Librairie Plon (p. 193-198).

Goya et Turner.



A une exposition des maîtres anciens qui eut lieu, en 1887, au profit des inondés du Midi, dans les galeries du quai Malaquais, deux toiles vraiment belles. L’une, une course de taureaux, de Goya ; l’autre, un paysage, de Turner.

Le Goya : un écrasis de rouge, de bleu et de jaune, des virgules de couleur blanche, des pâtés de tons vifs, plaqués, pêle-mêle, mastiqués au couteau, bouchonnés, torchés à coups de pouce, le tout s’étageant en taches plus ou moins rugueuses, du haut en bas de la toile. On cherche. Vaguement on distingue, dans le tohubohu de ces facules, un jouet en bois de la forme d’une vache, des ronds de pains à cacheter, barrés de noir, surmontés de trémas bruns ; puis, en montant, des guillemets et des points, toute une ponctuation de couleur aérant un page de couleur fauve. On se recule, et cela devient extraordinaire ; comme par magie, tout se dessine et se pose, tout s’anime. Les pâtés grouillent, les virgules hennissent ; des torréadors apparaissent, brandissant des voiles rouges, s’efforçant, se bousculant, criant sous le soleil qui les mord. La petite vache se mue en un formidable taureau qui se précipite, furieux, les cornes en avant, sur un groupe en désarroi. Au fond du cirque, des chevaux se piétent, et ces écrasis de palette, ces frottis de torchon, ces traînées de pouces deviennent une pullulente foule qui s’enthousiasme, invective, menace, pousse d’assourdissants hourras. C’est tout simplement superbe ! — Et, dans ce margouillis, de nettes figures sortent : ces trémas, ce sont des yeux qui pétillent ; ces barres, des bouches qui béent ; ces guillemets, des mains qui se crispent. C’est le vacarme le plus effréné qui ait jamais été jeté sur une toile, la bousculade la plus intense qu’une palette ait jamais créée.

Les eaux-fortes de Goya sont d’une alerte incroyable, d’un sabrage fou, mais elles ne suscitent pas une idée complète de cette peinture turbulente et féroce, de ce mors aux dents du dessin, de ce délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie, de ce cri furieux, de ce cabrement exaspéré de l’art.

Quant au Turner, lui aussi vous stupéfie, au premier abord. On se trouve en face d’un brouillis absolu de rose et de terre de sienne brûlée, de bleu et de blanc, frottés avec un chiffon, tantôt en tournant en rond, tantôt en filant en droite ligne ou en bifurquant en de longs zigzags. On dirait d’une estampe balayée avec de la mie de pain ou d’un amas de couleurs tendres étendues à l’eau dans une feuille de papier qu’on referme, puis qu’on rabote, à tour de bras, avec une brosse ; cela sème des jeux de nuances étonnantes, surtout si l’on éparpille, avant de refermer la feuille, quelques points de blanc de gouache.

C’est cela, vu de très près, et, à distance, de même que pour le Goya, tout s’équilibre. Devant les yeux dissuadés, surgit un merveilleux paysage, un site féerique, un fleuve irradié coulant sous un soleil dont les rayons s’irisent. Un pâle firmament fuit à perte de vue, se noie dans un horizon de nacre, se réverbère et marche dans une eau qui chatoie, comme savonneuse, avec la couleur du spectre coloré des bulles. Où, dans quel pays, dans quel Eldorado, dans quel Eden, flambent ces folies de clarté, ces torrents de jour réfractés par des nuages laiteux, tachés de rouge feu et sillés de violet, tels que des fonds précieux d’opale ? Et ces sites sont réels pourtant ; ce sont des paysages d’automne, des bois rouilles, des eaux courantes, des futaies qui se déchevèlent, mais ce sont aussi des paysages volatilisés, des aubes de plein ciel ; ce sont les fêtes célestes et fluviales d’une nature sublimée, décortiquée, rendue complètement fluide, par un grand poète.