Ceux qui revenaient

Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 38-48).
CEUX QUI REVENAIENT [1]

Les jours de brume, en ce pays froid, dès trois heures de l’après-midi, on ne sait plus où est le soleil. En regardant bien, on voit des gouttes transparentes, fines et paresseuses comme la poussière d’été, tomber sur les terres qui n’ont plus soif, sur les branches où elles coulent, sur les brins d’herbe où elles restent, et qu’elles font plier, quand elles sont beaucoup ensemble, à l’étroit sur la même lame verte. Aussi le vieil Alban Chanat, pourtant habitué à juger de l’heure au cadran de l’horizon, tira sa montre, et, penchant la tête, reconnut qu’il était cinq heures. Cinq heures en décembre, c’est comme huit heures en juin. Passant la main sous la limousine dont il était enveloppé, puis entre les boutons de la veste, il remit l’oignon d’argent dans son gousset, et, sans cesser de marcher, tourna le visage vers la charrette qu’il escortait depuis le matin, toujours se tenant à la hauteur du marchepied, en avant de la roue qui criait. Vous connaissez cette voiture-là : elle n’a jamais été nettoyée ; le plancher, en dessous, est garni de stalactites de boue durcie ; les jantes et les rais, au contraire, à force de tremper dans les fondrières, ou d’être fouettés par les averses, laissent apercevoir, entre des plaques de peinture bleue, les veines du frêne jaunet dans quoi ils furent taillés. L’homme regardait dans l’intérieur de la hutte ronde que formait la bâche, tendue sur trois cerceaux. Là, bien au milieu, entre deux sacs de pommes de terre, à l’entrée de la caverne pleine de meubles, la mère Chanat était assise sur une planche. Depuis le départ, elle n’avait pas bougé. Un peu forte de corps, tassée dans sa cape noire, indifférente à la route, elle n’avait qu’un désir : arriver, arriver chez elle, et son cœur était déjà dans la maison. Voyant Chanat la regarder, elle tourna aussi la tête. Il rencontra son regard doux et usé. Ces yeux gris tendre entre les paupières ridées, c’étaient ceux qui avaient pris au piège d’amour le cœur d’Alban Chanat, au temps de la vingtième année ; ceux qui n’avaient jamais menti ; ceux qui s’étaient fatigués tant de soirs, sous la lampe, lorsqu’il fallait raccommoder les vestes ou les tricots, les chemises ou les chaussettes du père et des deux gars ; ceux qui avaient tant pleuré lorsque la nouvelle était venue, voilà dix-huit mois, que le fils aîné, Robert, était tué. Aux aguets depuis la fin de la guerre, ayant obtenu l’autorisation ou l’ayant prise, le ménage rentrait chez lui, un des premiers de tout un peuple en attente. On était encore éloigné, mais enfin on approchait de ce domaine, voisin de son ancienne ferme, qu’Alban Chanat, grand travailleur, grand économe, avait jadis acheté à petit prix. C’est pourquoi, sur le visage rasé et dans le regard de ce solide bonhomme, un sourire passa d’abord.

— Femme, c’est une riche idée que nous avons eue d’envoyer le fils en avant ! Il aura mis de l’ordre là-bas, et m’est avis qu’il doit y en avoir besoin.

Véronique était moins facile que lui à l’illusion.

— Mon pauvre homme ! ils nous ont dit que la maison était debout : mais c’était pour nous guérir le cœur !

— Ils l’avaient vue, ceux qui en ont parlé !

— Pas comme nous la verrons !

— Tu crois qu’il y a bien du dommage ?

La femme dit, apitoyée, montrant ses dents qu’elle avait blanches encore :

— Ne te fais pas de peine, mon vieux.

Alban fit tourner le fouet en l’air, asséna le coup, à bras tendu, et la lanière encercla le ventre de la jument noire.

— J’ai ma force encore, Dieu merci, et un fils qui m’aidera. On rentre après cinq ans : j’ai le cœur en fête.

La mère songea : « J’ai le cœur en larmes. »

— Vois-tu, reprit Alban, qui continuait de marcher de côté, évitant la roue, j’en avais assez, là-bas d’où on vient, d’être le réfugié !

Ils se turent quelques secondes, le temps de rassembler leurs souvenirs d’hier ; puis ils se plaignirent tout haut, étant seuls sur les chemins. Et les mots se répondaient, comme dans une litanie.

