CHAILLOT.


Entre les Champs-Élysées et le bois de Boulogne, sur le coteau qui domine la rive droite de la Seine, s’élève, au milieu des arbres et des fleurs, un village, tapi dans ses jardins comme dans un nid de verdure. Cité pour la première fois dans un acte de la fin du xie siècle, il porta successivement les noms de Caleio, Callevio, Challoel, et ce ne fut qu’au xive siècle que l’on commença à écrire Chailleau, Chailliau, puis enfin Chaillot. Réuni à Paris par un édit de juillet 1659, Chaillot est devenu un des faubourgs de la capitale, sous le nom de faubourg de la Conférence. Mais cet excès d’honneur ne l’a point enivré. Le hameau est resté campagnard à la ville : il a gardé son nom rustique, son aspect villageois ; et bien que le commerce et l’industrie l’envahissent de toutes parts et menacent d’en chasser bientôt tout silence et toute poésie, c’est encore un asile où les âmes fatiguées peuvent se faire, aux portes de Paris, une vie calme et pleine de loisirs.

Chaillot fut de bonne heure érigé en paroisse : en 1097, cette cure appartenait au prieuré de Saint-Martin-des-Champs. En 1450, à l’extinction des seigneurs particuliers de cette terre, elle passa sous la domination des seigneurs de Marly-le-Château ; mais le roi en conserva la haute-justice, dont il se démit en faveur de son chambellan, Philippe de Comines. La haute-justice de Chaillot revint à la couronne ; mais en 1633 elle appartenait encore au maréchal de Bassompierre, et plus tard nous la voyons passer aux religieuses de la Visitation.

C’est à l’extrémité du village, sur le rampant de la colline, à cette même place où Napoléon jeta plus tard, vis-à-vis du pont d’Iéna, les fondemens du palais destiné au roi de Rome, que s’élevait le couvent de la Visitation de Sainte-Marie, fondé par Henriette de France, fille de Henri IV et veuve de Charles Ier. Ce fut là que cette reine, malheureuse entre les reines, vint ensevelir sa douleur, heureuse encore d’avoir un coin de terre qu’elle pût mouiller de ses larmes !

Vous savez son départ, lorsqu’elle quitta la France pour aller recevoir la couronne d’épines que lui tressait l’Angleterre. Deux reines, Marie de Médicis et Anne d’Autriche, l’accompagnèrent jusqu’à Amiens ; toutes les villes s’inclinaient sur son passage, les prisons s’ouvraient à son arrivée, et elle voyait devant elle une infinité de malheureux qui la remerciaient de leur liberté et la comblaient de bénédictions. Vingt vaisseaux, qui l’attendaient à Boulogne, escortèrent celui qui transporta à Douvres la fille de Henri IV. Vous savez son retour dix-neuf ans plus tard. Elle revint proscrite, fugitive ; la mer la jeta avec quelques matelots sur les côtes de la Basse-Bretagne : Londres promettait 6,000 livres sterling à qui apporterait sa tête. Arrivée au Louvre, les bouchers et les boulangers de Paris lui refusèrent des alimens, à elle, Henriette-Marie de France, fille de Henri IV ! Henri avait fait passer du pain à Paris affamé !

« Cinq ou six jours avant que le roi sortit de Paris, dit le cardinal de Retz, j’allai chez la reine d’Angleterre, que je trouvai dans la chambre de Mademoiselle sa fille, qui a été depuis Madame d’Orléans. Elle me dit d’abord : Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette : la pauvre enfant n’a pu se lever aujourd’hui, faute de feu……… La postérité aura peine à croire qu’une petite-fille d’Henri le Grand ait manqué d’un fagot pour se lever au mois de Janvier, dans le Louvre et sous les yeux d’une Cour de France. »

Nous lisons dans la vie de Henriette-Marie, qu’elle était souvent obligée de se promener des après-dînées entières dans les galeries du Louvre, pour s’échauffer ; qu’elle appréhendait non-seulement les insultes du peuple de Paris, mais la dureté de ses créanciers, et qu’un jour, le roi Charles II, son fils, se promenant sur une terrasse qui donnait du côté de la rivière, quelques mariniers lui firent des menaces qui l’obligèrent de se retirer, de peur de les aigrir davantage par sa présence.

