LE LYCANTHROPE.
PARIS.
Car la société n’est qu’un marais fétide
Dont le fond, sans nul doute, est seul pur et limpide,
Mais où ce qui se voit de plus sale, de plus
Vénéneux et puant, vient toujours par-dessus !
Et c’est une pitié ! C’est un vrai fouillis d’herbes
Jaunes, de roseaux secs épanouis en gerbes,
Troncs pourris, champignons fendus et verdissants,
Arbustes épineux croisés dans tous les sens,
Fange verte, écumeuse et grouillante d’insectes,
De crapauds et de vers, qui de rides infectes
Le sillonnent, le tout parsemé d’animaux
Noyés, et dont le ventre apparaît noir et gros.
I.
Testament
Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, je mourrai seul !… Pourtant j’avais reçu et fait une promesse ; pourtant, un homme m’avait dit : — Je suis las de la vie, tu la hais volontiers, quand tu seras prêt, nous la fuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te dis-je, déjà j’ai pris mon élan, et toi, es-tu prêt ! Toi prêt, simple que je suis, croire à un serment ! La tête de l’homme varie. Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souvent je te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré long-temps dans la forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant, fouillant, disséquant la vie, les passions, la société, les lois, le passé et l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et la lampe artificieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoût devant tant de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’en souvenir, nous pleurâmes ; oui ! tu pleurais !… Ta main frappa dans ma main, et nous fîmes un jurement. Si je te rappelle tout cela, ce n’est pas que je veuille, nonobstant, t’entraîner à sauter le pas ; non, c’est bonnement pour que tu ne blâmes plus une résolution qui a été la tienne. Hélas ! ton nouveau sort, sans doute, a fait muer tes idées ; c’est lui, sans doute, qui te cloue à la vie, comme une huître au rocher. Tu as laissé la niaise profession que t’avait imposée ton père ; employé, tu as déserté ton emploi et renoncé aux sourires et aux pourboires ministériels ; dépravé que tu es, manant ! Tu as eu la grossièreté, comme on dit, poussé par l’instinct du chien qui chasse de race, tu as eu la grossièreté de quitter la ville au séjour enchanteur, — comme disent les impudents flagorneurs, les renards mangeant le fromage d’une bourgeoisie ignorante, orgueilleuse, qui, comme un coq d’Inde, se pavane dans sa crotte, — pour retourner au champ d’où ton aïeul était parti, s’enrôler à la cité plat valet. Tu as eu la grossièreté, comme on dit, la folie de préférer le sarreau de toile et la blouse au pantalon à lacets et sous-ventrières, au gilet à étaux, à la redingote asphyxiant par la strangulation, croisant au cabestan, à la cravate en carcan, aux bottines savonnées de talc, aux gants glacés, éphémères ; costume d’aisance, dans lequel on est emballé commodément, pourvu qu’on n’emploie ni ses mains, ni ses pieds, qu’on ne tourne pas la tête, qu’on ne se penche ni en avant ni en arrière, qu’on ne s’agenouille, ni s’asseoie. Tu as échangé le grand village contre le village, le spectacle du vaudeville contre celui de la nature, les rues passantes à escarpe et contrescarpe de boutiques, grouillantes de fiacres et de tombereaux, contre des chemins déserts, campagnardement bordés de haies vives et de futaies ; là, rien pour badauder, ni estampes aux vitrages, ni jongleurs sur la borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-vie, rien d’urbain ! L’homme, livré à lui-même, solitaire et silencieux, en est réduit à penser.
Tu es heureux maintenant, heureux, un garçon de charrue heureux, quel scandale ! Le bonheur peut-il bien se prostituer ainsi ! Un garçon de charrue heureux !… Allez donc dire cela à madame la banquière trois étoiles, qui s’évente là-bas à son balcon. Fi donc ! dira-t-elle, le cœur soulevé et crachant ; fi donc, un garçon de charrue heureux ! un balourd ! Pour moi, sans flatteries, je vous comprends assez bien, toi et ton bonheur, bonheur s’il en est ? Bonheur, quel mot dérisoire ! Je n’ai point encore rencontré d’être assez effronté pour s’avouer heureux.
Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vie que tu as réalisée : alors, je croyais aux champs des Bucoliques, aux paysans des Idylles, aux villageois de Favart, aux bergères des impostes de Boucher : je me disais, si la félicité n’habite point la ville, à coup sûr, on l’héberge aux champs. Je croyais qu’alors qu’on a des sabots aux pieds, une souquenille, un chapeau de paille, qu’on se lève avec le jour, qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou qu’on arrose une terre, qu’on suit une bourrique chargée, qu’on mange des choux, des haricots et du porc, et qu’on juche comme une poule à la tombée du jour, je croyais qu’on était bien heureux, bien délicatement heureux ! je croyais… mais, je ne crois plus…
Pourtant, si je devais rester plus long-temps parmi ou hormis les hommes, c’est ce que tu choisis, que je choisirais ; je me ferais rustre comme toi, mais plus sauvage encore, plus fauve ; j’irais manger du pain de châtaignes dans les montagnes du Vivarais ; j’irais me faire chasseur d’ours aux Pyrénées, charbonnier aux Ardennes, ou bûcheron aux Alpes. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus assez ; à quoi bon ? quand j’userais ma vigueur à des travaux stupides, à manier la hache, la pioche ou la hie ; à quoi bon, quand je me ferais le cœur calleux comme les mains ? Ce n’est plus l’abrutissement qu’il me faut, c’est le néant ! Mais toi, tu ne veux plus du néant, tu veux vivre ; vis, je mourrai seul !
Or, voici pour le serment que tu m’avais fait et que tu trahis.
Et voici pour le mien que je parjure aussi.
Le mien, c’est un serment juré à une femme, à une femme forte ; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints, confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouche mâchait et dont j’aimais à me voiler ; nous creusions profondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nos amours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatale, car je suis funeste comme un gibet ! Pauvre fille, à qui t’étais-tu donnée !… Oh ! que tu as souffert à cause de moi !… J’ai été bien injuste !…
Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle ! les fourbes qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, les imposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour !… pour moi, l’amour, c’est de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, des remords, je n’en ai pas connu d’autre !… Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision ! mascarade amère !
Alors, cette pauvre femme, ponctuant ses phrases avec des baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie — car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nous dépasse tous –, Champavert, fais le serment de m’accorder ce que je vais te demander.
— Ma bonne, je ne puis ainsi faire une promesse.
— Oh ! je t’en prie, promets-le moi.
— Non, je ne puis.
— Qu’as-tu peur, crains-tu que je te surprenne une volonté qui te serait fatale ? Oh ! tu n’es pas généreux ; vois-tu, je te promettrais tout aveuglément, c’est que je t’aime ! Il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh ! c’est bien d’un homme…
— Bonne amie, il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien ; parle, que t’ai-je jamais refusé ?
— Je veux de toi, Champavert, jure-le moi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais ! Le jour où tu seras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moi seulement : — Je veux en finir. Je me lèverai aussitôt et nous sortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.
Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur le cœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’aurait dit : — Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pas comble : une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savais résolue, elle caressait ce projet depuis bien long-temps ; pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle un testament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personne de son assassinat. J’ai balancé long-temps, j’ai été long-temps indécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et lui dire : — Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens et tuons-nous.
J’aurais tant de plaisir à périr avec elle, elle en est bien digne !… Mais, cependant, je ne le veux pas, je ne le ferai pas ; le monde est si stupide, il dirait que nous nous sommes… que je me suis frappé par amour. Non, non, je ne le veux pas ; le monde est si stupide, il ne peut croire que la vie soit un fardeau dont le robuste se décharge ; il ne peut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne à l’existence ; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet, une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cube tout, jusqu’à son Dieu ! Quand il apprend la fin d’un suicide, de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes, vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, une honte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je ne l’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise : ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intrigue malheureuse, contrariée, poussés au désespoir ; ce n’est point par désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veux pas.
Que je suis fou, hélas ! que je suis fou ! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que je méprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr par amour ; faiblesse ! Eh ! quand je serai anéanti, que me feront les grossières conjectures des hommes ? leurs bavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est plus puissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité ; faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heure sonnée… Non, je ne l’avertirai pas ; non, je me tuerai seul.
Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre, puisque tu as rencontré la félicité, tu peux vivre !… Ah ! que le sort me garde bien de t’entraîner à descendre avec moi l’escalier de la citerne de la mort. Tes plumes sont encore engluées aux moribondes illusions, qu’ensemble nous avions poignardées une à une ; je te croyais faucon décillé et prêt à prendre ton vol vers le néant, mais le monde te chaperonne encore. Tu attends peut-être une paix, un repos, au bout de la carrière ! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu espères le voir s’abattre sur toi en la décrépitude ? tu ne peux croire que l’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu connais : si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque époque de béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de tout l’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur carapace jusqu’au bout ? comment auraient-ils consenti à végéter toujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dans l’étang croupi de la société ? Comment ?… C’est que, comme toi, la foule espère ; comme toi, elle se croit toujours sur le point d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir ; c’est que, pareil au chat qui veut saisir ce qui passe au fond du miroir, à l’instant où radieux il se jette sur sa proie, sur son ombre, ses griffes ne font que heurter et grincer la glace ; stupéfait, mais non pas éclairé, il s’acharne et épie, alléché comme devant. Mais, toi, qui as passé derrière le miroir, qui as gratté l’étamage de tes ongles, qui sais que ce n’est qu’une vitre et de l’étain qui reflète, alléché, épieras-tu toujours ?…
Le monde, c’est un théâtre : des affiches à grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part ; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se verrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. La toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus, la foule écoute, car la foule écoute toujours ; l’illusion pour elle est complète, c’est de la réalité ; elle est identifiée, elle rit, elle pleure, elle prend en haine, en amour, hurle, siffle, applaudit ; en vain, quelquefois, sent-elle qu’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lorgnette, elle est myope, rien ne peut détruire son illusion et sa foi qu’exploitent si galamment les comédiens.
Mais toi, Jean-Louis, qui as pénétré dans les coulisses, toi, qui as vu l’envers du palais, le ciel plat, et touché le fond ; toi, qui as vu de près et à nu les rois, banquistes caparaçonnés de paillons ; toi qui as vu la carcasse des duègnes au travers l’ocre et le plâtre dont elles sont badigeonnées ; toi qui as frayé la jeune première, si novice, si pucelle en scène, et dont la bouche exhale la pharmacie ; toi qui sais que les génovines ne sont que des jetons ; toi, pour qui les rois, les soudards, les nobles, les belles et les valets ne sont que de crapuleux baladins, qui font de l’honneur, de la gloire, de la justice, selon leur rôle imposé ; Pharisiens, qui, loin des yeux de l’amphithéâtre, se traînent dans la débauche et se baignent dans la turpitude ; toi, Jean-Louis, qui n’es plus fasciné, débarbouillé de l’erreur, écouteras-tu la farce jusqu’au bout ?… resteras-tu jusqu’au bout dans la tourbe du théâtre, bénévole spectateur à gueule bée de cette ignoble pantalonnade ?… Ô Jean-Louis, tu serais trop déchu !
Je ne t’en veux pas, parce que maintenant tu tiens à la vie certes, tu as bien le droit de vivre, puisque l’échafaud ne te réclame pas ; tu peux porter fièrement ta tête sur l’épaule, ce n’est plus aujourd’hui une tête séditieuse, la fournaise ne contient plus que du mâchefer ; tu peux la porter crânement, cette tête pacifique, avec privilège du roi et autorisation de M. le maire. En outre, n’habites-tu pas les champs ? et les champs attachent à l’existence. En vérité, quoi de plus attrayant ! Là, des vaches ; là, une meule de foin ; là, un étang qui coasse ; là, des batteurs en grange ; là, une ânesse qui brait ; là, un margouillis qui clapote ; là, un champ de betteraves. Quoi de plus entraînant ? c’est un charme irrésistible, je le sens !… Une seule chose me plairait moins peut-être, la monotonie, la sempiternelle physionomie de la nature : toujours de la pluie et du soleil, du soleil et de la pluie ; toujours le printemps et l’automne, le chaud et la froidure ; toujours, à tout jamais. Rien n’est-il plus ennuyeux qu’une fixité, qu’une mode inamovible, qu’un almanach perpétuel. Tous les ans, des arbres verts et toujours des arbres verts ; Fontainebleau ! qui nous délivrera des arbres verts ? Que cela m’ébête !… Pourquoi, non plus de variété ? pourquoi les feuilles ne prendraient-elles pas tour à tour les couleurs de l’arc-en-ciel ? Fontainebleau ! que cette verdure est sotte !
Je ne t’en veux pas, Jean-Louis, pour ce que tu tiens à la vie, non, mais pour ce que tu prétends ne pas concevoir les raisons qui me poussent si brusquement au suicide ; c’est toi, Jean-Louis, qui me demandes cela ; fatalité ! Qui t’a changé ainsi ? qui peut donc t’avoir ainsi rafraîchi le cœur, tandis que le mien s’enfonçait dans l’amertume ? brusquement, peux-tu bien dire cela ? tu n’ignores pourtant pas que la pensée de la mort est la doyenne de mes pensées ; tu ne l’ignores pas, et que, sur trois désirs, deux ont toujours été pour le néant ; tu ne l’ignores pas, toi-même tu y applaudissais. Il est trop tard maintenant, j’en suis fâché ; mais tout ce que tu pourrais me dire serait vain, j’achèverai… Mais je t’aime trop pour ne pas redouter ton blâme ; au moins qu’un ami ne me vitupère pas ; au moins que tu dises : Il a bien fait, il a fait en brave, il s’est tué.
