Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 443-486).


CHANT DU SACRE

OU


LA VEILLE DES ARMES




Orietur in diebus ejus justitia et abundantia pacis.
Psalm.


La nuit couvre de Reims l’antique cathédrale ;
Mille flambeaux semant la voûte triomphale,
De colonne en colonne et d’arceaux en arceaux,
Étendent sur la nef leurs lumineux réseaux,
Et, se réfléchissant sur le bronze ou la pierre,
Font serpenter au loin des ruisseaux de lumière.
De soie et de velours les parvis sont tendus :
Les écussons royaux aux piliers suspendus,
Flottant par intervalle au souffle de la brise,
Font de soixante rois ondoyer la devise.

L’autel est ombragé d’armes et d’étendards ;
Ceux que la Palestine a vus sur ses remparts,
Ceux qu’enleva Philippe aux plaines de Bovines,
Et ceux qui d’Orléans sauvèrent les ruines,
Ce panache d’Ivry que fit flotter un roi,
Ceux que ravit Condé sous les feux de Rocroi,
Ceux enfin qui, guidant les fils de la victoire,
Du Tage au Borysthène ont porté notre gloire,
Et n’ont rien rapporté de Vienne et d’Austerlitz
Que cent noms immortels sur leurs lambeaux écrits !
Noirs, souillés, mutilés, teints de sang et de poudre,
Déchirés par le sabre ou percés par la foudre,
Pendant du haut des murs, entre leurs plis mouvants
De ce dôme sonore emprisonnent les vents,
Et semblent murmurer, en roulant sur leur lance :
« Voila l’ombre qui sied au front d’un roi de France ! »




Le temple est vide encore : aux marches de l’autel,
Un pontife vêtu de l’éphod solennel
Semble attendre le jour, l’heure, l’instant suprême
Par la voix de l’airain frappé dans le ciel même :
Cent lévites, couverts de vêtements sacrés,
Du brillant sanctuaire entourent les degrés ;
Le regard suit au loin leurs onduleuses files ;
Debout, l’œil attentif, en silence, immobiles,
Ils tiennent d’une main les encensoirs flottants ;
L’autre, pressant la chaîne aux anneaux éclatants,
Semble prête à lancer vers la voûte enflammée
L’urne où déjà l’encens monte en flots de fumée.
On n’entend aucun bruit sous les divins arceaux,
Qu’un léger cliquetis de fer dans les faisceaux,

Ou le tintement sourd des gothiques armures
Qui jettent par moments d’aigres et longs murmures.
L’ombre déjà blanchit ; tout est prêt ; qu’attend-on ?
Entendez-vous là-haut rouler ce vaste son,
Qui, comme un bruit des vents dans des forêts plaintives,
Gronde avec majesté d’ogives en ogives,
Par les sacrés échos répété douze fois,
Du dôme harmonieux fait vibrer les parois,
Et, tandis qu’à ses coups la voûte tremble encore,
Semble sortir du marbre et rendre l’air sonore ?
C’est l’airain de la tour qui murmure minuit :
Minuit ! l’heure sacrée !… Écoutez ! À ce bruit,
Les lourds battants d’airain, brisant leurs gonds antiques,
Ouvrent du temple saint les immenses portiques ;
On entend au dehors l’acier heurter l’acier,
Le marbre frissonner sous le fer du coursier,
Ou les pas des guerriers, dont le bruit monotone
Ébranle, à temps égaux, le caveau qui résonne.
Cent chevaliers couverts de l’éclatant cimier
Entrent. Quel est celui qui marche le premier ?

Son port majestueux sur la foule s’élève ;
L’or fait étinceler le pommeau de son glaive ;
Flottante à son côté, son écharpe à longs plis
Balaye en retombant les marches du parvis ;
De longs éperons d’or embrassent sa chaussure,
Et sur l’écu royal qui couvre son armure,
Du sanctuaire en feu tout l’éclat reflété
Jette au loin sur ses pas des gerbes de clarté.
De son casque superbe il lève la visière ;
Son panache éclatant flotte et penche en arrière,
Et laisse contempler au regard enchanté
D’un front mâle et serein la douce dignité.

Comme un sommet battu des coups de la tempête,
Dont les neiges d’automne ont parsemé le faîte,
Avant les jours d’hiver déjà ses cheveux blancs
Ont empreint sur ce front la sainteté des ans,
Et leur boucle d’argent, qui s’échappe avec grâce,
À son panache blanc se confond et s’enlace :
Son œil superbe et doux brille d’un sombre azur ;
Son regard élevé, mais franc, sincère et pur,
Lançant sous sa visière un long rayon de flamme,
Semble à chaque coup d’œil communiquer son âme :
Dans ce regard sévère et clément à la fois,
La nature avant l’homme avait écrit ses droits ;
Il semble accoutumé dès sa première aurore
À regarder d’en haut un peuple qui l’implore ;
Sa bouche, que relève une mâle fierté,
Imprime à son visage un air de majesté ;
Mais sa lèvre entr’ouverte, où la grâce respire,
Tempère à chaque instant l’effroi par un sourire ;
Et cette main, qu’il ouvre et qu’il tend comme Henri,
Tout annonce le Roi !… La nef tremble à ce cri :
Mais d’un geste à la foule il impose silence,
Et d’un pas recueilli vers l’autel il s’avance.

L’ARCHEVÊQUE.

D’où viens-tu ?

LE ROI.

D’où viens-tu ? De l’exil.

L’ARCHEVÊQUE.

D’où viens-tu ? De l’exil.Qu’apportes-tu ?

LE ROI.

D’où viens-tu ? De l’exil. Qu’apportes-tu ?Mon nom.

L’ARCHEVÊQUE.

Quel est ce nom sacré ?

LE ROI.

Quel est ce nom sacré ?Charles dix et Bourbon.

L’ARCHEVÊQUE.

Que viens-tu demander ?

LE ROI.

Que viens-tu demander ?Le sceptre et la couronne.

L’ARCHEVÊQUE.

Au nom de qui ?

LE ROI.

Au nom de qui ?Du Dieu qui les ôte et les donne !

L’ARCHEVÊQUE.

Pourquoi ?

LE ROI.

Pourquoi ? Pour imprimer à mon nom, à mes droits,
Le sceau majestueux du Dieu qui fait les rois !

L’ARCHEVÊQUE.

