Auguste Brancart (p. 195-201).
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Troisième partie



II


D’abord, cette vie nouvelle l’enchanta. Dans ces vadrouilles elle était très gaie sans raison sautait, virait, ravie. Et à sa fenêtre, pendant les longues heures de solitude rêveuse, elle couvait en silence un monologue joyeux.

Une idée la satisfaisait fort, le projet lentement formé se réalisait enfin : elle faisait expier aux hommes ses misères anciennes. Aujourd’hui, le souvenir de son premier affolement l’amusait. Avait-elle été assez niaise, en arrivent à Lille, de perdre courage, de se croire la victime de quelque guigne mystérieuse ! Elle se rappelait les premiers jours passés dans une dèche désespérante, par horreur des mâles. Heureusement que la fringale l’en avait tirée, de cette toquade ! La persécution, une guigne ; tout cela était des contes de grand’mère : elle le savait à présent. Sans doute, les malheurs ne lui avaient pas été épargnés, mais elle-même était cause de cette malechance avec sa mollesse et son ignorance de la vie. Comme les hommes avaient lâchement profite de sa sottise ! Les salops ! Elle les avait supportés, pour quelques-uns même elle avait eu de l’attachement. Plus souvent qu’on l’y repincerait. Georges l’avait-il assommée avec ses réflexions idiotes et comme il avait vécu sur sa bourse, pour finir par la planter là quand elle n’avait plus eu d’argent. L’officier Charles lui apparaissait comme un sale poseur ; il l’avait prise pour en faire parade vaniteusement. Bien gagné, l’argent qu’elle avait dépensé à sa guise. Tous pareils ! Léon ne valait pas mieux que le reste : six mois il l’avait poursuivie ; elle aurait été, sans lui, une brave ouvrière, intourmentée. Elle se remémorait ensuite l’indigne façon dont ce Léon l’avait abandonnée, parce qu’elle s’était amusée un peu en son absence ; comme si ce n’était pas lui qui l’avait habituée à faire la noce ! Tous des exploiteurs de la femme, des maquereaux, quoi ! Bon encore Donard ; celui-là, du moins, n’était pas hypocrite. Mais non, lui aussi était une canaille qui poussait sa femme à de sales actions, une si bonne personne, par nature. Lucie se méprisait encore davantage en songeant que tous ces types, qui l’avaient roulée, étaient bêtes comme leurs savates, tous plus ou moins rincés par d’autres femmes, des habiles. Oh ! mais elle était bien changée ; elle allait leur en faire voir à ces hommes. Ils pourraient claquer de misère s’il leur plaisait, elle ne se retournerait seulement pas. Ils l’avaient dupée et quand la déveine était venue, nul ne s’était occupé d’elle : elle allait s’occuper d’eux, elle, et ce serait drôle.

En effet, Lucie s’acharnait à cette haine. Elle se faisait payer à l’avance, très cher ; tout supplément d’amour devait être rémunéré en surplus. Même, elle les volait. Il lui venait un frais rire à la remembrance du départ quotidien de ses michés, très penauds, sans un sou. Elle s’estimait devenue sérieuse, une vraie femme ; elle savait enfin raisonner et on ne la reprendrait plus à changer d’avis continuellement, sans motif, comme autrefois.

Cependant, au plus fort de ces résolutions, souvent elle s’attendrissait en songeant à Léon, son seul amour vrai ; elle se surprenait à regretter ce premier amant : en somme, c’était encore le meilleur de tous. Celui-là l’aimait pour elle-même, et puis si gentil, si doux. Une fierté la possédait d’avoir été séduite par un homme aussi aimable. Elle se représentait Léon idéalement beau, par une admiration intime du mâle qui était parvenu à la conquérir. Il ne l’aurait jamais quittée sans les conseils des amies et des camarades jaloux de leur liaison. Dans l’esprit de la fille, Léon devenait un être adorable ; elle le désirait. Et dévêtant les autres amants de leurs qualités, elle en habillait son premier amoureux. La revue des hommes jadis connus recommençait ; de nouvelles infamies se retraçaient en sa mémoire. Ce n’est pas Léon qui aurait fait ceci, cela.


