UN MALENTENDU



Tous les mois, Alexandre Montier distrayait de ses appointements une pièce de cent sous et se payait une femme. Si pauvre que l’on soit, il faut bien obéir aux exigences de la nature.

Il enduisait donc de brillantine ses cheveux et sa barbe, lavait ses mains, curait ses ongles, brossait ses habits et se dirigeait vers le quartier du Temple. Offrant peu, il n’était point difficile et suivait la première qui consentait à une aussi modique rétribution.

Cette fois, ce fut une petite maigre, d’aspect vieillot et de mise indigente. Ils marchèrent. Alexandre remarqua son pas traînant et le bruit de semelles décousues que produisaient ses bottines sur le pavé. Il eut l’amère intuition de n’avoir pas fait une excellente aubaine.

Elle le conduisit dans une mansarde misérable. Les chaises boitaient. Les murs suaient l’humidité. La glace était craquelée comme une antique porcelaine. Alexandre frissonna. Un regret lui vint de son argent mal dépensé. Il dit :

— Ce n’est pas luxueux, chez toi.

Elle ne se froissa pas. Elle répondit simplement : — Tu trouves ?

Ils se déshabillèrent. Leur étreinte fut brève. Il commettait l’acte d’amour à date si fixe que son désir naissait sans l’aide des caresses préparatoires. Elle, d’ailleurs, le laissait agir. Passivement elle lui appartint. Il y trouva peu d’agrément et ne put cacher sa mauvaise humeur.

— Ça n’a pas l’air de t’amuser !

Elle répliqua en bâillant :

— Que veux-tu ! Tous les jours !…

Maussade, furieux contre elle et contre lui-même, il se disposait à la quitter. Mais, dans le silence, on entendit la pluie qui cinglait les vitres de la lu carne. Et la fille proposa :

— Tu peux coucher ici, si ça te plaît, tu ne me gênes pas.

La peur d’abîmer ses effets fit taire ses scrupules. Il s’endormit.

Le lendemain, Alexandre procéda de bonne heure à sa toilette. Tout en se vêtant, il interrogeait sa compagne :

— Comment t’appelles-tu ?

— Adrienne.

Il se mit à ricaner :

— Tiens, c’est drôle, cette coïncidence.

Il reprit :

— Qui est-ce qui t’a séduite ?

— Moi ? dit-elle, personne, je suis mariée.

Cela le flatta. Pour la première fois il trompait un mari. Il voulut le connaitre.

— Et qu’est-il devenu ?

— Je n’en sais rien… peut-être au pays.

— D’où es-tu, toi ?

— De Gisors.

Il eut un geste d’étonnement et répéta :

— De Gisors ?

Elle affirma de nouveau :

— Oui, parfaitement, je suis née là, tue de la Mare, au 28.

— Rue de la Mare ! au 28 ! proféra-t-il.

Il restait au milieu de la chambre, la figure blême, en pantalon, les bretelles pendantes. Puis il s’avança vers la fille, se pencha, et longtemps ils se dévisagèrent, le regard anxieux. Enfin il murmura :

— C’est toi, Adrienne ?

Et elle répondit :

— Oui, Alexandre, c’est moi, moi, ta femme…

Vingt ans auparavant, ils s’étaient aimés et épousés. Alexandre, qui avait alors une place de comptable, amena sa jeune femme à Paris. Leurs natures se heurtèrent. Ils eurent de terribles disputes qui se terminaient rapidement en ardentes réconciliations, grâce à la sincérité de leur amour. Mais une fois, vexé d’un mot, il s’en alla durant une semaine entière. À son retour, il ne la trouva pas. Il s’enquit de tous côtés, courut à Gisors. Ses recherches furent vaines.

Et soudain le hasard le jetait auprès d’elle, dans son lit, son lit de prostituée.

Ils ne bougeaient pas. Leurs haleines se mêlaient. Ils s’épiaient, les yeux incertains. Elle prononça, sans aucune méchanceté :

— Comme tu es vieux, mon pauvre ami !

Elle ne pouvait, en effet, remonter jusqu’à l’image d’autrefois au travers de cette barbe inculte, de ces sourcils broussailleux et de l’expression morne de cette physionomie. Lui, non plus, ne la distinguait point sous son masque flétri aux joues molles et aux paupières battues. Et ils eurent grand’pitié l’un de l’autre.

Mais un mystère le tourmentait depuis bien des ans. Il voulut l’éclaircir :

— Pourquoi m’as-tu quitté ?

Elle parut surprise :

— C’est toi… Je t’ai attendu quelques jours… tu ne revenais pas, je suis partie. On ne lâche pas sa femme comme ça.

— Tu n’as pas averti ta mère.

— À quoi bon la chagriner !… d’ailleurs, le mois suivant, j’apprenais sa mort.

Il articula :

— Et tu ne t’es pas occupée de ce que je devenais ?

— Si, je t’ai cherché, mais tu avais déménagé.

Il fut stupéfait, et ses lèvres balbutièrent :

— Ah !… tu m’aimais donc ?

— Certes, dit-elle, pourquoi pas ?

Après un long silence il reprit ;

— Moi, ça m’a détraqué le cerveau, les habitudes, la santé. Je n’ai plus eu de courage. On m’a renvoyé de ma place. J’en ai fait d’autres d’où on me chassait. Je ne me soignais plus, j’étais paresseux. Et puis je buvais, oui, j’ai bu, je bois encore, moi ! Comme c’est triste !… Je pensais à toi, beaucoup… et puis j’ai oublié, mais c’était fini… je n’ai plus eu de bonheur, jamais… Comme c’est triste !…

Et très bas il demanda :

— Et toi ?

