Ces Dames de Lesbos/8
C’est le jour des prostitutions sacrées. Corinthe, heureuse, est pavoisée. Des banderoles flottent au vent partout, portant peintes les formes sexuelles qu’en ce jour la ville, dévouée à Aphrodite, honore comme les premières formes des dieux.
Dans les rues, les vierges nues défilent en chantant un hymne à Bakkhos, dieu de toutes les joies sur terre. Certaines portent sur la hanche de roses qu’elles offrent aux beaux garçons en leur adressant la parole rituelle :
— Puisses-tu être heureux ce soir !
Car, dès le crépuscule tombant, à l’heure où le soleil se couche derrière le palais des Archontes, les prêtresses du Temple de celle dont le nom est sacré recevront et satisferont sans répit hommes et femmes jusqu’à l’aube de demain. À chacune devra être remise une pièce de monnaie, et selon la valeur des dons ainsi recueillis, on saura celle que la déesse Aphrodite préfère et celles qu’elle répudie. On saura aussi et on révérera les courtisanes sacrées ayant réjoui le plus grand nombre d’hommes ou de femmes. Et leurs noms, gravés sur le marbre, seront conservés pour la postérité.
Les prêtresses peuvent choisir de donner de la joie aux mâles ou à leurs pareilles. Il y en a toujours bien plus pour les hommes, qui sont aussi plus nombreux, car il en vient de tous les bords de la Méditerranée, afin de jouir à Corinthe d’un jour si admirable, et on en cite qui, durant la nuit glorieuse, ont pu connaître dix-huit femmes. On nomme aussi des femmes ayant pu émouvoir quarante-cinq hommes.
Le soir venu. La religieuse orgie commence. Pamphyla est dans le quartier des femmes, car, vierge, elle redoute l’autre sexe.
La première qui vient la voir se nomme Labda. Elle s’en va vite, car, insatisfaite, il lui faut recourir maintenant à son amant Thesmos. Ensuite vient Megalypé, qui a pour époux un grand poète, par malheur impuissant. Puis, c’est Thespia, Agathé, Bacchylis, Demodoce, Ibykia, Lauredine, Chrysida, Épitropé, qui fait de beaux vers, et frétille en amour comme une truite prise au filet. Et voilà Ephora, Athénis, Glaucé, Lambanisse, Délia qui se suivent en haletant de désir.
Pamphyla a des moyens étonnants. Elle devine comment faire jaillir le plaisir des beaux corps qui se présentent. Habile et douce, attentive, experte et souple, elle est partout à la fois, fabriquant de la pâmoison comme le pressoir fait de l’huile. Toutes agonisent de délices entre ses mains. Lorsqu’elles ouvrent les yeux à la vie, ayant cru mourir de joie, Pamphyla les renvoie avec grâce. À chacune elle promet un souvenir éternel et montre en signe de lassitude, les gouttelettes de sueur qui suintent entre ses seins droits ou à ses aisselles.
Toutes sont heureuses, et leur démarche alourdie, lorsqu’elles partent, témoigne de l’emprise divine de celle qui préside aux jeux de l’amour.
La nuit s’avance. Pamphyla a reçu bien d’autres jolies femmes, épouses de magistrats, d’eupatrides, de chefs, d’avocats, de savants. Elle est maintenant un peu lasse, mais l’aube n’est pas loin.
C’est alors qu’entre dans la chambre lambrissée de cèdre une femme trop belle qui sourit à la prêtresse.
Elle dit :
— Aime-moi !
Mais Pamphyla s’est jetée à genoux et s’écrie :
— Ô Déesse, je te reconnais ! Que puis-je pour toi qui es toute jouissance et tout amour ?
Et la souveraine Aphrodite, lui passant la main sur le front répond :
— Ô Pamphyla, tu m’as donc reconnue ? Eh bien, nulle de celles qui se font aimer des hommes ne sera plus glorieuse que toi au lever du jour. J’enverrai cent femmes encore, et elles vibreront sans que tu les touches. Et tu auras d’elles un trésor.
Ceci advint, durant le mois qui suit les hécatombes, et ce fut la seule fois à Corinthe où une prêtresse aimée des femmes reçut la palme et devint pendant une année, la souveraine incarnation du désir d’amour.