Mais ces réflexions servaient encore à affermir ses projets. Elle se jurait qu’elle n’aurait plus ni amour, ni béguin, et formait le plan d’une existence tout emplie par l’idée de l’argent à obtenir. L’argent ce devait être son seul but ; elle se devinait très courageuse pour acquérir une fortune, prochainement, entrevoyait au terme de ses efforts une vie libre, riche, jouisseuse. Revenue à Saint-Quentin, elle stupéfierait de son luxe les anciennes camarades d’atelier, serait locataire, dans la rue d’Isle, d’un appartement somptueux. L’idée de cet appartement l’obsédait ; elle y voulait un balcon, d’où elle pourrait regarder librement les promeneurs. Comme les amants d’autrefois, si dédaigneux, rageraient en la voyant traîner aux Champs-Élysées, des robes de soie, mener en laisse un lévrier. Et puis, elle serait vertueuse et chaste. Elle aurait sa chaise à la Basilique ; elle ferait l’aumône, splendeurs que couronnerait un mariage avec quelque jeune homme vigoureux et beau.

Tantôt ces songeries se modifiaient, et un horizon si bourgeois lui semblait mesquin. Ce qui lui fallait alors c’était Paris, la noce à outrance, la vie élégante et fastueuse. Elle pensait aux délices que devait renfermer cette ville idéale dont les commis-voyageurs parlaient avec un enthousiasme vague. À Paris, son luxe la ferait bientôt remarquer. Toutes les avances seraient éconduites impitoyablement, jusqu’au jour où s’offrirait à elle l’amant attendu, capable de se donner tout entier, de lui procurer toutes les richesses, de vivre à ses pieds avec une adorante soumission. Bien d’autres idées lui venaient encore, différentes, contraires, souvent toutes à la fois. Mais, toujours dans ses rêves, elle se voyait aux bras d’un homme, et le bonheur lui paraissait reposer sur l’affection d’un garçon jeune et fort, qui saurait avoir pour elle l’exquise tendresse de Léon avec des vigueurs bien autrement voluptueuses.

C’est que Lucie avait gardé le furieux besoin des plaisirs érotiques. La nuit, elle collait tout à coup ses lèvres brûlantes au corps du miché, soupirante. Elle s’imaginait être ardente par calcul, pour forcer les hommes à la venir retrouver ; mais, au fond, elle adorait plus que jamais les caresses lascives et s’ingéniait à ressentir des spasmes encore inaperçus. Cette poursuite du plaisir se traduisait dans ses rêveries, par la réminiscence de livres licencieux ou par le regret de n’avoir pas été l’esclave de cette flagrance amoureuse lorsque Léon était avec elle. Et la vision de ses premières amours se mêlait à ses vœux sensuels, les fardait d’un sentimentalisme qui enthousiasmait Lucie. La nuit elle arrachait subitement de sa torpeur l’homme couché à son flanc pour obtenir de lui quelque raffinement de luxure. Ensuite, l’hystérie s’éteignait, la réalité s’imposait vite à la fille lorsque le monsieur se levait avachi, demandant : « Dis donc ? Où est la serviette ? »

Par un revirement soudain, elle se dégoûtait alors des plaisirs charnels. Elle en venait à estimer une souillure le spasme érotique ; elle regrettait n’avoir point, après l’amour assouvi, des éphèbes spirituels et beaux, l’entretenant avec douceur de la passion véritable. Une aspiration à une liaison très pure affluait, mais il lui paraissait qu’une telle liaison ne saurait être obtenue sans dépense d’argent. Ne fallait-il pas, pour cela, avoir des allures élégantes et honnêtes, attendre surtout les avances.

C’est ainsi que les idées les plus contraires avaient une conclusion commune : raccrocher les mâles et leur enlever l’argent.

Et, avec la fixité d’un sérieux devoir, Lucie accomplissait la tâche quotidienne ; elle se donnait au premier venu, chaque soir, pour un louis payé d’avance.