Librairie Plon (p. 71-114).
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Félicien Rops.



La vue d’une œuvre érotique, faite par un artiste d’un vrai talent, m’induit à d’obscures descentes dans des fonds d’âmes. Loin des nudités que j’eus tout d’abord un mélancolique plaisir à contempler, je rêve à leurs auteurs et je me demande à quelles impulsions, à quels sentiments ils obéirent, alors qu’ils exécutèrent de semblables œuvres.

Le point de vue vénal écarté, s’il s’agit d’un artiste que je sais probe, je dois repousser aussi le soupçon de mœurs infâmes, éloigner l’idée que ses tableaux reproduisent les épisodes de sa vie intime, car du moment que la débauche effective s’affirme, l’art exténué s’endort dans le coma des roquentins et meurt. Au reste, celui qui cède aux abois lubriques n’est guères en état de les traduire sur un papier ou sur une toile. J’ajoute que, généralement, celui-là célèbre la vertu, proclame la décence, exalte l’amour, cèle, sous les allures bégueules et glacées d’une œuvre, les studieuses turpitudes qu’il élabore dans le coûteux silence des lieux sûrs.

L’hypocrisie qui voile si délibérément les ordures de la vieille Angleterre en proie à l’enfantine passion des viols, explique aisément la conduite de ces gens, dans leur existence privée et dans leurs œuvres.

Au fond, quand on y songe, seul le contraire est vrai, car il n’y a de réellement obscènes que les gens chastes. Tout le monde sait, en effet, que la continence engendre des pensées libertines affreuses, que l’homme non chrétien et par conséquent involontairement pur, se surchauffe dans la solitude surtout, et s’exalte et divague ; alors, il va mentalement, dans son rêve éveillé, jusqu’au bout du délire orgiaque.

Il est donc vraisemblable que l’artiste qui traite violemment des sujets charnels, est, pour une raison ou pour une autre, un homme chaste.

Mais cette constatation ne semble pas suffisante, car, à se scruter, l’on découvre que, même en ne gardant pas une continence exacte, même en étant repu, même en éprouvant un sincère dégoût des joies sensuelles, l’on est encore troublé par des idées lascives.

C’est alors qu’apparaît ce phénomène bizarre d’une âme qui se suggère, sans désirs corporels, des visions lubriques.

Impurs ou non, les artistes dont les nerfs sont élimés jusqu’à se rompre, ont, plus que tous autres, constamment subi les insupportables tracas de la Luxure. Je ne parle pas ici de l’acte suscité par la Luxure même, de l’acte de fornication qui n’est que malpropre et qui témoigne simplement d’un tempérament plus ou moins excitable, de nerfs plus ou moins vibrants, de reins plus ou moins forts. Je ne parle même pas de la convoitise qui précède les labeurs vénériens et les réclame, car elle décèle seulement un éveil aisé des sens ou des réserves dociles et longtemps gardées ; je parle exclusivement de l’Esprit de Luxure, des idées érotiques isolées, sans correspondance matérielle, sans besoin d’une suite animale qui les apaise.

Et presque toujours la scène rêvée est identique : des images se lèvent, des nudités se tendent ; — mais, d’un saut, l’acte naturel s’efface, comme dénué d’intérêt, comme trop court, comme ne provoquant qu’une commotion attendue, qu’un cri banal ; — et, du coup, un élan vers l’extranaturel de la salauderie, une postulation vers les crises échappées de la chair, bondies dans l’au-delà des spasmes, se déclarent. L’infamie de l’âme s’aggrave, si l’on veut, mais elle se raffine, s’anoblit par la pensée qui s’y mêle, d’un idéal de fautes surhumaines, de péchés que l’on voudrait neufs.

A spiritualiser ainsi l’ordure, une réelle déperdition de phosphore se produit dans la cervelle, et si, pendant cet état inquiétant de l’âme qui se suggère à elle-même et pour elle seule, ces visions échauffées des sens, le hasard veut que la réalité s’en mêle, qu’une femme, en chair et en os, vienne, alors l’homme, excédé de rêve, reste embarrassé, devient presque frigide, éprouve, dans tous les cas, après une pollution réelle, une désillusion, une tristesse atroces.

Cette étrange attirance vers les complications charnel les, cette hantise de la saloperie pour la saloperie même, ce rut qui se passe tout entier dans l’âme et sans que le corps consulté s’en mêle, cette impulsion livide et limitée qui n’a, en somme, avec l’instinct génésique, que de lointains rapports, demeurent singulièrement mystérieux quand on y songe.

