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CHAPITRE VII


Où peut-elle être ?

Telcide ne doute pas un seul instant qu’Arlette ne se soit enfuie. Avec sa nature capricieuse, elle n’aura pas supporté que quelqu’un osât lui imposer sa volonté. Marie croit plutôt qu’il y a un malentendu. Si Arlette est sortie, elle ne peut être loin. Elle va revenir. Rosalie et Jeanne n’ont aucune opinion et ne soupçonnent même pas qu’elles puissent en avoir une.

Toutes quatre, elles se dirigent vers la cuisine.

Ernestine, grimpée au sommet d’une échelle, est occupée à « vasinguer » ses carreaux. Telcide se campe devant elle comme si elle voulait jouer la fable du Corbeau et du Renard :

— Ernestine, vous avez bien dit tout ce que vous savez ?…

— Tout… absolument tout.

— Mais vous nous avez dit que vous ne saviez rien.

— C’est la vérité, mademoiselle Telcide, la pure vérité.

— Vous ne l’avez pas entendue sortir ?

— Non. Je croyais qu’elle était allée avec vous au salut… Mais elle a pu ouvrir la porte sans que je l’entende. J’étais dans ma buanderie…

— C’est curieux ! curieux ! Nous avons fouillé toute la maison. Elle aurait été très capable de bouder dans un coin. Nous ne l’avons trouvée nulle part… Où peut-elle être ?…

Marie, dont les idées sont quelquefois pratiques, propose d’aller à la gare ? Peut-être attend-elle un train pour Paris ! Mais Telcide constate qu’il est 6 heures. Le train de Paris passe à 5 h. 52. Si Arlette l’a pris, elle est déjà loin.

— Venez, mes sœurs, nous allons aviser…

Dans la salle à manger, un véritable conseil de famille se réunit alors. Rosalie, Jeanne et Marie sont assises côte à côte. Telcide se tient devant elles, comme présidente :

— Vous étonnerai-je, mes sœurs, en vous disant que je redoutais cette catastrophe ?

Je regrette que le temps n’ait pas eu le loisir d’accomplir son œuvre. Cette enfant se serait sans doute amendée. Mais en ce qui nous concerne, nous avons fait tout notre devoir. Nous n’avons rien à nous reprocher…

Trois mouvements de tête, de gauche à droite, indiquent à l’orateur que les trois juges partagent son avis.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? continue Telcide. Nous avons à remplir quelques formalités…

— Si nous prévenions M. le Grand Doyen, risque timidement Marie.

— Gardons-nous-en bien ! répond énergiquement la présidente. M. le Grand Doyen, avec sa trop grande indulgence, a été la cause que notre cousine a osé me heurter de front. Je n’ai pas besoin de vous rappeler la scène. M. le Grand Doyen ne peut nous être d’aucun conseil…

— Si nous informions M. le commissaire de police ?

— Non… pas de scandale ! Je vais écrire une lettre circonstanciée à Me Clapeau, me déchargeant entre ses mains du fardeau qu’il m’avait confié…

Trois nouveaux mouvements de tête, cette fois de haut en bas, témoignent à Telcide que sa décision est unanimement approuvée :

— Inutile que je vous dise, n’est-ce pas, mes sœurs, que notre maison sera dorénavant fermée à celle qui vous a toutes insultées dans ma personne ? Nous n’accepterons aucune excuse. Nous sommes sans reproche, nous avons le droit de nous montrer sans peur !

Telcide a parlé sur un ton définitif. Il semble que rien ne pourra fléchir son intransigeance. Pourtant Rosalie et Jeanne sont bien hésitantes. Il leur en coûte de prendre une décision aussi impitoyable. Inconsciemment elles se tournent vers Marie. Elle seule peut oser se lever et faire admettre une autre résolution

Marie, en baissant les yeux, commence à voix très basse :

— Ma bonne sœur Telcide, je m’excuse d’intervenir dans ce débat. La résolution que vous avez prise est certainement basée sur la justice. Notre cousine Arlette a eu tort de vous provoquer tout à l’heure. Elle a été tout à fait déraisonnable en s’enfuyant. Mais ce sont des coups de folie qu’elle a commis. Peut-être les regrette-t-elle déjà ? Plusieurs fois, en promenade, Arlette m’a confié quelques- unes de ses pensées. Elle m’a dit ses goûts. Je vous assure qu’elle est très capable de bons sentiments.

— J’en doute, proteste Telcide.