Connais-tu les devoirs que ce titre t’impose ?
Oses-tu les jurer ?

LE ROI.

Oses-tu les jurer ? Que Dieu m’aide, et je l’ose.

L’ARCHEVÊQUE.

Quels sont-ils ?

LE ROI.

Quels sont-ils ? Proclamer et défendre la loi,
Récompenser, punir, vivre et mourir en roi !
Aimer et gouverner comme un pasteur fidèle
Ce saint troupeau que Dieu confie à ma tutelle,
Être de mes sujets le père et le vengeur !

L’ARCHEVÊQUE.

Où les as-tu trouvés, ces devoirs ?

LE ROI.

Où les as-tu trouvés, ces devoirs ? Dans mon cœur !

Mon front connut le poids de ces grandeurs humaines,
Et c’est la royauté qui coule dans mes veines !

L’ARCHEVÊQUE.

Où sont les saints garants de tes serments ?

LE ROI.

Où sont les saints garants de tes serments ? Aux cieux !
Les mânes couronnés de mes soixante aïeux :
Ce Charles qui fonda des ruines de Rome
Un empire trop grand pour l’âme d’un autre homme ;
Ces princes tour à tour redoutés et chéris,
Ces Louis, ces François, ces généreux Henris ;
Et si de ces héros tu récuses la gloire,
J’en ai d’autres encore en qui le ciel peut croire !

L’ARCHEVÊQUE.

Où sont-ils, ces témoins des paroles des rois ?
Où sont tes douze pairs ?

LE ROI, montrant les douze pairs.

Où sont tes douze pairs ? Pontife, tu les vois.

L’ARCHEVÊQUE.

Nomme-les.

LE ROI.

Nomme-les.Reggio ! Ce nom, à son aurore,
Du saint vernis des temps n’est pas couvert encore ;

Mais ses titres d’honneur sont partout déroulés :
Regarde avec respect ses membres mutilés !
Ce nom, comme les noms des Dunois, des Xaintrailles,
A germé tout à coup sur vingt champs de batailles :
J’aime mieux, pour orner le bandeau qui me ceint,
Un grand nom qui surgit qu’un vieux nom qui s’éteint !

L’ARCHEVÊQUE.

Quel est ce maréchal qui d’une main frappée
Cherche en vain à presser le pommeau d’une épée ?
L’étoile des héros étincelle sur lui,
Et son bâton d’azur semble être son appui.

LE ROI.

C’est le second Bayard ! c’est Victor ! c’est Bellune !
Plus brave que son nom, plus grand que sa fortune !
Partout où la patrie a des coups à pleurer,
Son corps, rempart vivant, est là pour les parer,
Et, fidèle au malheur encor plus qu’à la gloire,
Ses revers ont toujours l’éclat d’une victoire !

L’ARCHEVÊQUE.

Et celui qui soutient de son bras triomphant
Les pas tremblants encor de ce royal enfant,
Et qui d’un œil de père, en regardant son maître,
Semble dire en son cœur : « C’est moi qui l’ai vu naître ! »
Quel est-il ?

LE ROI.

Quel est-il ? Un soldat : le nom d’Albuféra
Illustre encor celui que l’Espagne pleura

Quand, brisant dans Madrid le joug de la victoire,
Pour unique dépouille il rapporta sa gloire !
Sauveur du beau pays qu’il avait combattu,
Il a ravi son nom… mais c’est par sa vertu !

L’ARCHEVÊQUE.

Mais quel est ce vieillard ? Sa blanche chevelure
Couvre à flocons d’argent l’acier de son armure ;
Par la trace des ans son front paraît terni…

LE ROI.

C’est Moncey ! des combats le bruit l’a rajeuni.
Malgré ses traits flétris sous les glaces de l’âge,
Les camps l’ont reconnu… mais c’est à son courage.
Comme un soldat d’hier il marcha pour son roi.
Il serait mort pour lui ! qu’il vieillisse pour moi !

L’ARCHEVÊQUE.

Et celui qui, brillant d’un long reflet de gloire… ?

LE ROI.

La Trémouille !

L’ARCHEVÊQUE.

La Trémouille ! Il suffit : ce nom vaut une histoire !
Et celui qui, le front sur le marbre incliné,
Aux degrés de l’autel humblement prosterné,
Les mains jointes, les yeux fixes comme la pierre,
Semble exhaler pour toi sa fervente prière,
Quel est ce chevalier chrétien ?

LE ROI.

Quel est ce chevalier chrétien ? Montmorency.

L’ARCHEVÊQUE.

L’œil, s’il n’y brillait pas, le chercherait ici !

LE ROI.

Servant le même Dieu, fidèle au même maître,
Ses aïeux, à ces traits, pourraient le reconnaître ;
Modèle du sujet, du héros, du chrétien,
Son nom de siècle en siècle est un écho du mien ;
Et partout où la France a besoin de son glaive,
Ou le roi d’un ami, Montmorency se lève.

L’ARCHEVÊQUE.

Ce guerrier qui soutient l’étoile des guerriers,
Où l’image d’Henri brille entre des lauriers ?

LE ROI.

Macdonald ! Des héros le juge et le modèle,
Sous un nom étranger il porte un cœur fidèle ;
Dans nos sanglants revers, moderne Xénophon,
La France et l’avenir ont adopté son nom,
Et son bras, dans les champs d’Arcole et d’Ibérie,
En sauvant les Français a conquis sa patrie !

L’ARCHEVÊQUE.

Ce sage revêtu de la toge à longs plis

Où l’on voit enlacés des cyprès et des lis,
Et qui tient dans ses mains ton glaive et ta balance ?

LE ROI.

Arrête ! ce nom seul fait incliner la France !
C’est Desèze ! C’est lui dont l’éloquente voix
S’éleva pour sauver le pur sang de ses rois.
Quand aux fers des bourreaux, impatients du crime,
Disputant sans espoir la royale victime,
Il fallait un martyr pour défendre un Bourbon,
Lui seul de ce grand meurtre a lavé son beau nom.
Louis à l’avenir a légué sa mémoire,
Et ces deux noms unis sont scellés dans l’histoire !

L’ARCHEVÊQUE.

Et ce preux chevalier qui sur l’écu d’airain
Porte au milieu des lis la croix du pèlerin,
Et dont l’œil, rayonnant de gloire et de génie,
Contemple du passé la pompe rajeunie ?