Retirée à Chaillot, elle maria Henriette au duc d’Orléans, et reçut le bref de la béatification de Saint-François de Sales. Morte à Sainte-Colombe, petite maison de campagne située près des rives de la Seine, son corps fut porté à SaintDenis et son cœur fut déposé dans le sanctuaire de l’église de la Visitation.

Plus tard, dans le même couvent, Mademoiselle de La Vallière répandit aussi des larmes royalement amères, lorsque, reine déchue, elle vint y pleurer sa couronne : sa royauté à elle, c’était le cœur de Louis, et en le perdant, elle crut perdre plus qu’un trône. Nous passons indifférens sur la cendre des Stuarts : ces hautes infortunes touchent peu le reste des hommes, sans pitié pour les maux qui ne sauraient les atteindre ; mais nous nous arrêtons pieusement au souvenir de Mademoiselle de La Vallière : le lieu où un être a beaucoup aimé et beaucoup souffert est presque une patrie pour nous.

Supprimé en 1790 et devenu propriété particulière, ce couvent fut démoli. Si vous passez jamais sur son emplacement, dites-vous qu’une reine y pleura un trône, une duchesse son royal amant. Napoléon y jeta les fondemens d’un palais ; le duc d’Angoulême y posa la première pierre d’une caserne dont le nom devait perpétuer le souvenir d’un pacifique fait d’armes en Espagne. Larmes de reine, larmes d’amours projet de gloire ! écoutez le grillon qui chante dans les sillons d’avoine et de froment sous lesquels dorment ensevelies tant de douleurs et de vanités.

Au bas de Chaillot, non loin du couvent de la Visitation, était un couvent de Minimes, appelés communément les Bons-Hommes, parce qu’à la cour de Louis XI on avait coutume de donner le nom de bon homme à François de Paule, fondateur de cet ordre : ce fut le premier couvent que les Minimes possédèrent dans les environs de Paris. Anne de Bretagne y fit élever une église appelée Notre-Dame-de-toute-Grâce, qui ne fut entièrement achevée que sous François Ier. On y voyait les tombeaux de Françoise de Veyni d’Arbouse, femme d’Antoine Duprat, et celui du comte de Rantzau, maréchal de France, sur lequel étaient inscrits ces vers, qu’on croirait échappés à la plume d’un Cyrano :


   Du corps du grand Rantzau, tu n’as qu’une des parts :
   L’autre moitié resta dans les plaines de Mars.
   Il dispersa partout ses membres et sa gloire.
   Tout abattu qu’il fut, il demeura vainqueur ;
   Son sang fut en cent lieux le prix de sa victoire,
   Et Mars ne lui laissa rien d’entier que le cœur.

Supprimé en 1790, ce couvent a été en partie remplacé par un chemin qui adoucit la pente de la montagne des Bons-Hommes, et par de vastes bâtimens consacrés à une filature.

Un autre couvent s’élevait autrefois à Chaillot, à l’entrée de la grande rue, du côté de l’avenue de Neuilly. Des religieuses chanoinesses de SteGeneviève, de l’ordre de Saint-Augustin, établies en 1638 à Nanterre, avaient été transférées à Chaillot en 1659 ; en 1746, les dames de l’abbaye de Ste-Périne de la Villette furent réunies à ce couvent, et lui laissèrent le nom de leur abbaye. Supprimé, comme les autres, en 1790, M. Duchayla y fonda, en 1801, un établissement destiné à recevoir des vieillards des deux sexes, moyennant un capital pour l’admission perpétuelle, ou une somme annuelle à titre de pension. En 1807, par un décret signé Napoléon et daté de l’une des capitales de l’Europe conquise, la direction de cet établissement fut enlevée à M. Duchayla, et confiée à l’administration générale des hôpitaux de Paris, sous laquelle elle est restée jusqu’à ce jour.