Éréthisme du cerveau, dit la science ; et si cet persiste et s’exaspère, détermine dans l’organisme certains désordres, elle prononce le mot « d’hystérie mentale, » recommande les émollients, le lupulin et le camphre, le bromure de potassium et les douches.

Quant aux causes mêmes qui produisent ces troubles, elle reste forcément hésitante ; elle ignore, de même que pour les terribles maladies des nerfs, les motifs des désarrois et des crises ; elle surveille simplement la marche des épisodes, les conjure ou les retarde, mais elle ne peut, en tout cas, actuellement expliquer la turbulente nature des pensées malsaines.

L’Église, elle, se retrouve, là, dans son élément ; reconnaît les sinueux agissements du vieux péché. Cette hystérie mentale, elle la nomme la Délectation morose et elle la définit : « La complaisance d’une chose mauvaise offerte comme présente par l’imagination, sans désir de la faire. » Et, au point de vue des responsabilités, elle la juge aussi dangereuse que l’acte même, la classe, sans hésiter, dans la série des péchés mortels.

Elle voit, dans cet onanisme mental, les insidieux appels du Très-Bas. Comme remède, elle ne peut offrir que les obsécrations et les prières ; au besoin, elle pourrait encore recourir aux reliques et brandir l’arme rouillée des exorcismes ; mais, persuadés de la vertu des Sacrements, ses grands praticiens d’âmes se bornent à obliger les gens atteints de ce mal à communier, attendent la délivrance du patient des approches de la Sainte-Table.

En somme, ce phénomène est clair pour les catholiques, profondément obscur pour les matérialistes inaptes à découvrir dans le cerveau le mécanisme de cette âme qu’ils considèrent ainsi qu’une fonction d’un système nerveux qui se meut seul.

En art, cette hystérie mentale ou cette délectation morose devait forcément se traduire en des œuvres et fixer les images qu’elle s’était créées. Elle trouvait, là, en effet, son exutoire spirituel, le seul qui fût possible, car un exutoire corporel est, comme je l’ai déjà rapporté, le destructeur le plus certain de l’art.

C’est donc à cet état spécial de l’âme que l’on peut attribuer les hennissements charnels, écrits ou peints, des vrais artistes.

Manié par des subalternes ou par des parasites épris de la gaudriole, cet éréthisme sec, si l’on peut dire, a produit des œuvres abjectes et bêtes. Dirigé, réglé, par des maîtres, il a fondé ces grandes œuvres lubriques qui dorment dans « l’enfer » des Bibliothèques, en des cases occultes et des cartons cachés.

Je désire parler de celles-là, seulement. D’aucunes, parmi les plus célèbres, les musées secrets de l’antiquité, les œuvres libres de Jules Romain, de Marc-Antoine, de Carrache, par exemple, sont, il faut bien l’avouer, des plus médiocres ; et, en admettant qu’au xvie siècle le peintre hollandais Torrentius eût du génie, comment le vérifier puisque tous ses tableaux furent brûlés en place de Grève, alors que lui-même, après avoir subi la torture, était exilé comme adamite ?

D’autre part, les estampes de Rembrandt sont lourdes, sans cette saveur aiguë que certaines priapées dégagent ; je ne m’y arrêterai donc pas. Je passerai aussi sous silence les gentillesses avariées du dernier siècle. Au fond, cette époque érotisa le meuble d’une façon charmante, aphrodisia l’industrie des tapissiers et des ébénistes, triompha dans les alentours de l’art, mais, dans le district même de la peinture, elle ne découvrit qu’une minauderie interlope, qu’un raffinement de cabinet de toilette, qu’un agaçant décor de bidet imprégné d’ambre. Laissant de côté les farfouilles peintes par les Fragonard et les Boucher, nous arriverions, si nous suivions la pente, aux séniles frivolités des Baudouin et des Carême qui firent du licencieux et du joli, qui deshonorèrent par la bassesse de leurs sous-entendus, par la petitesse de leur vision, le grand vice biblique qu’est la Luxure.

Négligeant aussi les ridicules scènes de la Vie Intime de Gavarni, les libertinages de Devéria, et les vignettes étriquées du doux Tassaert, je ne ferai halte que devant Rowlandson et les Japonais, avant de m’arrêter définitivement devant M. Rops dont je voudrais essayer de définir l’oeuvre.

