Auguste Brancart (p. 149-154).
Deuxième partie



VIII


Lucie Thirache avait ouvert la fenêtre et, accoudée à l’appui, elle regardait la place du Marché devant elle. L’aube montante blanchissait la silhouette des maisons. La ville dormait. Nul bruit, sinon par instants le roulement d’une voiture, l’écho d’un pas dans le loin. En bas, la place déserte gisait. Un bouquet d’arbres, au centre, semblait une tache, d’un vert sombre, frémissante. Tout près la fenêtre, au-dessus des tables à poissons, le toit du marché étale un demi cercle d’ardoises et Lucie, levant les yeux, aperçoit au-delà les bâtiments de la caserne qui limitent la place : un mur de briques interminable, serti de travées en pierres blanches ; au coin du mur les barreaux d’une grille fermée contre laquelle un sergent adossé, semble dormir ; la capote brune où s’enveloppe une sentinelle passe, repasse, d’un pas régulier et lent.

Lucie regardait cette grille par où son amant, tout à l’heure, était entré. Elle songeait : Charles allait partir à Dunkerque, pour les manœuvres. Elle resterait seule tout un mois. Comme elle s’ennuierait ! Plus de bal, plus d’amusement ! Finies les caresses, les heures passées au lit, si folles en des étreintes. Avec Charles toutes les joies allaient s’enfuir.

Au loin, le beffroi lance les premières notes de son carillon, des notes hésitantes et lourdes.

Déjà cinq heures, pense la fille ; ils vont partir bientôt.

Dans la caserne, il y eut comme un réveil. Le sergent s’était dressé ; il avait ouvert la grille. Et Lucie se penchant crut reconnaître son Charles parmi des officiers rangés en cercle dans la cour. Oh oui, c’était bien lui, le troisième, à gauche, tournant le dos, celui à la plus belle prestance. Elle le vit échanger des papiers avec un gros à jambes courtes, puis entrer bien vite dans le bâtiment. Cependant une rumeur vague s’élevait, comme un bruit de mouvements hâtifs. Des fenêtres s’ouvrant encadraient les têtes ensommeillées de soldats, qui serraient leurs gorges en des cravates bleues. Et de nouveau les clameurs s’apaisèrent ; la cour redevint déserte. Il se fit un silence.

Lucie rentra dans la chambre. Elle examina le lit, les oreillers déjetés, une cigarette oubliée sur la table. Elle se rappela cette dernière nuit, une nuit d’adieux qui avait été un long embrassement. Sans doute Charles lassé aurait peine à faire un si long voyage. Mais aussi comme il pourrait se reposer à Dunkerque. Plus de femme, là, pour supprimer son sommeil. Le pauvre garçon ! Lui qui aimait tant se serrer à elle !

Elle dormirait seule, elle aussi ; comme ce devait être ennuyeux ne plus se voir aimer, ne plus sentir en dormant le contact des lèvres fines collées à sa chair. C’était bien fini. Tous deux allaient rester sages durant un mois. Oh ! certainement elle resterait sage, elle n’y voulait point même songer. L’idée d’une infidélité faite à Charles lui paraissait monstrueuse.

Elle entendait le bruit gagner la place, grandir. C’était comme des tâtonnements musicaux, des sons de clairons, d’abord très courts, à de longs intervalles, ou sans fin prolongés ; des coups de tambour répétés ; une rumeur de pas et de voix.

Lucie reprit sa place, à la fenêtre. La cour maintenant était envahie : une foule rouge et bleue s’y pressait ; des commandements étaient clamés.

Mais, si elle restait seule, comme çà, à Arras, lui, peut-être, se collerait là-bas avec une autre femme ; puis, au retour, il la pourrait lâcher, qui sait ? oh ! mais non, elle ne le voulait pas. Elle l’irait rejoindre sûrement dans quelques jours, malgré sa défense. On les connaissait leurs défenses ; un prétexte pour se débarrasser d’une maîtresse, pour lui faire des queues.

