Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/La Fée aux rimes


LA FÉE AUX RIMES


AUX OUVRIERS POËTES[1]


Air :


Voici la fée ; oui, c’est la fée aux rimes,
Fille du ciel qui vient nous consoler.
Sa voix ajoute aux chants les plus sublimes ;
Mais prenons garde ; elle peut s’envoler :

Voyez, amis, ses deux ailes si grandes.
Dans ses deux mains, où puisent ses amants,
Brillent rubis, perles et diamants,
        Pour faire aux Muses des guirlandes.

— Combien de maux ta voix charme ici-bas !
        Aimable fée, ah ! ne fuis pas,
                        Ah ! ne fuis pas.

bis.


Le sage en vain crie : « Arrête, âme folle ! »
Un pauvre enfant, doux, au front nuageux,
Qu’elle a séduit au sortir de l’école,
Contre son joug court échanger ses jeux.
Dès lors, aux champs, dans les bois, sur les grèves,
Chercheur d’échos, par elle il va penser.
Meurt-il obscur, elle vient le bercer
        De bruits de gloire et de longs rêves.
— Combien de maux ta voix charme ici-bas !
        Aimable fée, ah ! ne fuis pas,
                        Ah ! ne fuis pas.

Si les cités consacrent sa puissance,
Elle est de fête au foyer des hameaux.
Mais d’ouvriers une foule l’encense :
À ses faveurs, quels droits ont-ils ? Leurs maux.
Il faut si peu pour rendre le courage
À tous ces cœurs par la fièvre agités !
La bonne fée en leur disant : Chantez !
        Donne à leur soif l’eau d’un mirage.
— Combien de maux ta voix charme ici-bas !
        Aimable fée, ah ! ne fuis pas,
                        Ah ! ne fuis pas.

Nous verrons, grâce aux fleurs que l’immortelle
Mêle aux tranchets, aux limes, aux rabots,
À la navette, au pic, à la truelle,
L’art sans étude et la gloire en sabots.
Ces artisans chantent, frondent, racontent ;
Le peuple parle ; hier il bégayait.
Du haut du trône on s’écrie, inquiet :
        Voici les voix d’en bas qui montent.
— Combien de maux ta voix charme ici-bas !
        Aimable fée, ah ! ne fuis pas,
                        Ah ! ne fuis pas.

Étends, ma fée, étends sur eux tes ailes ;
Parfume l’air de leurs obscurs abris.
Qu’un peu de vin, non le vin des querelles,
Le vin de joie, éveille leurs esprits.
À leur liqueur mêlant ton ambroisie,
Fais qu’à mon nom un jour ils disent tous :
Gloire à ses chants ! C’est lui qui jusqu’à nous
        Fit descendre la poésie.
— Combien de maux ta voix charme ici-bas !
        Aimable fée, ah ! ne fuis pas,
                        Ah ! ne fuis pas.

  1. Je n’ai pu indiquer tous les métiers qui comptent des poëtes et des versificateurs plus ou moins connus, plus ou moins habiles ; mais j’ai omis avec intention les typographes, parce que la plupart ont reçu de l’instruction, et que d’ailleurs leur profession leur rend les études littéraires faciles : les livres les viennent trouver ; il faut que les autres ouvriers les cherchent, et c’est déjà un mérite dont on doit leur tenir compte.