C’est une espèce d’association mutuelle contre la misère, la solitude et les ennuis de la vieillesse ; un asile honorable où ceux qui ne pourraient subsister à Paris avec les débris de leur fortune, peuvent venir s’éteindre doucement dans le bien-être et dans l’aisance. Placé sous l’administration des hôpitaux, le nom d’hospice a pu et pourrait encore effaroucher des susceptibilités délicates ; que ces susceptibilités se rassurent. Ste-Périne n’a jamais été qu’un pensionnat, une colonie de vieillards, un immense hôtel, si vous l’aimez mieux, où tout locataire doit compter, en entrant, soixante ans pour son âge, et 600 francs de pension pour chaque année qui lui reste à vivre.

Institution touchante qui prend le vieillard par la main, et qui d’un monde où la vie pâlit et décline, à soixante ans, le conduit dans un autre où la vie commence à cet âge ! là tous les types de la jeunesse se reproduisent en cheveux blancs : amour, jalousie, rivalité, douleur, tout s’y retrouve : seulement Werther compte douze lustres, et Charlotte a un tour frisé sur le front. Eh ! laissez-les s’aimer, laissez ces vieux cœurs se chercher et s’aider à ranimer leurs cendres ! Dieu qui a soufflé jusque dans la neige et la glace une étincelle de la flamme invisible qui réchauffe le monde, n’a pas voulu éteindre l’amour dans le cœur des vieillards.

Il conviendrait ici que je vous contasse une petite histoire dont Ste-Périne serait le théâtre, et que le héros m’aurait confiée sous les arbres du beau jardin qui fait partie de l’établissement. Je sais que la chose se pratique ainsi, et que tout homme, fabriquant la nouvelle, le drame ou le roman, ne saurait mettre le nez à l’air sans recueillir quelque touchant épisode qu’il s’empresse de livrer aussitôt au public. J’ai vu Ste-Périne ; je me suis promené long-temps dans son vaste jardin, je me suis arrêté dans les allées ombreuses, à contempler de blonds enfans qui, venus de la ville pour visiter leurs vieux parens, se roulaient à leurs pieds sur le gazon, ou se pendaient à leur cou, et jouaient avec leurs cheveux blancs. J’ai vu de vieux couples se perdre lentement sous les tilleuls ; un cercle de sages, assis sous les marronniers, comme les disciples de Zénon sous les ombrages du Portique. J’ai visité les bosquets et les plates-bandes que les pensionnaires cultivent eux-mêmes (les vieillards aiment les fleurs, parez-les donc de fleurs : Dieu a fait croître le violier sur les ruines). J’ai visité aussi les chambres, toutes propres et presque élégantes, la salle de réception où la société se réunit le soir, l’église que protégent les reliques de Ste-Geneviève et de Ste-Périne, et où l’aumônier, homme de cœur et d’esprit, élève vers le Ciel les âmes qui n’ont plus rien à espérer ici-bas : j’ai tout vu, tout visité ; mais je n’ai point recueilli d’anecdote ; je hais les anecdotes, les biographies et les notices : l’inconnu seul est poétique. D’ailleurs il est des impressions qui valent tout un poème : avez-vous jamais songé à vous informer de l’histoire de ces grandes figures du Titien dont le regard s’attache à vous et vous suit dans les longues galeries du Louvre ?

Au reste, si vous tenez absolument à un récit qui vous touche, à quelque petit drame qui vous remue, votre imagination suppléera aisément à l’indigence de la mienne : la mine est riche, la carrière est vaste ; les champs de l’invention vous sont ouverts. Allez, cherchez quelque combinaison nouvelle. Quelle touchante histoire à faire que celle de deux êtres dont les amours, traversés par le monde, et séparés dans la vie, se retrouvent à Ste-Périne, toujours jeunes et toujours brûlans ! si vous voulez que cette histoire vous émeuve, ne la faites pas : rêvez-la.