Rowlandson traita ces sujets avec un humour féroce, une gouaillerie débordante, une gaieté folle. Ses héros sont, en grande partie, des hussards qui fouettent, déculottés, le vent, et violent, à la bonne franquette, des filles étonnées de l’aubaine et se tordant éperdues de joie. Dans l’une de ses planches en couleur, c’est un surprenant vacarme de foules en rut : sur une place publique, une acrobate, nue, le ventre pareil à un giraumont, se casse en deux, à la renverse, dans un cerceau, au son d’un orgue. Des croisées s’ouvrent ; un Turc, assis en tailleur, fume sa pipe, la panse à l’air et demeure bredouille ; un vieux marquis, l’épée en verrouil sur des reins nus, se précède de formes écarlates et fuselées, tandis qu’un hussard en batterie s’extermine, qu’un docteur en Sorbonne s’ébahit et reste inerte, qu’une femme huchée sur la tête d’un homme qui souffle du cor, grimpe, les jupes retroussées, jusqu’aux fenêtres. C’est, dans une incohérence de réalisme, une gaieté débraillée de grosse noce marine, un rire gras qu’accélère la comique allure du vieux savant, dépourvu de gloire, et le constatant avec une rageuse moue et des yeux dépités qui mendient de patients secours.

Cette joie ventripotente et massive se lamine, s’affine pourtant chez Rowlandson, tourne souvent, comme dans les planches pincées d’Hogarth, à la scène justement observée dans ses épisodes ridicules, dans ses coins bouffes. Telle une autre de ses estampes en couleur, l’Avare.

Dans une chambre close, un vieux grigou, coiffé d’un bonnet rose, est assis près d’un coffre-fort. Deux filles, l’une, sur le rebord du lit qui, la chemise relevée, s’ébrase ; l’autre, qui s’évertue à rendre vivant ce vieillard dont la culotte s’est rabattue. D’une main, il tient un sac d’écus, de l’autre, se gratte le front, suppute, dans un gémissant sourire, le prix exigé des filles, se dispute entre les appels de sa ladrerie et les abois de sa paillardise.

L’hésitation de l’homme, le regard goguenard et sournois des femmes qui, fascinées par les bosses et les cliquetis du sac, négligent presque de surveiller les ratatouilles libertines qu’elles préparent au vieux, sont vraiment rendus avec une bonhomie railleuse, une sagacité du cocasse, avec une entente et une verve telles que le côté obscène disparaît, que la scène de mœurs reste seule, avec ses détails de physionomies sur lesquelles passent les ardents reflets des vices qui se croisent.

La femme grasse et jolie, avec sa tentation campagnarde de chairs saines, la femme au minois tout à la fois grave et fûté, à la peau joyeuse, qu’enlève si délibérément Rowlandson, apparaît dans ces planches, comme dans d’autres du même genre, où des hussards paillardent, où des moines culbutent des nonnes, où des musiciens, mi-nus, l’archet au vent, battant ainsi qu’un métronome, la mesure lubrique, soufflent, congestionnés, dans des instruments à pavillons de cuivre.

Mais, il faut bien le dire, si désirable qu’elle soit, la femme de Rowlandson est toute animale, sans complication de sens qui intéressent. Il a plus fait, en somme, la machine à forniquer, la bête sanitaire et solide, que la terrible faunesse de la Luxure. Ses hommes sont des butors, à reins de portefaix, ses filles sont des vivandières à croupes de limoniers ; ce sont des créatures parfois issues de Rubens et qui, pressées par le besoin, s’allègent. — Voilà tout.

Avec les Japonais, le point de vue change ; cette compréhension un peu vile de la chair débordante et hilare, cette gaieté saugrenue qui rapetisse, suivant moi, dans de tels sujets, l’œuvre libre de Rowlandson, a disparu et le contraire s’atteste. La douleur s’affirme dans leurs albums.

Chez eux, le commerce charnel semble briser le système nerveux, traverser de points fulgurants les membres hérissés, tendus jusqu’à se rompre ; il torture les couples, leur crispe les poings, leur retourne, ainsi qu’un courant électrique, les jambes qui se rétractent avec des pieds dont les doigts se tordent.

