Chants hellènes/Texte entier

Ladvocat, libraire (p. 5-38).

Au moment où j’allais publier ces poésies, j’ai lu dans les journaux que deux jeunes Grecs ont été faits prisonniers par un pacha, qui leur a demandé d’abjurer leur religion s’ils voulaient conserver la vie. Ils ont répondu qu’ils aimaient mieux mourir. Le pacha a cependant consenti à les épargner moyennant une rançon de 20 000 piastres. 10 000 ont déjà été données par les fidèles de Rome. On fait un appel aux fidèles de Paris, pour les dernières 10 000. Le nonce du Pape garantit la vérité du récit, et tous les notaires sont chargés de recevoir les dons que la propagande fera parvenir d’une manière certaine à leur destination.

C’est à la délivrance de ces deux jeunes Grecs que sera consacré le produit de cet ouvrage. Le dévouement de conscience, la constance dans le sentiment d’une foi quelconque, sont des vertus trop rares en ce moment pour ne pas les honorer et les secourir là où elles se présentent. Il faut le dire à la civilisation européenne rendue molle et égoïste par une longue prospérité, c’est encore l’Orient, ce sont encore ces contrées héroïques qui ressuscitent les premières ces grands exemples que l’Occident n’a guère fait qu’imiter. Une chose singulière à remarquer dans la destinée de la Grèce, c’est que cette nation existe d’une manière éclatante et supérieure, ou disparaît sans garder aucune trace de sa grandeur, aucun débris de sa puissance. Elle est, ou n’est pas. La voici maintenant qui se réveille après un sommeil de près de vingt siècles. Il ne s’agit plus de cette Grèce accusée et flétrie depuis si longtemps, peut-être avec raison. C’est un peuple nouveau régénéré par le malheur, forcé de se relever violemment, parce qu’on l’a trop fortement courbé ; incapable de combiner une révolte, mais aussi de l’abandonner, commencée ; ne pouvant se dégager d’une intolérable oppression que par le glaive, et marchant à son affranchissement, tout chargé de l’héritage d’une longue vengeance, qu’il laissera plus léger à ses enfans. Je n’ai pas besoin, je crois, de justifier l’intérêt puissant qu’une si belle lutte m’inspire ; ceux qui ne calculent que les moyens purement humains, peuvent garder quelques doutes sur son résultat. Pour moi, je ne le crains pas : je crois pleinement en l’énergie de tout un peuple qui se fait sauter avec ses forts pour emporter avec lui ses ennemis, qui s’attache lui-même avec ses brandons aux vaisseaux des barbares pour les incendier, qui trouve des femmes et des enfans toujours prêts à le seconder ou à l’imiter, et qui, placé maintenant dans une double alternative de mort ou de victoire, prouvera solennellement que le mépris de l’une mène toujours à l’autre.

Cependant l’Europe actuelle ne porte à de si nobles débats qu’un intérêt de curiosité ; on dirait que les combats du cirque sont renouvelés, et que la Grèce est un vaste colisée où les descendans des Miltiade et des Aristide sont livrés au cimeterre ottoman, comme les premiers chrétiens l’étaient aux griffes des lions. Ce sont toujours des chrétiens qui combattent ; mais autrefois, du moins, c’était l’Europe payenne qui remplissait les amphithéâtres.

Je sais qu’il est des nécessités politiques (quoiqu’en petit nombre), qui peuvent imposer à l’égard des Grecs une certaine réserve, à plusieurs bons esprits, et je respecte les motifs qui empêchent les hommes d’état d’intervenir dans une cause qui ne peut manquer de les intéresser en leur qualité d’hommes et de chrétiens : c’est une concession que je fais aux préjugés de tous les temps ; car ma conscience ne reconnaît de respectable, même en politique, que ce qui est juste et moral ; j’ai toujours été convaincu qu’il n’y a de vraiment bon dans sa fin que ce qui est bon dans son principe, et que toute la ruse diplomatique, toute la force des bayonnettes ne sauraient mener à bien une chose vicieuse en soi, au moins pour un résultat définitif. Je sais bien que les hommes d’état ont pour eux les traditions, mais je crois avoir en ma faveur l’expérience, celle surtout de leur système ; je ne leur demande que d’y regarder de plus près ; et sans prétendre à les régenter, ce qui serait un rôle trop aisé, quand le leur est si difficile, je me permettrai d’exprimer un vœu qui n’a pas été écouté sans succès dans la dernière guerre d’Espagne : c’est qu’on reconnaisse du moins à la morale politique le droit d’être essayée comme système, si l’on ne veut pas l’admettre comme devoir.

