Chanson de fou « Je les ai vus, je les ai vus » (Verhaeren)


CHANSON DE FOU


Je les ai vus, je les ai vus,
Ils passaient par les sentes,
Avec leurs yeux, comme des fentes,
Et leurs barbes, comme du chanvre.

Deux bras de paille,
Un dos de foin,
Blessés, troués, disjoints,
Ils s’en venaient des loins,
Comme d’une bataille.

Un chapeau mou sur leur oreille,
Un habit vert comme l’oseille ;
Ils étaient deux, ils étaient trois,
J’en ai vu dix, qui revenaient du bois.

L’un d’eux a pris mon âme
Et mon âme comme une cloche
Vibre en sa poche.

L’autre a pris ma peau
— Ne le dites à personne —
Ma peau de vieux tambour
Qui sonne.

Quant à mes pieds, ils sont liés,
Par des cordes au terrain ferme ;
Regardez-moi, regardez-moi,
Je suis un terme.

Un paysan est survenu
Qui nous piqua dans le sol nu,
Eux tous et moi, vieilles défroques,

Dont les enfants se moquent.

Et nous servons d’épouvantails qui veillent
Aux corbeaux lourds et aux corneilles.