— Moi aussi, j’étais l’étrangère.

— La malhabile à parler !

— Qui ne sait pas les coutumes !

— Qui n’a pas de parents dans la commune !

— Ni dans aucun pays connu !

— On était le ménage qui a tort d’être là, quoi qu’il fasse !

— Que les enfants eux-mêmes regardent en pensant : Quand est-ce qu’ils s’en iront ?

— Femme, ce triste temps-là est fini : nous revenons !

— Hélas ! pas tous !

Quand elle eut dit ce mot-là, ils ne se parlèrent plus. Le regard de Véronique Chanat se releva vers le brouillard qui cachait la route, en avant. Elle cherchait, sans doute, au-dessus des oreilles de la jument, la pointe des peupliers qui annonceraient « le domaine. »

Les soldats de France étaient passés par-là, puis les Anglais, puis les Allemands qui s’étaient battus avec les Anglais, dans le marécage même d’où se lèvent les peupliers. Que reste-t-il quand les soldats ont fait la soupe dans la cuisine et couché dans les chambres ? La mère se souvenait de la place que chaque chose occupait dans la maison couverte en tuiles, bâtie pour la famille, au bord d’un pré penchant ; elle se souvenait avec amour de chacune des quatre pièces d’en bas, de la cuisine surtout, aux murs revêtus de carreaux de faïence bleue. Comme elle avait travaillé là, pendant que le père et les deux jeunes gens édifiaient la grande digue au-delà des peupliers, et asséchaient le terrain bas ! Ils rentraient le soir avec des feuilles de nénuphars, des débris de roseaux collés à leurs vêtements. Elle songeait surtout à Robert, l’aîné, le plus beau de ses fils, en vérité, le plus travailleur, un homme timide en paroles comme une demoiselle, et hardi à la besogne comme un chien de garde devant le taureau. Le pauvre ! A peine parti pour la guerre, sous-officier de cuirassiers, il avait quitté son cheval pour passer dans l’infanterie. Pendant deux ans, on avait eu de ses nouvelles, des bonnes, pas une mauvaise. En voilà un qui aimait la culture ! Un jour de novembre 1914, comme les armées de chez nous soutenaient un grand combat dans les belles terres à blé du Nord, Robert, avec ceux de sa compagnie, avait traversé, sous les balles, un champ de deux kilomètres de long, et où le sol était partout creusé, où les racines des plantes, déchaussées par les obus, pointaient en l’air. Ses camarades regardaient partout ailleurs ; lui, il regardait la terre. La colère, bien plus que la peur, l’avait pâli. Il s’écria tout à coup : « C’est-il pas malheureux tout de même de mettre en cet état un champ de betteraves ! » Un officier, qui marchait près de lui, demanda : « Qui a dit cela ? — Présent ! Robert Chanat ! — Je te ferai décorer de la croix de guerre, Robert Chanat ! » Peut-être avait-il oublié ensuite ? Peut-être était-il mort ? La croix de guerre n’était pas venue. Robert riait dans ses lettres, et plaisantait, quand la mère l’interrogeait là-dessus. Deux ans plus tard, on avait appris qu’il se battait dans les environs du domaine. La mère aussitôt avait dit : « Il va se battre trop dur à présent ; il en mourra. » Robert Chanat, comme elle l’avait prévu, était mort peu de temps après. On avait été prévenu par un mot de la mairie du pays de refuge. Même on savait où le fils était tombé : aux environs de la maison qu’il défendait, du côté où on allait maintenant ensemble, le père, la mère, et les petites choses autrefois sauvées. La retrouverait-on, la place où il avait été enterré, à la lisière de la Pièce de Cent arpents ? Une croix de deux branches, un képi dessus, il faut peu de vent pour tout abattre !

Véronique, tendre mère songeuse, avait ainsi toute sa pensée devant elle, dans sa maison et dans la tombe de son enfant, et ses yeux gris ne déviaient ni à droite ni à gauche, pas plus que la route, qui filait droit parmi les terres toujours plates et toujours désertes. Parfois, elle entendait :

— Ça va, la mère ?

— Oui, ça va bien, répondait-elle.

— On avance ; s’il n’y avait pas tant de brume, on devrait bientôt voir le toit de chez nous !