Mais enfin, ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion qui nous égarerait trop loin de notre sujet. Je ne veux pas entreprendre de rendre la cause des Grecs sacrée, sous le rapport politique, aux monarques de l’Europe ; je désirerais seulement la montrer telle aux peuples, sous le rapport du malheur. Mon but serait presqu’atteint si je leur inspirais une pitié libérale en bienfaits, et si l’argent de nos banques allait aider les efforts désespérés de ces malheureux Grecs, à défaut du fer de nos arsenaux.

Si j’avais cru mes chants dignes d’un grand succès, si je m’étais senti fortement appuyé de l’intérêt et de l’exemple de quelque personnage éminent en renommée ou en dignité, qui eût désiré attacher le premier son nom à une entreprise généreuse, j’aurais ouvert une souscription en faveur de ces braves qui ont besoin de payer des alliés, et qui n’ont guère de ressources à attendre d’un pays qui ne peut avoir que des soldats. Nous semblons nous être jetés tout entiers dans les opérations de finances : eh bien ! secourons en marchands ceux que nos aïeux allaient défendre en chevaliers. Et pourtant nous revenons de Cadix où la bannière chevaleresque s’est déployée dans toute sa beauté !… Ah ! que notre diplomatie du moins nous conserve notre beau caractère, à Constantinople, comme notre pavillon le fait aimer et respecter dans tout l’Archipel. Présentons-nous au sérail, en tête de la diplomatie européenne ; il s’agit de civilisation et de générosité, et cette place nous appartient ; menaçons, conseillons, et que le divan cède à nos paroles ce qu’il serait forcé de céder à nos armes.

Et qu’on ne dise pas que c’est une croisade à recommencer, que ce ne sera pas chose facile de détruire l’islamisme et d’en délivrer à la fois l’Europe et l’Asie ! Il ne s’agit aucunement d’une telle entreprise, qui ne laisserait pas du reste que d’être très belle si elle devenait praticable. Il est sous l’Empire turc des provinces presqu’entièrement peuplées de Musulmans, où le peu de naturels du pays qui ont échappé à plusieurs siècles de massacres, vivent dans un esclavage qui ne leur pèse plus, parce qu’ils se sont totalement courbés sous son joug. Là il n’y a pas de résistance au vainqueur ; par conséquent il y règne une sorte de paix, comme ces barbares l’entendent. Eh bien, qu’on leur abandonne ces contrées assez malheureuses pour leur appartenir. On ne les a pas défendues à temps : maintenant le mal est fait ; peu d’hommes y souffrent… Mais les provinces de la Grèce, mais ces belles parties de l’Europe, assez peuplées de proscrits pour qu’ils tiennent en échec la plus vaste puissance du monde ! Voilà ce qui ne leur a jamais appartenu ; voilà où l’usurpation est manifeste, où la légitimité est demeurée dans toutes les familles à défaut de la famille du chef. Est-ce donc la première fois que la légitimité a dû se retirer devant la violence, et sied-il aux Français de nos jours de la faire résider dans un pouvoir que la seule force a établi ? Les royalistes sont trop accoutumés à abandonner un terrain où ils rencontrent leurs adversaires ; ils ne songent pas qu’en s’établissant toujours en opposition avec certains hommes qui ont souvent l’adresse de se bien placer, ils se mettent dans le cas de perdre tous leurs avantages. Je concevrais leur manière d’agir si le royalisme était un parti, parce qu’il y a toujours dans un parti quelque chose d’inconciliable avec ce qui n’est pas lui-même : mais le royalisme est en quelque sorte la religion politique de l’État, et au lieu de se retirer devant les hérésies, il doit les attendre de pied ferme pour les combattre ou les ramener par la persuasion dans la bonne voie.