— Que deviendra-t-elle si nous l’abandonnons ? Je frémis lorsque je songe aux dangers qui la menacent ! Si elle se perd, n’en serons-nous pas, dans une certaine mesure, responsables ? Oui, oui, mes sœurs, je vous en supplie. À tout péché, miséricorde !… Si Arlette, repentante, revient frapper à notre porte, n’est-ce pas que nous lui ouvrirons ?… Nous l’accueillerons avec toute l’indulgence dont nous sommes capables. Nous la consolerons, nous la ferons à notre image… pieusement…

Telcide ne peut s’empêcher de remarquer l’accent émouvant de Marie. Devant elle, Rosalie et Jeanne versent des larmes silencieuses. Il est évident que la solution du pardon leur plaît infiniment :

— Mes sœurs, on ne fera jamais appel en vain à ma pitié. Puisque vous m’en priez, dit-elle, je consens à oublier les injures dont j’ai été l’objet, j’écrirai à Me Clapeau que cette petite pourra revenir. Je ne lui demanderai aucune explication…

Rosalie, Jeanne et Marie se sont levées. Dans un même élan, elles s’écrient :

— Oh ! merci !

Et elles embrassent Telcide, qui a montré une si grande abnégation.

— Et le grenier ? avez-vous visité le grenier ?

L’entrée intempestive d’Ernestine met fin aux effusions des quatre sœurs, qui se tamponnent les yeux et se mouchent dans le désarroi le plus attendrissant.

Elles s’interrogent :

— Avons-nous visité le grenier ?

Sur le moment elles ne savent plus.

— Que pourrait-elle faire là-haut ? demande Telcide.

— On ne sait jamais ! constate Marie. Allons-y…

Toutes les quatre elles y vont. Ernestme les suit.

Arrivée devant la porte, Telcide, qui marche en tête, hésite.

— C’est ridicule. Elle n’est certainement pas là. Elle est repartie pour Paris, vous dis-je…

Mais, ô surprise ! la porte s’ouvre. Et Arlette paraît. Elle est souriante :

— Oh ! ma cousine, je vous ai peut-être donné des inquiétudes, déclare-t-elle gentiment. Excusez-moi…

— Je vous somme, lui crie Telcide, de me dire pourquoi vous vous êtes cachée…

— Cachée ? Oh ! je ne me suis pas cachée… Vous étiez sortie, je ne pouvais pas vous prévenir que je montais au grenier…

— Oui… Vous boudiez… C’est très vilain, mademoiselle…

— Je vous prie de me pardonner, ma cousine… J’ignore la bouderie, on ne me l’a jamais apprise…

— Vous avez été vexée.

— Moi ? vexée ? pourquoi ? Tout à l’heure vous êtes sortie sans m’inviter à vous accompagner, j’ai pensé que vous aviez par là l’amabilité de m’éviter une de ces visites, qui me sont si désagréables.

— Je n’apprécie pas votre ironie.

— Je sais trop que vous agissez toujours au mieux de mes intérêts pour suspecter la moindre de vos intentions. Lorsque vous m’adressez un reproche, n’est-ce pas pour me remettre dans le droit chemin ? Vous êtes ma conseillère et mon guide, ma bonne cousine… jamais vous n’avez eu la pensée de me froisser… Le croire serait même vous offenser… J’aurais été folle de me vexer… Vous voyez que je vous accueille avec mon meilleur sourire…

— Oui, oui, mais tout ça, ce sont des mots… Je vous prie de m’expliquer ce que vous avez fait depuis deux heures.

— Voici, ma cousine…

Arlette, avec gaminerie, s’est assise sur la plus haute marche de l’escalier. Telcide, Rosalie, Jeanne, Marie et Ernestine sont, l’une derrière l’autre, à différentes hauteurs, comme des élèves, qui assistent à un cours. L’imprévu des circonstances les déconcerte à ce point qu’elles sont bouche bée.

— Le mot « grenier », commence Arlette, est un mot magique. Pour une Parisienne, comme moi, il n’en est pas qui soit plus prometteur d’explorations et de découvertes. Dès qu’on le prononce, surgissent de toutes parts des visions charmantes. Je ne sais pas si vous me comprenez exactement. Chez mes parents, mon frère et moi, nous jouions dans une pièce de l’appartement, qui nous était pourtant réservée. C’était notre domaine, un domaine jonché de têtes de poupées brisées, de trains télescopés, de ballons crevés. Ah ! ce que nous y avons joué !… Eh bien ! souvent, au milieu de nos parties, qui étaient de vraies entreprises de démolition, nous nous exclamions en levant les bras au ciel : « Ah ! si nous étions dans un grenier, comme on s’amuserait mieux ! » Une chambre, c’est propre, c’est régulier, c’est clair. Tandis qu’un grenier, c’est taillé en pointe. C’est éclairé bizarrement avec des coins profonds et sombres. C’est niché parmi les toits et les girouettes. Les grosses solives s’entre-croisent de façon baroque. Les poutres puissantes portent une épaisse couche de poussière. Lorsqu’on passe les mains sur elles, on a l’impression de toucher un duvet très doux et on a les doigts tout noirs…

— Vos goûts sont bizarres…

— Depuis quelques jours, j’étais hantée par l’idée qu’il y avait ici un grenier…

— Il fallait nous le dire !

