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CHAPITRE VII


Sur la scène, une table est maintenant installée, qu’on surcharge de lots, les premiers qui doivent être tirés. Le président de la Jeunesse catholique dirige l’organisation. Il tient un grand sac de calicot à carreaux bleus et blancs et s’avance jusqu’à la rampe plate-bande :

— Mesdames et messieurs, nous demandons une main innocente pour tirer les numéros gagnants…

Dans la salle, ce n’est qu’un cri ! « Moi ! Moi ! » La situation serait sans issue si M. le Grand Doyen, de sa propre autorité, ne faisait monter sur la scène une orpheline de cinq ans. La pauvre petite est si intimidée par toute cette foule, qu’elle éclate en sanglots. On essaye de la consoler. Mais elle cache dans son coude sa figure mouillée. On n’en peut rien tirer. On la remplace par une autre, qui rit comme une folle, et qui ne cessera pas de rire pour tout et pour rien…

Le public applaudit la désolation de la première comme la gaieté de la seconde. Il applaudit tout le temps, ce bon public !

— Mesdames et messieurs, recommence le président en agitant une sonnette, nous allons procéder maintenant au tirage de la tombola.

— Bravo ! bravo !

— Mais auparavant…

— Chut ! chut ! écoutez le président…

— Il nous reste à placer une cinquantaine de billets. Ce sont les meilleurs. Nous les offrons aux enchères… Pour activer la vente, nous les présentons deux par deux. Nous ne les détaillerons pas.

— Hip ! bip ! hurrah ! un ban pour le président…

La foule ressemble à l’océan. À certains moments, il y a des remous. Un groupe a une explosion d’enthousiasme, sans raison apparente. C’est comme une lame de fond, qui émerge et éclate,

— Voici les deux premiers billets, mise à prix : un franc…

— Un franc dix… vingt… trente… trente-cinq… quarante… La surenchère ressemble à un volant, qui vole de raquette en raquette. La voix vigoureuse des hommes répond à la voix fluette des jeunes filles, en passant par la voix éraillée des vieilles, qui se forcent.

Marie, devenue très audacieuse, cite à M. Hyacinthe les noms des personnes qui participent à la criée. Le professeur, qui n’en connaît aucun, n’en répond pas moins chaque fois comme si cela l’intéressait prodigieusement :

— Ah ! tiens ! tiens !…

Arlette bavarde avec Jacques de Fleurville. Il serait faux de croire qu’elle a été déçue en apprenant que ses fiançailles sont presque officielles. Depuis longtemps elle en a pris son parti. Jacques n’est pas pour elle ! Et cependant elle éprouve un sentiment étrange. Il suffit qu’il soit là pour qu’elle soit heureuse. Mais elle se l’explique en se disant que Jacques de Fleurville représente Paris. C’est sa vie ancienne qu’elle retrouve près de lui. N’est-il pas naturel qu’elle en profite avec une ferveur d’autant plus grande que cette dernière consolation lui sera sans doute bientôt refusée ?

Lorsqu’il lui demande :

— Quel lot voudriez-vous gagner ?

Elle ne craint pas de répondre :

— Votre bonbonnière.

Et, comme après un quart d’heure quarante billets seulement ont été vendus, elle soupire :

— Ah ! j’ai hâte qu’on commence la tombola !

— Vous n’avez qu’à parler, réplique-t-il…

— Il nous reste encore dix billets, annonce alors le président. Un amateur les désire-t-il en bloc ?

Jacques lui crie :

— Moi !

— Quel prix ?

— Cinquante francs…

Bien entendu, personne ne propose davantage… C’est vu, c’est connu ! Cinquante francs ! Adjugé !

— Êtes-vous contente ? demande Jacques à Arlette.

— Oui… Pour vous remercier, je vous souhaite de gagner le petit cochon…

Une ovation formidable annonce que le tirage de la loterie commence. On crie des numéros. Les objets quittent la scène pour venir dans la salle. Mlle Félicité Lerouge est une des premières gagnantes. Elle suffoque de joie lorsque, sur ses genoux, on dépose un bateau-encrier, en nacre, qui porte sur sa voile tordue et retenue par des fils de cuivre l’inscription : Dunkerque. Un ban est battu en l’honneur de M. le Grand Doyen, qui se voit attribuer cinq casseroles d’aluminium. Jacques de Fleurville a déjà sur les genoux deux boites à ouvrage en velours rouge. On lui en adjuge une troisième en velours bleu, en lui disant :

— Jamais deux sans trois !