Leurs femmes, à chairs indolentes, blanches comme des emphysèmes, agonisent, à la renverse, les yeux clos, les dents serrées dans du sang de lèvres ; le ventre, affreusement fendu, bâille, sous une houppette, de même qu’une plaie à caroncules ; leurs hommes râlent prostrés, arborent d’inconcevables phallus, aux cimes en parasols, aux tubes gonflés et sillés de veines. Enchevêtrés, dans d’impossibles poses, tous gisent, semblables à des cadavres dont de puissantes estrapades ont brisé les os.

La plus belle estampe que je connaisse, dans ce genre, est effroyable. C’est une Japonaise couverte par une pieuvre ; de ses tentacules, l’horrible bête pompe la pointe des seins, et fouille la bouche, tandis que la tête même boit les parties basses. L’expression presque surhumaine d’angoisse et de douleur qui convulse cette longue figure de pierrot au nez busqué et la joie hystérique qui filtre en même temps de ce front, de ces yeux fermés de morte, sont admirables !


Les Japonais ont donc réhabilité par la souffrance cette Luxure qui trinque de si bon cœur dans les ruts au galop du peintre anglais ; mais, là encore, ce ne sont que des anecdotes, nullement des œuvres exhaussées par une idée générale qui les soulève, pourvues d’une tige spirituelle qui les soutienne.

Dans ces planches, aucun concept ramassant, condensant cette Luxure même qui emplit la Bible, qui se dresse, dès les premières pages, sous l’arbre de l’Eden, qui émerge encore à la fin du Livre, alors qu’évoquée par l’ange aux sept fioles, surgit, en ses accoutrements de métaux et de pourpre, la souveraine Salope vue par Saint Jean.

Déifiée par le Paganisme qui l’adora dans les diverses incarnations de ses Vénus et de ses Priape, la Luxure, devenue plus tard un péché chrétien, se symbolisa dans la danse carnassière Hérodiades. Puis elle livra, comme des terres arables, au vieil Herseur de péchés, l’âme éperdue des Saints, supplicia dans leurs thébaïdes les solitaires, dévergonda, pendant des siècles, la pudeur résolue des cloîtres.

C’est elle aussi qui détermina les migrations des tribus, les écrasements des peuples, qui édifia sur des pilotis de phallus la chancelante histoire ; elle qui, à l’heure présente, tient le monde, peut, seule, lutter contre l’autre puissance du siècle, contre l’argent qui, entre les mains du plus ladre, vacille, quand la chair flambe !

Ce cric des masses charnelles, ce levier des âmes valait cependant que l’on décelât son mécanisme, qu’on démontât ses moyens, qu’on divulguât ses causes, qu’on le résumât catholiquement, si l’on peut dire, en d’ardentes et tristes images, qu’on substituât, au point de vue plastique, aux allégoriques déités du Paganisme, une Démone nouvelle, une Satane neuve.

Attardée dans l’enfantillage des variables poses révélant ce qu’un bégueulisme séculaire interdit de voir, mauvaisement et bêtement réjouie par d’ingénieux et bas détails, la peinture ne se rendit pas compte qu’elle devait graviter comme l’humanité qui l’enfante, comme la terre même qui la porte, entre ces deux pôles : la Pureté et la Luxure, entre le ciel et l’enfer de l’art. Elle ne s’expliqua point que pour être suraiguë, toute œuvre devait être satanique ou mystique, qu’en dehors de ces points extrêmes, il n’y avait plus que des œuvres de climat tempéré, de purgatoire, des œuvres issues de sujets humains plus ou moins pleutres.

La Pureté, elle, a inspiré d’incomparables toiles ; elle a sublimé le talent des grands peintres chrétiens, les Fra-Angelico et les Gründwald, les Roger Van der Weyden et les Memlinc.

Elle est morte après le Moyen Age ; elle est maintenant inaccessible en art, ainsi que le sentiment divin dont elle émane, à des générations privées de foi.

La Luxure n’a enfanté, pour sa part, aucune œuvre qui soit réellement forte. Et il a fallu arriver jusqu’à notre temps pour trouver un artiste qui ait songé à explorer réellement ces régions antarctiques inconnues à l’art. Adoptant le vieux concept du Moyen Age, que l’homme flotte entre le Bien et le Mal, se débat entre Dieu et le Diable, entre la Pureté qui est d’essence divine et la Luxure qui est le Démon même, M. Félicien Rops, avec une âme de Primitif à rebours, a accompli l’œuvre inverse de Memlinc ; il a pénétré, résumé le satanisme en d’admirables planches qui sont comme inventions, comme symboles, comme art incisif et nerveux, féroce et navré, vraiment uniques.