Ste-Périne, l’une des plus belles institutions dont s’honore la France, en sera la plus belle lorsque le Gouvernement lui aura donné un caractère plus grand et plus noble. Mieux que nous, les Anglais ont compris que de pareils établissemens devaient réunir toutes les élégances et toutes les facilités de la vie. Comment se fait-il, par exemple, qu’un médecin interne ne soit pas attaché à Ste-Périne, et qu’on n’y ait point encore établi une salle de bains ? Il ne s’agit ici ni d’élégance ni de superflu : c’est une double nécessité à laquelle toute maison de santé ne saurait se dérober, sans faillir à ses devoirs et à ses obligations.

Vous avez vu que l’histoire du vieux Chaillot, comme celle de la vieille France, était purement monastique. Aujourd’hui nous n’avons plus de couvens, à Chaillot ni ailleurs. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Sur la colline de Chaillot l’air est pur, et des maisons de santé se sont élevées au milieu de ses jardins verts. Le hameau est devenu l’hôpital des riches, la Villa des malades. Puis l’industrie aux cent bras est venue, et la vie a circulé dans les rues, autrefois silencieuses, du village ; son enceinte s’est agrandie ; sa population, qui en 1709 n’était portée qu’à deux cent vingt feux, s’est considérablement accrue. Les pauvres ont trouvé du travail, et l’aisance a pénétré sous le toit de l’artisan. Les maisons de santé et l’industrie sont de bonnes choses, à coup sûr ; mais en renversant les couvens, vous avez détruit les maisons de santé de l’âme, vous avez fermé tout refuge aux cœurs froissés et souffrans. Que deviendraient, je vous prie, à cette heure, Henriette de France et mademoiselle de La Vallière ? La reine d’Angleterre serait réduite à fonder une filature de coton, et l’amante délaissée de Louis se retirerait dans la maison de santé de M. Perdreau. C’est ainsi que vous n’avez pas laissé de place entre le désespoir et le suicide !

L’histoire moderne de Chaillot est tout industrielle : les machines l’ont tout envahi, depuis les pieds jusqu’à la tête : machines orthopédiques, machines à vapeur, filatures, chaudronnerie, fabriques de cylindres, on ne voit que tuyaux de brique à travers le feuillage, on n’entend que le bruit des marteaux retentissant sur le cuivre ; on n’y respirera bientôt plus que l’acre fumée du charbon de terre. C’est à faire pâmer d’aise tous les amis de la civilisation, et à faire fuir du village tous les oiseaux et tous les malades.

Ne cherchez donc point à Chaillot les traces du génie ; je vous l’ai dit, Chaillot est commercial, et rien de plus. Passy a M. Béranger, Aunay M. Delatouche ; il n’est guère de village à qui Paris n’ait envié quelque poète blessé qui chantait dans les bois. À Montmorency, on vous conduit à l’ermitage de Jean-Jacques ; la Vallée-aux-Loups vous montre avec orgueil la tour de Velleda : allez à Chaillot, on vous mènera à la pompe à feu.

La pompe à feu, c’est la curiosité du village, la gloire du hameau, le monument de la colline. C’est l’abbaye romane de Chaillot, sa cathédrale gothique, son temple grec, son obélisque de Thèbes. Les enfans de Chaillot vous conduisent à la pompe à feu, comme les bambini d’Italie vous guident à l’église rustique peinte à fresque par le Pérugin. Voici l’histoire de la pompe à feu :

Les machines hydrauliques tombaient de vétusté, les fontaines étaient stériles, Paris manquait d’eau. Cette pénurie réveilla l’attenti on des magistrats, qui cherchèrent un remède au mal. Quel sera le Moïse qui frappera le rocher de sa baguette ?