LE ROI.

Chateaubriand ! Ce nom à tous les temps répond ;
L’avenir au passé dans son cœur se confond ;
Et la France des preux et la France nouvelle
Unissent sur son front leur gloire fraternelle.
Soutien de la Couronne et de la Liberté,
Il lègue un double titre à la postérité ;
Et, pour briser naguère une force usurpée,
La plume entre ses mains nous valut une épée !

L’ARCHEVÊQUE.

Nomme encor ce vieillard qui de pleurs inondé…

LE ROI.

Ne m’interroge pas ! c’est le dernier Condé !!!
Il pleure un fils absent : ne troublons pas ses larmes !

L’ARCHEVÊQUE.

Et ce prince appuyé sur ses brillantes armes,
Qui, les yeux attachés sur ce groupe d’enfants,
Contemple avec orgueil cet espoir ?

LE ROI.

Contemple avec orgueil cet espoir ? D’Orléans !
Ce grand nom est couvert du pardon de mon frère :
Le fils a racheté les crimes de son père !
Et, comme les rejets d’un arbre encor fécond,
Sept rameaux ont caché les blessures du tronc !

L’ARCHEVÊQUE.

Nomme enfin ce héros, dont la tête inclinée
Semble porter le poids de tant de destinée,
Et dont le front chargé de palmes…

LE ROI.

Et dont le front chargé de palmes…C’est mon fils !

L’ARCHEVÊQUE.

Qu’a-t-il fait pour ce nom ?

LE ROI.

Qu’a-t-il fait pour ce nom ? Demandez à Cadix !

L’ARCHEVÊQUE.

Il suffit : ces témoins répondent de ta vie !
Tout siècle les verrait avec un œil d’envie.
Charles ! réjouis-toi ! Lequel de tes aïeux
A pu citer jamais des noms plus glorieux ?




Mais silence ! Le Roi, le front contre la pierre,
Murmure à demi-voix sa touchante prière,
Et ses vœux, en soupirs de son cœur échappés,
S’exhalent lentement à mots entrecoupés :




Dieu des astres, Dieu des armées !
Dieu qui conduis de l’œil les sphères enflammées !
Dieu des empires, Roi des rois !
Au bruit d’un peuple entier qui pousse un cri de fête,
Du bronze et de l’airain qui grondent sur ma tête,
Voici l’heure ! écoute ma voix !

Errant, sans trône et sans patrie,
Triste objet de pitié comme autrefois d’envie,

J’ai mangé le pain de douleur ;
Et d’exil en exil traînant mon titre illustre,
Je n’avais à montrer, pour conserver son lustre,
Que la majesté du malheur !

Adorant tes rigueurs divines,
Dans les murs d’Édimbourg j’habitai ces ruines
Pleines du destin des Stuarts !
Ces palais écroulés, ces tours d’herbes couvertes,
Et ces portes sans gardes et ces salles désertes
Sympathisaient à mes regards !

Là, victime du rang suprême,
Une reine voyait son sacré diadème
Jouet de l’amour et du sort ;
Et, du haut de ces tours où triomphaient ses charmes,
En regardant la mer, implorait par ses larmes
L’obscurité de l’autre bord !

Que de fois sous le dôme sombre
Où je cherchais sa trace, hélas ! je vis cette ombre
Mêler ses soupirs à ma voix,
Et m’apprendre en pleurant sur quelle onde incertaine
Le vent capricieux de la fortune humaine
Fait flotter le destin des rois !

Victime, pleurant des victimes,
Trop connu du malheur, de ces leçons sublimes,
Hélas ! je n’avais pas besoin !
Quel siècle fut jamais plus fertile en ruines ?

Mon Dieu ! pour contempler tes justices divines,
Fallait-il regarder si loin ?

N’ai-je pas vu ce diadème,
Par le glaive arraché de la tête suprême,
Rouler dans la poussière aux pieds des factions ?
De la poudre des camps relevé par la gloire,
Joué, gagné, perdu, ravi par la victoire,
Passer avec les nations ?

Hélas ! sur ce sable où nous sommes,
Quand tout mugit encor de ces tempêtes d’hommes,
Qui pourrait envier ce sceptre des humains ?
C’est la foudre du ciel que porte un bras timide !
Qui toucherait sans crainte à cette arme perfide
Près d’éclater entre nos mains ?

Par un ciel d’exil profanées,
L’infortune a doublé le poids de mes journées,
Je descends la pente des ans ;
À peine si mon front, que leur souffle moissonne,
Portera sans fléchir le poids de la couronne
Qui va parer ces cheveux blancs !

La tombe avertit ma paupière ;
L’espoir à son aspect retournant en arrière
Ferme l’avenir devant moi !
Je mourrai ; de la mort l’égalité fatale
Mêlera quelque jour à la cendre banale
La poussière qui fut un Roi !


Mais ma faiblesse en vain murmure ;
Le cri d’un peuple entier, l’ordre de la nature,
Du ciel sont l’arrêt souverain !
Hélas ! il faut régner ! Régner ? quel mot suprême !
Être ici-bas ton ombre ! ô mon Dieu ! viens toi-même
Tenir le sceptre dans ma main !

Que l’onction qu’on va répandre
Me donne la vertu de craindre et de défendre
Ce trône où je suis condamné !
Et que l’huile sacrée en coulant sur ma tête
Me prépare au combat que cette heure m’apprête,
Comme un athlète couronné.

Que jamais mon œil ne sommeille !
Que tes anges, Seigneur, portent à mon oreille
Ces soupirs, les remords des rois !
Que mon nom luise égal sur mes vastes provinces !
Que le denier du pauvre et le trésor des princes
Y soient pesés du même poids !

Que, s’élevant en ma présence,
Les cris de l’opprimé, les pleurs de l’innocence
M’apportent les besoins du dernier des mortels !
Que l’orphelin tremblant, que la veuve qui pleure,
Près de mon trône admis, l’embrassent à toute heure
Comme les marches des autels !

Aux conquérants livre la gloire !
Qu’aux cœurs de mes sujets ma paisible mémoire

Ne soit qu’un tendre souvenir !
Que mes fastes heureux n’aient qu’une seule page !
Que la borne posée à mon noble héritage
Passe immobile à l’avenir !