Elle cherchait alors, de ses yeux fatigués, dans le reste de jour, la pointe de la futaie clairsemée, les arbres qu’elle aimait tant à considérer du pas de sa porte, aux jours heureux, quand le ciel était clair, la saison douce, et que, dans le soleil et dans le vent, les peupliers remuaient leurs étincelles.

L’homme songeait aussi ; il oubliait de fouetter la jument et de la faire souffler ; il allait du même train, les bras ballants sur la limousine, curieux du peu d’horizon que lui laissait la brume, épiant, dans les espaces voisins de la route, la trace des premières charrues mises en batterie sur les jachères de quatre années. Et la brume devenait froide de plus en plus, et s’épaississait ; et çà et là, aux endroits où fléchit la plaine, elle figurait des moulons de foin pâle, derrière lesquels disparaissaient les talus, et les lignes des saules effeuillés.

Il pensait au grand travail qu’il aurait, et y préparait son cœur.

Longue, longue charroyère abandonnée, venant de loin, allant vers un invisible fleuve, ses affluents, ses fossés et ses boires, et où passait, comme un globule de sang dans une veine morte, ce premier couple de travailleurs : pour arriver au bout, il fallut encore bien du temps.

La grande nuit, peu à peu, confondit la chaussée avec l’herbe des bords. Le paysan arrêta la voiture. Il alluma la lanterne, fichée au bout d’un bâton, entre les deux brancards, juste au-dessus de la croupe de la jument. La lumière jaillit, traça en liberté son cercle dans le brouillard, et, quand la charrette fut remise en marche, on eût dit qu’une grande auréole blanche, lentement, parmi les ténèbres, faisait sa procession.

Il était tard quand on arriva près de la ferme. Alban Chanat prit la jument par la bride, et tourna vers la gauche. La voiture descendit un peu, puis se retrouva en palier. Mais elle ne roulait plus sur un sol empierré. La croûte des terres vacillait sous le poids des roues ; la plainte des essieux, le bruit des pas de l’homme et de la bête éveillaient un écho dans des cavernes souterraines. On était sur les relais tremblants que, très anciennement, les eaux du fleuve avaient pressés, et sans doute, à une profondeur inconnue, elles coulaient encore en dessous, dans des galeries couvertes. La mère s’était levée, sur le devant de la charrette. Alban Chanat avait pris la lanterne, et la tenait à bout de bras, afin d’être reconnu de plus loin.

Ayant ainsi voyagé un quart d’heure encore, les réfugiés discernèrent, dans la brume, une étincelle entourée d’un petit halo, puis une silhouette d’homme derrière l’étincelle, et, presque aussitôt, la façade d’une maison basse, devant laquelle se tenait Paulin Chanat, une bougie à la main.

— C’est vous, enfin ! cria une voix jeune.

— Fils, dis-moi vite !

— Quoi donc ?

— Que nous ont-ils laissé ?

— Rien que le fond du nid. J’ai enlevé les plâtras ; j’ai balayé ; j’ai collé du papier huilé sur les fenêtres ; mais, mon père, dans le domaine, l’eau est rentrée partout !

— Ne dis pas cela, petit ! Viens m’aider à dételer !

Le gars s’avança, blond, rose et pesant.

— Elle est partout, je vous dis : elle a couvert le champ où vous fauchiez du blé en 1914.

— Détache les traits de la jument, et ne m’accable pas comme ça !

— Elle coule sur les planches de votre ancien jardin, jusque sur le terre-plein où vous serriez le fumier ; elle remplit tout not’bien, comme le jour où vous avez acheté le domaine.

— Tais-toi ! Aide-moi à porter les matelas et les paillasses, la cage à poules, les provisions, les casseroles, et ce qu’il faudra à la mère pour cuisiner ! On jugera le reste demain, mon garçon, et, s’il y a du dommage, ça sera assez tôt de le voir au réveil.

La jument fut conduite dans la grange, au-delà de la maison, puis l’homme, la femme, l’enfant, entrèrent à la file chez eux. Ce qu’étaient devenues les quatre pièces de la ferme, si propres avant la guerre, ceux-là le devinent, qui ont visité les logements occupés par les troupes. Tout était sali, écorné, rouillé, et ce qui avait pu être emporté, n’était pas là.