Visiblement, Telcide s’impatiente. Elle aimerait qu’on annonçât de temps en temps : t Gagnante, Mlle Telcide Davernis… » Au lieu de cela, on proclame : « N°19 ; gagnant, M. Ulysse Hyacinthe… »

Que gagne-t-il ? Dans un même mouvement, Marie et Arlette se soulèvent :

— Est-ce que quelqu’un ne m’a pas appelé ? demande le professeur.

— Non… mais vous avez gagné.

— Ah ! quoi ? quoi ? quoi ?

— Oh ! voilà M. Hyacinthe qui aboie, dit tout bas Arlette à Jacques…

De main en main, une marmite vient de la scène échouer entre les bras du professeur, dont toute l’appréciation est celle-ci :

— C’est ennuyeux ! Elle est trop grande pour que je la mette dans ma valise !…

Mlle Clémentine Chotard lui rend le service de la mettre dans un coin. La marmite repasse donc de main en main…

Rien n’est plus monotone qu’une tombola. Après une heure, l’atmosphère devient d’une lourdeur étouffante. La chaleur et la poussière pèsent. Le président est enroué à force de crier. Peu à peu l’enthousiasme baisse. Il faut, pour qu’il rebondisse, qu’on apporte sur la table les poulets, les canards, les lapins et le petit cochon. Alors c’est comme un feu de paille qui, sur le point de s’éteindre, reçoit un coup de vent. Aussitôt les étincelles jaillissent et les flammes claquent comme des oriflammes. Devant tous ces animaux, ce n’est plus de la joie, c’est du délire.

Mlle Clémentine Chotard, qui a une veine insolente, gagne une volaille, tuée, prête à rôtir. Elle la palpe, la caresse, la sent devant et derrière, et l’étalé sur ses genoux comme un enfant dont on fait la toilette.

Le cochon de lait échoit à un chanoine, qui, sur-le-champ, au milieu des applaudissements, en fait don aux orphelines.

Telcide est de plus en plus vexée. Machinalement elle relit, pour la centième fois, les numéros des billets qu’elle a déployés en éventail devant elle. Rosalie, au moins, elle ! a gagné un porte-allumettes en paille, qui doit prendre feu très facilement. Jeanne a une pipe et Marie une glace de poche, qui malheureusement est fendue.

— « N° 17, M. Ulysse Hyacinthe ! »

Aux innocents, les mains pleines ! M. Hyacinthe gagne encore. Cette fois c’est un petit objet, dont il ne distingue pas nettement l’usage. Marie le renseigne :

— C’est une pelote à épingles. Elle est en très jolie tapisserie.

— Merci de votre explication, répond-il. Un homme ne connaît rien aux futilités.

Tout bas Arlette conseille au professeur d’offrir ce lot à sa voisine. Elle sait que sa cousine raffole de ce genre d’ouvrages. Mais M. Hyacinthe n’ose pas. Il dit à Arlette :

— Tenez ! donnez-le-lui…

— Non, non. Elle sera bien plus contente si elle tient cela directement de vous…

— Ah ?

— Je suis sûre qu’elle gardera cette pelote toute sa vie en souvenir.

— Dans ce cas…

Il fait un demi-tour à gauche et pose son cadeau sur les genoux de Marie.

— Permettez… permettez… je vous offre cette futilité… Personnellement, je ne saurais qu’en faire…

On n’est pas plus galant ! Marie enferme l’objet dans son réticule. Ni Telcide, ni Rosalie, ni Jeanne n’ont rien vu.

— Ma cousine Marie est ravie, dit aussitôt Arlette.