Un grand malheur a compromis dans le principe la cause des Grecs ; c’est la funeste coïncidence de leurs mouvemens avec ceux de Naples, du Piémont et de l’Espagne. Mais on n’aurait jamais dû confondre ce qui n’avait aucun point de ressemblance. Le temps, au reste, a déjà séparé l’ivraie du bon grain ; les défenseurs des saines doctrines religieuses et légitimes, doivent retirer à eux une cause qui leur appartient. La légitimité s’entend toujours dans l’intérêt des peuples ; et c’est-là ce qui donne tant de force à celle de nos rois : la religion ne peut reconnaître aucune légitimité dans l’injustice et l’oppression, dans la violation constante de toutes les lois divines et humaines : et la religion est le régulateur suprême de tous les devoirs politiques ou sociaux. Élevons donc une voix ferme et libre en faveur des victimes, et si les Souverains alliés demeurent toujours spectateurs indifférens de cette horrible lutte, ne désirons pas qu’elle finisse, parce qu’il vaut encore mieux que Dieu reçoive des martyrs, que si le bâton faisait sans cesse des renégats ou des esclaves.


ℭhant 𝔓remier.




BYRON.




Toi que déjà nos chants vont chercher dans les cieux,
Toi que la Grèce en deuil ajoute à tous ses dieux,
Astre sitôt perdu, dont la trace enflammée
Ne laisse pas au monde une vaine fumée,
Byron, daigne inspirer ces funèbres adieux.

Il est beau de mourir pour une cause sainte,
De tomber plein de vie en la funèbre enceinte[1],
Au lieu de n’y traîner que des restes éteints ;


Aux fêtes de la vie imprudent qui s’enivre
Sans porter au cercueil l’ivresse des festins !
On peut toujours mourir dès qu’un nom doit survivre,
Alors qu’il doit grandir avec de grands destins.

Bien jeune pour la mort, déjà vieux pour la gloire,
BienSûr de renaître dans l’histoire,
Byron, au sort jaloux tu cèdes sans effroi ;
Après de longs débats, c’est la seule victoire
AprèQu’on l’ait vu remporter sur toi.

Que dis-je ! il lui tardait de proclamer tes titres :
Il sait qu’à nos respects il faut un souvenir :
Que la gloire, ici-bas, n’a que deux grands arbitres
Que Qui sont la mort et l’avenir.

Aux hommages du monde il livre ta poussière ;
Et tous ceux qui naguère ont méconnu tes droits,
Te saluant grand homme, endormi sous la pierre,
T’ouvrent avec respect le sépulcre des rois.

Mais toi qui retiré dans ton âme profonde,
D’un sang presque royal répudiais l’orgueil[2],

Qui fuyant l’embarras des vanités du monde,
Savais tout le néant des pompes du cercueil,
Parmi tant de grandeurs tu ne veux pas descendre ;
Près du toit paternel ton ombre veut errer ;
À ceux qui t’ont aimé tu réserves ta cendre ;
Il te faut un asile où l’on aille pleurer[3].

Je t’ai pleuré, vivant… aujourd’hui je te chante.
Quand le sort t’affranchit des terrestres douleurs,
Ce n’est pas moi, Byron, qui t’offrirai des pleurs ;
Et s’il est sur ma lyre une corde touchante,
Et s’iJe la réserve à tes malheurs.

Ton Je sais qu’en des erreurs funestes
Ton ardente jeunesse égara ses transports,
Que ton cœur ulcéré flétrit des dons célestes,
Que ton malheur enfin fut souvent un remords.

Au tourment de haïr te condamnant toi-même,
Tes pensers dévorans se nourrissaient de fiel ;
Tu souffrais, sans prier, sans regarder le ciel,
Tu sEt ta plainte était le blasphème.


