Auguste Brancart (p. 91-98).


DEUXIÈME PARTIE




I


À l’hôpital, Lucie Thirache d’abord se résigna. Il le fallait. À quoi bon faire la révoltée ? Puis sa maladie l’occupait surtout. C’était sous les draps soulevés, une continuelle inspection. Elle tournait ses bras dans tous les sens, y voyait avec effroi grandir le nombre de taches roses, et, sur la poitrine, de mêmes taches saillirent.

L’aspect de multiples bouffissures violettes épandues partout, lui était une désolation. De ses mains elle écartait aux aines les plis de ses chairs grasses s’attentionnant aux moindres symptômes, avec une terreur pour la découverte d’une nouvelle tare. Et comme chaque jour les chancres se développaient, elle s’affolait, avait des colères, se figurait que la plaie dans un progrès constant, allait la percer toute, la faire un amas de chairs pourries où cette purée grise si répugnante fermenterait. Parfois une horreur la prenait de cette vue puante ; brusquement elle ramenait les draps au menton et fermait les yeux. Elle gémissait.

La sœur accourait :

— O ma mère, j’ai bien mal. N’est-ce pas que ça a encore grossi cette nuit ?

— Mais non, mon enfant ; pourquoi vous faites-vous de la peine comme ça ? Restez tranquille, voyons ; calmez-vous.

Avec un linge imbibé de teinture brune, la religieuse mouillait doucement Lucie, apaisant le mal.

La fille était heureuse de ces soins. Patiente et soumise, elle avait intéressé le docteur, toutes les gardiennes. On la dorlotait plus qu’une autre, comme une grande enfant. Et, dans les heures où l’obsédante pensée de sa maladie la quittait, elle se sentait à l’aise, dans ces draps blancs, entourée de ces personnes silencieuses et propres qui l’aimaient, et certes la guériraient. Elle goûtait un repos charmant après la vie bruyante vécue au 7. Puis elle avait une vénération pour la sœur que ses plaies ne dégoûtaient pas et qui la pansait toute souriante. Pour lui plaire, elle lisait le soir, une prière très longue, où elle demandait à Dieu la grâce de se bien conduire.

Une distraction lui était venue. Elle s’était liée avec une femme couchée près elle, souffrant du même mal. Le matin, elles se regardaient l’une l’autre, avant la visite du médecin, et elles causaient :

— La tache, près de votre œil, va mieux, disait Lucie. Mais il me semble que vous en avez deux autres, ici ; et elle marquait la place sur le front.

— Là ?

— Oui. Faut-il qu’un homme soit ignoble tout de même, quand il sait qu’il est malade, pour vous fourrer une cochonnerie pareille ?

— Oh ! oui n’est-ce pas ! c’est dégoûtant. Et sur le nez, je n’ai plus rien ? Oh ! vous savez, si jamais je guéris, vous pouvez être sûre, que jamais plus j’irai avec un homme. Ça, par exemple, c’est fini ; sitôt sortie je me remets à travailler.

— Ah ! quel métier faisiez-vous ? Moi j’étais couturière.

— Tiens, moi aussi.

— Moi j’étais à Saint-Quentin.

— Ah ! bien moi j’étais à Calais. Mais il y a longtemps. Un jour, j’ai tout lâché pour aller chanter dans un concert, à Dunkerque. Une jolie bêtise que j’ai faite là.

— Tiens, vous avez été chanteuse.

— Oh ! un sale métier, vous savez : il faut s’éreinter avec des hommes qu’on ne connaît pas. Si on n’y gagnait pas un peu d’argent, je crois que j’aimerais mieux être femme de maison.

Lucie Thirache rougit, et, dans une peur honteuse, elle se mit à inventer une histoire très compliquée : un jeune homme de Saint-Quentin, dont elle se rappelait le nom par hasard, y jouait un grand rôle.

L’autre femme parut s’émouvoir fort et, à son tour, elle s’épanchait en confidences : elle était allée à Dunkerque avec un chanteur qui l’avait mise enceinte, lui promettant le mariage. Toujours, dans ses récits, cet homme devenait plus méchant, jusque le trait dernier, où, ayant volontairement attrapé le mal pour le donner à sa maîtresse, il avait laissé la malheureuse seule, à Douai, sans argent, déjà malade.