II.
Édura.
Ce factum achevé, Champavert l’enveloppa, mit l’adresse : À Jean-Louis, laboureur, à La Chapelle-en-Vaudragon, et le cacheta ; puis il se releva calme et comme soulagé, but un pot de thé, alluma une cigarrette de Maryland, s’assit sur la croisée, fumant et regardant vaguement dans l’air ; sa cigarrette achevée, il rentra dans la chambre ; et, longeant le pourtour des murailles, il baisait les portraits de ses compagnons tour à tour, et, tour à tour, les brisait sur le plancher : ensuite, avec un rire goguenard et haussant les épaules de dédain, il lacéra et jeta au feu tous ses livres ; et, s’armant d’une hache appendue en trophée, il mit en pièces, l’un après l’autre, les meubles qui garnissaient son logis. Le carreau était couvert de débris, et le feu de la cheminée s’étendait dans la chambre. Son mauvais cœur palpitait de joie : il ne voulait rien laisser après lui qui pût être utile, rien ; il ne voulait pas qu’après sa mort, on se partageât, le rire sur la lèvre, ce qu’il avait possédé ; qu’un autre après lui vînt aimer un objet qu’il avait aimé ; qu’un autre promenât ses dépouilles au soleil. S’il avait eu de l’or, il aurait été le jeter à l’eau ou l’enfouir, tant son aversion pour les hommes était profonde, tant il abhorrait l’héritage. Ce n’est pas lui qui aurait fait planter des arbres sur sa tombe pour abriter le voyageur lassé pendant le midi ; il aurait plutôt fait creuser une chausse-trappe sur sa fosse pour y engloutir le voiturier égaré ou le piéton perdu dans l’herbe haute.
Satisfait de sa dévastation, il s’assit sur ces ruines, comme l’architecte Fontaine s’asseoirait sur les décombres de Saint-Germain-l’Auxerrois, et, ouvrant une cassette à demi brûlée, il en tira une petite boîte d’écaille, la porta à ses lèvres avec ivresse, et la couvrit de baisers.
— Édura ! Édura ! mon premier amour et mon plus terrible, Édura ! ma Warens !… répétait-il, le front rouge et les mains crispées, broyant et faisant craquer la boîte sous ses doigts baignés des gros pleurs qui tombaient de ses yeux.
Ô Édura ! ma belle Édura !… femme, femme, que tu m’as été fatale !… Si tu l’avais voulu, tu aurais fait de moi quelque chose de grand ; je sens trop là que j’étais prédestiné, rien qu’avec un mot, un seul mot ! Tu ne l’as pas dit, ce mot, vilaine femme ! Que tu m’as fait de mal ! tu m’as perdu : tu pouvais faire de moi un lion ; le bon de mon cœur pouvait grandir sous tes caresses ; ta voix, ta douce parole, tes baisers pouvaient exorciser le venin qui, maintenant, me déborde ; la souffrance a fait de moi un loup féroce. Tiens, que je brise ce bijou qui me vient de toi !…
Et jetant à terre cette boîte d’écaille, il frappa dessus du talon, et la pulvérisa.
— Meurs, meurs, tout souvenir d’elle !… d’elle ! qui a fait entrer la haine en mon cœur, d’elle ! qui a trempé ma jeunesse dans le fiel quand elle pouvait la faire si belle, si sublime ! C’est toi, Édura, c’est toi qui m’as aigri, qui as chassé la bonté de ma tête, la sensibilité de ma poitrine, qui m’as usé et blasé par la torture et l’envie. C’est toi qui es cause que j’ai tout haï, tu m’as perdu quand ma vie s’ouvrait si riche d’avenir ; c’est toi qui l’as empoisonnée ; et, si je me tue, c’est encore par toi ; c’est toi qui as mis dans mon sein le germe de la mort, la misère l’a fécondé.