En 1762, le sieur Desparcieux proposa de conduire à Paris l’eau de la petite rivière de l’Yvette ; on abandonna ce projet, qui se reproduisit plus tard et n’obtint pas plus de succès. En 1769 le chevalier d’Auxiron proposa l’établissement des pompes à feu, à l’imitation de l’Angleterre. En 1771, les sieurs Vachette et Langlois mirent en avant un projet de pompes à manége, établies sur des bateaux. Entre tous ces projets la ville restait indécise, et le besoin d’eau était impérieux.

En 1776 le sieur Capron s’offre, par l’effet d’une nouvelle machine hydraulique, à élever une masse considérable d’eau de Seine ; en même temps les sieurs Perrier frères renouvellent la proposition d’établir des pompes à feu. Voyant que les bureaux de la ville ne décidaient rien, ces derniers, ardens au bien et pleins de confiance dans leur génie, demandèrent l’autorisation de publier un prospectus dans lequel ils se soumettraient à fournir de l’eau dans chaque maison de Paris, moyennant une somme désignée, que les propriétaires ne paieraient que lorsque les machines en activité leur amèneraient de l’eau. L’autorisation fut accordée, les conditions du prospectus accueillies, et en 1778, les frères Perrier commencèrent les travaux de leur établissement.

Un bâtiment solide fut construit au bas de Chaillot, sur le quai de Billy. Pratiqué sous le chemin de Versailles, un canal d’un mètre de largeur va chercher l’eau au milieu du cours de la Seine, et l’amène dans un puisard : cette eau s’élève du puisard, au moyen de deux pompes aspirantes et foulantes destinées à se suppléer au besoin ; ces pompes sont mises en mouvement par la vapeur qui s’échappe des chaudières, construites sur de vastes fourneaux. Une de ces pompes élève l’eau au-dessus du niveau moyen de la Seine, à la hauteur de cent dix pieds, et la verse dans quatre réservoirs placés sur la partie élevée du village. Dans ces réservoirs l’eau s’épure et se clarifie : chacun en contient neuf mille muids.

Un tuyau de fonte de fer d’un pied de diamètre, s’élance de ces réservoirs, se glisse, comme un immense serpent, sous la rue du Faubourg-Saint-Honoré et se prolonge le long des boulevards jusqu’à la porte Saint-Antoine. Dans sa route il s’épanouit en plusieurs branches qui s’étendent dans la direction des rues principales, puis finissent par se subdiviser en moindres ramifications qui aboutissent aux maisons abonnées.

Une de ces pompes élève, dans l’espace de vingt-quatre heures, deux cent dix-neuf pouces d’eau, équivalant à quinze mille sept cent soixante-huit muids, ou quatre mille trois cent quarante-deux hectolitres.

Le premier essai fut fait le 8 août 1781, devant le lieutenant de police : le succès fut complet. En 1782, au mois de juillet, les eaux de cette pompe furent pour la première fois conduites à la fontaine publique de la porte Saint-Honoré ; puis de semblables fontaines s’établirent à la Chaussée-d’Antin, à la porte Saint-Denis, et jusqu’à l’entrée de la rue du Temple ; et la pompe à feu de Chaillot, la première qui ait paru en France, fournit d’eau à cette heure toute la rive gauche de la Seine.

Chose inconcevable, c’est que Chaillot, qui abreuve une partie de la capitale, n’a pas dans son enceinte une seule fontaine où ses habitans puissent aller puiser de l’eau ! et les deux tiers du village se composent d’hommes de peine et de travail à qui le robinet de la pompe à feu ne verse que l’eau qu’ils lui paient ; et les malheureux qui n’ont que le prix du pain de la journée, sont obligés de se désaltérer avec les flots de la Seine, qu’empoisonne l’égout de ceinture ! Ainsi toujours cette vieille histoire, toujours le peuple qui verse partout la richesse et la fécondité, et qui vit et meurt dans la misère ! De vives réclamations se sont élevées : M. Dangest s’est fait auprès de M. de Chabrol, alors qu’il était préfet de Paris, le chaleureux interprète des besoins de son village : toutes sollicitations ont été vaines.