La mère tout affairée commandait la manœuvre ; les hommes firent vingt tours de la charrette à la maison, et, pour cette nuit du moins, placèrent un matelas dans la cuisine, un matelas et une paillasse dans la chambre à côté. Ils ranimèrent le feu que Paulin avait allumé ; ils se chauffèrent, eux assis sur des caisses, la mère sur une petite chaise, tous trois exténués, soufflant, contents tout de même de voir la flamme de leur bois. Car c’étaient des branches mortes de peupliers, des branches charriées par les eaux et venues au rivage, qui flambaient sous la hotte de la cheminée. Les maîtres étaient revenus ; les serviteurs recommençaient de servir. On était mieux déjà. Retirés du brouillard et de l’ombre, formant le demi-cercle, le vieux paysan, sa femme et le fils cadet causaient à voix basse, dans leur maison, première île réhabitée de tout un canton de France. Pour écouter, ils se taisaient par moments. Ils pensaient que la brume devait s’être mise en marche, poussée par le vent d’Angleterre ; ils se rappelaient les nuits d’avant la guerre, où la même lame d’air froid glissait sous la porte, et se relevait, jusqu’à la tablette de la cheminée, pour faire couler la chandelle ; où le cri des vanneaux à l’essor tournait ainsi autour de la ferme. Le souvenir du fils ou du frère mort habitait les trois âmes. Mais elles n’en disaient rien, parce que c’était la première soirée.

La mère, gardienne de son monde, finit par dire :

— Je crois, les hommes, qu’il est grand temps de se reposer ?

À ce moment, dans le noir du dehors, deux lèvres s’approchèrent du papier huilé qui remplaçait les vitres de la fenêtre, et le papier tendu sonna, comme la baudruche d’un mirliton, quand une voix de femme demanda :

— Est-il permis d’entrer, par charité ?

Aussitôt, Alban Chanat se leva ; il alla ouvrir la porte, et laissa entrer une petite dame en noir, qui portait à la main un cabas gonflé. Tout son bagage. Elle avait l’air si las, et tant de boue sur ses bottines et sur sa robe de mérinos, qu’on pouvait être sûr qu’elle était venue à pied, et de bien loin.

— Il n’y a pas le choix dans le voisinage, mes bons amis : pas une auberge, pas une ferme, vous le savez. Votre maison est la seule qui soit encore debout. Je me suis guidée sur la flambée qui passe à travers vos fenêtres… Que cela fait de bien, un abri, du feu, des gens à qui parler !

Elle vint vers la mère Chanat, qui, tout en la regardant, se rencognait à gauche, et s’appuyait au chambranle de la cheminée.

— Si vous me permettez de dormir ici, reprit-elle, je tâcherai de ne pas vous embarrasser. Je m’étendrai où vous voudrez, sur le carreau.

Il y eut un silence. Puis, celle de qui dépendaient les choses et les gens de la maison répondit :

— On ne peut donner qu’un matelas, celui de Robert, mon aîné, qui couchait dans la chambre à côté ; mais ce fils-là ne reviendra pas : vous pourrez dormir là ; Paulin portera sa paillasse dans la grange.

En disant cela, la mère Chanat étudiait encore le visage de l’étrangère, un visage mince, rose aux pommettes, et où vivaient deux yeux bruns, de ceux qui luisent paisiblement. Ils souriaient d’émotion :

— Je vous remercie ; je viens de très loin ; j’avais peur de passer la nuit dehors, et me voici chez des amis.

Pourquoi venait-elle de très loin, et en cette saison ? Véronique n’en doutait plus : ce devait être une chercheuse de tombe, comme il y en avait déjà plusieurs par le pays ; une femme partie du midi, ou de l’ouest, ou d’ailleurs, avec l’espoir de lire un nom sur le bras d’une croix de bois. Elles se ressemblent : même inquiétude, même courage, et cette pauvre bonne humeur, qui cache la peine et fait qu’on est mieux reçu. Pourquoi voyageait-elle seule ? C’était probablement une veuve. Elle avait déjà de l’âge. Mais oui : elle portait, autour du front et des tempes, une lisière de crêpe blanc entre des plissés noirs. A quoi bon l’interroger ? Quand on a eu sa part de misère, on est moins curieux de celle des autres. La mère Chanat n’avait pas besoin d’explication. Elle mit sa lourde main sur la main, gantée d’un vieux gant de Suède, que l’inconnue tendait à la flamme. Et le geste voulait dire : « On ne vous demande rien, ma chère dame ; vous êtes chez des bonnes gens ; ne tremblez pas, de vos deux petits bras maigres, vous qui êtes vêtue moins chaudement que moi ; mais prenez encore une poignée de feu, et allez dormir. » De son côté, la voyageuse, ayant entendu que Véronique parlait d’un fils qui ne reviendrait point, avait compris que leur malheur était le même. Bien qu’elle eût grande envie d’être renseignée, et de connaître où se trouvait la Pièce de Cent arpents, où, paraît-il, son fils avait été enterré, avec bien d’autres, et si quelqu’un, par hasard, avait pris soin des tombes, elle n’en voulut rien dire, car tous ces gens, comme elle-même, étaient bien las.

