Chansons du Chat noir/Une pleine eau
Pour les autres éditions de ce texte, voir Une pleine eau.
No 11
UNE PLEINE EAU
UNE PLEINE EAU
La s’maine et surtout l’ dimanche,
Ça devrait pas êt’ permis
De nager et d’ fair’ la planche
Dans l’eau qui coule à Paris.
À Paris, la Seine est trouble
Et ça n’est pas drôl’ du tout,
D’ barboter dans du gras double :
J’ m’en vas m’ baigner à Chatou.
À Chatou, près d’ la rivière,
Je me transporte aussitôt ;
Mais j’ me dis : « L’eau n’est pas claire,
Allons nous baigner plus haut. »
Je marche et j’arrive en face
Du dépotoir de Saint-Ouen ;
Alors je fais un’ grimace,
La Seine est jaun’ comme un coing.
Je r’mont’ le cours de la Seine
Toujours sur le bord de l’eau,
En m’ disant tout bas : « Pas d’ veine,
Allons nous baigner plus haut ! »
Plus haut, près du pont d’Asnières,
J’ m’apprête à faire un plongeon ;
Mais le fleuv’, chos’ singulière.
Est plus noir que du charbon !
Je r’mont’ le cours de la Seine
Toujours sur le bord de l’eau,
En m’ disant tout bas : « Pas d’ veine,
Allons nous baigner plus haut ! »
Au détour de Courbevoie
Je m’écri’ : « C’est là, parbleu,
Que j’ me baign’rais avec joie,
Mais le liquide est tout bleu ! »
Je r’mont’ le cours de la Seine
Toujours sur le bord de l’eau,
En m’ disant tout bas : « Pas d’ veine,
Allons nous baigner plus haut ! »
Bientôt j’arrive à Suresne
Près d’un site ravissant ;
Mais soudain je vois la Seine
Qui devient couleur de sang !
Je r’mont’ le cours de la Seine
Toujours sur le bord de l’eau,
En m’ disant tout bas : « Pas d’ veine,
Allons nous baigner plus haut ! »
Plein d’une ardeur opiniâtre,
Je pousse jusqu’à Meudon ;
Mais là le fleuve est blanchâtre
Et roul’ des flots d’amidon !
Je r’mont’ le cours de la Seine
Toujours sur le bord de l’eau,
En m’ disant tout bas : « Pas d’ veine,
Allons nous baigner plus haut ! »
Enfin, trouvant l’eau moins grasse,
Je m’ décide à Billancourt :
J’ pique un’ têt’ dans la carcasse
D’un chien crevé d’puis quinz’ jours !
Depuis c’ jour-là je m’ méfie
Et, chaqu’ soir, de huit à neuf,
J’ m’en vais sans cérémonie
Tirer ma coup’ sous l’ Pont-Neuf !