Ô inconcevable passion ! amour, amour, qui t’expliquera ?… Édura ! ô mon Édura ! ne va pas croire après cela que je te hais. Je t’aime toujours aussi follement ; je frissonne encore à ton nom comme autrefois. Je t’aime, et c’est toi qui m’as tué, c’est toi qui m’as tourné vers le néant. Tu m’as fait tant de mal, et je t’aime tant ! et cependant tu n’es plus pour moi qu’une souvenance confuse ; les ans ont passé vite, et m’ont fait jeune homme ; mais toi, ils t’ont vieillie, ternie, fanée ; tu n’es plus un bouton d’or, tu es un saule creux qui penche. Les cavaliers ne te regardent plus ; tu n’as plus de cour, tu n’es plus reine. Si, alors, tu avais voulu cueillir mon amour, amaranthe immortelle, qui ne se flétrit point, elle t’ornerait encore. Mère, tu aurais un enfant passionné dans tes bras ; mon sang, mes baisers chaleureux rappelleraient ta vie qui s’en va ; tu aurais eu jusqu’au bout un compatissant appui ; ma jeunesse aurait obombré ton âge, et mon bras puni le rieur qui aurait levé ton voile.
Que sont-ils devenus tous tes beaux muguets, amants charnels, que sont-ils devenus ?… À peine se rappelleraient-ils ton nom. Vrais cosaques à cheval, ces hommes auxquels tu t’es livrée t’ont jeté leur passion nomade ; ils t’ont butinée sur leur chemin. Pauvre femme ! insensée ! voilà donc les amis que tu te préparais pour le retour. Souffre, souffre maintenant ; il est bien juste que je sois vengé, j’ai tant souffert ! Maintenant, peut-être, tes joues que nul baiser ne ravive sont mouillées de pleurs, tu languis solitaire, et cette solitude inaccoutumée te mine ; peut-être en es-tu réduite, quel abaissement ! à faire des minauderies à de jeunes hommes qui te repoussent et te tournent le dos. Quand tu veux parler d’amour, on ricane. Souffre, souffre long-temps, que je sois bien vengé ! Inconcevable passion, je t’aime encore, je le sens là, je ne puis me le cacher ; je t’aime, et je te hais profondément ; et cependant, si tu venais me prendre la main, si tu venais me dire tout bas ce mot que tu m’as toujours tu, si tu venais me dire je t’aime, comme autrefois… car tu m’as aimé, j’en suis sûr ; je suis sûr que tu as étouffé ton amour pour moi, que tu as repoussé le mien, parce que aimer, être aimé d’un enfant obscur n’était pas ce que voulait ton esprit orgueilleux, et je t’aime encore aussi violemment ; et pourtant, te dis-je, si tu venais à moi, je te repousserais ; car je t’aime aujourd’hui pour ce que tu as été, et non pour ce que tu es. Si tu te jetais à mes genoux, je serais sans pitié, je te frapperais ; si tu t’attachais à mes pas, froid, je te traînerais, je serais vengé.
Puis, accoudé, silencieux, ce pauvre Champavert pleurait amèrement.
— C’est le premier pas dans la vie, qui décide de la vie ; versez du vinaigre dans le vin le plus doux, il deviendra vinaigre, murmura-t-il en ramassant les débris de la boîte d’écaille qu’il baisait et mettait dans sa bourse.
Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeau sur son front, sort et clôt sa porte.
— Voici ma clef, dit-il en descendant au concierge ; je pars pour un voyage lointain ; si quelqu’un venait me demander, vous voudrez bien lui dire que j’ai quitté pour long-temps cette ville.
— Iriez-vous en Espagne, que vous aimez tant ?
— Plus loin.
— En Alger ?
— Plus loin.
Il sortit.
I.
Flava.
Vers le soir, un camarade le rencontra rue Jean-Jacques-Rousseau, au moment où il sortait de la poste.
À huit heures environ, sur la hauteur de Montmartre, dans le chemin des Rosiers, il sonnait à un guichet rouge.
Une jeune fille ouvrit : ses cheveux blonds flottaient sur sa robe blanche ; son teint pâle et son regard soucieux, son allure langoureuse, quoique dégagée, sa poitrine rentrée et sa tête inclinée, disaient tristement que la souffrance, comme une foudre, avait ravagé et ravageait cette belle créature, cassée, défleurie.
En apercevant Champavert, elle jeta un cri de surprise.
— Vous, mon sauvage, à cette heure, quelle aventure !…
— Amie, si je suis venu, ce n’est point par aventure, c’est tout à votre intention.
— Champavert, vous me permettrez au moins le doute.
— Mauvaise, vous voulez me blesser ! — Es-tu seule ?
— Oui !
— Tout à fait seule ?
— Oui !
— Ton père ?
— Il est descendu à la ville.
— Enfin, c’est bien heureux ! Je puis te voir et te parler à loisir, sans gros yeux qui épient et sans grandes oreilles qui espionnent.
— Qui vous change donc ainsi, mon Champavert ? quel soleil a donc fondu la glace de votre cœur ? Ah ! vraiment, il vous sied bien, après deux mois d’absence, de venir jouer à l’amoureux.