Subitement le tumulte cessa dans la caserne ; et bientôt, clairons et tambours éclatèrent, mariant leurs sons dans une mélopée invariable, qui par instants semblait vouloir s’éteindre et de nouveau renaissait infinie. De la grille, les lignards débouchèrent dans une marche automatique avec un rythme de pas cadencés, frappant le sol régulièrement. Ce fut d’abord l’avant-garde, une double rangée de soldats à barbe, la nuque courbée sous les rouleaux des toiles à tente ; puis venaient les tambours qui, du genou, à chaque pas, lançaient leurs caisses en avant ; puis les clairons enflant leurs joues sur l’embouchure des cuivres. Deux coups de grosse caisse, un court silence, et, tout à coup, sous la grille, la fanfare mugit, emplissant la place de sonorités brutales.

Le régiment défilait, interminable ; un va-et-vient continu de manches bleues. Lucie voyait les soldats s’avancer, piétiner derrière le bouquet d’arbres, puis tourner, s’engager dans la rue de Châteaudun, à droite. Elle les suivait des yeux, curieuse, apercevait leurs dos alignés, les peaux fauves des sacs, les gamelles brillant sous les premiers rayons de lumière.

Oui certainement, Charles allait faire la noce loin d’elle ; il l’oublierait. Les hommes, c’est si faux ! Sans compter que toutes les femmes l’aimaient, lui. Oh ! pour sûr, elle le rejoindrait ! Et ses yeux revenaient à la grille, dans une impatience. Il ne sortirait donc pas ? Comme il tardait à passer ! Oui, mais s’il croyait se débarrasser d’elle ainsi, il se mettait le doigt dans l’œil, un peu. Ah ! ça mais, il ne viendrait donc jamais ?

Les officiers courbés sur l’encolure dandinante de leurs chevaux, dominaient les têtes des soldats ficelées de jugulaires, cachetées de rouge. Les lieutenants s’avançaient, les pelisses relevées sur l’épaule, pour laisser libre le balancement du sabre au bout d’un bras galonné.

Enfin, Charles passa, flanquant une compagnie ; et, dans un sourire d’adieu, il sembla vouloir, une dernière fois, appuyer ses recommandations. Lucie, d’un signe, le rassura. Elle regarda longtemps, le vit entrer dans la rue, disparaître. Elle rentra dans la chambre et tout à coup, courut à la table pour vérifier le nombre des louis que Charles et Émile avaient laissés, afin de satisfaire aux créanciers communs et à l’entretien des deux femmes. Un souvenir lui était venu d’avoir bousculé le guéridon dans la hâte de son lever et, très inquiète, craignant qu’une pièce ne se fût égarée, elle recompta l’argent plusieurs fois. Elle pensa qu’on lui avait donné une sale corvée, dont on aurait bien pu charger Dosia. Mais, ayant réfléchi qu’elle avait acquis la confiance des deux hommes elle fut bientôt très flattée, heureuse de surpasser son amie en quelque point.

Non, décidément, elle n’irait pas à Dunkerque ; son obéissance justifierait cette confiance qu’on lui montrait ; elle suivrait les conseils de Charles, resterait à Arras, bien sage, sans bouger. Après tout, ce n’était qu’une affaire de vingt jours, au plus. Elle pouvait attendre. Et puis, c’était la promesse d’un libre repos ; et, souriante, elle confessa qu’elle en avait grand besoin. Une dernière fois, elle se remit à la fenêtre. Les sons de la musique s’éteignaient ; elle percevait encore les roulements des tambours, la cadence des pas. À l’entrée de la rue, elle vit le dos arrondi du major, coupé d’une bandoulière rouge, la croupe de son cheval que la queue balayait. Elle suivit le cahotement des voitures régimentaires, aux bâches vertes tremblotantes ; et la place se vida, reprit un air morne, ensommeillé. Mêlée aux derniers bruits lointains du régiment en marche, une rumeur murmurante montait lentement dans la ville.

Lucie Thirache se recoucha, dormit toute la journée.