De ma race auguste patronne,
Toi qui, pour les Français effeuillant ta couronne,
À leurs drapeaux prêtas tes lis,
Étoile du bonheur, sois l’astre de la France,
Et conserve à jamais ta bénigne influence
Aux premiers soldats de ton fils !




La première lueur de la naissante aurore,
À travers les vitraux où le jour se colore,
Comme l’aube obscurcit les étoiles des nuits,
Fait pâlir de la nef les feux évanouis,
Et la double clarté qui se combat dans l’ombre
Se mêle, en avançant, vers la voûte moins sombre.
À ce jour progressif, de ces dômes sacrés
L’œil suit dans le lointain les contours éclairés,
Et, de la basilique embrassant l’étendue,
Découvre à ses arceaux la foule suspendue :
Les tribunes, longeant les courbes des piliers,
Croisent dans tous les sens leurs immenses sentiers ;
Sous leur poids orageux le cintre ébranlé gronde ;
Un long torrent de peuple à grands flots les inonde,
En déborde, et couvrant les arcs, les monuments,
Des dômes découpés les hauts entablements,
Aux voûtes de la nef se suspend en arcades,
S’enlace comme un lierre aux fûts des colonnades,

Du parvis à la frise et d’arceaux en arceaux
En guirlandes s’allonge, ou se groupe en faisceaux,
Et du pilier gothique embrassant le feuillage,
Tremble comme l’acanthe au souffle de l’orage.
De ses noirs fondements jusqu’au sommet des tours,
Un peuple tout entier tapissant ses contours,
Pressé comme les flots de l’antique poussière,
Semble avoir du vieux temple animé chaque pierre.




L’airain guerrier résonne, et les enfants de Mars
Se rangent en silence autour des étendards :
Là, ceux dont le regard, que le calcul éclaire,
Dans les champs des combats est l’aigle du tonnerre,
Et qui, d’une étincelle échappée à leurs mains,
Font voler à son but la foudre des humains ;
Là, ces géants coiffés de sauvages crinières,
Dont le poil fauve et noir tombe sur leurs paupières ;
Ces centaures brillants, messagers des combats,
Qui traînent à grand bruit leurs sabres sur leurs pas ;
Et ceux qui font rouler sur le fer d’une lance
Ces légers étendards où la mort se balance ;
Et ceux dont au soleil les casques éclatants
Font ondoyer encor des panaches flottants ;
Et ceux qui, revêtus de leurs brillantes mailles,
N’offrent qu’un mur d’airain sur leur front de batailles,
Et dont le pied, pressant les flancs d’un noir coursier,
Résonne sur le sol comme un faisceau d’acier !
Digeon, Valin, Maubourg, dirigent leurs courages !
Enfants des deux drapeaux, braves de tous les âges,
Ces preux autour du Roi n’ont qu’un cœur et qu’un rang ;
L’Espagne a confondu les couleurs dans leur sang.

Là ce jeune guerrier, ce débris de deux guerres,
Dont le laurier s’unit au cyprès de deux frères ;
Ce sang, dont la Vendée a vu couler les flots,
N’épuisa point en lui la source des héros[1].




Mais, sur ce dais où l’or en longs plis se déroule,
Quel populaire instinct porte l’œil de la foule ?
Ah ! c’est le sang royal qui parle aux cœurs français !…
À l’ombre de ces lis entourés de cyprès,
Dont la tige sur elle avec amour s’incline,
Voilà l’ange exilé ! la royale Orpheline !
Son front, que des bourreaux le fer a respecté,
Garde de la douleur la noble majesté !
On sent à son aspect que, digne de sa mère,
Le ciel lui fit une âme égale à sa misère !
À ces pompes du trône on la ramène en vain ;
Son cœur désenchanté les goûte avec dédain,
Et peut-être, au moment où son œil les contemple,
Son âme, s’envolant dans les cachots du Temple,
Rêve aux jours de l’enfance où, sous ces murs affreux,
Que la main des bourreaux obscurcissait pour eux,
Un rayon de soleil à travers une grille
Était la seule pompe, hélas ! de sa famille !…

La veuve de Berri des couleurs du cercueil
Couvre son front mêlé d’espérance et de deuil ;
Ses longs cheveux épars, se dénouant d’eux-même,
Semblent en retombant pleurer un diadème ;

Son regard, effleurant le faste de ces lieux,
N’y voit qu’un vide immense et se reporte aux cieux.
Hélas ! le sort, voilant l’aube de sa jeunesse,
A brisé dans ses mains une coupe d’ivresse…
Le coup qu’elle a reçu répond à tous les cœurs ;
Ses yeux dans tous les yeux ont retrouvé des pleurs.
Là, deux sœurs, un exil, un palais les rassemble[2] ;
Le malheur, la pitié, les invoquent ensemble ;
Le siècle les admire et ne les connaît pas,
Le pauvre les regarde et les nomme tout bas.

Mais quel est cet enfant ? L’avenir de la France !!!
La promesse de Dieu qu’embellit l’espérance !
De ses seuls cheveux blonds son beau front couronné
Ignore encor le rang pour lequel il est né ;
Libre encor des liens de sa haute origine,
Il sourit au fardeau que le temps lui destine ;
Ses yeux bleus, où le ciel aime à se retracer,
Sur ces pompes du sort s’égarent sans penser ;
Il ne voit que l’éclat dont le trône étincelle,
La vapeur de l’encens qui monte ou qui ruisselle,
Le reflet des flambeaux répété dans l’acier,
Ou l’aigrette flottant sur le front du guerrier ;
Et, comme Astyanax dans les bras de sa mère,
Sa main touche en jouant aux armes de son père.

Le pontife est debout : le nard aux flots dorés
Semble prêt à couler de ses doigts consacrés ;
Charle, à genoux, baissant son front sans diadème,
Offre ses blancs cheveux aux parfums du saint chrême ;

Et le prêtre, élevant la couronne en ses mains,
Parle au nom du seul maître, au maître des humains.




L'ARCHEVÊQUE.

Si nous étions encore aux siècles des miracles,
La colombe, planant sur les saints tabernacles,
T'apporterait du ciel le chrême de Clovis,
La main d’un ange même, aux accents d’un prophète,
Poserait sur ta tête
La couronne de lis !

Mais ces temps ne sont plus ! le passé les emporte ;
Le ciel parle à la terre une langue plus forte :
C’est la seule raison qui l’explique à la foi !
Les grands événements, voilà les grands prestiges !
Tu cherches les prodiges !
Le prodige, c’est Toi !