Hélas ! tu retranchais l’avenir à tes jours :
Ta voix les maudissait, et maudire est un crime ;
Tu ne savais donc pas que si le monde opprime,
Dieu venge quelquefois et console toujours.

Mais peut-être (et j’en crois ton sublime génie[4],
J’en crois l’Europe entière honorant ton cyprès)
Nous avons méconnu tes sentimens secrets :
La gloire est tributaire envers la calomnie,
Et de nos vains propos la vérité bannie,
Et deÉclate enfin dans nos regrets.

Tu ne respirais pas librement sur la terre,
Et comme le grand aigle au haut des cieux monté,
Va chercher l’air brûlant qui nourrit le tonnerre,
Le souffle impatient de ton cœur solitaire
Le soAspirait l’immortalité.


Et le monde eût voulu que, d’une âme asservie,
Te courbant humblement sous la commune vie,
Tu suivisses ta route en ce siècle pervers
Sans proclamer ton nom, sans offenser l’envie,
Et sans blesser la foule en secouant tes fers !

Ah ! tu n’étais pas fait pour marcher avec elle,
Puis te laisser conduire à la chaîne attaché :
Non, trop de feu céleste avait été caché
Non,Sous ton enveloppe mortelle.

Quand la poudre enfermée en un frêle roseau
Prend la vie et s’élance en nos fêtes brillantes,
Jetant de tous côtés ses flammes pétillantes,
Courant, se déployant en gerbes, en réseau,
Des cris de peur, joyeux, à ses éclats répondent ;
Les groupes éperdus se brisent, se confondent ;
Car le tuyau qui siffle et serpente enflammé,
Menace en effleurant, brûle ce qu’il caresse,
Se roule sous nos pieds, jusqu’à nous se redresse,
Trouble un jeune quadrille à la danse animé,
Et répand un effroi dont le cœur est charmé.

Tel au milieu de nous tu déployais tes ailes,
Tel, d’un feu dévorant et subtil tour à tour,
Ton vol faisait jaillir les vives étincelles,
Et les vulgaires yeux étaient blessés par elles ;
Car il en est, hélas ! qui se ferment au jour.

De ce monde stérile accusant l’indigence,
Impatient du dieu qui vivait dans ton sein,
Réalisant pour nous ce fabuleux larcin
Que poursuit d’un vautour l’éternelle vengeance,
Tu courais, tu fuyais, tu demandais aux vents
De soulever le poids de ta vie inquiète ;
Du Dieu qui t’emportait magnifique interprète,
Sur les monts, sur les flots ou les sables mouvans,
Comme on cherche un abri, tu cherchais la tempête,
Et le temps et la mort n’avaient pas de retraite
Et leÉtrangère à tes pas vivans.

Où l’Eh quoi ! dans ces belles vallées
Où l’oranger suspend son fruit suave et mûr,
Où les femmes, le soir, se promènent voilées,
Où le Guadalquivir sous des cieux tout d’azur,
À ses bords parfumés verse un flot lent et pur,
Quoi, tes peines jamais n’ont été consolées !…


Soit qu’agitant la rame aux chants du gondolier,
Ta nacelle égarât la fille de Venise,
Soit qu’une belle esclave aux rives du Céphise,
T’offrît, en rougissant, un seuil hospitalier,
Où qu’aux pieds de la tour qui se penche sur Pise
Jetant son ombre au loin comme un grand peuplier,
Une jeune toscane à tes côtés assise,
T’apprît de ces secrets qu’on ne peut oublier,

Heureux d’un mot charmant et d’une main pressée,
D’un humide regard qui se lève sur nous,
D’une voix caressante et soudain oppressée,
N’as-tu jamais senti que vivre était bien doux !…

Oui, le cœur du poète a des bonheurs intimes,
Et tu les as goûtés, et ce sont là tes crimes.
On dit que ton sourire a donné le trépas,
Et l’on t’accuse au nom de tes belles victimes,
Et l’Qui pourtant ne t’accusaient pas.