— Eh oui ! répond le professeur. C’est une femme !…

Il a, pour prononcer cette phrase, un hochement de tête si désabusé que Jacques croit utile de signaler à Arlette son impression. Cet homme ventripotent et las a perdu toutes ses facultés d’initiative. D’avoir été rebuté une fois, il est devenu incapable de confiance et d’espoir. Il ne se mariera que si on l’y force. Il refusera de voir clair tant qu’on ne prendra pas la peine de lui mettre une lumière sous le nez. Il ne devinera rien, il ne pensera rien, il ne sentira rien…

— Soit ! répond Arlette… Je le brusquerai, ça m’est égal ! j’ai entrepris une œuvre, j’irai jusqu’au bout…

Après avoir observé que l’heure s’avance, Jacques de Fleurville demande à la jeune fille la permission de la quitter. Discrètement, ils se serrent la main :

— J’espère avoir souvent l’occasion de vous rencontrer… dit-il.

— Moi aussi.

— J’ai passé près de vous un après-midi charmant…

En partant, il distribue aux orphelines les lots qu’il a gagnés et dont ses bras sont chargés. Or, dès qu’il n’est plus là, Arlette commence de trouver cette fête assommante, ces gens ridicules et cette tombola stupide…

Une question l’inquiète. Pourquoi Jacques lui a-t-il très peu parlé de sa fiancée ? Pourquoi lui a-t-il envoyé la bonbonnière vieux Japon ? Et pourquoi est-il venu dans cette salle de catéchisme perdre les plus belles heures de sa journée ? Elle ne se trompe pas. Il lui a bien dit qu’il souhaitait la rencontrer souvent et que sa compagnie lui avait été fort agréable. Logiquement elle doit croire qu’il l’aime. Il n’y a pas d’autre explication raisonnable de sa conduite. Perplexe, rêveuse, elle entend avec indifférence tirer les derniers lots. Elle a beau être fataliste. Elle aimerait bien pouvoir, ne serait-ce qu’une seconde, soulever un coin du voile de l’avenir !

— Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier…

Le président quitte la scène, M. le grand Doyen se lève. La tombola est terminée.

On connaît la sortie de ces sortes de manifestations. Il semble qu’une prime soit offerte à celui des spectateurs qui arrivera dehors le premier. Hommes et femmes s’écrasent en cohue, poussant eux-mêmes et reprochant aux autres de pousser. On croirait que des affaires urgentes les attendent. Ils sont à peine sur le trottoir qu’ils stationnent.

Arlette et ses cousines, comme de simples galets, s’abandonnent au flot, qui les mène. Sans mal, ni douleur, elles se retrouvent dans la rue. Rosalie, Jeanne et Marie sont ravies. Cette fête les a enchantées. M. Hyacinthe est resté en arrière. On l’abandonne à son triste sort. Telcide est furieuse :

— Votre manifestation, dit-elle à Arlette, aura été ma honte.

— Pourquoi, ma cousine ?

— Vous ne m’avez rien fait gagner dans votre tombola. Le nom de Telcide Davernis est le seul qui n’aura pas été prononcé sur la scène. M. le Grand Doyen et toute la ville que vous aviez rassemblée vont s’imaginer que je n’avais pris aucun billet… Or, j’en avais dix… Vous entendez bien ? dix… Clémentine Chotard n’en avait que quatre. Elle a gagné trois fois… Était-elle assez fière de sa volaille ?… Tandis que moi… Je vous répète que c’est une honte !…

— Pour vous consoler, ma cousine, sachez que M. le Grand Doyen gardera la liste des souscripteurs. Il verra votre nom…

— C’est possible… Mais ça n’empêche pas, mon enfant, que vous avez eu une conduite intolérable.

— Moi ?

— Oui… vous !… avec votre voisin.

M. Hyacinthe ?

M. de Fleurville !… ce galopin, qui s’amuse à Paris d’un bout de l’année à l’autre !… ce bon à rien ! Vous bavardiez ! vous riiez avec lui… Il n’y a personne qui ne vous ait vue… Sotte que vous êtes !… Apprenez que ce joli monsieur fait le métier de compromettre les jeunes filles… D’autres, avant vous, l’ont expérimenté… Elles savent ce que ça leur a coûté… J’ignore ce qu’il vous a dit, mais je le devine… C’est du propre !… Vous devriez rougir… Ah ! je plains sa fiancée !… Il lui en fera voir de toutes les couleurs !…

Telcide continue à parler ainsi, jusqu’à la maison. Lorsqu’elle a terminé, Arlette a trouvé enfin la certitude qu’elle cherchait :

— Maintenant, je n’en doute plus. Je l’aime !…