Une grande amitié unit les deux filles ; elles se contaient leurs petites affaires, se soignaient tour à tour. La voisine de Lucie s’appelait Dosia. Dès le premier jour elle apparut une femme pratique, apprit à sa nouvelle camarade des trucs pour obtenir des suppléments. Elle savait feindre une faiblesse, engageant le docteur à ordonner des mets fortifiants. Lucie Thirache voulut profiter de ces subterfuges qui lui paraissaient admirables, d’une femme tout à fait supérieure. Et, la nuit, quand les douleurs au crâne, l’inflammation des pustules les empêchaient de leur sommeil, ensemble, elles combinaient des moyens. Dosia profitait de la faveur où Lucie s’était mise et, toujours, la chargeait de parler la première. Lucie ne demandait pas mieux, contente de satisfaire à son amie et de rire avec elle tout bas, très longtemps, quand le coup avait réussi. Elle se persuada que Dosia lui était toute dévouée, la trouva bonne, très aimante, se promit bien de suivre ses conseils en tout cas.

Et leur maladie lentement décrût. Les taches pâlissaient, prenaient maintenant une teinte cuivreuse. Des cicatrices oblitéraient les plaies. Le médecin félicitait les filles de leur exactitude à suivre ses recommandations et les prédisait valides prochainement.

— Et, nom d’une pipe ! elles pourraient refaire la noce, et s’en donner à gogo, jusqu’au prochain coup de pied de Vénus.

— Oh ! jamais, qu’elles referaient la noce ! C’était bien fini à présent.

Le docteur s’en allait haussant les épaules, riant. Mais les femmes, très convaincues, continuaient d’affirmer leur sagesse future et bâtissaient des plans vertueux : il n’avait pas l’air de les croire, mais c’était bien vrai. Plus souvent qu’elles se refourreraient sous la patte des hommes ; oh non, alors ! Sitôt sorties de l’hôpital, elles allaient entrer dans un atelier et puis travailler comme couturière. Et déjà, interminablement, elles réglaient leurs dépenses, arrangeaient une vie de sage travail et de joies tranquilles.

Elles communiquèrent ces idées à la sœur qui, aussitôt, les encouragea : elles devaient remercier Dieu des sages déterminations qu’il leur inspirait. Bien sûr, aux prières qu’elle faisait tous les soirs, Nina devait cette lumière du ciel. Il fallait revenir à la religion : sans elle les meilleures résolutions ne sont que vaines paroles. Et, comme ce serait malheureux, si, plus tard, la faiblesse de leur chair les faisait retomber dans le vice. Mais Dieu les soutiendrait toujours, leur donnerait la force de persévérer, si seulement elles voulaient se recommander à lui.

Il n’était pas possible qu’elles eussent oublié la pratique des sacrements. Elles se rappelaient certainement leur première communion. Elles étaient pures alors, comme les saints anges. Avaient-elles goûté de pareils bonheurs depuis leur chute ?

Et la religieuse avait une douceur qui les touchait. Le souvenir de sa première communion faisait larmoyer Lucie. Elle se revoyait dans la Basilique, heureuse de sa belle robe blanche, plongée dans une extase par la vue des cierges, des enfants de chœur, par l’odeur exquise de l’encens.

Sœur Sainte Thérèse venait s’assoir entre elles ; leur versait des paroles pieuses, et leur lisait l’Évangile pour les distraire.

Bientôt les voyant très attentives, elle leur parla de confession. Lucie Thirache et Dosia consentirent aisément. L’aumônier, un vieillard vénérable, reçut leurs aveux.

Dès lors la religion les prit toutes. Lucie rejeta son besoin d’affection sur Jésus-Christ, ce dieu qu’on leur montrait si bon, qu’elle voyait si beau, si délicat avec les femmes, si peu semblable aux autres hommes. Elle baisait le crucifix, elle disait à Dosia ses pieuses pensées en s’étonnant de la voir moins fervente. Mais son amie lui fit comprendre que la religion avait, pour elles, d’autres avantages. N’était-ce pas un sûr moyen d’être encore privilégiées et d’obtenir les meilleurs morceaux ?

Leur journée était toute de dévotion. Elles disaient des chapelets pour leurs parents, pour la sœur, pour la conversion du docteur.

Enfin Dosia, guérie, reçut avec son bulletin de sortie, l’ordre de se rendre à Arras où elle serait soumise aux surveillances de police. Ce furent des adieux émus : Les deux femmes s’embrassèrent longuement et promirent s’adresser des lettres.

Quelques jours encore, Lucie Thirache resta à l’hôpital, choyée par tous. L’aumônier, très fier de cette cure spirituelle, fit une quête en faveur de sa protégée. Il paya l’argent qu’elle devait à la Donard et la plaça dans un atelier de couture, œuvre pieuse, patronnée par les dames de la ville.

Lucie put enfin partir ; et il y eut en elle, avec la joie d’être libre, un regret de quitter ce lieu où elle avait été si heureuse, une vague terreur d’être inhabile à un travail longtemps délaissé.