PETIT MONSIEUR



Au bout de la grande avenue que bordaient les baraques des saltimbanques, un groupe de personnes nous attira, Georges Roussel et moi.

C’était un homme et une femme qui montraient des bêtes.

L’homme faisait travailler un chien sur une échelle double. Il murmurait des ordres d’une voix mélancolique qui semblait venir de très loin, tant les poils de sa barbe l’interceptaient. Une longue redingote marron, déchirée de tous côtés, laissait voir le bas de ses jambes que recouvrait un maillot d’un rose déteint. La femme, la poitrine roulante sous un caraco graisseux, écartait la foule pour élargir le cercle.

Sur une charrette bleue, surmontée d’une plaque de zinc en guise de toit, s’entassaient des caniches crottés et mal rasés. Un escalier en descendait, où deux singes grelottaient dans leurs loques rouges bordées de velours noir. Ils fixaient les assistants d’un air sérieux et philosophe. À force de les regarder, on s’imaginait retrouver des ressemblances avec des physionomies de personnes connues dont le nom vous échappait.

— Allons, petit monsieur, grogna l’homme de sa voix de ventriloque, il faut gagner sa vie.

Il détacha l’un des singes et lui tendit une sorte de sabot en cuivre. L’animal sauta sur une chèvre. Tous deux firent le tour de la société.

Soudain, Georges Roussel s’approcha du saltimbanque et lui saisit le bras. L’individu se retourna. Mon ami lui dit quelques mots à l’oreille. L’autre le contempla, effaré, les yeux grands de terreur. Alors, comme le singe passait devant lui, Georges tira de sa poche un billet de cent francs et le déposa dans la sébile.

— Eh bien, quoi ! tu te trompes, lui demandai-je, stupéfait.

Il m’entraîna. Il était très pâle, comme bouleversé. Il lui fallut plusieurs minutes pour se remettre. Une vive curiosité me brûlait. Cédant à mes instances, il consentit à m’expliquer sa conduite.

— Tu te rappelles, n’est-ce pas, que j’ai fait mon volontariat, comme artilleur, il y a quelques années, à Versailles. Or, j’avais emmené avec moi Sarah Belli, la danseuse du Grand-Théâtre, tu sais, celle qui a de si belles jambes. Jolie ? Pas précisément. Bien faite ? Oui, à peu près. Mais quelles jambes ! Ah ! ces jambes, j’en raffolais, et tous les soirs, régulièrement, pour en jouir à mon aise, je découchais.


La chose, du reste, était facile. Entre le bâtiment central et le manège, se trouvait un passage fermé par une grille. Je franchissais cette grille. Sarah m’attendait aux Réservoirs, et, vers quatre heures du matin, je revenais par la même route.

Malheureusement, un certain sous-officier rengagé fut désigné comme adjudant-major. Il se nommait Caldébras, mais on ne le connaissait que sous le sobriquet de « Petit Monsieur », sobriquet que lui-même donnait à tous ses inférieurs.

Grand et très fort, il avait l’air d’un Arabe avec ses yeux renfoncés, sa figure bronzée et sa maigreur nerveuse. En Afrique, sa conduite lui avait valu la médaille militaire. C’était bien le type du baraqué, abruti, inflexible sur la discipline, un de ces hommes qui, en temps de guerre, n’ont pas leur pareil, et meurent au poste sans broncher, un héros.

Quand « Petit Monsieur » prit la semaine, le changement fut immédiat. Il assista lui-même aux appels des consignes, contrôla la liste des absents, et les maréchaux des logis devinrent incorruptibles.

Justement mes supérieurs m’infligèrent une série de punitions qui m’empêchèrent de sortir, La nuit, je n’osais plus m’échapper. Sarah m’écrivit des lettres déchirantes. Elle se plaignait de mon abandon. Suivant elle, les officiers de la garnison la harcelaient d’œillades. Dépitée, elle me menaça d’y répondre. Cette perspective me décida. Un soir, je sautai la grille.

Ce fut une nuit délicieuse.

Dès l’aube, je regagnai le quartier et recommençai mon escalade en m’aidant d’une gouttière. Puis, j’enjambai les lances de fer qui garnissent la grille à son sommet, et je cherchais du pied une barre transversale dont je me servais d’ordinaire comme d’appui, quand la porte du manège s’ouvrit et Caldébras parut.

— Ah ! Ah ! petit monsieur, nous découchons, s’écria-t-il. Àla boîte, petit monsieur, à la boîte.

Il me mena au poste, et, de là, je fus conduit en prison entre deux baïonnettes.

Alors, pendant quinze jours, ne quittant ce trou que pour me promener sous le soleil de Juillet, le sac sur le dos, le shako sur la tête et des sabots aux pieds, j’aiguisai ma haine contre Caldébras. Cette haine, la jalousie la rendit implacable. J’appris en effet que les jambes de Sarah charmaient les loisirs d’un capitaine de cuirassiers.