— Vous ne me l’avez pas demandé…

— Vous n’êtes plus en âge de jouer…

— Non. Mais je suis une fureteuse… Or, que ne trouve-t-on pas dans les greniers ?… Des robes, datant d’un siècle ou deux ; des crinolines fripées, mais encore solides sur forme ; des chapeaux gigantesques à la Maupin ; des chapeaux minuscules à la Récamier ; des bottes avec éperons d’argent ; des cadres dorés avec de jolis nœuds en plein bois ; des peintures à l’huile, des portraits d’ancêtres si drôlement crevés dans le front, dans la bouche ou pan ! dans l’œil ; des pastels, dont la poudre est tombée comme celle des marquisettes qu’ils ont représentées ; des boites d’ivoire, contenant peut-être une mouche oubliée, qui n’aura pas eu le temps d’être assassine ; des éventails, dont les branches cassées l’ont sans doute été sur les doigts ou sur les lèvres d’un galant trop impatient ; des perruques de cour ou de comédie, ce qui est à peu près la même chose, perruques à marteau, perruques moyen âge, perruques de satyres décorées de petites cornes d’or ; des bijoux sans valeur, mais quelquefois historiques ; le miroir de Psyché ; l’épingle de Cléopâtre, le peigne de Théodora ; le bracelet de Messaline ; des vases, qui ont tour à tour connu la cheminée du salon, la salle à manger, la chambre d’amis et la boîte de débarras ; des pipes avec la tête de Louis-Philippe ; des tirelires avec celle de M. Thiers ; des images qu’on acheta un sou dans la rue et qu’on cherche maintenant pour le carnaval de Carnavalet ; des livres enluminés ; des premières éditions de Voltaire…

— Voltaire chez nous ! grand Dieu !

— On le trouvait chez nos grand’mères les mieux pensantes ! On le trouvait même surtout là… Et je n’ai pas fini : des commodes ventrues ou plates ; des fauteuils, dont le crin a pris le dessus ; des bonbonnières cerclées d’or, dont l’une a peut-être été présentée par M. de Talleyrand aux premiers diplomates du monde ; des boîtes en acajou foncé de Mme Tallien ou en bois de rose de Mme Dubarry ; des tabatières de Sieyès ; un bouton de la capote de Bonaparte ; des restes d’une féerie de salon, la toque du Prince Charmant, la houlette de la bergère, l’habit de Cadet Roussel, la batte d’Arlequin, la culotte du roi Dagobert ; et enfin le sabre d’un grand-père, qui fut maréchal ; la lorgnette d’un autre, qui fut amiral ; la crosse d’un troisième qui fut évêque ; les panonceaux d’un quatrième, qui fut notaire ; le blason brodé d’une cousine qui fut princesse ; et le miroir d’une autre, qui fut… comédienne… En un mot, mes chères cousines, en un mot, le grenier ? C’est le décrochez-moi ça des générations précédentes…

— Oh ! cette expression !

Telcide et ses sœurs ont écouté ce long discours avec ahurissement. Devant leurs yeux, Arlette a fait briller un tel kaléidoscope qu’elles sont à la fois surprises, ravies et choquées. Elles saluaient au passage des noms qu’elles reconnaissaient pour les avoir appris jadis. Elles auraient volontiers applaudi. Seulement le décrochez-moi ça les a gênées dans leur respect pour le passé.

— Hélas ! j’ai été bien déçue, poursuit Arlette. Votre grenier, mes chères cousines, est si soigné que j’y ai cherché vainement, pendant une demi-heure, une toile d’araignée. Les caisses y sont alignées sans un grain de poussière. Décidément tout se perd… même les greniers…

— Apprenez, mon enfant, dit Telcide, qu’il est très peu hygiénique de conserver chez soi de vieilles choses.

— Oui… C’est l’hygiène, qui tue en France le goût des antiquités…

— Vous ne nous avez toujours pas expliqué comment vous avez passé deux heures sous ces toits.

— J’ai dormi sur cette pile de tapis, devant les flèches et les tours de la cathédrale. J’ai rêvé que j’étais un de ces pigeons, qui font connaissance dans le manteau de saint Martin, font des cabrioles dans le giron de saint Jean Chrysostôme, et font leur nid dans la couronne de saint Louis…

— C’est bien. Il est sept heures. Descendons souper.

Ni Telcide, ni Rosalie, ni Jeanne, ni Marie ne se doutent alors qu’Arlette emporte dans son corsage la suite du manuscrit enfin découverte.