LA VIERGE



Les Canu, rentiers à Yvetot, jouissaient d’une grande considération. M. Canu présidait la fabrique. Madame Canu possédait une piété implacable. Leur fille, Armande, inspirait le respect par sa maigreur.

Le seul chagrin des Canu provenait du célibat de cette fille. D’une dévotion outrée et de tournure rébarbative, elle n’attirait point les prétendants. Au fond elle en souffrait, elle aussi. C’était une âme aimante que tourmentaient malheureusement une infinité de scrupules. Pour une peccadille, une distraction à l’église ou un petit mensonge involontaire, elle se créait des remords cruels. Elle péchait par excès d’honnêteté, ce qui la rendait dure pour les fautes d’autrui et, en conséquence, peu sympathique.

Elle était née le jour des Rois. Or, quand elle atteignit vingt-cinq ans, les Canu offrirent en son honneur un repas somptueux à leurs amis. Une gaieté de bon aloi régna. On mangea beaucoup. Le gâteau traditionnel excita l’admiration générale.

La fève échut au fils de l’huissier, le jeune Antoine Vaugrain, que son père expédiait à Paris le lendemain même pour y faire son droit. Il rougit. On le pria de désigner une reine. Il choisit mademoiselle Amande. La bonne versa du champagne, et lorsque les deux jeunes gens burent, ce fut une poussée d’exclamations :

— Le roi boit… la reine boit…

Le nature réfractaire au rire, ils ne se troublèrent pas. Les assistants furent penauds.

Après le dîner, les messieurs fumèrent, puis, sur la table desservie, on organisa un trente-et-un. Armande, que la fumée, trop épaisse, incommodait, passa dans la pièce voisine et prit un ouvrage.

Quelques minutes après, le jeune Antoine la rejoignait. Il s’assit auprès d’elle. Ils ne causèrent point, longtemps. Elle, embarrassée, continuait à travailler. Lui, la gorge serrée d’émotion, rongeait ses ongles. Enfin il articula :

— Vous êtes ma reine…

Elle ne répliqua rien. À côté les facéties consacrées jaillissaient. Antoine recommença :

— Vous êtes ma reine, mademoiselle.

Il s’arrêta, puis, la voix tremblante :

— Ce n’est pas d’aujourd’hui,… non… voila trois ans que je vous aime…

Elle fut stupéfaite. Elle ne savait que répondre. Il répéta :

— Oh ! oui, voilà trois ans… j’ai voulu vous l’avouer avant mon départ… je suis si malheureux.

Très lasse, engourdie par le champagne, elle le laissait parler. Il s’approcha. Elle n’aurait pu le repousser, incapable d’un effort, quoique sa conscience se révoltât.

il lui saisit la taille. Elle ne bougea point. Ses lèvres se dirigèrent vers les siennes, et il murmurait :

— Vous êtes ma reine, ma reine…

Il l’embrassa. Au même moment, madame Canu appelait sa fille d’un ton courroucé :

— Eh bien, Armande, qu’est-ce que tu fais ? Viens-tu ?

Elle obéit.

Le lendemain, à son réveil, mademoiselle Canu se sentit une autre femme. Entre ce jour et le précédent, un fait s’était passé dont elle ne pouvait comprendre encore toute l’importance, mais qu’elle devinait monstrueux, irréparable. Elle n’osait y songer, tremblante devant la vérité entrevue. Une suite de méditations et de découvertes la renseignèrent malgré elle.

D’abord, sa mère la questionna sévèrement :

— Qu’avez-vous fait, M. Antoine et toi ? Qu’avez-vous dit ? S’est-il bien tenu, au moins ?

Cet interrogatoire lui suggéra cette réflexion : il est donc dangereux de rester seule avec un jeune homme, et ce jeune homme peut tenter des choses dont une mère s’inquiète ?

Jamais elle ne lisait. Jamais on n’échangeait devant elle de propos équivoques. Sans cesse flanquée de son père ou de la mère, elle savait de la vie ce que ses parents lui en apprenaient, à peu près rien. De l’amour principalement elle ignorait tout. Elle n’avait d’ailleurs aucune curiosité, ne songeant jamais à ce mystère et n’en soupçonnant qu’à peine l’existence.

Le baiser d’Antoine la réveilla de sa torpeur. Désormais elle chercha, parcourut les livres, ouvrit les journaux, épia les conversations. C’est ainsi que tomba sous ses yeux une phrase de feuilleton qui lui fut un indice grave : « Il tenait la jeune fille contre lui et il soupira : « Ô ma reine, ô ma maîtresse ! »

Mais combien plus nettes et plus accusatrices ces lignes qu’elle trouva dans un manuel à l’usage des confesseurs, oublié par M. le curé au cours d’une visite : « L’attouchement de l’homme et de la femme, hors du mariage, constitue le plus mortel de péchés. »

N’était-ce point suffisamment clair ? Le doute qu’elle essayait de conserver ne s’écroulait-il pas devant de telles preuves ?