— Flava, je ne joue rien ; je suis pour toi ce que j’ai toujours été. J’accepte tes reproches, je sais qu’en apparence je puis en mériter ; je suis peu assidu, il est vrai, mais tu règnes en mon cœur toujours ; tu règnes comme la patrie dans le cœur d’un proscrit ; tu règnes comme la vie dans le cœur d’un condamné. L’absence ne détruit pas l’amour, tu le sais. Je suis peu assidu, c’est vrai, que veux-tu que je vienne faire ici plus souvent ? Souffrir !… Toujours gardée à vue, comme une criminelle d’État, je ne puis seulement te presser la main, te dire un mot bas à l’oreille ; à peine si nos regards peuvent s’entendre ; cela me fait trop de mal, je ne puis le supporter ! Que de fois j’ai été tenté de frapper ton père, tes geôliers, de te prendre le bras et de te dire fuyons ! Ah ! si tu étais libre, ou si du moins nous pouvions nous livrer à de douces causeries, tu ne te plaindrais pas de l’infréquence de mes visites.
— Mais, qu’importe !… puisque ta vue seule me remet tant de courage au cœur. Ah ! c’est cruel, Champavert, de haïr ainsi une femme, et puis de sortir de terre comme un démon, deux ou trois fois l’année, pour venir lui mentir, lui dire qu’on l’aime ; ah ! c’est cruel, Champavert !
— Flava, tu me traites durement, tu me tortures à plaisir ! Faudra-t-il donc toujours, comme un débutant, renouveler mes aveux d’amour ? toujours faire de nouvelles protestations ? Tu devrais au moins me connaître depuis six ans que nous sommes liés. Si je ne suis pas assidu, suis-je pas fidèle amant ? Je sais que tu as le droit de douter de moi ; qu’autrefois, tout enfant, j’ai été mauvais, mais ma constance n’a-t-elle pas racheté tout cela ? Je t’aime, Flava, je t’aime profondément, à tout jamais ! Veux-tu encore un serment ? je t’aime, Flava ! et te le jure sur le corps…
— Silence ! Champavert, silence ! n’invoquez pas son ombre !
— Ne pleure pas, Flava ! ne pleure pas, bonne mère, tes larmes ont assez creusé tes joues, tes larmes sont amères à mes lèvres ; ne pleure pas, bonne mère ! il est plus heureux que nous, il n’est pas.
— Plus heureux que nous, il n’est pas…… Champavert, tu dis vrai : que j’aime cette pensée !… Oh ! dis-moi, serais-tu prêt ?
— Non, ma toute belle, attendons encore, peut-être des jours meilleurs vont se lever pour nous ; si jeunes encore, nous avons un long avenir ! Attendons encore, nous avons bu l’absinthe avant le festin, attendons, après le deuil de la nuit, le jour et la rosée.
— Champavert, quand un arbre a été atteint de la foudre, nul printemps ne saurait le reverdir ; il dessèche sur pied, jusqu’à ce qu’un bûcheron le renverse de sa hache ; Champavert, attendrons-nous le coup de hache de la mort, tardif bûcheron ? Ce serait une lâcheté !
— Il est téméraire de préjuger l’avenir : ma belle, dépouillons-nous de cette sombreur, soyons moins élégiaques, s’il vous plaît ?
— C’est cela, à loisir, plaisantez ! Vous grimacez, Champavert, votre rire n’est pas un rire qui part du cœur, c’est un rire de supplicié. Tout à l’heure vous vous êtes trahi.
Pendant ces causeries, sous la salle d’ombrage, la lune était montée à l’horizon, et ses rayons, perçant au travers le feuillage vacillant des marronniers, semait le sable de nacres et l’obscurité de phalènes d’argent. Le rossignol ne chantait pas encore son nocturne, et l’on n’entendait rien dans l’immensité, sinon le son amoureux de leur voix qui s’élevait comme le soupir d’une Gnomide.
IV.
Damnation.
— La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, et descendons le clos ; viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a bien long-temps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; le houx ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté ? Allons voir.
— Oh ! non pas, ce houx est vert et touffu et l’herbe haute et belle ; mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose chaque nuit.
— Chaque nuit tu descends à la source ?
— Oui, chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève et descends faire ma prière sur sa tombe ; quand j’ai bien prié et bien pleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble me pardonner mon crime ; il me semble entendre dans le silence universel une voix partant des étoiles, qui me crie : — Ton crime n’est pas le tien, faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à la société ! que son sang retombe sur eux et sur elle !… Je rentre avant l’aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans rêves affreux.