C’est toi ! Roi sans sujets ! fugitif sans asile !
Proscrit du trône ingrat d’où l’Europe t’exile,
Tu vas traîner des rois l'indélébile affront,
Puis, au moment marqué par le Maître suprême,
Tu reviens : de lui-même
Le bandeau ceint ton front !

Tu reviens sans trésors, sans alliés, sans armes,
Toucher du pied royal cette terre de larmes,

Cette terre de feu qui dévorait les rois !
Comme un homme trompé par un funeste rêve,
On s’éveille, on se lève,
On s’élance à ta voix !

« Le voilà ! » Ce seul mot a reconquis la France ;
Tout un peuple animé de zèle et d’espérance
Te porte dans ses bras au palais paternel !
Le soldat, des Germains ne compte plus le nombre,
Et se désarme à l’ombre
De ton trône éternel !

Les villes à tes pieds portent leurs clefs fidèles ;
Les soldats étonnés, ouvrant leurs citadelles,
Comme un salut royal déchargent leur canon !
Ces drapeaux que jamais, aux éclairs de la poudre,
Ne fit baisser la foudre,
S’abaissent à ton nom !

La Liberté superbe, à ta voix assouplie,
Sous un joug volontaire avec amour se plie ;
Tu souris au pardon sur la force appuyé !
Trente ans comme un seul jour s’effacent : ta mémoire
Se souvient de la gloire ;
Le crime est oublié !

Il semble qu’un esprit de grâce et d’harmonie
Aux cœurs de tes sujets ait soufflé ton génie !
Que du royal martyr le vœu soit accompli !
Et que chaque Français, comme une sainte offrande,

Devant tes pas répande
L’espérance et l’oubli !

Viens donc ! élu du ciel que sa force accompagne ;
Viens ! Par la majesté du divin Charlemagne !
La valeur de Martel ou du soldat d’Ivri !
Par la vertu du roi qu’a couronné l’Église !
Par la noble franchise
Du quatrième Henri !

Par les brillants surnoms de cette race auguste :
Le Sage, le Vainqueur, le Bon, le Saint, le Juste ;
La grâce de Philippe ou de François premier !
Par l’éclat de ce roi dont l’ascendant suprême
Imposa son nom même
Au siècle tout entier !

Par ce martyr des rois qui mourut pour nos crimes !
Par le sang consacré de cent mille victimes !
Par ce pacte éternel qui rajeunit tes droits !
Par le nom de Celui dont tout sceptre relève !
Par l’amour qui t’élève
Sur ce nouveau pavois !

Au nom du seul puissant, du seul saint, du seul sage,
Dont l’espace et le temps sont le vaste héritage,
Dont le regard s’étend à tout siècle, à tout lieu !
Sois sacré ! tu deviens, par ce royal mystère,
Le maître de la terre,
Le serviteur de Dieu !


Règne ! juge ! combats ! venge ! punis ! pardonne !
Conduis ! règle ! soutiens ! commande ! impose ! ordonne !
Par la vertu d’en haut sois couronné ! sois Roi !
Ta main dès cet instant peut frapper, peut absoudre ;
Ton regard est la foudre,
Ta parole est la loi !




Il dit : un seul cri part ; l’air mugit, l’airain sonne !
Les drapeaux déroulés flottent ; le canon tonne,
Et l’ardent Te Deum, ce cantique des rois,
S’élance d’un seul cœur et de cent mille voix !




« Que la terre et les cieux et les mers te bénissent !
Qu’au chœur de chérubins les séraphins s’unissent
Pour célébrer ici le Dieu qui nous sauva.
Saint, Saint, Saint est son nom ! Que la foudre le gronde,
Que le vent le murmure, et l’abîme réponde :
Jéhova ! Jéhova !

» Qu’il gouverne à jamais son antique héritage !
Sur les fils de nos fils qu’il règne d’âge en âge ;
Nos cris l’ont invoqué ! sa foudre a répondu !
De toute majesté c’est la source et le père !
Le peuple qui l’attend, le siècle qui l’espère
N’est jamais confondu !


» Qu’il est rare, ô mon Dieu, que ta main nous accorde
Ces temps, ces temps de grâce et de miséricorde,
Où l’homme peut jeter ce long cri de bonheur,
Sans qu’un soupir, faussant le cantique d’ivresse,
Vienne en secret mêler aux concerts d’allégresse
L’accent d’une douleur !

» Mais béni soit mon temps ! le monde enfin respire ;
De trente ans de combats le bruit lointain expire :
La terre enfante l’homme, et n’a plus soif de sang !
Sur deux mondes unis qui marchent en silence
On n’entend que la voix de la reconnaissance
Qui monte et redescend.

» Les rois ont recouvré leur divin héritage ;
Les peuples, leur rendant un légitime hommage,
Ont placé dans leurs mains le sceptre de la loi !
Elle brille à leurs yeux comme un céleste phare,
Et dans le temple en deuil leur piété répare
Les débris de la foi.

» L’homme voit sur les mers ses flottes mutuelles
À tous les vents du ciel ouvrir leurs libres ailes ;
La sueur de son front ne germe que pour lui ;
Et partout dans la loi, sourde comme la pierre,
Le crime a son vengeur, la force sa barrière,
Le faible son appui.

» En génie, en vertu, la terre encor féconde
Ouvre un champ sans limite à l’avenir du monde ;

Chaque jour à son siècle apporte son trésor ;
Les éléments soumis ont reconnu leur maître,
Et l’univers vieilli rêve qu’il voit renaître
Un dernier âge d’or… »




Et toi qui, relevant les débris des couronnes,
Viens du trône des rois embrasser les colonnes,
Rêve des nations, qu’ont vu passer nos yeux,
Que le Christ après lui fit descendre des cieux !
Liberté ! dont la Grèce a salué l’aurore,
Que d’un berceau de feu ce siècle vit éclore,
Viens, le front incliné sous le sceptre des rois,
Poser le sceau du peuple au livre de nos lois !
Trop longtemps l’univers, lassé de tes orages,
Aux mains des factions vit flotter tes images ;
Trop longtemps l’imposture, usurpant ton beau nom,
De ses honteux excès fit rougir la raison :
L’univers cependant, effrayé de lui-même,
T’invoque et te maudit, t’adore et te blasphème,
Et, comme un nouveau culte aux humains inspiré,
Ne peut fixer encor ton symbole sacré !
Je ne sais quel instinct, plus sûr que l’espérance,
Présage aux nations ton règne qui s’avance :
L’opprimé, l’oppresseur, te rêvent à la fois ;
Un peuple enseveli ressuscite à ta voix ;
Le voile qui des lois couvrait le sanctuaire
Se déchire, et le jour de tes yeux les éclaire.
Les partis triomphants, si prompts à t’oublier,
Se couvrent de ton nom comme d’un bouclier ;
Chaque peuple à son tour te possède ou t’espère,
Et ton œil cherche en vain un tyran sur la terre !