Eh quoi ! Ne sauriez-vous laisser tomber quelques gouttes de ces réservoirs dans les gosiers altérés de ceux qui les remplissent ? Ne sauriez-vous leur tendre un verre d’eau, à ceux qui la font jaillir, limpide et pure, de vos fontaines ? On ne vous dit pas : — Partagez votre vin avec ceux qui cultivent vos vignes ; — Partagez votre pain avec ceux qui ensemencent vos terres ; — Abritez le malheureux qui a taillé les pierres de vos palais ; — on vous demande de l’eau claire.

Chaillot possède une manufacture de tapis qui a pris, de la première destination de l’emplacement où elle s’élève, le nom de Savonnerie ; sur la porte d’entrée, on lit :

Manufacture royale des tapis et meubles de la couronne, dite la Savonnerie, fondée par Henri IV en 1604.

À cette heure, on bâtit sur son emplacement une boulangerie pour les hôpitaux et les casernes d e Paris.

Presqu’en face de Sainte-Périne, est une maison entourée de jardins ; en 1815, un homme y vint vivre et s’éteindre dans l’obscurité et dans l’oubli : cet homme s’appelait Barras. Les malheureux seuls s’aperçurent de sa vie et de sa mort : deux cents pauvres suivirent en pleurant son cercueil.

Arrêtez-vous un instant sur l’emplacement du jardin Marbœuf. Cette maison est celle du docteur Pinel ; là, bien des jeunes écrivains politiques sont venus reposer leur corps fatigué, et expier leur âme infatigable : MM. Marrast, Philippon, Bascans et tant d’autres.

Voici, dans la grande rue, la maison d’accouchement du docteur Canuet : saluez ! C’est là que madame de Genlis est accouchée de ses curieux et spirituels Mémoires.

Plus loin, la maison de M. Perdreau, qu’habita une folle. Mais quelle folle ! La raison s’humilie devant elle : madame de Lavalette !

Comme aspect général, Chaillot rappelle les petites villes du Jura qui sont bâties sur la montagne ; c’est la province à deux pas de Paris. Restez huit jours à Chaillot, vous vous croirez au fond du Berry ou du Bas-Poitou ; vous vous promènerez en pantoufles dans les rues, et vous irez, le soir, causer avec les voisins sur le pas de leurs portes. À dix heures tout est rentré, tout dort, et vous n’entendez plus que le roulement de l’Omnibus qui passe dans la grande rue. L’Omnibus est le lien le plus réel qui existe entre Chaillot et Paris ; c’est l’Omnibus, mieux que tous les décrets et toutes les ordonnances, qui a réuni le village à la ville. Avant l’Omnibus, chaque quartier de Paris était une ville ; l’Omnibus n’a fait qu’une ville de tout Paris.

Et cependant, malgré l’Omnibus, la course de Chaillot à Paris est encore un voyage pour le paisible habitant du hameau ; il y rêve huit jours à l’avance, il fait ses paquets et ses malles, et lorsque l’heure du départ a sonné, ça n’est que les larmes aux yeux qu’il presse sa femme sur son cœur. Tant qu’il aperçoit, par le store de la voiture, la fumée de la pompe à feu, le bourgeois de Chaillot est léger et jovial ; mais lorsqu’il a perdu de vue ce monument de son pays, il se trouble, il s’inquiète, il s’agite, et il ne retrouve la sérénité de son âme qu’en le revoyant au retour : de loin, la fumée du charbon de terre lui apporte les parfums de la patrie ; le bruit des pistons lui joue le ranz des vaches, et il arrive tout attendri et tout essoufflé dans sa famille.