— Mystérieuse ! pourquoi ne me parlas-tu jamais de tes visites nocturnes ? je m’y serais trouvé aussi, moi, je serais venu prier et pleurer avec toi !
— Garde-t-en, Champavert, garde-t-en bien, tu me perdrais ! Plusieurs fois, mon père soupçonneux m’a suivie, j’en suis sûre, je l’ai vu, là, caché derrière le mur de la citerne, il m’écoutait ; nous nous serions trahis. Aussi, ai-je bien soin de prier bas, de peur qu’il n’entende pourquoi je prie. Il m’a demandé plusieurs fois, avec un sourire d’intelligence, si je n’étais pas somnambule : j’ai feint de ne pas comprendre, et, sans me déconcerter, j’ai répondu que cela pouvait bien être.
Ils étaient presque au bas du sentier rapide qui conduit à la source ; la lune avait disparu, le ciel était noir, quelques éclairs passaient comme des phosphores à l’horizon, Flava était appuyée sur le bras de Champavert, qui froissait dans sa main une branche de verveine.
— Quelle odeur plus suave que cette verveine des Indes ! Aimes-tu les fleurs, Flava ?
— Beaucoup.
— Toi, aimer les fleurs, Flava, c’est de l’amour-propre ! aimes-tu les parfums ?
— Beaucoup.
— Pour moi, je les aime follement ! on dit que cela sied mal à un homme, que m’importe ! je n’en suis pas plus efféminé pour cela. Si je me laissais aller, je remplirais mon logis de plantes balsamiques, je me chargerais de senteurs comme une petite maîtresse. Quand je suis accablé, une branche de chèvrefeuille odorant est pour moi toute une consolation.
Bien des cavaliers montent la garde pour une belle, à son balcon ; moi, je la monterais pour une fleur ; bien des cavaliers font de longs chemins pour causer d’amour, j’irais en Espagne pour une bergamote, en Orient pour du benjoin ; bien des cavaliers vendent leur manteau pour en jouer le prix, moi, je troquerais le mien contre un flacon d’essence de roses.
Mais, pour moi, par-dessus tout, Flava, tu es le flacon le plus odorant, le réséda le plus suave, le baume arabique le plus précieux ! Aussi, pour toi, je ferais plus que de guetter sous un balcon, je ferais plus qu’un pèlerinage, je ferais plus que de me dépouiller de mon manteau, je vivrais, si tu l’exigeais !…
— Tu te trahis encore, Champavert, serais-tu prêt ? dis-le moi, je t’en prie, souviens-toi de ta promesse !
— Oh ! non pas cela, je veux dire que si j’étais décidé au néant, et que tu voulusses que je vécusse, je vivrais.
— Champavert, tu blasphèmes en parlant ainsi de néant, tu me fais mal infernalement !… Regarde donc ce ciel sillonné, cette plaine, ces monts, cette majestueuse nature ! regarde-moi ! et après cela, crois au néant si tu peux ?
— Comme toi, Flava, j’aimais jadis les poëmes et les phrases.
— Hélas ! si nous ne devions pas renaître heureux pour l’éternité, ce serait bien atroce !… Une vie de souffrances et de misères et plus rien après ?…
— Le néant.
— Oh ! tu ne le crois pas !
— Si, je le crois ! C’est par lâcheté que les hommes reculent devant l’anéantissement : ils se façonnent à leur guise une vie future, se bercent et s’enivrent de ce mensonge qu’ils se sont fait à eux-mêmes ; et, tous contents de cette trouvaille, quand ils agonisent, comme des fous sur le lit de fer, avec un rire niais sur les lèvres, ils vous disent : — Adieu ! au revoir, je pars pour un monde meilleur, nous nous retrouverons là-haut ! et puis, avec un rire encore plus niais, les héritiers, joyeux dans le cœur, répondent : — Adieu ! bon voyage ! nous nous rejoindrons avant peu, préparez nos places dans l’hôtellerie du paradis.
Eh bien ! non ! idiots que vous êtes ! vous allez où vont toutes choses, au néant !… Et c’est face à face avec la mort, et le pied dans la fosse, lâches, que je vous dis cela ! Je ne veux pas d’une autre vie, j’en ai assez de vivre, c’est le néant que j’appelle !
— Taisez-vous, taisez-vous, Champavert, ne blasphémez pas ainsi ; si vous saviez, votre regard est affreux ! Mais quelle serait donc, mon ami, la récompense des malheureux torturés ici-bas ?
— Qui dédommagera le cheval de ses sueurs, la forêt de la hache, de la scie et du feu ?… Sans doute, il y a une autre vie aussi pour les chevaux et les chênes ?… Un paradis !…
— Vous êtes égaré, taisez-vous, Champavert, Dieu vous entend ; ne craignez-vous pas son tonnerre ?