Elle répartit, sans honte ni bravade :

— Tu vois… Que veux-tu ? il faut bien manger ! Oh ! ça n’a pas été comme ça tout de suite… Mais voilà…j’étais seule… je n’ai pas su me défendre… Moi aussi, ça m’avait démolie… Alors j’ai eu un homme, il m’a laissée, j’en ai eu un autre, et puis d’autres… et puis… tu vois !

De sa main tendue, elle lui montra son lit. Il courba la tête et il gémit a son tour :

— Ma pauvre Adrienne !

Nulle rancune ne l’envahissait contre elle. Il n’éprouvait pas non plus de dégoût ni de jalousie. Ce qui le navrait, c’était qu’ils ne se fussent pas reconnus, c’était les circonstances abjectes de leur rencontre. C’était cette nuit froide passée l’un près de l’autre, et surtout cette étreinte lugubre où, leurs lèvres n’avaient pas échangé de baisers. Pourtant il y rêvait si souvent à leurs caresses défuntes ! Il avait si amèrement regretté le contact de ce corps jeune et frais, la possession de cette chair qui lui appartenait !

Abattu sur une chaise, le visage entre ses mains, il soupira de nouveau.

— Comme c’est triste !

Et elle, répéta sa misérable exclamation de lassitude et de découragement :

— Que veux-tu !

Il la sentit vaincue comme lui, vaincue par la toute-puissante destinée qui broyé les faibles, les isolés, les imprudents, qui use les énergies, abolit les espoirs et abaisse les âmes des plus orgueilleux. Et il laissa couler ces mots :

— Avons-nous été assez fous ! Puis qu’on s’aimait, il n’y avait pas de raison de se quitter… Nos caractères se seraient adoucis… Nous étions susceptibles, coléreux ? Ah ! mon Dieu, ça n’a pas duré longtemps, va ! J’ai été promptement mis au pas. Toi aussi, hein ? Alors nous aurions pu être heureux. Unis, associés, nous étions plus forts… L’un tombait, l’autre le relevait… On se consolait… on pleurait ensemble… on riait ensemble… et puis on n’était pas tout seul, tout seul comme je suis, comme tu es… Il y aurait eu des enfants, peut-être. Avons-nous été assez bêtes ! Peut-on gâcher sa vie comme ça !… Pour une dispute !… Laquelle ? T’en souviens-tu, toi ? Moi pas… Comme c’est bête !… Comme c’est bête !…

Il se mit à sangloter, le dos plié en deux, tandis qu’elle, plus brisée encore, incapable de révolte, redisait avec sa résignation de brute :

— Que veux-tu !… que veux-tu !…

Une horloge sonna sept heures… Alexandre se leva :

— Je vais être en retard… il faut que je m’en aille.

Il finit de s’habiller. Adrienne demanda :

— Qu’est-ce que tu décides ?

Il fut atterré. La nécessité de prendre une détermination s’imposa subitement à lui. Mais à quoi se résoudre ? Il se rassit. Ses épaules se voûtèrent. Et il marmotta, comme en réplique à lui-même :

— Non, c’est impossible…

Elle crut comprendre et l’approuva :

— Oui, tu as raison, nous ne pouvons pas vivre ensemble… Seulement, si tu veux… j’irai chez toi… de temps en temps… je tiendrai tes affaires, ton linge… on bavardera…

Son corps émergeait à moitié du lit. Sa figure trahissait une certaine angoisse. C’était son unique chance d’échapper à l’opprobe et à la solitude, et elle s’y rattachait, tremblante un peu.

Il secoua la tête :

— Ça ne se peut pas… il y a des choses, un tas de choses qui nous empêchent… des obstacles…

Elle fit un suprême effort :

— Eh bien, tu viendras, toi… quand tu auras envie… ça ne te coûtera rien… et puis… pas à craindre…

— Non, non, affirma-t-il d’un ton plus net, il vaut mieux en rester là, ça vaut mieux, vrai…

Il n’aurait su expliquer la cause de son refus. Il obéissait, en réalité, à une multitude de motifs obscurs, la peur de déranger la monotonie paisible de son existence, l’effroi de pénétrer dans cette vie mystérieuse et de surprendre les vilenies de cette prostituée, de sa femme. Peut-être aussi, inconsciemment, voulait-il respecter les purs souvenirs d’autrefois, et ne les point mêler aux défaillances inévitables où sa faiblesse le réduirait.

Il endossa son paletot. Elle ne poursuivit pas la lutte, et fatiguée par sa tentative, elle conclut :

— Alors… tu ne reviendras pas ?

Un remords le saisit. Elle l’apitoyait. Puis il se sentait las et triste, infiniment triste. Cependant, il fallait se séparer. Il déclara :

— Non, ça vaut mieux…ça vaut mieux…

Elle se recoucha. Il lui tendit une pièce de cinq francs. Elle eut un mouvement de recul. Il insista avec douceur et elle prit la pièce.

— Adieu, dit-il.

Il la baisa au front. Elle répondit :

— Adieu, mon ami, adieu.

Ils se regardèrent. Il avait le cœur gros. Un instant, il parut hésiter, debout devant la porte. Mais l’horloge sonna la demie. Il s’en alla…