— Nom de Dieu ! je me vengerai, pensai-je.

Aussitôt libre, je ne songeai qu’aux moyens à tenir mon serment. J’espionnai Caldébras, espérant le prendre en défaut. Longtemps mes recherches furent inutiles.

Un matin cependant, avant la manœuvre, comme j’avalais une tasse de café à la cantine, je m’aperçus qu’il remettait un billet à la mère Provost.

C’était une belle femme que la cantinière, pas très séduisante, mais une poitrine ! une poitrine énorme dont rêvaient tous les artilleurs de Versailles. Que de fois mon brosseur s’est écrié avec un soupir :

— Cré coquin, j’aimerais mieux qu’é tombe dans mon lit que le foudre, la mère Provost !

Sans doute l’adjudant partageait cet avis. Le lieu de leurs rendez-vous me sembla même indiqué. Petit Monsieur ne sortait-il pas du manège le jour où il m’avait avisé au sommet de la grille ?

À tout hasard, une nuit, j’allai m’y poster.

Sur la pâleur du ciel, les toits des bâtiments dessinaient des lignes sombres, brisées symétriquement par les fenêtres des mansardes. Au-dessus, la lune brillait entre de petits nuages qui parfois la voilaient.

Minuit, puis une heure sonnèrent. Enfin, je distinguai un pas sourd. Un homme déboucha, Petit Monsieur. Il ouvrit et disparut. Me faufilant à sa suite, j’allai me blottir en un coin. Quelques instants plus tard, un grincement se produisit et une ombre passa, l’ombre de la mère Provost. On referma la porte, un coup de clef fut donné et les amoureux s’éloignèrent dans la profondeur du manège.

Je courus à la serrure. Plus de clef. Je me sentis perdu : j’étais enfermé là, avec eux deux.

Au loin, le murmure des voix se mêlait à un bruit de baisers et à un froissement d’étoffes. Malgré moi, j’avançai. Le sable me montait jusqu’aux chevilles et une poussière âcre m’égratignait la gorge. Tout à coup, un rayon de lune jaillit, obscurci, tamisé par la crasse collée aux vitres, et je les vis, à quelques mètres de moi, enlacés. Ainsi éclairés de cette lueur vague, ils me semblèrent monstrueux. Rien n’était grotesque comme cette lutte de deux êtres dans ce crottin de cheval. Près d’eux gisaient pêle-mêle leurs habits : un pantalon, un corsage et des jupes.

Une espérance m’étreignit. La lune s’effaça peu à peu. Bientôt, entendant des soupirs précipités, je jugeai l’instant propice. Je rampai vers les vêtements.

Il me fallut d’interminables minutes pour les atteindre. Des gouttes de sueur coulaient sur mon front. Mon cœur ne battait plus, des frissons me plissaient la peau. Certes, s’il m’avait découvert, Caldébras m’eût étranglé.

Enfin, mes doigts rencontrèrent quelque chose, de la laine, une jupe sans doute. Incapable de choisir ce que je voulais, j’attirai le paquet contre ma poitrine. Et, de nouveau, je me mis à ramper, indéfiniment, le nez dans cette odeur de femelle grasse.

Près de la porte, je fouillai le pantalon. La clef s’y trouvait. Je l’introduisis. Deux cris de terreur résonnèrent. Je perdis la tête, je fermai le battant à deux tours de clef, je m’enfuis par les écuries et j’enterrai les vêtements sous le fumier.

À six heures, je descendis. La cour s’emplissait. Pendant qu’on procédait à l’appel, je me glissai jusqu’au manège et j’ouvris la porte d’un coup, me cachant derrière elle.

Alors un homme, un fou plutôt, vêtu d’un dolman, en flanquet, bondit, noir de poussière, les poings ensanglantés, et parcourut, en galopant, le grand quadrilatère où se groupaient les soldats et les officiers.

On le saisit. Puis on pénétra dans le manège, et l’on en tira la mère Provost, en chemise, sa poitrine de colosse au vent, et sanglotant avec des convulsions qui remuaient toute sa chair.

L’adjudant fut cassé. Un jour, j’appris sa disparition et le départ de la cantinière.

Tu comprends, maintenant, à qui j’ai fait l’aumône, tantôt à la foire. D’abord j’hésitais, ne les reconnaissant pas sous ces défroques. Mais la stupeur de l’homme m’a renseigné. Ce sont bien eux, déguenillés, ridicules, pitoyables. Ce sont eux qui tendent la main. C’est « Petit Monsieur », l’ancien adjudant, le héros décoré. Il commande une troupe de bêtes aujourd’hui !… Et tout cela… tout cela pour une paire de jambes !…