Chansons de la roulotte/Le mot de Monsieur Dupuy


Le « Mot » de Monsieur Dupay


ou


LES INCONVÉNIENTS DE LA PROLIXITÉ










Le « Mot » de Monsieur Dupay
ou
LES INCONVÉNIENTS DE LA PROLIXITÉ [1]

à lucien muhlfeld.

L’air d’un Dupuy lassé, cassé, le Président
Du Conseil des Ministres songeait, cependant
Que discourait monsieur Ribot [2], — rare fortune !
Car quel emploi du temps faire, quand la tribune

Retentit des accents de cet homme éloquent,
À moins que l’on ne songe ? Un seul : f… le camp ! —
Il songeait… Il songeait : « Ma gloire diminue !
Naguère j’ai dit : « La séance continue ! »
Et l’on n’a déjà plus l’air de s’en souvenir !…
C’est ma faute. C’était trop long à retenir.
Cambronne fut beaucoup plus bref, et sa mémoire,
Jusqu’à la fin des temps, parfumera l’histoire !
J’aurais dû, comme lui… Mon Dieu ! c’était le cas !
Beaucoup objecteront que je ne pouvais pas,
Vu ma qualité d’homme en qui la France espère.
Si, je pouvais. Monsieur Loubet n’est pas mon père ! [3]
Cambronne, je le sais, a, depuis qu’il est mort,
Atténué son mot, qu’il sentait un peu fort,
Par une variante ayant plus de tenue ;
Un pendant à mon « La séance continue ».
Mais n’avoir que la variante n’est pas gras !
Ô Porte-Saint-Martin future, tu pourras
Jouer ma scène, à moi, devant les jeunes filles !
Triste ! je serai le Cambronne des familles !
Tout le monde dira : « Ce n’est pas sale ! » Oh ! non,
Mais ça tient de la place ! On oubliera mon nom !
Puis un mot comme « La séance continue ! »
C’est trop fin, c’est trop fort, ça crève trop la nue.
Combien d’électeurs de ma circonscription,
Avec leur sens pratique en fait d’élection,
Se seront dit, devant ce « continue » étrange :
« Est-ce que ça se boit ? Est-ce que ça se mange ?

Cambronne, lui, n’avait rien dit qui pût prêter
À l’ambiguïté sous ce rapport… Rater
Mon immortalité par excès de culture !
C’est vexant. Mais on ne change pas sa nature !
L’esprit est mon état d’esprit habituel ;
Je ne peux pas ne pas être spirituel !
J’ai mis à m’abrutir une énergie extrême ;
J’ai beaucoup fréquenté mes collègues ; j’ai même
Présidé le Conseil déjà deux ou trois fois.
Je présiderais la République, je crois,
Si je n’avais eu tant d’esprit… comme une tourte !…
Cambronne avait la respiration très courte
Probablement ; quand il devenait furibond,
Il n’en envoyait pas beaucoup, mais c’était bon.

Il condensait que l’on aurait dit du Shakspeare !
Mais quand on parle à des Anglais, ça vous inspire !…

Puis, moi, dame ! je suis un ancien professeur !
J’ai des lettres ! Cambronne… Ah ! oui, ce précurseur
En avait… cinq…
D’un ton amer.
D’ailleurs, depuis ma sotte histoire,
Un autre mot plus court est devenu notoire.
Un collègue a fait son profit de mon erreur.
« Je m’en fous ! » qu’il a dit… Salaud de Mesureur !

  1. Deuxième version. Il en a paru une première dans les Chansons immobiles. Mais celle-ci est meilleure et ne coûte pas plus cher. L’infériorité de la précédente doit être attribuée à la longue réserve de M. Mesureur qui, lors de la publication des Chansons immobiles, n’était pas encore intervenu dans la conversation pour donner brièvement son avis sur les événements.
  2. Brisson, Vaillant ou tout autre raseur dissyllabique.
  3. Utilisation de « C’est pas mon père ! », plaisanterie courante qui était encore très spirituelle il n’y a pas plus de quinze jours. (6 août 1899.)