Sur un signe du père, Paulin saisit la paillasse dans la chambre voisine, et la porta dehors, dans la grange à moitié couverte. Alban le suivit, et, peu après, rentra, disant :

— Le temps va changer cette nuit. Le brouillard s’effiloche. Il y a une poignée d’étoiles dans mes peupliers.

Les pauvres gens ne se déshabillèrent pas. Ils s’étendirent. La bougie, à bout de mèche, fut soufflée. Le sommeil vint à tous à cause de la fatigue, et le vent, pendant qu’ils dormaient, roula et entraîna la brume dans les abîmes bleus.


Ce ne fut pas le chant du coq qui éveilla les dormeurs, comme autrefois, quand la ferme était riche et munie. Au fond de l’âme des femmes, et des hommes, la pensée était demeurée de ce qu’il faudrait faire le lendemain, germe obscur, que le rêve entretient et développe dans le sommeil, et qui s’ouvre au premier rayon du jour. Tous, ils furent sur pied dans le même quart d’heure, et réunis dans la cuisine. Ils partagèrent leurs provisions, il y en avait dans les paniers apportés de la ville de refuge, il y en avait dans le cabas. L’aube était vive. La mère Chanat fît chauffer un peu de café, pour elle et pour la dame. Et elles partirent les premières, toutes proches l’une de l’autre, comme deux amies qui savent bien où elles vont, et font d’instinct les mêmes mouvements. Quand elle eut dépassé le seuil et tourné à gauche, sur l’herbe molle, Véronique se pencha vers l’inconnue qui serrait son manteau entre ses bras croisés, à cause du froid du matin, et elle dit :

— J’ai deviné ! Venez avec moi : j’en ai un aussi par-là, madame.

Elles descendirent la motte sur laquelle était bâtie la maison, suivirent une haie de saules, entrèrent, par une brèche, dans une jachère qui paraissait sans fin, et on ne les vit plus.

Les deux hommes aussi étaient dehors. Mais eux, ils s’étaient arrêtés, à trente mètres de la ferme, face à l’orient. Ils avaient pris chacun, au fond de la charrette, une pelle demi-creuse, achetée la veille dans un bazar, et ils s’appuyaient sur le manche, du même geste familier aux bêcheurs qui se reposent. Hélas ! ils ne se reposaient pas : ils souffraient dans leur cœur, regardant devant eux, et à gauche, et à droite, ce qui avait été le domaine. Ces huit hectares, conquis sur le marais, ces prairies, ces champs où la moisson avait dix fois blondi, ce verger qui portait, alignés, ses jeunes poiriers taillés en pyramides et ses pommiers en parasols, tout le travail de dix ans était perdu ! L’eau était revenue. Le vent courait sur elle, et la criblait de longues traînées de clapotis, vite effacées. le dos d’anciens talus émergeait, et coupait l’étang. Ils se dirigeaient tous, deux, trois, quatre, cinq, à égale distance les uns des autres, d’occident en orient, de la prée devant la maison, jusqu’à la futaie de peupliers. Eux, les arbres, ils avaient grandi. Sauf dans un angle, où plusieurs troncs et branches maîtresses étaient tombés sous les obus, ils formaient un massif régulier de hampes claires aux ramures échevelées. Au-delà, il y avait la digue jadis établie à grand’peine, crevée à présent par la main des soldats, Français, Anglais, Allemands, qui pourrait le dire ? Et au-delà, enfin, c’étaient des champs, de roseaux, des marouillers et des terres vaines, des nappes luisantes au pied des bouleaux et des saules, une étendue immense, depuis des siècles livrée aux sources, à l’égout des fossés, aux débordements de la rivière lointaine.

— Qu’est-ce que vous voulez faire dans un malheur pareil ?

Sans savoir ce que sa femme avait dit à l’étrangère, le père répondit comme elle :

— Viens avec moi !