Si l’air de Paris vous semblait trop lourd, son ciel trop chaud, ses pavés trop brûlans ; si vous ne respiriez pas à l’aise sous les arbres poudreux des boulevards ; s’il vous prenait quelque vive fantaisie de vous faire homme des champs, et d’aller à Chaillot passer le reste des beaux jours, écoutez :

Depuis un mois Chaillot est en proie au plus horrible de tous les fléaux, Chaillot est un enfer, Chaillot est inhabitable pour toute créature qui n’a pas les nerfs en fil de fer, ou qui durant six mois n’a pas entendu, deux fois par semaine, des concerts d’amateurs en province ; et si l’autorité ne cherche pas à conjurer le terrible fléau qui pèse sur le village, les habitans n’auront bientôt plus qu’à emporter leurs dieux pénates, et à chercher, loin de ces lieux maudits, des rives plus hospitalières et des cieux plus indulgens. Écoutez encore :

Chaque matin, au lever du jour, pendant que vous dormez mollement, que votre croisée entr’ouverte laisse glisser à travers votre double rideau la brise matinale, et que les songes, sortis par le cornet d’ivoire, vous caressent du bout de leurs ailes, en face de Chaillot, sur la rive gauche de la Seine, dans l’allée d’arbres qui s’étend des Invalides au Champ-de-Mars, douze hommes veillent ; chacun de leurs bras se termine par une baguette de chêne, et ils portent au flanc un instrument de cuivre en forme de cylindre, que recouvre une pe au d’âne.

Et ils sont là douze, rangés sur la même file, le jarret tendu, la baguette au poing.

Et en face de la file un homme se tient, armé d’une grande canne dont le pommeau reluit au soleil.

Et au moment où la canne perfide s’agite dans l’air, ces douze êtres pervers font rouler leurs baguettes sur la fatale peau d’âne.

Et c’est un vacarme à faire crouler le dôme des Invalides.

Oui, monsieur, ce sont douze tambours qui chantent à Chaillot le lever du soleil. C’est en face de Chaillot, lieu où le repos est une condition d’existence, c’est en face des maisons de santé, où les malades viennent chercher le calme et le bien-être, des maisons d’éducation où de jeunes enfans viennent étudier dans le silence, c’est au pied de Chaillot que l’autorité militaire, pleine d’attentions et de prévenances, a bien voulu établir une école de tambours : c’est là que douze bruyans artistes viennent, dès le matin, cultiver leur art. Durant la journée tout entière les lieux environnans retentissent du bruit de leurs études, les vitres tremblent, les plafonds résonnent ; ni la pluie ni la chaleur ne découragent ces infatigables athlètes, et le soleil, qui en se levant les a trouvés battant la diane, les trouve encore battant à son couchant, groupés avec grâce autour du tambour-maître, se provoquant au combat, comme les joueurs de flûte de Virgile, et se livrant à une foule d’aimables jeux, qui font vivement désirer aux habitans d’alentour de voir à l’eau toutes ces peaux d’ânes.

Ceci est vraiment une chose grave, et l’autorité civile est coupable en ne s’opposant point à de semblables abus. Autant vaudrait tolérer une école d’artillerie à la porte de l’Hôtel-Dieu, et un exercice de trompettes en face du collége Henri IV. La plaine de Grenelle est pourtant assez vaste, et là du moins tous les tambours de la garnison pourraient s’ébattre et ne troubler personne. N’est-ce pas assez pour Chaillot des coups de canon qui se tirent au Champ-de-Mars, et des établissemens tapageurs qui s’élèvent chaque jour dans son enceinte ?

Hélas ! vous le voyez, le bruit est partout : encore quelques années, et la France n’aura pas deux arpens de terre où quelque âme agitée pourra se recueillir. On colonise les bois, et on aplanit les montagnes.

Chaillot, qui n’ouvrais autrefois tes paisibles retraites qu’aux discrètes amours et aux studieux loisirs, qu’as-tu fait aujourd’hui, pauvre village tourmenté, de tes jours de paix, de silence et de solitude ? Tu n’as rien conservé de gracieux que tes jeunes et belles Anglaises, pâles fleurs que l’île Britannique t’envoie pour rendre à tes jardins la poésie que ses importations industrielles ont enlevée à ta colline.

Jules SANDEAU.