CHÂTEAU À VENDRE



Sur la route déserte où le pavé du roi,
Usé, cassé, disjoint par le poids du charroi,
Étend vers l’horizon sa ligne monotone,
Je cheminais, pensif, un soir de fin d’automne.
Le vent d’ouest tourmentant les lourds nuages gris
Gémissait. Des tilleuls par octobre flétris,
Déjà son souffle avait arraché la dépouille
Et chassait devant moi ces tourbillons de rouille.
On ne fréquente plus ce chemin déclassé,
Mais cette solitude évoque le passé
Et fait rêver de temps enfui, d’ancienne France.
Ces grands arbres ont vu passer la diligence.
Les plus vieux des corbeaux planant sur les sillons
S’effarèrent aux coups de fouet des postillons.
L’écho, sourd aujourd’hui, des prochaines collines
Répéta le fracas du galop des berlines,
Et l’antique chaussée où poussent des pavots
A fait jaillir du feu sous le fer des chevaux.

Maintenant c’est un lieu morne sous un ciel terne.
L’automobile, monstre effrayant et moderne,
Evite ce pavé qui crèverait ses pneus.

Je flânais donc, lorsque, sur un mur ruineux,
Une affiche attira mon regard pour m’apprendre
Qu’un château du pays, tout proche, était à vendre
Avec ses prés, ses bois, ses fermes, ses hameaux.
Puis j’aperçus, au bout d’un long couvert d’ormeaux
Dont la ramure forme une voûte et se croise,
Le rose de la brique et le gris de l’ardoise
Et, devant ce logis ayant noble et grand air,
La large grille avec ses artichauts de fer.



J’ai voulu visiter la maison condamnée.

Une ruine, hélas ! et très abandonnée.
Parmi les nénuphars et les souples roseaux,
Le château lézardé, tel qu’une fleur des eaux,
Émerge de fossés à l’eau trouble et malade,
Et les vieux mascarons sculptés de la façade
Penchent sur ce marais leurs visages chagrins.
Aux alentours, ce sont quinconces, boulingrins,
Cabinets de verdure et plates-bandes droites.
Deux bustes surgissant de leurs gaines étroites
Montrent encore, en un déshabillé coquet,
Pomone avec ses fruits, Flore avec son bouquet.
Bref, c’est bien le jardin où notre ancien génie
Mit son goût de correcte et trop sage harmonie.
Mais le désordre l’a transformé. Reconquis
Par l’herbe folle, par les lierres, par les guis,
Et laissé trop longtemps sans soins et sans culture,
Paisiblement le parc retourne à la nature.
Partout c’est un tapis de vieux feuillages secs.
Plus d’ifs taillés pareils aux pions du jeu d’échecs.
La charmille se change en bocage quelconque.
Le triton du bassin ne tire de sa conque

Nul jet d’eau. Le rosier redevient églantier.
Un banc sert de perchoir aux poules du portier.
Vifs, de légers lapins sautent sur les pelouses,
Et d’affreux limaçons souillent de leurs ventouses
Un dieu-terme qui gît sur le sol, mutilé.
Le pauvre pare ! Il est charmant, mais désolé.

Je gravis le perron.

Dans le grand vestibule,
L’humidité déteint les murs et les macule.
En entrant, un frisson vous passe sur le corps.
Là, certains ornemens, — têtes de cerfs dix-cors
Hures de sangliers, trompes à la Dampierre, —
Puis la rampe dorée et l’escalier de pierre
Gardent encore un peu d’aspect seigneurial.
Cependant on sent bien, dès le seuil glacial,
Que la noble demeure est décidément morte ;
Et du salon d’honneur quand j’eus franchi la porte,
Quand, pour donner du jour, le rustique valet
Ouvrit une croisée et poussa le volet,
L’irréparable, la sinistre décadence
M’apparut brusquement dans sa froide évidence.