Peu à peu, son inconséquence se changeait ainsi en une faute précise, terrible, irrémédiable. La vérité perçait en elle, grandissait, devenait éclatante. Il lui fallut se l’avouer : elle avait été la maîtresse d’Antoine.

Malade, elle dut prendre le lit. Une fièvre cérébrale se déclara. Elle faillit mourir. Cela certes eût mieux valu que la vie abominable qu’elle vécut par la suite.

Les premiers mois, d’horribles angoisses l’agitèrent : si elle était enceinte ! Elle ne savait point d’où viennent les enfants. Tout au plus avait-elle remarqué que la taille des femmes s’arrondit. Aussi des quelques données qu’elle possédait, elle conclut qu’étant la maîtresse d’un homme, elle pouvait être mère.

Chaque matin, elle observa sa taille. Grossissait-elle ? Il lui sembla que oui. Elle se serra. À tout instant, elle lançait à son ventre des regards furtifs. Quel

Désormais elle n’eut pas une minute de bonheur ni même de calme. Le remords la hantait. Toute son honnêteté de provinciale, toute sa rigidité de fille dévote, toute son âme bourgeoise aux principes inflexibles, s’insurgeaient contre le souvenir honteux de son crime. Elle avait succombé ! Sans qu’elle eût seulement un geste de recul ou un mot d’horreur, un homme avait pris ses lèvres, l’avait déshonorée !

Elle s’en accusa au curé d’un village voisin, un vieux prêtre infirme qui n’exigea nul détail et lui conseilla l’indulgence :

— Vous êtes coupable, ma fille, pardonnez à celles qui sont coupables comme vous.

Elle leur pardonnait volontiers. Sa prétendue faute la transformait ainsi qu’une faute réelle. Son esprit s’ouvrait. Elle comprenait des choses, impénétrables pour elle jadis. Elle défendait les femmes dont on soupçonnait la conduite en sa présence. Elle devint charitable et miséricordieuse. N’avait-elle pas besoin, elle aussi, de la pitié des autres ?

Sa déchéance lui semblait infinie. Elle se jugeait l’égale des pires créatures. Elle pensait à elle comme à un être souillé, couvert de boue. Tout lui rappelait son infamie : la pièce, témoin de sa chute, le canapé où elle s’était abandonnée, la voix de sa mère qui avait retenti durant l’acte ignominieux. Quoi qu’elle fît, elle avait eu un amant, un homme l’avait possédée — les vrais termes s’imposaient à elle peu à peu — un homme était le maître de sa chair ! Et tout cela elle ne pouvait l’effacer. Des envies de suicide l’obsédaient.

Vers vingt-huit ans, elle eut l’espoir d’une atténuation à son martyre. On la demanda en mariage. C’était un riche cultivateur des environs, probe et laborieux. Elle l’aima, la vision d’une existence en plein air, dans une ferme, loin des mauvais souvenirs, la ravit comme une promesse de bonheur. Elle accepta, toute joyeuse.

Mais, insensiblement, le passé surgit de l’ombre où elle tâchait de l’enfouir. Des scrupules la rongèrent. Avait-elle le droit de tromper l’homme loyal qui croyait en elle ? La question posée, elle la résolut vite ; elle devait la confession de sa faute. Elle la fit :

— … Un moment d’égarement… mon ami… de folie même… est-ce que je sais ?… la tête m’a tourné… il s’empara de ma taille…et…et je fus sa maîtresse !

Elle ne revit plus son fiancé.

Pendant quelques mois, elle lutta contre la tentation irrésistible qui montait en elle. Ses efforts ne la sauvèrent point. La continuité de sa douleur usait son courage. Elle était lasse de penser éternellement la même pensée. Son cerveau lui faisait mal, comme torturé par le retour incessant de la même image qui s’imprimait sur lui, à toute minute, avec une netteté toujours plus grande.

Un événement précipita sa décision : Antoine revint. Elle l’aperçut, lui, son amant !

Elle sentit que sa raison lui échappait. Ardemment elle désira mourir. Prise d’une sorte de démence, elle s’enfuit sur la route de Fécamp.

La distance est longue. Le vent soufflait. Les arbres, fouettés, tournaient le dos, comme des femmes dont les jupes se collent aux jambes. Elle marcha, courut plutôt, des heures, des heures, les yeux hagards, sans fatigue. Elle traversa la campagne. Elle atteignit la ville. La mer mugissait. Armande sourit et descendit vers elle, avide d’y laver son corps flétri.

Et elle entra dans les vagues, parce qu’elle avait cru, en sa candeur instinctive, que les lèvres de l’homme suffisent à effeuiller la fleur des vierges.