Chairs profanes/Les buveurs

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Chairs profanesLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 35-38).
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LES BUVEURS

À Stéphane Mallarmé


C’est à l’auberge qu’ils ont passé leur dimanche
À se verser dans des chopes claires, des vins
Dont leurs yeux gais n’ont pas la transparence franche
Et dans le pur soleil d’émeraude qu’épanche
L’absinthe savoureuse aux longs sucres divins.

Avec les mouches qui, sur les rideaux de serge
Usée, et sur la vitre ensoleillée, ont l’air
D’un million de fleurettes que sur la berge
Un grand vent d’orage éparpillerait par l’air,
Ils ont voulu passer leur dimanche à l’auberge…

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Dehors, par la fenêtre ouverte, les verdures
Luisent le long de la route, entre les faitures
De paille, où des pigeons de neige vont nicher,
Et sur la place, au ton criard de pierres dures,
Le soleil fait tomber une ombre du clocher.


Des murs fanés, où de la vigne en fleur s’alcôve,
Avec la bonne odeur des jasmins violets,
Sur le coin de ciel bleu qu’on voit, retombent les
Capucines ouvrant l’or de leur gueule fauve,
Et dont la tige s’est enroulée aux volets.

Et les buveurs s’accroupissant en poses veules,
Les doigts à leur moustache où du vin perle au long,
Sentent, les yeux emplis d’une âpre flambaison,
Comme grandit aux champs, le soir, l’ombre des meules,
Le vin épanouir en eux sa déraison.

Leurs gestes font, comme un grand vent, s’enfler leurs blouses
Neuves, sur leur poitrine aux rousses velaisons,
Telles, alors qu’y vient la rouille, les pelouses ;
Et les plus jeunes gars ont des fiertés jalouses
De leur sexe qui les destine aux garnisons.

Bientôt ils seront tout en rouge avec des casques
Miroitant les matins de fête et dont tout l’or
S’emplume ; ils traîneront bientôt le sabre aux basques,
Heureux des éperons de fer, heureux encor
Des yeux de femme les veillant comme un trésor.


Celles-ci pleureront des larmes, pauvres Anges
Ânonnant à côté leurs vêpres longuement,
Qu’ils culbutèrent dans le foin âcre des granges
Pleines d’un relent capiteux de fleurs étranges,
Alors que génésique, en eux, gronde un ferment.

Celles-ci pleureront des larmes combien viles !
Quand un beau jour les deux mains en ombre à leur front
Sur la route qui va se perdre, elles verront
Boiter au loin leur pas alourdi vers les villes
D’où ne leur viendra plus que le chant des clairons.

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Dans ces faces qu’empourpre une ivresse bénigne
Un rire s’ouvre au long des bouches, sur les dents
Blanches, un rire doux, fleur tendre de la vigne
Où le vin lascif comme un bélier se signe
Lui, qui fait luire entre les cils, les yeux ardents.

Or tandis qu’au-dessus des têtes, la fumée
Meut des ciels vaporeux dans la salle animée,
Eux se disent, voyant à terre s’élargir
L’ombre étroite que font les oiseaux des ramées,
Que les vêpres qu’on chante à côté vont finir.


Et que lentes, par le clair été des charmilles,
Comme des ouailles vont s’éparpiller au son
Des cloches sonnant l’heure amoureuse les filles
Tournant leur prunelle innocente de façon
Niaise, sous leur front albe taché de son.

Et leurs doigts lourds alors agaceront la jupe
En attendant d’aller vers la nuit des charmants
Asiles, vers la mare aux herbes, où s’occupe
La lune à projeter l’ombre de toute dupe
Angélique, enlacée aux bras de son amant.

Et ce seront de longs ébats fous, mais pour l’heure
L’âme odorante et fuligineuse des vins,
Par quoi l’ennui du temps si morose se leurre,
Fait sur leur joue, hâlée aux champs, par les vents sains
Du large, s’allumer de sensuels carmins.