Oh ! quel fils, du passé de sa race oublieux,
Laissa crouler ainsi le toit de ses aïeux ?
Pierres de sa maison, depuis combien d’années
À cette lente mort vous a-t-il condamnées ?
Qui le sait ?… Je devine un drame, un désespoir…

L’obscure solitude et le silence noir,
Depuis que plus jamais l’air ici ne pénètre,
Depuis qu’on a bouché la dernière fenêtre,
Ont fait leur œuvre ainsi que les vers d’un cercueil.
Le désordre est flagrant dès le premier coup d’œil.
Tout est détruit, gâté, souillé, réduit en loques.
Le grand lustre, brisant toutes ses pendeloques,
Est tombé du plafond et, dans ce choc brutal,
A jonché le parquet de fragmens de cristal

Partout le bois se fend, la peinture s’écaille,
Le mobilier n’est plus qu’une ignoble antiquaille ;
Car les rats, — j’en ai vu trois ou quatre s’enfuir, —
Ont rongé le satin, le velours et le cuir.
Pas une étoffe n’est par leurs dents épargnée.
Un voile épais et gris de toiles d’araignée
Cache, dans le foyer, la plaque et son blason.
Des champignons hideux et gonflés de poison
Poussent dans tous les coins. Sur la tapisserie,
Vénus sortant de l’onde est de lèpre pourrie,
Et les planchers branlans fléchissent sous les pas.

Un miroir était là, fêlé du haut en bas.
Je vis, tant m’obsédait cette horrible agonie,
Un spectre, — c’était moi, — dans la glace ternie.

Mais un détail navra mon âme jusqu’au fond.
C’était tout simplement un tricot comme en font
Les dames des châteaux pour les pauvres familles,
Un tricot traversé de deux blanches aiguilles,
Qui, depuis le moment du funeste abandon,
Était resté sur le marbre d’un guéridon
Où j’aurais pu tracer mon nom dans la poussière.
Oui, cet humble travail qu’une main noble et fière
Avait abandonné depuis cet ancien jour,
Affirmait tristement le départ sans retour,
Et plus que ce château que, dans un temps très proche,
Les limousins mettront par terre à coups de pioche,
Plus que ce parc sauvage où les ronces ont crû,
Il m’adressait l’adieu d’un monde disparu.

Ô France du passé, dans ma mélancolie,
Alors tu me semblas pour toujours abolie,
Bien morte, sans laisser souvenirs ni regrets

Mais j’étais entouré de vivans, les portraits.



Noirs et fumeux dans leurs bordures dédorées,
Ils garnissaient les murs des salles délabrées

Et me troublaient de leurs regards mystérieux ;
Et tous, dames guindant leur maintien gracieux,
Gentilshommes figés dans un geste de gloire,
Ils surgissaient du fond ténébreux de l’histoire.

Voici tout d’abord, peints par Clouet ou Perbus,
Les ancêtres, mignons frisés, ligueurs barbus,
Raides dans leurs pourpoints, engoncés dans leur fraise ;
Puis, non loin d’un jeune homme au feutre Louis treize,
Un froid vieillard au front austère et monacal,
Qui sans doute a souffert du tourment de Pascal,
— Grave portrait signé : « Philippe de Champaigne. » —
Puis, très pompeux, voici les hommes du grand règne.
Près d’un prélat drapé dans un goût somptueux,
Une énorme perruque aux replis tortueux
Inonde l’habit rouge et le bout de cuirasse
D’un maréchal de camp au nez de grande race,
Tout triomphant encor des conquêtes du Roi.
Puis c’est un élégant vainqueur de Fontenoy,
D’autres, d’autres encore, — enfin, dans un grand cadre,
Jeune, poudré de frais, charmant, un chef d’escadre
Qui, pour le branle-bas ayant fort galamment,
Dans son jabot, piqué son plus beau diamant,
Debout sur son château d’arrière, sourit d’aise
Aux flammes des canons d’une frégate anglaise.

À côté d’eux, voici les femmes d’autrefois.

Cette rousse aux yeux verts, sous les derniers Valois,
Offrit, dans le drap d’or, sa superbe poitrine
Près de la reine en deuil, la vieille Catherine.
Pour cette brune aux nœuds de rubans satinés,
Malgré l’édit sur les duels, les raffinés
Se sont poussé leurs plus subtiles estocades.
Au temps du Mazarin, parmi les barricades,
Paris a salué d’un vivat triomphal
Cette blonde frondeuse en habit de cheval ;
Et la robuste dame à la robe étoffée,
Portant la gorge haute et lourdement, coiffée

En un pesant carrosse a dû suivre à grand train
Le Roi-Soleil devant Namur et sur le Rhin.
Puis, voici les beautés d’un siècle plus frivole
Qui de galanterie et de plaisir s’affole ;
Et l’une rêve, un doigt dans quelque livre impur,
Et l’autre, près d’un paon gonflant son col d’azur,
Par caprice payen, — dont Dieu veuille l’absoudre, —
S’est fait peindre en Junon, mais en gardant sa poudre.