Viens donc ! viens, il est temps, tardive Liberté !
Que ton nom incertain, par le ciel adopté,
Avec la vérité, la force et la justice,
Du palais de nos rois orne le frontispice !
Que ton nom soit scellé dans les vieux fondements
De ce temple où la foi veille sur leurs serments ;
Et que l’huile, en coulant sur leur saint diadème,
Retombe sur ton front et te sacre toi-même !
Règne ! mais souviens-toi que l’illustre exilé
Par qui dans ces climats ton deuil fut consolé,
Précurseur couronné que salua la France,
T’annonça dans nos maux comme une autre espérance,
Et, t’arrachant lui seul aux mains des factions,
Fit de tes fers brisés l’ancre des nations ;
Que ton ombre, régnant sur un peuple en délire,
Et victime bientôt des fureurs qu’elle inspire,
Fit au monde étonné regretter les tyrans ;
Que tu fus enchaînée au char des conquérants ;
Que ton pied traîne encor les fers de la victoire
À ces anneaux dorés qu’avait rivés la gloire,
Et que pour affermir et consacrer tes droits,
Ton temple le plus sûr est le cœur des bons rois !




NOTES


DU


CHANT DU SACRE


NOTE PREMIÈRE


(Page 441)


La nuit couvre de Reims l’antique cathédrale.


Nous n’ajouterons point de nouvelles dissertations à tant d’autres sur les prétentions de l’église de Reims au droit exclusif de sacrer les successeurs de Clovis et de saint Louis. Nous nous bornerons à faire observer que cette métropole n’a pour elle qu’un long usage qui, toutes choses égales dans la balance des considérations, doit lui mériter la préférence, mais qui ne saurait, d’aucune manière, lier le monarque dans son choix.

« La faction des Guise, dit le président de Thou, avait proposé aux états de Blois de reconnaître en principe que nul ne pourrait être réputé roi légitime de France s’il n’avait été sacré à Reims ; mais le conseil du roi, rejetant cette proposition insidieuse, décida qu’il serait injuste que l’héritier naturel et légitime de la couronne n’eût pas la liberté de se faire couronner où il jugerait à propos ; et parmi plusieurs exemples de rois qui n’avaient pas été sacrés à Reims, on cita celui de Louis le Gros, dont le sacre se fit à Orléans. »

On a plusieurs exemples de sacres qui ne se sont point accomplis à Reims, ceux de Pepin, Charlemagne, Carloman, Raoul, Louis IV, Robert (suivant quelques historiens), Louis VI, Charles VII (la première fois) et Henri IV ; non compris les sacres appliqués à des titres autres que celui de roi de France.




NOTE DEUXIÈME


(Page 447)


L’ARCHEVÊQUE.

Où sont-ils, ces témoins des paroles des rois ?
Où sont tes douze pairs ?

LE ROI, montrant les douze pairs.

Où sont tes douze pairs ? Pontife, tu les vois.


Froissart appelle les douze pairs frères du royaume. Les douze pairs étaient connus avant Louis VII ; on lit dans le roman d’Alexandre :

Élisez douze pairs qui soyent compagnons,
Qui mènent vos batailles en grande dévotion.

D’autres romanciers du même temps, entre autres Gauthier d’Avignon, supposent que les douze pairs se trouvèrent à la bataille de Roncevaux. Louis le Jeune, dit Du Tillet dans son Recueil des rois de France, créa les douze pairs pour le sacre et le couronnement de Philippe-Auguste, et pour juger avec le roi les grandes causes au parlement. Les premiers pairs royaux, érigés en tribunal national, concouraient à l’inauguration, non-seulement pour recevoir le serment du monarque et constater l’acte de prise de possession du trône, mais encore pour juger les oppositions qui auraient pu s’élever parmi les dissidents. On trouve des traces de ces fonctions primitives dans un ancien Formulaire, suivant lequel le roi, la veille de son sacre, se montrait au peuple accompagné des pairs, qui faisaient entendre ces paroles : « Véescy votre roi que nous, pairs de France, couronnons à roi et à souverain seigneur, et s’il y a âme qui le veuille contredire, nous sommes ici pour en faire droit, et sera au jour de demain consacré par la grâce du Saint-Esprit, se par vous n’est contredit. »




NOTE TROISIÈME


(Page 461)


Et le prêtre, élevant la couronne en ses mains,
Parle au nom du seul maître, au maître des humains.


L’inauguration de Pepin, cette solennité qu’on s’est habitué à considérer comme le principe et le fondement du sacre, ne constitue qu’un contrat politique béni par l’Église, suivant un usage dès lors établi dans l’Orient ; et l’onction sainte un rite commun à tous les fidèles, dont les ministres de la religion avaient fait une application plus particulière et plus solennelle à la cérémonie du couronnement, qui n’emportait aucune idée de servitude ou de dépendance temporelle envers l’Église, qui laissait agir dans toute sa plénitude, ou la force du droit de naissance, ou le vœu spontané de la nation.

Nous en trouvons une preuve dans le couronnement de Louis le Débonnaire, qui, sans la participation de l’Église et n’obéissant qu’à l’ordre absolu de Charlemagne, prit la couronne que son père avait fait placer sur l’autel, et se la mit lui-même sur la tête en présence des états. Tum jussit pater ut, propriis manibus coronam quœ erat super altare, elevaret, et capiti suo imponeret (Thegan, Gestes de Louis le Débonnaire) ; sur quoi Fauchet fait cette réflexion : « Est à noter, en cet acte solennel, que Charlemagne, déclarant son fils empereur, n’attend point le consentement de personne là-dessus, ni ne voulut qu’autre que son fils touchât à la couronne impériale pour la mettre sur son chef ; chose qui semble n’avoir été faite par cet empereur sans mystère, et pour montrer qu’il ne tenoit l’empire que de Dieu seul, etc. » Cela est juste quant à l’Église, et rien n’est plus propre à démontrer l’indépendance de l’empereur ; mais l’observation n’est pas exacte à l’égard de l’affranchissement politique ou civil : car, quelques jours avant la cérémonie, Charlemagne assembla les grands du royaume, et leur demanda à tous, depuis le premier jusqu’au dernier, s’ils avaient pour agréable qu’il déclarât son fils empereur : Interrogans omnes, a maximo usque ad mimimum, si eis placuisset, etc.




