Chansons pour mon ombre (1907)/La Dogaresse
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LA DOGARESSE
Scène première
Ô Venise ! j’ai l’âme ivre de sérénades :
La musique a brûlé mes lèvres et mon front.
Les barques où, parmi la pourpre des grenades,
Rougit le rose frais des pastèques, s’en vont
Sous la brise du soir ivre de sérénades.
Le crépuscule, las de regrets et d’espoir,
Mire ses roux cheveux et ses yeux d’un bleu noir…
Il m’apparaît ainsi qu’une femme fantasque,
Une femme voilée et riant sous le masque,
Que tente l’amoureuse aventure du soir.
Mon cœur se ralentit, obscurément fantasque,
Selon le glissement des gondoles… Le soir
S’approche, souriant à demi sous un masque…
Ah ! les luths se sont tus !
Un bruit de soie et d’or…
L’ombre de son regard mystérieux m’oppresse
Comme l’eau morte aux pieds rayonnants de la mer.
L’eau morte aux plis dormants…
Voici la Dogaresse…
La contemplation des lagunes l’oppresse.
Je redoute la froideur pâle de sa chair
Et de ses yeux…
Scène II
J’ai trop aimé leurs eaux sans remous, leurs eaux brunes ;
Elle m’attirent comme un désastreux appel…
Je ne défaille plus sous le charme cruel
Des accords et des chants… L’eau morte a pris mon âme.
Les luths qui suppliaient, ainsi qu’un vaste appel
Les voix qui s’exaltaient, plus vives qu’une flamme,
Ne font plus tressaillir le palais, telle une âme.
J’ai fait taire les luths… Le silence des eaux
A plus de volupté que les sons les plus beaux…
Ah ! silence éternel où s’enlize mon âme !…
Oh ! ne contemplez pas les lagunes !
N’as-tu point vu, sur l’eau sans clartés et sans voiles,
Un mystère d’azur et d’étranges étoiles ?
Vers la nuit, n’as-tu point frissonné, comme moi,
D’un immense désir dans un immense effroi ?
Le ciel bariolé détruit ses mosaïques,
Il s’effrite, il s’effondre…
N’as-tu point frissonné, quand le soir révéla
Les verts hallucinants et les bleus magnétiques
De l’eau morte, les bleus d’abîmes, et les verts
S’insinuant en nous comme un songe pervers ?…
Ah ! l’eau-morte !…
Le couchant qui s’affirme en des clameurs de cuivre
Et qui s’éteint, plus doux qu’un musical soupir !
Les murs où, comme un sphinx, le soir vient s’accroupir…
Les vignes de la nuit, fiévreuses et funèbres,
Où sourd confusément le vin noir des ténèbres !
On croit voir refluer votre ondoyant manteau
Sur un rythme pareil au roulis d’un bateau.
L’onde nocturne m’a dévoilé ce mystère :
Une mort amoureuse et pourtant solitaire,
Un silence oublieux où dorment les sanglots,
Un sommeil violet dans la pourpre des flots…
Détournez vos regards fébriles !…
L’eau m’attire…
Madone…
Qu’au matin nuptial et bleu de Séraphim
Ou riaient, à travers l’encens de la nef grise,
La harpe d’Azraël ef le luth d’Éloïm,
Où les cloches jetaient leurs lys d’or sur Venise !
La lumière qui meurt à l’Occident se brise,
Et le soir s’engourdit en son verger d’azur.
Au fond de ma tristesse il sommeille une joie.
Elle se noie !
Elle se noie !
Mon âme se débat, comme en un rêve obscur…
Comme elle, qui s’en va vers la mer, j’agonise…
L’eau replie en rampant ses mille anneaux d’azur
Sur celle que j’aimais…
Les lagunes l’ont prise.