L’homme aux chants inspirés a des ailes ardentes
Dont il voile aux mortels l’éclat trop radieux :
Vous, du sombre Lara rêveuses confidentes,
Fallait-il exiger, Sémélés imprudentes,
Que le dieu tout entier se montrât à vos yeux !


Et vous, qui de son nom êtes encor parée[5],
Et voToi surtout qu’il a tant pleurée,
Et voEnfant qui pleureras un jour[6].
Oh ! ne l’accusez plus ; toute cendre est sacrée,
Et tout pardon se doit aux faiblesses d’amour.

Le monde entier t’absout, défenseur de la Grèce ;
La Grèce avec transport te proclame innocent :
Déjà mouraient, au loin, ses longs cris de détresse,
Ta voix y répondit avec un noble accent,
Et tu lui prodiguas tes trésors et ton sang.

Les rois qu’elle appelait ne voulaient pas l’entendre,
Et le joug retombait sur ses fils expirans :
Toi qui n’étais pas roi, tu courus les défendre,
Et la Grèce, ô Byron, t’accueillit dans ses rangs
Comme un de ses héros ranimé de sa cendre.

Tyrtée et Périclès sont fiers de t’acquérir :
Des bords où tu naquis abjure la mémoire ;
Ta patrie est aux lieux qui consacrent ta gloire.
La Grèce est ta patrie, elle t’a vu mourir.


Ses mains en ton honneur relèveront ses temples :
Entends crier vers toi tout son peuple éperdu ;
Tu lui lègues ton nom, ta lyre, tes exemples :
Tu lLa Grèce ne t’a point perdu.

Dès long-temps sa vertu que l’Europe abandonne
Lutte avec les secours que le passé lui donne ;
Elle fait un appel à ses morts éclatans,
Et quand vient le péril, ces morts auxiliaires,
Accourus de leur tombe autour de ses bannières,
Viennent compter encor parmi ses combattans.

Tous leurs fils avec eux marchent pleins d’assurance :
Riga fait retentir l’hymne de délivrance[7],
La croix de Constantin redescend dans les airs.
Oui, les grands dévouemens ne sont jamais stériles ;
C’est comme un bouclier qui s’étend sur les villes :
C’est l’ombre de Codrus peuplant ses rangs déserts.
Ô Grèce ! il t’en souvient ; sur la terre et les mers
Qui vainquit le grand roi ? Les morts des Thermopyles.

Byron aussi vaincra…. Son nom déjà sacré,
Se mêle aux chants guerriers que l’enfance répète ;

Qu’à l’égal des trois cents, Byron soit honoré,
Que l’Hellespont bientôt lui voue un jour de fête,
Que Le premier de sa liberté.
Grecs, vengez le soldat ! dieux, vengez le poète !
Poètes, consacrons son immortalité !….







Chant second.




IPSARA.




Oui, la Grèce toujours m’intéresse et m’inspire[8],
Je lui vouerai du moins les secours de la lyre.
Que ne m’est-il donné de faire, en vers puissans,
Par cent bouches d’airain éclater mes accens !


D’une voix tour à tour menaçante et plaintive,
J’éveillerais au loin l’Europe inattentive,
Et jusqu’au cœur des rois et des peuples surpris,
De l’Archipel sanglant je porterais les cris.

Mais je n’ose prétendre à ce sublime ouvrage ;
Dieu n’a pas mesuré ma force à mon courage ;
Ma voix faible pour vous n’a que des sons touchans,
Ô Grecs ! et trop de pleurs interrompent mes chants…

Eh ! comment retenir ses larmes indignées,
Lorsqu’en des flots de sang vos familles baignées,
Implorent des vengeurs qu’elles n’obtiennent pas !
Lorsqu’aux traces de l’homme attaché pas à pas,
Le Janissaire égorge, incendie et ravage,
Aux rebuts de son glaive impose l’esclavage,
Et toujours du triomphe ensanglantant le fruit,
Ne croit avoir vaincu que ce qu’il a détruit !

