Chansons pour mon ombre (1907)/La Dogaresse

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Dogaresse.

Chansons pour mon ombreAlphonse Lemerre, éditeur (p. 47-54).

LA DOGARESSE

un acte en vers


Scène première

Le palais des Doges. — Fenêtres ouvertes sur la lagune. — On entend de lointains accords de luths et de mandolines.
GEMMA.

Ô Venise ! j’ai l’âme ivre de sérénades :
La musique a brûlé mes lèvres et mon front.
Les barques où, parmi la pourpre des grenades,
Rougit le rose frais des pastèques, s’en vont
Sous la brise du soir ivre de sérénades.

VIOLA.

Le crépuscule, las de regrets et d’espoir,
Mire ses roux cheveux et ses yeux d’un bleu noir…
Il m’apparaît ainsi qu’une femme fantasque,
Une femme voilée et riant sous le masque,
Que tente l’amoureuse aventure du soir.

GEMMA.

Mon cœur se ralentit, obscurément fantasque,
Selon le glissement des gondoles… Le soir
S’approche, souriant à demi sous un masque…

Les luths s’interrompent brusquement.
VIOLA.

Ah ! les luths se sont tus !

Gemma, écoutant.

Ah ! les luths se sont tus !Voici, dans le couloir,
Un bruit de soie et d’or…

On entend un frisson de robe.
GEMMA.

Un bruit de soie et d’or…Voici la Dogaresse…
L’ombre de son regard mystérieux m’oppresse
Comme l’eau morte aux pieds rayonnants de la mer.

VIOLA, comme en songe.

L’eau morte aux plis dormants…

GEMMA, la rappelant à la réalité.

L’eau morte aux plis dormants…Voici la Dogaresse…

VIOLA, comme en songe.

La contemplation des lagunes l’oppresse.
Je redoute la froideur pâle de sa chair
Et de ses yeux…

Elle recule comme saisie par un pressentiment.

Scène II

La Dogaresse entre. Elle va vers la fenêtre. Pendant tout l’acte, ses yeux restent fixés sur l’eau du canal.
LA DOGARESSE.

Et de ses yeux…J’ai trop contemplé les lagunes.
J’ai trop aimé leurs eaux sans remous, leurs eaux brunes ;
Elle m’attirent comme un désastreux appel…
Je ne défaille plus sous le charme cruel
Des accords et des chants… L’eau morte a pris mon âme.

GEMMA.

Les luths qui suppliaient, ainsi qu’un vaste appel
Les voix qui s’exaltaient, plus vives qu’une flamme,
Ne font plus tressaillir le palais, telle une âme.

LA DOGARESSE.

J’ai fait taire les luths… Le silence des eaux
A plus de volupté que les sons les plus beaux…
Ah ! silence éternel où s’enlize mon âme !…

VIOLA, dans un cri d’effroi.

Oh ! ne contemplez pas les lagunes !

LA DOGARESSE, à Viola.

Oh ! ne contemplez pas les lagunes !Dis-moi,
N’as-tu point vu, sur l’eau sans clartés et sans voiles,
Un mystère d’azur et d’étranges étoiles ?
Vers la nuit, n’as-tu point frissonné, comme moi,
D’un immense désir dans un immense effroi ?

GEMMA, s’approchant de la fenêtre.

Le ciel bariolé détruit ses mosaïques,
Il s’effrite, il s’effondre…

LA DOGARESSE.

Il s’effrite, il s’effondre…Ô grave Viola,
N’as-tu point frissonné, quand le soir révéla

Les verts hallucinants et les bleus magnétiques
De l’eau morte, les bleus d’abîmes, et les verts
S’insinuant en nous comme un songe pervers ?…
Ah ! l’eau-morte !…

VIOLA.

Ah ! l’eau-morte !…Mais la stupeur de l’automne ivre !
Le couchant qui s’affirme en des clameurs de cuivre
Et qui s’éteint, plus doux qu’un musical soupir !
Les murs où, comme un sphinx, le soir vient s’accroupir…
Les vignes de la nuit, fiévreuses et funèbres,
Où sourd confusément le vin noir des ténèbres !

GEMMA.

On croit voir refluer votre ondoyant manteau
Sur un rythme pareil au roulis d’un bateau.

LA DOGARESSE, comme hallucinée.

L’onde nocturne m’a dévoilé ce mystère :
Une mort amoureuse et pourtant solitaire,
Un silence oublieux où dorment les sanglots,
Un sommeil violet dans la pourpre des flots…

GEMMA.

Détournez vos regards fébriles !…

LA DOGARESSE.

Détournez vos regards fébriles !… L’eau m’appelle…
L’eau m’attire…

GEMMA, suppliante.

L’eau m’attire…Madone…

VIOLA.

L’eau m’attire… Madone…Oh vous êtes plus belle
Qu’au matin nuptial et bleu de Séraphim
Ou riaient, à travers l’encens de la nef grise,
La harpe d’Azraël ef le luth d’Éloïm,
Où les cloches jetaient leurs lys d’or sur Venise !

La Dogaresse sort lentement.
GEMMA.

La lumière qui meurt à l’Occident se brise,
Et le soir s’engourdit en son verger d’azur.

VIOLA.

Au fond de ma tristesse il sommeille une joie.

UNE VOIX DE FEMME, du dehors.

Elle se noie !

VOIX DE LA FOULE.

Elle se noie !Elle se noie !

VIOLA, dans un grand cri.

Elle se noie ! Elle se noie !Elle se noie !
Mon âme se débat, comme en un rêve obscur…

GEMMA.

Comme elle, qui s’en va vers la mer, j’agonise…
L’eau replie en rampant ses mille anneaux d’azur
Sur celle que j’aimais…

VIOLA.

Sur celle que j’aimais…Les lagunes l’ont prise.