Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/L’Égyptienne

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L’ÉGYPTIENNE



        — Descendez tous deux de monture,
        Enfants, sous l’arbre du chemin.
        Vous semblez Grecs par la figure :
        Je veux lire dans votre main.
                                JOSEPH.
        Seriez-vous la vieille Égyptienne
        Que notre évêque veut bannir ?
                                L’ÉGYPTIENNE.
        Oui ; point de Corse qui ne vienne
        M’interroger sur l’avenir.
                                NAPOLÉON.
        Je veux la consulter, mon frère.
                                JOSEPH.
        Garde-t’en bien : c’est un péché.

        Allons plutôt vendre au marché
        Les olives de notre mère.
                                L’ÉGYPTIENNE.
Voyons ta main, mon enfant, et crois-moi, (Bis.)
Quand je dirais : Tu seras plus qu’un roi.

        Les chevaux s’arrêtant d’eux-mêmes,
        — Voyez, dit-elle en souriant,
        J’ai, pour braver les anathèmes,
        Tous les secrets de l’Orient.
        Malgré l’aîné, qu’elle intimide,
        Le plus jeune, au regard altier,
        S’avance alors : — Femme intrépide,
        Vous avez vu le monde entier ?
                                L’ÉGYPTIENNE.
        Oui, j’ai vu tout, ombre et lumière,
        Enfer et ciel, morts et vivants.
        Dieu m’a crié : Comme les vents
        Passe et n’emporte que poussière.
Voyons ta main, mon enfant, et crois-moi,
Quand je dirais : Tu seras plus qu’un roi.

                                NAPOLÉON.
        En Égypte vous êtes née ?
                                L’ÉGYPTIENNE.
        Non ; dans Moscou fut mon berceau.
        La source à Memphis couronnée
        Là vient se perdre obscur ruisseau.
        De consoler ma race antique
        Quels soins le sort n’a-t-il pas pris ?
        Dans tes déserts, jeune Amérique,
        J’ai foulé d’antiques débris ;
        Et sur des monts de cendre humaine,
        Dans l’Inde, lasse de marcher,
        Je vins gémir sur un rocher
        Inconnu, nommé Sainte-Hélène.
Voyons ta main, mon enfant, et crois-moi,
Quand je dirais : Tu seras plus qu’un roi.

                                NAPOLÉON.
        Femme, que fait la métropole,
        Ce grand Paris, notre fanal ?
                                L’ÉGYPTIENNE.
        Cette ville, que l’on croit folle,
        C’est Brutus en habit de bal.
        Là j’entendis, l’oreille à terre,
        De profonds et sourds grondements.
        Palais et temples, un cratère
        Va s’ouvrir sous vos fondements.
        Un ciel pur semble nous absoudre,
        Chantait la cour dans ses ébats.
        Le ciel est pur ; mais c’est d’en bas
        Qu’à présent partira la foudre.
Voyons ta main, mon enfant, et crois-moi,
Quand je dirais : Tu seras plus qu’un roi.

                                NAPOLÉON.
        Je me fie à votre science ;
        Égyptienne, voici ma main.
                                L’ÉGYPTIENNE.
        Que vois-je ! Ô signes de puissance !
        Ô labeurs du génie humain !
        Muses, pour vous quelle épopée !
        Législateurs, qu’il sera grand !
        France, à l’œuvre ! forge une épée
        Pour cette main de conquérant.
        Rois, pleurez vos orgueils de race ;
        Suivez-le, peuples haletants.
        Moi, je tombe aux pieds dont le temps
        Doit à jamais garder la trace.
J’ai vu ta main. Ô noble enfant ! crois-moi,
Quand je te dis : Tu seras plus qu’un roi.

        Aux paroles de la sibylle,
        Le jeune homme, silencieux,
        Croise les bras, rêve, immobile ;
        Un éclair brille dans ses yeux.
        À genoux reste l’Égyptienne,
        Mais Joseph s’écrie, exalté :
        — Napoléon, qu’il te souvienne
        De moi dans ta prospérité.
        Afin de payer l’étrangère
        Pour qui Dieu n’a rien de caché,
        Frère, courons vendre au marché
        Les olives de notre mère.
                                L’ÉGYPTIENNE.
J’ai vu ta main. Ô noble enfant ! crois-moi,
Quand je te dis : Tu seras plus qu’un roi.