J’y songe. Les derniers de ces gens comme il faut,
Aux mauvais jours, ont dû mourir sur l’échafaud
Ou traîner en exil des misères secrètes.
Ce pauvre vieux, naguère officier des levrettes,
À Londres, ramassa du pain dans le ruisseau,
Et le gentil collier fait d’un ruban ponceau,
Qui pare cette enfant exquise, prédestine
Son cou si blanc à la sanglante guillotine.

L’ancien régime est mort, et tout de suite après,
Ils ont un air bourgeois et déchu, les portraits.
C’est de la grande gloire encore qu’on respire
Devant ce colonel chamarré de l’Empire
Qui porte dans son bras arrondi son colback.
Mais ensuite quel triste et piteux bric-à-brac !
Sous le Bourbon podagre à grosses épaulettes,
Le beau sexe eut vraiment de grotesques toilettes,
Et l’on ne prendrait pas pour un homme bien né
Ce pédant doctrinaire à l’habit boutonné.
Un peu plus loin, c’est vrai, l’on retrouve l’armée.
Le haut képi d’Isly, le caban de Crimée
Font plaisir. Mais que ces tableaux sont gris et froids !
Et cette clame qui, sous Napoléon trois,
Eut ce buste opulent et cette taille fine,
Est ridicule avec son ample crinoline.


Je sortis, murmurant presque un De profundis
Sur cette tombe où gît la France de jadis.

Mais, dehors, ranimé par la bise automnale,
Je me suis rappelé l’œuvre nationale,
L’œuvre de cette France, et j’eus comme un remords
En songeant à l’oubli qui couvre tous ces morts.

Oui, ceux que ce logis en ruine eut pour hôtes
Ont commis, j’en conviens, des erreurs et des fautes ;
Ils ont de durs abus trop longtemps profité.
Mais, vers plus de justice et de fraternité,
Sommes-nous sûrs d’aller ? Vers quel gouffre nous roule
Le stupide et changeant caprice de la foule ?
« Ni Dieu ni Maître ! » Mais nous nous humilions
Devant les souverains du jour, les millions,
Et notre âme vénale, au Veau d’Or convertie,
Trouve à l’abject écu la splendeur de l’hostie.
Notre pire démence, en ce siècle orgueilleux,
C’est l’horreur du passé, le mépris des aïeux.
Mais le poète les respecte et, tout à l’heure,
Quand ils m’ont apparu dans la vieille demeure,
Mon cœur fut attendri, car je reconnaissais
En eux de vrais, de purs, d’authentiques Français
Qui donnèrent, pour des siècles, à notre race,
Les hommes leur vaillance et les femmes leur grâce.
Le mal, quand ils l’ont fait, fut celui de leur temps.
Mais la France est leur œuvre et, pendant des cent ans
Et des cent ans, ils ont peiné pour son service.
Leur sang fut le ciment de ce grand édifice.
Ils ont, croyant en Dieu, fidèles à leur roi,
Maintenu l’unité de pouvoir et de foi.
Leur effort instinctif, pendant la lente histoire,
Province par province, accrut le territoire.
Il leur doit, ce pays natal que nous aimons,
Sa ceinture de mers, de fleuves et de monts.
Leur épée a donné sa forme à la patrie ;
Et si, de notre temps, elle s’est amoindrie,
C’est que nous n’avons pu, peuple au cœur fatigué,
Garder intact le sol qu’ils nous avaient légué.

France des fleurs de lys, puissant et beau royaume,
Je reste ému d’avoir évoqué ton fantôme

Devant ces vieux portraits aux cadres vermoulus
Qui m’ont si tristement redit que tu n’es plus.
Vers ton noble passé ma mémoire remonte,
Hélas ! en d’affreux jours de douleur et de honte
Où, comme pénétrés d’un miasme empoisonneur,
Dépérissent la foi, la bravoure et l’honneur.
Mais ce pauvre pays qui se rue aux abîmes
Est celui, tu le sais, des surprises sublimes.
Nos drapeaux sont changés, France des fleurs de lys !
Mais puisque le nouveau nous montre dans ses plis
Aux trois couleurs, lorsque le vent les développe,
Des mots en or prouvant qu’il fit le tour d’Europe,
Pour lui j’ose espérer un glorieux réveil.
Qu’avec l’aide de Dieu, splendide, au grand soleil,
Dans un ciel de victoire encore il se déploie !
Alors, oh ! je suis sûr que d’orgueil et de joie,
France des morts, dont j’ai le regret si troublant,
Tu frémiras dans ton linceul, le drapeau blanc !


François Coppée