— S’il était un Dieu qui lançât la foudre, je le défierais ! Qu’il me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entend tout, je le défie !… Tiens, je crache contre le ciel ! tiens, regarde là-bas, vois-tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l’horizon ? on dirait qu’il a peur de moi. Ah ! franchement, ton Dieu n’est pas susceptible sur le point d’honneur : si j’étais Dieu, si j’avais des tonnerres à la main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, un ver de terre !
Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu, et vous avez bien fait, car, s’il était un Dieu, il serait pendable.
— Oh ! laissez-moi fuir, la terre s’entrouvre sous vos pas ! Satan, tu me fais horreur !… laissez-moi, Champavert, moi, je n’ai pas fait de pacte ; je vous en prie, taisez-vous, je suis morte si vous blasphémez plus ! Faut-il donc que je baise vos pieds ?…
— Jusqu’à cette heure, j’avais gardé mon sang-froid, mais tant de misères m’enragent !… Oh ! si je tenais l’humanité comme je te tiens là, je l’étranglerais ! Si elle n’avait qu’une vie, je la frapperais de ce couteau, je l’anéantirais ! si je tenais ton Dieu, je le frapperais comme je frappe cet arbre ! si je tenais ma mère, ma mère qui m’a donné la vie, je l’éventrerais ! C’est une chose infâme qu’une mère !… Ah ! si du moins elle m’avait étouffé dans ses entrailles, comme nous avons fait de notre fils… Horreur !… Je m’égare…
Monde atroce ! il faut donc qu’une fille tue son fils, sinon elle perd son honneur !… Flava ! tu es une fille d’honneur, tu as massacré le tien !… tu es une vierge, Flava ! Horreur !…… Ôte-toi de dessus de cette fosse, que je creuse la terre de mes ongles ; je veux revoir mon fils, je veux le revoir à mon heure dernière !
— Ne troublez pas sa tombe sacrée…
— Sacrée !… Je te dis que je veux revoir mon fils à mon heure dernière ! laisse-moi fouiller cette fosse !
La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les éclairs jetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distinguait Flava, échevelée ; sa robe blanche semblait un linceul, elle était couchée sous les touffes du houx. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles et de son poignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa tenant au poing un squelette chargé de lambeaux : — Flava ! Flava ! criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ; tiens, voilà ce qu’est l’éternité !… Regarde !
— Vous me faites bien souffrir, Champavert, tuez-moi !… Tout cela pour un crime, un seul, ah ! c’en est trop…
— Loi ! vertu ! honneur ! vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre proie !… Monde barbare, tu l’as voulu, tiens, regarde, c’est ton œuvre, à toi. Es-tu content de ta victime ? es-tu content de tes victimes ?… — Bâtard ! c’est bien effronté à vous, d’avoir voulu naître sans autorisation royale, sans bans ! Eh ! la loi ? eh ! l’honneur ?…
Ne pleure pas, Flava, qu’est-ce donc ? rien : un infanticide. Tant de vierges timides en sont à leur troisième, tant de filles vertueuses comptent leurs printemps par des meurtres… Loi barbare ! préjugé féroce ! honneur infâme ! hommes ! société ! tenez ! tenez votre proie… Je vous la rends ! ! !
En hurlant ces derniers mots, Champavert lança au loin le cadavre qui, roulant par la pente escarpée, vint tomber et se briser sur les pierres du chemin.
— Champavert ! Champavert ! achève-moi ! râlait Flava, froide et mourante ; es-tu prêt, maintenant ?…
— Oui !…
— Frappe-moi, que je meure la première !… Tiens, frappe là, c’est mon cœur !… Adieu ! ! !
— Au néant ! ! !
À ce dernier mot, Champavert s’agenouilla, mit la pointe du poignard sur le sein de Flava, et, appuyant la garde contre sa poitrine, il se laissa tomber lourdement sur elle, l’étreignit dans ses bras : le fer entra froidement, et Flava jeta un cri de mort qui fit mugir les carrières.
Champavert retira le fer de la plaie, se releva, et, tête baissée, descendit la colline et disparut dans la brume et la pluie.
V.
De profundis.
Le lendemain, à l’aube, un roulier entendit un craquement sous la roue de son chariot : c’était le squelette charnu d’un enfant.
Une paysanne trouva près de la source un cadavre de femme avec un trou au cœur.
Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur, en sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmi un monceau de chevaux, un homme couvert de sang ; sa tête, renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme un pieu.