Mais, il faut bien le dire, M. Rops n’a pas atteint du premier coup à cette synthèse du Mal. Dans les agiles frontispices qu’il grava, jadis, pour les œuvres libertines réimprimées par Poulet-Malassis, à Bruxelles, il révèle simplement une verve railleuse et impie, une imagination bizarre et prompte.

Avec un esprit souligné parfois, il parachève des planches, tantôt élégantes et rubantées ainsi que celles du xviiie siècle — telles l’eau-forte qui précède le « Théâtre Gaillard » ou le « Point de Lendemain, » de Vivant Denon — tantôt il se résume en des allégories toutes personnelles, d’une liberté absolue d’allures. Parmi celles-là, on peut citer ses eaux-fortes du « Parnasse satyrique : » l’une, où des envolées de minuscules femmes et de petites bacchantes grimpent après le rigide boute-joie d’un Terme dont la barbe de bouc s’évase d’allégresse, alors que, de ses yeux de bon père, il contemple l’une des femmes qui chevauche, éperdue, la cime de son formidable membre et qui tend les bras, crie, en se pâmant, grâce, tandis que ses compagnes se suspendent, hurlantes, aux sphères de ses pesantes outres ; l’autre, représentant la scène retournée : une troupe de petits ægypans qui montent à l’assaut d’une faunesse sans bras, couronnée de pampres, aux oreilles en pointes et aux seins lourds. Elle aussi, se délecte, sourit, maternelle et lascive, à ces petits chèvrepieds qui lui prennent la gorge, rampent sur son large ventre, fourragent la fosse de son nombril, se glissent comme en une chattière, dans la cosse entrebâillée du sexe. Mais l’une des oeuvres les plus ingénieuses, les plus véhémentes de cette série, c’est encore celle qui devance le petit volume des « Joyeusetés du Vidame de la Braguette, » du pauvre Glatigny.

Imaginez un bon raillard des Flandres assis, la panse au frais, tenant la vasque rabattue d’une culotte à pont ; il s’esclaffe jusqu’aux larmes, exubère et s’étrangle, tandis qu’un essaim de mignonnes créatures s’élance sur sa prodigieuse nudité qui se dresse ainsi qu’un phare dont la base plonge dans d’épais taillis.

Et elles sont inouïes, ces nymphomanes naines ! Jamais, jusqu’alors, on n’avait rendu avec un tel sens de la chair chaude, avec une telle fougue, cette folie de chattes en rut ! Crispées, elles s’accrochent à pleins poings aux touffes, font l’ascension du mât, contournent les besaces, se hissent les unes sur les autres, se dévorent entre elles et se culbutent en de mourantes grappes. Tout cela enlevé d’un dessin vivace et foncier, forant et sûr. Puis, dans ses planches, le Lingam arbore les formes les plus imprévues, les plus étranges. Au repos, comme dans le frontispice du « Dictionnaire érotique, » de Delvau, il simule un papillon à face humaine : le nez dessiné par la tige molle, les yeux situés en haut, sous la toison, les joues imitées par les deux bourses. Au travail, comme dans l’eau-forte du Vidame, il se mue en figurine, le frein se sculpte en nez et en bouche, le sommet devient un turban de Turc, surmonté d’une liquide aigrette.

En même temps qu’il illustre la série de ces volumes parus : Partout et nulle part, S.L.N.D., À Eleuthéropolis ou à Lampsaque, et qu’il égayé par des préambules gravés les mornes proses de feu Delvau, M. Rops crée un type de femme que nous reverrons, repris et dérivé, dans son œuvre, ce type de la buveuse d’absinthe qui, désabrutie et à jeun, devient encore plus menaçante et plus vorace, avec sa face glacée et vide, canaille et dure, avec ses yeux limpides, au regard fixe et cruel des tribades, avec sa bouche un peu grande, fendue droite, son nez régulier et court.

Ce type de la loupeuse insatiable et cupide apparaît, modifié, dans plusieurs de ses planches ; pour en citer une, par exemple, dans « sa femme assise sur une fourrure, » qu’il n’inséra point dans le volume auquel elle était destinée : « Les Rimes de Joie, » de M. Théodore Hannon, un poète de talent, sombré, sans excuse de misère, à Bruxelles, dans le cloaque des revues de fin d’année et les nauséeuses ratatouilles de la basse presse.

