Château-Gaillard/Épilogue

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 433-440).


ÉPILOGUE


L’ouragan de 1870 emporta et dispersa, aux quatre vents du ciel, tout un monde, en même temps qu’une dynastie et qu’une période de notre histoire.

Qui donc, parmi les débris, s’avisait de chercher les acteurs de la comédie parisienne, quand à peine on retrouvait les héros du grand drame qui eut Reichshoffen pour prologue, et les incendies du 24 mai pour épilogue ?

Je me suis laissé dire que Valdeuil était mort d’apoplexie à l’étranger, et que Julie s’était retirée en Suisse, pour y faire achever de fortes études, à ses enfants.

Que Malinvault s’était trouvé élu député, au scrutin du 8 février, son nom sans couleur complétant une liste de conciliation, bâclée à la hâte.

Que Charlotte Lehallier avait soigné, tour à tour, comme infirmière, les Français et les Allemands, et qu’elle continuait à se rendre utile, dans l’hospice d’une de nos villes de l’Est.

Que la baronne de Château-Gaillard avait été vue à Londres pendant la guerre, dans le monde de l’émigration impériale, et s’était, depuis, réinstallée à Vienne…

Que Baudrillet avait été mis en liberté le 4 septembre au soir, sa folie s’étant subitement guérie à la nouvelle de la révolution.

On ajoutait qu’il avait crié « Vive la République ! » et « à bas l’homme de Sedan ! » plus fort que tout le monde ; ce qui lui avait valu diverses missions du gouvernement dans Paris, pour l’organisation de la défense.

Qu’on l’avait ensuite trouvé colonel d’un bataillon d’éclaireurs, de défenseurs ou de ravageurs ; – je ne sais plus ; — et fort en autorité dans sa section et dans les clubs.

Enfin… – Dieu veuille que ce ne soit pas vrai ! — d’aucuns prétendent qu’il aurait… accepté de la Commune une charge de notaire, et reçu de la République versaillaise, — par l’intermédiaire d’un conseil de guerre, — un passage gratuit pour la Nouvelle-Calédonie…

« Misère et corde ! » « s’écrierait le Thomas Vireloque de Garvarni… — « l’homme, ça mange les moutons comme fait le loup ; ça bêle comme le mouton… et ça touche à tout… misère et corde ! »

Quant à M. et madame Le Sourd ils se sont retirés, à la veille du siége de Paris, dans leur terre de Normandie. Le Sourd a été un peu éprouvé par les événements ; mais il a sauvé une superbe fortune, d’une prudente liquidation.

Depuis l’an dernier, il commence à se remettre aux affaires, sans risquer son capital, et seulement pour occuper son activité.

Madame Le Sourd est restée en Normandie, pendant l’envahissement d’abord, puis pendant la Commune, puis tout l’été de 1871.

À l’automne — j’oubliais de dire que M. Le Sourd était maire de sa commune, laquelle n’est rien moins qu’un chef-lieu de canton ! — à l’automne donc, madame Le Sourd qui s’occupe des écoles, des hospices, des établissements de bienfaisance ou d’utilité publique dans la contrée, fut invitée à aller visiter un établissement qu’un docteur philanthrope avait fondé, aux environs de Caen, je crois, d’après un système nouveau.

C’était une agglomération de petits pavillons confortables, de chalets, élégants, disséminés dans un immense parc, et destinés, chacun, à recevoir un malade de distinction, assez fortuné pour installer, avec lui, deux ou trois domestiques.

Il y avait là des hommes et des femmes ; tous atteints de maladies chroniques considérées comme longues à guérir, ou inguérissables ; les malades appartenaient, en général, à des familles considérables qui, pour un motif ou pour un autre, ne voulaient pas laisser voir, dans leur sein, certaines infirmités, certaines aberrations des sens ou de l’esprit ; ou bien encore, des traces indélébiles de corruption.

