Auguste Brancart (p. 165-170).
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Deuxième partie




XI


Par un après-midi de soleil, Dosia marchait pensive dans la rue des Gaughiers. Elle était allée passer une semaine à Bourges, espérant trouver une place pour elle-même et pour Nina, dans cette ville où les deux officiers, leurs amants, devaient bientôt tenir garnison. Et, désolée au souvenir de son insuccès, elle longeait les maisons de la rue, dans une hâte de conter tout à son amie. Au coin du Marché-aux-Poissons, elle tourna, passa, devant les pierres d’étal où gisaient encore des détritus puants ; puis, enfilant le couloir sombre, elle monta chez Lucie. La clef était sur la porte. Elle ouvrit et, au premier coup d’œil, elle tressaillit, surprise. Sous la table un chien s’étirait, la regardait de ses yeux sombres, remuait la queue. Au mur un fusil ; une carnassière étalée sur le guéridon et, sur le parquet, de grosses bottes embouées. Effarée, elle s’avança vers le lit, et son étonnement alla au paroxysme en découvrant la blafarde figure de Georges, le jeune homme de la partie de campagne. Lui aussitôt s’écria :

— Tiens ? Je croyais que c’était Nina.

— Où est-elle ? demanda brièvement la chanteuse.

L’homme avait lâché son journal et, la pipe à la main, il la fixait de ses yeux bêtes, bordés de rouge.

— Je l’ai envoyée chercher du rhum au café à côté, vous savez, au coin de la rue.

— C’est bon ; je vais la rejoindre, grommela Dosia.

Elle fit claquer la porte avec bruit, descendit l’escalier et se heurta dans la rue à Lucie qui revenait.

— Tiens ! te v’là ? dit celle-ci, essayant tendre les mains sous ses paquets.

Mais l’autre, sans répondre à ce geste, clama furieuse :

— Tu es folle, n’est-ce pas ? C’est idiot ce que tu fais là. Comment, tu as un amant qui te donne tout ce qui te faut et tu lui fais la queue comme ça, avec le premier imbécile venu ! Ben vrai, si on m’avait dit ! Tu devrais pourtant faire un peu attention à toi, après tout ce qui t’est arrivé !

Lucie Thirache resta étourdie sous ces reproches, répétant :

— Ben, quoi ? Qu’est-ce que t’as ?

— Oui, oui, tu sais bien ce que j’ai. Et cette espèce d’abruti qui est là-haut dans ton lit ?

Alors Lucie, injuriée, se révolta :

— Abruti ! Il l’est moins que toi, abruti, pour sûr ! Et puis, d’abord, est-ce que je suis pas libre ? Ça te regarde pas. Et puis, t’as pas besoin de gueuler comme ça, pour ameuter le monde.

Soudain elle se radoucit, donna des raisons. Elle s’en fichait pas mal, elle, de son amant. Il pouvait bien la lâcher. Elle saurait en trouver d’autres ; des hommes, ça avait toujours besoin de femmes. Et, avec une désinvolture insouciante, elle ajouta :

— Et puis, tu sais, tant pis. Moi je m’embête, je veux m’amuser un peu. Si tu crois que c’est drôle de rester toujours seule. D’abord, j’ai besoin d’hommes ; vois-tu, ça m’a repris.

— Va rejoindre Charles.

— Et de l’argent ?

— Tu en prendras sur celui qu’ils ont laissé.

— Oui, je t’en flanque : n-i ni, c’est fini ! Il n’y en a plus. Tiens, je viens de changer la dernière pièce de cinq francs, il reste douze sous.

— Tu as tout payé au moins ?

— Mais non, tu es sotte ! Je l’ai dépensé, celui-là et puis d’autre encore. Depuis que tu es partie, Charles m’a encore envoyé de l’argent, je lui avais écrit des blagues, il a mangé la carotte ; et puis, je viens encore de lui écrire, il y a deux jours, que j’avais perdu mon porte-monnaie, qu’il me fallait de l’argent tout de suite ; même que ça m’épate joliment qu’il ne réponde pas.

— Eh bien, vrai, ma fille, tu vas bien. C’est du propre. Et comment que t’as fait pour dépenser tout cet argent-là ?

— Est-ce que je sais moi ? C’est parti tout seul… Ah ! d’abord j’ai payé le cornac.

— Payé quoi ?

— Mon dédit donc. Tu ne sais pas : j’ai lâché la compagnie de plusieurs crans. Oh ! j’en avais plein le dos à la fin, ce qu’on s’y embêtait dans cette baraque-là !

— Ah ! tu ne chantes plus. Allons, c’est très bien ; tu espères vivre de tes rentes, comme ça ? Et le reste de l’argent, qu’est-ce que tu en as fait ?

— Rien, je te dis. J’ai fait la noce avec Georges. Et puis, nous avons bu du champagne. Ah ! tu sais que nous sommes allés à Lille, avant-hier, pour voir une actrice de Paris qui joue rudement bien, j’ai pleuré tout le temps. Et puis après, j’ai acheté une boîte de cigares, il m’en restait plus de ceux de Charles. Oh ! il va faire une bonne tête Charles quand il reviendra !

Cette idée l’égaya fort. Pour s’expliquer plus à l’aise, elle avait déposé sur l’appui d’une fenêtre les bouteilles et les paquets qui encombraient ses mains ; et elle pirouettait, riait, amusée par l’étonnement de Dosia. Celle-ci continuait ses reproches. Non, vraiment, elle n’en revenait pas. Ce n’était plus sa petite Nina d’autrefois, si sage, si disposée à bien faire. C’était rudement bête de se laisser enjôler comme ça par un pareil type. Et elle le dénigrait, affirmant :

— Ah ça, mais tu ne vois donc pas que c’est un maquereau, ton Georges.

— Oh ! non, voyons, le pauvre garçon. C’est pas de sa faute. Qu’est-ce que tu veux ? Son père lui donne cinquante francs par mois, pour s’amuser. Il m’en a encore donné vingt, l’autre jour. Faut bien qu’il lui reste quelque chose pour aller son mois ; tu ne voudrais pas que je lui prenne tout, voyons.

— Oui, oui, ça ne fait rien ; c’est tout de même pas chic du tout ce que tu fais là. Non, vrai, ce n’est pas chic, tu sais, j’aurais jamais cru ça de toi.

— Ah ! flûte, tiens, tu m’embêtes ! Et, tournant le dos à Dosia, Lucie Thirache reprit les objets qu’elle avait déposés sur la fenêtre, et rentra vite dans la maison, toute fâchée.

« Flûte ! » c’était maintenant son grand mot, comme sa devise. Elle le répétait sans cesse, affichant une complète insouciance pour tout ce qui n’était pas son plaisir.

L’hystérie, ravivée par une continence de quelques jours, un ennui insurmontable, l’avaient jetée dans les bras de Georges. Elle lui avait cédé aussitôt, sans réflexion. Elle épuisait ce mâle robuste, lui préparait, elle-même, des mets excitants, l’entretenait dans un rut continu. Cette occupation l’avait toute absorbée. Elle vivait indifférente du lendemain.