NOTE QUATRIÈME


(Page 461)


Si nous étions encore au siècle des miracles,
La colombe, planant sur les saints tabernacles,
T’apporterait du ciel le chrême de Clovis…


L’onction administrée à Clovis a-t-elle été une inauguration ? Ce prince a-t-il été oint comme roi ou comme chrétien ? Tout annonce que le sacre de Clovis, comme roi, est un fait supposé qui n’aurait d’autre fondement que le miracle de la sainte ampoule. Les auteurs des deux derniers siècles qui ont écrit notre histoire générale avec quelque discernement n’ont vu dans l’acte de la conversion de Clovis qu’une cérémonie sacramentelle qui fit d’un roi idolâtre un monarque chrétien. Grégoire de Tours, qui rapporte les circonstances caractéristiques de cette solennité royale, ne dit pas un mot d’où l’on puisse inférer qu’il y fût question de toute autre chose que du baptême et de la confirmation de Clovis. Voici son récit : « Saint Remi fait préparer un lavoir suivant le mode de l’immersion. Le baptistère est disposé et muni de baume [3] par son ordre. L’église est tapissée de courtines blanches, c’est la couleur des catéchumènes et la décoration propre à la cérémonie du baptême. Nouveau Constantin, Clovis se présente au bain sacré pour y laver sa vieille lèpre et se purifier dans la source de vie. Là, confessant un Dieu en trois personnes, il est baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; il reçoit enfin Ponction du chrême, et plus de trois mille Français participent aux mêmes sacrements dans la même cérémonie. »

Les traditions reçues veulent que la sainte ampoule ait été envoyée ou même apportée par le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ; et néanmoins elle est annoncée pour la première fois dans le Formulaire de Louis le Jeune comme un présent de la Divinité transmis par un ange. L’apparition de l’ange est attestée par Godefroy de Viterbe et Guillaume le Breton. On la retrouve encore dans la Chronique de Morigny, et dans une épitaphe de Clovis que l’on conserva longtemps à Sainte-Geneviève de Paris comme un monument de la plus haute antiquité : mais la descente de la colombe est plus conforme au rituel du sacre et il l’opinion dominante, qui paraît se fonder sur les leçons d’Aymoin et d’Antonin, d’après le texte d’Hincmar.

Nous remarquerons que le grand sceau, le plus ancien de l’abbaye de Saint-Remi, portait pour effigie une colombe tenant en son bec une ampoule, ce qui prouverait que la version suivie dans le rituel est d’accord avec les premières traditions. Mais comment se fait-il que la tradition la plus ancienne de ce prodige ne se concilie point avec le plus ancien des règlements qui l’ont consacré ? Pourquoi le sceau de Saint-Remi nous indique-t-il une colombe, et le Formulaire de Louis VII un ange ? D’où vient cette différence essentielle entre des témoignages du

même temps, qui ont dû dériver d’une même source ? Cette contradiction dans les écrivains qui ont parlé de la sainte ampoule plusieurs siècles après son apparition ne serait pas moins inexplicable que le silence absolu des contemporains.

Le mode d’existence physique de ce chrême ne répondrait pas d’ailleurs à l’idée qu’on s’est formée de sa nature et de son origine. Le baume de la sainte ampoule avait tout le caractère d’un corps terrestre ; il a subi le sort des choses humaines ; il a éprouvé les altérations du temps et tous les accidents communs aux substances terrestres analogues : car il a changé de nature, s’il est d’origine divine ; ou il n’a rien de divin, s’il a conservé sa première essence, puisqu’elle est d’une nature corruptible. Le peuple, toujours porté à grossir le merveilleux et à se faire une idée exagérée des choses secrètes, croyait que la sainte ampoule n’éprouvait aucune diminution.

C’est un préjugé dont quelques historiens n’ont pas su se défendre [4], mais qui est connu et avoué depuis longtemps par les dépositaires mêmes de la relique [5]. La liqueur de Saint-Remi n’avait pas conservé son ancienne fluidité : elle était, en grande partie, desséchée ou fortement congelée, d’un rouge obscur, presque entièrement opaque, et réduite à la moitié de la capacité de la fiole, qui était de la grosseur d’une figue verte. Voici la description qu’en donne Marlot dans le Théâtre d’honneur, p. 267 : « Il semble que cette fiole soit de verre ou de cristal, laquelle, pour être remplie d’une liqueur tannée, est peu transparente à la vue ; sa grosseur est comme une figue d’une moyenne grandeur : elle a le col blanchâtre pour ce qu’il est vide ; son bouchon est d’un taffetas rouge, et, si vous y appliquiez l’odorat, elle sent tout à fait le baume le plus exquis… La liqueur qu’elle contient n’est pas entièrement liquide, mais un peu desséchée, semblable à du baume congelé. Il y a bien diminution d’un tiers, et non plus.

» Largeur de l’ampoule, un pouce sept lignes.
» Largeur du col, sept lignes et demie.

» Largeur du fond, un pouce une ligne.

» Longueur de la colombe, hormis la tête, deux pouces huit ligues.

» Elle est posée sur un cadre d’argent doré, à l’exception de la plaque où elle est assise, qui est d’or semé de pierreries.

» Longueur du cadre, trois pouces dix lignes et demie.

» Largeur du cadre, trois pouces.

» Longueur de l’aiguille d’or avec quoi on prend fonction, deux pouces onze lignes.