Ainsi, dans deux ou trois pavillons, se trouvaient de pauvres femmes affectées de névroses étranges ; ailleurs, des épileptiques, des maniaques, des idiots, des malheureux rongés de lèpres hideuses, des ivrognes abrutis, des fous etc.

Tous ces malades étaient soignés par le fondateur de l’établissement qui, parfois, s’adjoignait des spécialistes. Ils ne communiquaient point entre eux : leurs habitations étant séparées par des barrières dissimulées, mais infranchissables, et les heures de promenades étant prudemment distribuées. À peine quelques-uns, des moins atteints, étaient-ils admis à se rencontrer quelquefois, après consultation préalable, entre les médecins.

C’était enfin, un hôpital modèle… pour les incurables ayant trente mille livres de rente.

Le docteur X… en fit parcourir les méandres à madame Le Sourd ; la fit entrer dans quelques-uns des pavillons ; lui montra les malades les moins répugnants.

— J’ai là-dedans, dit-il, – en désignant un chalet entouré de gazons vallonnés, de corbeilles de géranium et de cannas, et pourtourné par une petite rivière anglaise, — un personnage singulier, et que vous ne prendriez, certainement, ni pour un fou ni pour un incurable à voir sa tenue correcte et à entendre, un moment, sa conversation élégante et presque suivie.

— Et c’est un incurable ?…

— Un mort, qui se porte le mieux du monde. Il ne souffre nullement, il a bonne mine, il paraît jeune relativement ; — je lui donne la cinquantaine, bien que je ne sache pas au juste son âge, pas plus que je ne sais son nom…

— Bah ?…

— Si je voulais, assurément il ne serait pas difficile de percer le mystère dont on l’enveloppe ; mais par profession, je dois respecter le secret de quiconque veut être inconnu.

— Alors il n’est pas si fou, s’il sait garder le secret de son identité…

— Il n’est pas fou. Sans avoir la clairvoyance naturelle, il lui reste des lueurs ; assez, pour qu’il se sache malade, qu’il soit humilié de l’être, et veuille dissimuler, au monde, son état.

— Mais alors, s’il n’est ni malade ni fou ?…

— Je vous ai dit qu’il était mort.

— Précédemment, vous m’aviez dit qu’il causait bien. Un malade qui se porte au mieux, un esprit qui a conscience de son état ; un homme du monde qui soutient une conversation, vous appelez cela un mort ?… À ce compte-là, les morts ne manqueraient pas dans les salons !

— Oui ; il parle pendant des heures, enfilant des banalités les unes aux autres, entremêlant des énormités, dans des chapelets de lieux communs. Tout cela, du reste, d’un ton de bonne compagnie, et comme s’il s’adressait à des interlocuteurs du meilleur monde. Peut-être entend-t-il des réponses imaginaires ; peut-être fait-il abstraction de la réponse : quoi qu’il en soit, il va toujours. De temps en temps, il demande des journaux. On lui en donne ; toujours les mêmes, et vieux d’il y a six ans. Il les lit, comprend ce qu’il lit à mesure, mais ne se souvient pas de l’avoir jamais lu. – Se souvient-il, même, de la phrase qui précède celle qu’il lit, en y mettant le ton, et en tenant le compte, le plus exact, de la ponctuation ? Je ne crois pas. Enfin, la faculté que nous nommons mémoire, est absolument éteinte en lui. Et par ce défaut de mémoire, il a perdu toute compréhension d’ensemble. Ainsi, dites-lui une chose simple et actuelle, énoncez-lui un fait, il vous comprendra très-bien ; faites-lui le raisonnement le plus clair, ce raisonnement glissera sur son éternel sourire, passera comme une ombre devant ses yeux clairs, et ne s’arrêta pas dans son cerveau ; car, pour s’y arrêter et y produire une pensée, il faudrait que, par le souvenir, il pût coudre les prémisses à la conclusion. D’ailleurs, il souffre moins encore au moral qu’au physique, ne regrettant et ne voulant rien. La volonté est brisée chez lui, comme la mémoire. De temps en temps, un désir violent et passager : c’est tout.