Il laissait les mères pleurer les morts ; il allait à la tâche des hommes. Le premier, suivant le bord des eaux minces, qui semblaient immobiles et faisaient onduler quand même les feuilles des herbes submergées, il se dirigea vers l’extrémité du domaine, du côté droit, et s’engagea sur le cinquième talus qui divisait les eaux, limite autrefois et abri d’un champ de froment, de trèfle ou d’avoine, arête molle aujourd’hui, et étroite, et menacée d’être inondée. Malgré le froid, il marchait pieds nus, sa pelle sur l’épaule, les yeux baissés vers ce sol détrempé, où demeuraient profondes les empreintes de pieds de soldats, de sabots de chevaux, même de roues de caissons ou de canons, attelages aventurés, lancés par des hommes fous, et qui avaient passé. Parfois, saisi de colère, il écrasait de l’orteil, rageusement, une de ces traces insolentes de la guerre. Paulin venait derrière lui, ne comprenant pas ce que le père essayerait d’entreprendre, avec deux pelles, pour réparer un si grand dommage. Le jour brillait dans l’air mouillé. Devant eux, l’ombre des peupliers traversa bientôt le chemin. L’homme la considéra, puis leva les yeux ; c’était tout ce qui lui restait de son bien : les troncs puissants de ces arbres, et leur ombre sur les eaux et les talus. Il s’avança jusqu’au dernier peuplier qu’il avait planté, une tige morte à présent, décapitée par le canon, et il vit que trois mètres plus loin une large brèche avait été faite dans la digue qui protégeait le domaine.

— Allons ! dit-il, attaque avec moi le haut de la levée, Paulin ; jette-le dans le trou, et fermons la blessure !

— A quoi bon ? dit le fils à voix basse.

Mais le maitre n’entendit pas. Ses deux mains serrant le manche de la pelle, le pied nu pesant sur le fer, il écrêtait déjà le faîte de la digue ; il lançait la première pelletée dans l’eau qui jaillit, au milieu de la coupure, devint boueuse, et se referma sur ce petit grain de mortier.

Deux heures et demie durant, le père et le fils travaillèrent à rétablir la défense rompue. La sueur coulait de leur visage, et montait en vapeur au-dessus de leur dos courbé. Point de trêve et point de paroles. Le vieux s’acharnait à l’ouvrage, plus encore que le jeune, ayant plus perdu que lui dans le malheur commun : toute sa peine et tout son rêve. Et une si forte passion le tenait que, lorsqu’il vit le remblai affleurer, et que l’eau du dehors, maintenue par le barrage, n’eut plus d’ouverture, désormais, pour entrer sur les terres :

— Paulin ! cria-t-il, Paulin ! j’sommos vainqueurs à not’tour !

Le jeune homme se détourna vers ce domaine, en arrière, inondé et pressé sous une telle masse d’eau, qu’un bateau aurait pu y courir à la voile.

— Pas encore, mon père ! Et toute l’eau qui est chez vous !

— Je la renverrai d’où elle est venue !

— Oui, vous commanderez une pompe, à la ville ?

— Peut-être.

— Vous l’aurez dans six mois !

— Dans six mois, mon garçon, à la lisière de ces peupliers-là, nous faucherons tous les deux mon froment !

— Comment ferez-vous, mon pauvre père ?

Albin ne se détourna point, comme son fils, de peur de trop bien voir ce qui restait à faire, mais, descendant à reculons la pente de la digue, vers le tronc du peuplier mort, enfonçant la pelle creuse dans le marais, il jeta, par-dessus la levée maintenant étanche, la première pelletée d’eau et de boue, comme s’il n’avait eu à vider que la coque d’un bateau de pêche. Il avait le visage illuminé, les yeux aussi ardents que dans sa vingtième année.

Paulin le regarda travailler un moment. Puis il enleva son chapeau. Les larmes lui vinrent aux yeux. Le père ne le voyait pas. Alors le jeune fit comme l’ancien ; il s’avança jusqu’auprès de lui, les deux pieds dans le marais, mit sa pelle à côté de l’autre, et dit :

— A votre idée !

— Hardi ! répondit le père.

Et deux lames d’eau, lancées bien ensemble, et traversées par le soleil, passèrent par-dessus la levée de la futaie.


RENE BAZIN.

  1. Copyright by René Bazin, 1921.