» Le cadre est sur une assiette d’argent doré, semée de pierreries, dont la bordure est d’or, où est attachée une chaîne d’argent que l’abbé met à son cou lorsqu’on la porte en la grande église pour le sacre… »

La profanation de la sainte ampoule, brisée par des mains impies, n’en fut pas moins un véritable scandale aux yeux des gens de bien. La sainteté du dépôt, le souvenir de sa destination, l’espèce de culte que lui vouèrent une longue suite de rois, cette auréole divine dont la ceignit la pieuse croyance de nos pères, tous ces antiques et religieux prestiges qui la rattachaient à la consécration du premier roi chrétien, n’ont pu la soustraire aux fureurs révolutionnaires. Un peu plus tard peut-être ils l’auraient protégée contre les atteintes de l’incrédulité, en faveur du nouveau pouvoir, et la France monarchique y aurait encore et longtemps respecté l’objet de la vénération de ses princes.

Il paraît que la sainte ampoule a échappé en partie à une destruction qu’on croyait entièrement consommée. Une lettre écrite par un fonctionnaire de Reims à M. Leber l’informe de cette particularité. On pourra lire cette lettre curieuse à la page 348 de son livre, savant et curieux à la fois. La note ci-bas nous a été donnée en communication, et elle est étrangère à l’ouvrage déjà cité.



NOTE COMMUNIQUÉE

« Le 25 janvier 1819, quinze témoins ont comparu devant M. de Chevrières, procureur du roi honoraire de Reims. M. Seraine, qui était curé de Saint-Remi de Reims, en 1793, déclara ce qui suit : « Le 17 octobre 1795, M. Hourelle, alors officier municipal et premier marguillier de la paroisse de Saint-Remi, vint chez moi et me notifia, de la part du représentant du peuple Ruhl, l’ordre de remettre le reliquaire contenant la sainte ampoule, pour être brisé. Nous résolûmes, M. Hourelle et moi, ne pouvant mieux faire, d’extraire de la sainte ampoule la plus grande partie du baume qu’elle contenait. Nous nous rendîmes à l’église de Saint-Remi ; je tirai le reliquaire du tombeau du saint, et le transportai à la sacristie, où je l’ouvris à l’aide d’une petite pince de fer. Je trouvai placée dans le ventre d’une colombe d’or et d’argent doré, revêtue d’émail blanc, ayant le bec et les pattes rouges, les ailes déployées, une petite fiole de verre de couleur rougeâtre d’environ un pouce et demi de hauteur, bouchée avec un morceau de damas cramoisi ; j’examinai cette fiole attentivement au jour, et j’aperçus grand nombre de coups d’aiguille aux parois du vase ; alors je pris dans une bourse de velours cramoisi, parsemée de fleurs de lis d’or, l’aiguille qui servait, lors du sacre de nos rois, à extraire les parcelles du baume desséché et attaché au verre ; j’en détachai la plus grande partie possible, dont je pris la plus forte, et je remis la plus faible à M. Hourelle. »

Suivent les détails des moyens employés par MM. Seraine et Hourelle pour la conservation de leur dépôt ; et ce témoignage a été confirmé par les déclarations qu’ont faites les autres témoins. Ces parcelles conservées ont été remises entre les mains de M. de Coucy, dernier archevêque de Reims, qui les a réunies dans un nouveau reliquaire qui a été placé dans le tombeau de saint Remi.

Ces détails, qui ont été publiés, paraissent ne devoir laisser aucun doute sur leur authenticité et sur la vérité des faits qu’ils contiennent.



NOTE CINQUIÈME


(Page 463)


Sois sacré ! tu deviens, par ce royal mystère,
Le maître de la terre,
Le serviteur de Dieu !


À partir de la fin du quatorzième siècle, le sacre a constamment passé pour une cérémonie sinon indifférente, du moins indépendante de l’exercice de tous droits et de toutes prérogatives ultramontaines ou sociales. L’héritier du trône, saisi du titre de roi dès le ventre de sa mère, a toujours été réputé roi par la seule force et dans toute la plénitude de son droit héréditaire, sans que le défaut ou l’accomplissement de l’onction pût ni le fortifier, ni l’affaiblir, ni rien changer à l’effet de la puissance royale, avant comme après la solennité. Mais on a continué d’y respecter ce caractère auguste qu’y imprime la religion. Nous n’avons pas d’exemple qu’un roi de France ait dédaigné ou négligé de se conformer à cet antique usage, lors même qu’il a cessé d’être un sujet d’obligation politique, jusqu’au successeur de l’infortuné Louis XVI, qui était hors d’état de se faire sacrer. Il n’est pas un de nos princes qui ne se soit fait un pieux devoir d’appeler la bénédiction du ciel sur les prémices de son règne, et de courber publiquement son front aux pieds du souverain maître des empires et des rois. Jean Rely, dans un de ses discours aux états de Tours, en 1483, exprime ainsi son opinion au sujet du sacre : « La vertu de l’onction sacrée et des bénédictions sacerdotales et pontificales qui se font en la sainte église au couronnement des rois, quand ils sont dignement venus de lui, les fait régner en paix, en joie et en prospérité, avoir longue vie, grande gloire et invincible sûreté, protection et garde de Dieu, le créateur, et des benoîts anges, de laquelle le roi est environné, défendu et gardé, etc… »



  1. La Rochejaquelein.
  2. LL. AA. RR. madame la duchesse et mademoiselle d’Orléans.
  3. L’usage du baume et de l’huile parfumée dans les cérémonies de la religion tire son principe de la plus haute antiquité.
    La manière de le préparer a fourni le sujet d’un traité volumineux dont parlent le patriarche Gabriel et Abulbircat, cités par dom Chardon dans son Histoire des Sacrements. Outre l’huile et le suc de diverses fleurs, dit aussi dom Vert, Cérém., t. I, les Grecs y font entrer la cannelle, l’ambre, le girofle, l’aloès, la muscade, le spinanardi, la rose rouge d’Irak, et beaucoup d’autres drogues qui ne sont pas spécifiées. Le même auteur ajoute que l’Eucologe des Grecs indique jusqu’à quarante espèces d’aromates et de parfums dont les évêques de cette communion font la base du saint chrême. L’Église latine n’emploie plus que du baume pur. Il n’y a que les missionnaires des pays où l’on ne peut se procurer cet aromate, à qui les canons permettent d’y substituer d’autres parfums.
  4. Notamment Froissart, qui dit, en parlant de Charles VI, que la sainte ampoule n’éprouvait aucune diminution.
  5. Elle décroît à mesure qu’on en prend, telles sont les propres paroles de Marlot, docteur en théologie et grand prieur de Saint-Nicaise de Reims.