Nobles Grecs, votre cause, en vain dénaturée,
Est celle du malheur, toujours pure et sacrée :
Et dussent tous les maux que vous avez soufferts,
Sur mon frêle destin tomber avec vos fers,

Dût le sabre ottoman se lever sur ma tête,
Mes vœux sont d’un chrétien et mes chants d’un poète ;
Et ma lyre excitant votre ardente valeur,
Est fidèle à ses dieux, la gloire et le malheur.





Poursuis, peuple-martyr de chrétiens et de braves,
Qu’un joug de trois cents ans n’a pu garder esclaves,
Qui trahis tour à tour, accusés, égorgés,
Abandonnés de tous et par vous seuls vengés,
Prouvez aux nations, par un exemple austère,
Que la gloire, du moins, est un droit volontaire ;
Enfans de Miltiade et de Léonidas,
Du Dieu de Machabée intrépides soldats,
Sous vos usurpateurs moins sujets que victimes,
De vos débris sanglans souverains légitimes,
Peuple grec, sois béni dans tes hardis travaux ;
Va, le Dieu que tu sers n’a pas de dieux rivaux ;
Demande au Syrien que son ange extermine,
S’il ne peut te donner une autre Salamine ;
Si de Sennachérib les bataillons poudreux,
Moins que ceux du grand roi traînaient des chars nombreux,

Et, de ce jour vengeur, si l’aube inexorable
Vit fuir un seul guerrier de leur camp innombrable.
Eh bien, du même Dieu le glaive t’est remis ;
À sa juste fureur livre tes ennemis ;
Lève-toi : fonds sur eux sans mesurer leur nombre ;
Le labarum vainqueur te couvre de son ombre.
Et moi qui de si loin ose t’encourager,
Qui gémis sur ton sort qu’il faudrait partager,
Moi qu’indigne l’Europe oisive et financière,
Méconnaissant le prix de ta noble poussière,
Que ne puis-je t’aider en tes nouveaux efforts ?
Que n’ai-je à t’apporter un nom et des trésors !
J’irais, j’évoquerais les ombres généreuses[9]
Dont la France a peuplé tes îles malheureuses,
De ces derniers croisés voués au Tout-Puissant,
Qui t’ont laissé leur gloire et peut-être leur sang ;
Mais un plus saint devoir enchaîne encor ma vie.
Eh bien ! je chanterai tes périls que j’envie,
Et déjà mes accens réveillant l’Hellespont…
Dieu ! quel long cri de mort tout à coup y répond !


Tandis que nous chantons on égorge nos frères,
Les fils du même Dieu pour qui sont morts nos pères ;
Des femmes, des vieillards, des enfans massacrés,
De saints prêtres surpris dans les rites sacrés,
Des soldats qu’on trahit mais qu’on ne peut abattre
Et qui savent mourir s’ils ne peuvent combattre,
Ipsara voit encor sur ses rocs foudroyés[10],
Tomber tous ces martyrs au sang des leurs noyés,
Et leurs têtes au loin sur tous les mâts dressées[11],
Traverser l’Archipel, à Stamboul adressées[12].

Allez, ambassadeurs des monarques chrétiens,
De la Sainte-Alliance infidèles soutiens,
Le sérail triomphant vous invite à ses fêtes ;
De sept mille chrétiens allez compter les têtes,

Respirer avec calme, à l’ombre du croissant,
D’impudiques parfums et la vapeur du sang,
Et d’un aspect complice insultant les victimes,
Complimenter des yeux leurs bourreaux légitimes.

Rois de la vieille Europe où sont vos chevaliers ?
Fils de nos paladins où sont leurs boucliers ?
De leur sang qui s’indigne entendez les murmures,
Regardez s’agiter leurs poudreuses armures ;
Héritiers des Tancrède, enfans des Châtillons,
Dont le dernier Condé guidait les bataillons,
Si durant votre exil les encans populaires
N’avaient point spolié vos toits héréditaires,
Vous y retrouveriez ce fer des anciens preux,
Qu’au temps des grands exploits Damas forgeait pour eux,
Ces écus tout meurtris des glaives infidèles,
Attestant aux enfans les gloires paternelles,
Ces casques, ces cimiers d’un acier flamboyant,
Quand reluisait sur eux le soleil d’Orient,
Au sépulcre d’un dieu ces lances consacrées,
D’un sang toujours impie à jamais altérées.
Mais ces beaux souvenirs, s’ils manquent à vos yeux,
Vivent dans tous les cœurs au nom de vos aïeux ;
Et ne me dites pas qu’un orage funeste
A tout anéanti, puisque ce nom vous reste.
Partez, allez chercher jusqu’au pied de la croix,

