le vert devient bleu, puis le bleu devient blanc. Le blanc rosé devient rouge, le rouge devient jaune, le jaune devient noir. Selon le moment où il arrête le feu, le potier retire le même vase rouge, jaune ou noir, éclatant ou terne, semé de « cloques » ou lisse, svelte ou brisé. Jusque-là, il ne peut que se tenir à côté de lui, entasser du bois ou laisser passer l’air et le regarder faire. Encore voit-il très mal ce qu’il fait. Il en est réduit à le deviner. Il applique son œil contre le « regard, » petite lunette creusée dans le mur : il voit si le feu est encore jaune clair ou s’il est déjà blanc ; avec de longues pinces il retire, comme le pyromancien antique, de petits morceaux de terre, des « montres » dont la couleur lui est un présage. Mais que ce présage est douteux ! Son anxiété grandit, A certains momens, elle devient intolérable. Il y a en lui du joueur comme il y a du savant. Il tourne et retourne autour de l’effrayant creuset où le mystère s’accomplit. Il se désespère, il arrête le feu ; il s’en va. Il se jure à lui-même qu’il ne compte plus sur la réussite, qu’il s’en désintéresse, qu’il ne viendra point défourner. Fasse qui voudra, des grès flammés ou des porcelaines ! Il n’en a cure ! Le lendemain, à la première heure, il accourt, et se brûle les doigts dans sa hâte à briser la porte de son four…

Chaplet avouait toutes ces choses, mais la dominante de ses impressions était la confiance dans les forces secrètes de la nature. Il disait : « N’ayez pas peur de remettre au feu. Le feu seul vous donnera une matière solide, compacte, une couleur profonde, un grain savoureux. Si un premier feu ne suffit pas, jetez votre porcelaine dans un second, si le second n’en a pas fait ce que vous désirez, demandez-le à un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que votre essai soit perdu ou sauvé. Les harmonies que donne le feu sont toujours belles… » Pendant cet éloge du Feu, la nuit était venue. Le vieux potier continuait de parler, mais je ne voyais plus ses paroles sur ses lèvres : je les entendais seulement. Il prenait un grès ou une porcelaine, le palpait, le reconnaissait, en éprouvait une dernière joie ; son souvenir rallumait les teintes endormies ; les évoquait, une à une, comme des victoires et j’avais la sensation qu’il les voyait encore, quand moi, depuis longtemps, je ne les voyais plus…

L’artiste était tout entier dans les paroles que je viens de rappeler. C’était un empirique. Il a sans doute profité des recherches faites avant lui, et les services rendus par les chimistes de Sèvres à la céramique française sont hors de cause ; mais il n’a point suivi sans contrôle les enseignemens de la science et, les trouvant insuffisans, il a demandé à l’expérience de les compléter. Il a aussi sollicité le hasard, guetté l’accident, béni la catastrophe. Personne n’a plus étroitement collaboré avec la nature. Aussi regardons, dans la vitrine placée au milieu de la salle, ses dernières œuvres, les plus belles : elles sont en tout semblables à des créations de la nature : on dirait presque des roches ou des galets roulés dans des pierres précieuses. La forme y est peu de chose, le décor n’y est rien ; à peine, çà et là, sent-on que la main de l’homme a mis une retouche aux essais du cratère. Ce ne sont que matières et couleurs. Encore ne voit-on pas ces couleurs découpées en arabesques, mais unies, fondues, allant s’évanouissant ou s’échauffant, comme sur un rocher, une coquille ou un fruit. Du fruit ou de toute autre création de la nature, elles ont encore ce caractère que nulle d’entre elles ne ressemble à une autre. Enfin, elles sont faites selon la méthode qu’employa selon toute vraisemblance la nature elle-même. Le potier a réuni les éléments épars des roches sédimentaires, dissociés par l’eau et le temps, et, les replongeant dans le feu, il les a refaits indestructibles. Après tous les efforts de l’art pour se séparer de la Nature, voici l’effort suprême qui est de se mettre à sa place et de traiter la matière comme elle, aux premiers âges du globe, afin d’atteindre une même sorte de beauté. Si notre civilisation disparaissait dans quelque cataclysme et si l’on déterrait dans plusieurs siècles les poteries de Chaplet, comme on déterre aujourd’hui celles de Diphilos ou de Douris, ce serait une question de savoir si on se trouve en face de l’œuvre de l’homme ou de l’œuvre du hasard. Et c’est une étrange grandeur de l’artiste que de jeter ainsi dans la Nature une merveille si belle qu’on ne sache plus si elle est d’elle ou de lui...

De là, Chaplet tire son caractère. Quand, après un défournement heureux, il sortait dans la petite rue de Choisy-le-Roi, ses fours éteints, les passans qui le croisaient ne se doutaient guère que cet homme venait de résoudre un peu du problème primordial de la beauté. Mais comme les femmes de Toscane sur le pas de leurs portes, voyant passer le Dante, ils devaient éprouver ce qu’il y avait en lui de grave et de pensif. Ce grand vieillard aveugle, qui avait vécu toute sa vie avec le Feu, qui lui avait confié tout ce qu’il avait de plus précieux, ses ambitions, ses espoirs, ses ressources, ses yeux, qui en avait reçu, en échange, des trésors inouïs, de tels trésors que jamais peut-être, en Occident, on n’en a reçu de semblables, revêtait une sorte de grandeur tragique. S’il eût vécu dans le monde antique, les Grecs eussent fait de lui un de ces mythes admirables que M. Salomon Reinach se divertit aujourd’hui à réduire à leur armature de réalité, à des personnifications de services publics, ou à de risibles coq-à-l’âne. Ils en auraient fait non pas le dompteur du Feu, — car il ne l’a pas dompté, — mais le complice humain d’un démon hargneux et magnifique, le seul visible des deux conjurés dans l’œuvre hardie, singulière et peut-être impie de repétrir, à notre fantaisie, quelques miettes de la création.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. M. L. Solon, A history and description of the old french faïence, wîth an account of the revival of faïence painting in France, with a préface by William Burton ; London, 1904.