— Puis-je le voir ? demanda Sarah qui s’ennuyait, maintenant, dans son rôle de châtelaine, et chez qui une sorte de curiosité s’éveillait, à l’idée de voir quelque chose de nouveau ou d’inconnu.

— C’est que…

— Quoi ?

— Vous êtes femme et vous êtes belle, madame ; or, si la convenance du ton de mon sujet ne se dément jamais, il place quelquefois cette musique sur d’étranges paroles…

— Qu’à cela ne tienne : une fois prévenue…

— Je voudrais que vous pussiez le voir sans en être vue.

Sarah conservait encore ses beaux traits. Avec des fards, elle recomposait l’ancien éclat de son visage ; et, comme il arrive, quand on prend l’habitude d’éclairer telle partie de la figure avec des blancs, de réveiller telle autre, avec des roses, de veiner de bleu les tempes, et d’assombrir de bistre le tour des yeux, elle forçait, de jour en jour, la proportion des teintes, et finissait par se faire une face étrange, et dont l’étrangeté même fascinait. Chez elle, cet ensemble n’apparaissait que dans le demi-jour ; dans le monde, elle portait à l’entour, un tulle blanc, au fin réseau, qui jetait, sur le tout, un glacis diaphane. À la ville, elle ne quittait plus ces voilettes à pois, qui ont le magique effet de dissimuler les rides, de rompre les lignes fatiguées des traits sous un semis de mouches, tout en relevant l’éclat des yeux et du teint.

— Ainsi accommodée, sous un chapeau venant de chez la plus savante modiste, dans un costume composé par la plus habile couturière, elle était, certes, encore, une de ces femmes-reines qui attirent et retiennent les yeux de l’observateur, et qui peuvent séduire ceux des naïfs ou des corrompus.

Elle s’avançait, curieusement, à travers les méandres du jardin anglais qui entourait le chalet ; elle effleurait les plantes grimpantes qui entouraient le perron et encadraient les fenêtres. Le docteur, qui la suivait complaisamment, écartait les branches, tandis qu’elle se penchait, pour voir à travers les vitres…

Tout-à-coup… elle vit !… elle fut vue !

Pendant qu’elle étouffait un cri, la porte vitrée violemment poussée, volait en éclats, et Jean, l’œil allumé, la bouche avide, Jean, hideux, ignoble, rugissant comme un fauve, s’élançait vers elle.

Le docteur se précipita. Il y eut pendant un moment : — deux ou trois minutes peut-être ! — une mêlée horrible : des onomatopées de douleur, des cris d’enfer, des appels de détresse, et enfin des hurlements effroyables.

Quand main-forte arriva, les trois lutteurs roulaient sur le gazon.

Sarah était ensanglantée ; çà et là, gisaient des lambeaux de sa toilette.

Le docteur était épuisé, pâle, chancelant, le visage bouleversé par l’épouvante.

Quant au fou, on ne le releva pas ; il était maintenant inerte, le corps convulsé, les yeux hors de leur orbite, la bouche tordue et pleine d’écume.

Sarah respira des sels ; on lui baigna les tempes d’eau fraîche, on la soutint, pour l’enlever à ce hideux spectacle.

Mais, avant de quitter la place :

— Il faut mettre à cet homme la camisole de force, balbutia-t-elle, encore chancelante et déjà hautaine, déjà grimée de son masque de pruderie sociale.

Le docteur alla vers ce qui gisait à terre, le souleva d’un poignet vigoureux. Nul mouvement, nul frémissement ne se produisit ; les yeux injectés demeurèrent fixes, les muscles gardèrent la crispation de la dernière grimace.

— Heuh ! dit le docteur, c’est fini. Il est maintenant tenu par le carcan de l’éternité !


FIN