Les pas encore empreints du plus saint de nos rois ;
On ne s’égare point sur des traces si belles.
Quoi ! partout le croissant a des soldats fidèles,
Et le signe vainqueur qu’éleva Constantin,
Qui seul de Tolbiac décida le destin,
Qui du joug d’Almanzor affranchit nos campagnes,
De cités en cités reconquit les Espagnes,
Sur le monde chrétien passerait aujourd’hui,
Sans qu’un seul défenseur se ralliât à lui !
Vous nous imposez donc par des titres frivoles,
Chevaliers de salon et chrétiens en paroles,
Vous qui près des martyrs craignez de vous ranger,
Vous qui semblez attendre, à l’abri du danger,
Que la mer du midi vienne au pied de nos villes,
Battre d’un flot sanglant nos vaisseaux immobiles,
Et roulant jusqu’à nous des cadavres meurtris,
Des fêtes du sérail nous porte les débris !

Non, race de nos preux, levez-vous tout entière ;
Dieu le veut. — Déployez l’invincible bannière ;
Vous surtout, dont le Nil vit les succès hardis,
Vétérans de Moscou retrouvés à Cadix,
Preux récens, poursuivez ces esclaves timides
Que vous avez chassés du pied des pyramides[13] ;

Faites vous reconnaître à vos terribles coups ;
Le fer des Lusignan sera léger pour vous.
Un long gémissement à l’Orient s’élève ;
De Madrid à Corynthe apportez votre glaive ;
Frappez, rendez à tous leurs légitimes droits,
Et que tous les tyrans tremblent, peuples ou rois.


FIN.


  1. Lord Byron est mort à 36 ans.
  2. On dit qu’il descendait des rois d’Écosse par sa mère.
  3. On sait qu’il a voulu être enterré dans le domaine de ses pères.
  4. Il y a dans quelques parties des ouvrages de Byron des vers qui indiquent un sentiment religieux très profond. Il est malheureux que les agitations de son cœur l’aient jeté quelquefois en des doutes coupables, peut-être malgré lui. Ce cœur était malade comme celui de Rousseau l’avait été… On est presque excusable lorsqu’on est tant à plaindre.
  5. Lady Byron.
  6. Ada sa fille.
  7. On connaît le chant du malheureux Riga, que les Grecs répètent encore.
  8. J’ai déjà adressé, en 1820, une ode aux Grecs, qui est imprimée dans mes Poèmes et Chants élégiaques. Cette noble cause a été pour tous nos jeunes poètes une source féconde de belles inspirations.
  9. Nous avons peut-être des frères dans les Grecs que nous abandonnons : les rois de Chypre, les comtes d’Athènes, etc., étaient des français, et toute la suite de ces seigneurs s'étant mêlée aux naturels du pays, il sera demeuré en Grèce tout le sang français que le cimeterre n’aura pas répandu.
  10. La lecture des désastres d’Ipsara fait frémir. Le cœur ne se repose de son indignation que pour admirer le dévouement des Grecs, qui, trahis et sans espoir de défense, se sont fait sauter avec leurs ennemis.
  11. Le capitan-pacha a envoyé en présent au sérail 7 000 têtes de Grecs plantées sur des piques et attachées aux mâts de ses vaisseaux.
  12. Byron employe toujours le mot de Stamboul : et je crois comme lui, que lorsqu’il s’agit des Turcs, Constantinople ou Bysance sont des noms peu convenables à la physionomie barbare de ces peuples.
  13. La bataille des Pyramides.