Parallèlement à ces œuvres que M. Rodin transpose souvent dans ses sculptures, alors que M. Rops dessine la réalité authentique et brute, je l’aime moins ; en effet, sous ses paysans, l’influence de Millet se sent, et lorsqu’il aborde la femme habillée, moderne, l’être contemporain, la véridique fille, il semble attardé et n’atteint pas au pouvoir de réalité, aux irruptions de vie, au cri méchant de ce prodigieux Degas ; je lui préfère aussi, je dois le dire, M. Forain, dont le sens parisien est autrement sûr ; par contre, dès qu’il allégorise et synthétise la femme, dès qu’il la distrait d’un milieu réel, il devient tout de suite inimitable.

Dans ce genre, l’on peut noter l’adorable créature qu’il a, avec quelques variantes, par trois fois reproduite dans le postface des « Sonnets du Docteur, » dans le menu de Mlle Doucé et celui de Mme Dulac.

Elle se profile, dodue, coiffée d’un chapeau à fleurs, en chemise et les seins nus, gantée jusqu’aux biceps de longs gants noirs, chaussée de bas de soie, à raies. Avec sa margoulette régulière, un peu peuple, ses yeux où pétille le moût fringant des noces, sa bouche mauvaise et serrée, elle est irrésistible. Dans ces planches où volètent des amours soufflant sur des feuilles de vignes, elle se tient comme une sentinelle placée sur le front de bandière du camp lubrique ; elle évoque l’idée, pour l’homme, de caresses illicites et de baisers indus ; elle suggère, pour elle-même, la réflexion de paroxysmes de comédie intenses.

Mais cette eau-forte à laquelle bien d’autres pourraient se joindre n’est, en somme, dans l’œuvre gravée de M. Rops, qu’une alerte et qu’une boutade. Toutes celles que j’ai passées en revue sont seulement ironiques et scabreuses, d’aucunes presque fanfaronnes dans leur entrain.

Nous allons signaler maintenant son oeuvre même ; la femme va surgir démoniaque et terrible, traitée par un talent qui s’amplifie et se condense à mesure qu’apparaît, dans un retour d’idées catholiques, ce concept du satanisme dont j’ai parlé.

Forcément, M. Rops devait incarner la Possession en la femme. Et, ce faisant, il était d’accord avec les Pères de l’Eglise, avec tout le Moyen Age, l’Antiquité même ; car, s’occupant des couples incriminés de magie, Quintilien écrivait déjà : « la présomption est plus grande que la femme soit sorcière. » Au reste, il suffit que la femme soit ensorcelée pour que l’homme qui l’approche se contamine ; « Satan, par le moyen des femmes, attire les hommes à sa cordelle, » attestait Bodin, paraphrasant le Moyen Age qui affirme, dans toutes les déclarations de ses exorcistes, qu’il y avait cinquante femmes sorcières ou démoniaques pour un homme.

D’ailleurs , que l’on accepte ou que l’on repousse la théorie du satanisme, n’en est-il point encore de même aujourd’hui ? l’homme n’est-il pas induit aux délits et aux crimes par la femme qui est, elle-même, presque toujours perdue par sa semblable ? Elle est, en somme, le grand vase des iniquités et des crimes, le charnier des misères et des hontes, la véritable introductrice des ambassades déléguées dans nos âmes par tous les vices.

L’on peut ajouter encore, en demeurant dans le cercle tracé par les catholiques, que le Démon s’incarnait volontiers en elle et s’accouplait, sous cette forme, la nuit, avec les hommes. Il était alors le Succube ou l’Ephialte. M. Rops a donc suivi l’immuable tradition des siècles, alors que, dans son œuvre satanique, il a choisi pour principal personnage la femme, maléficiée par le Diable et vénéficiant, à son tour, l’homme qui la touche.

D’autre part, il devait faire entrer, dans les redoutables scènes qu’il méditait, le Démon même.

Pendant le Moyen Age, un fait est à noter, c’est que tous les peintres représentèrent le Malin sous des formes horribles ou grotesques, mais jamais sous les formes révélées par la procédure ordinaire des sabbats.

Ici, les documents abondent et se confirment. À part certains cas où ce Traitant des âmes apparut sous des traits insolites et des costumes imprévus, à saint Romuald, par exemple, en vautour ; à saint Robert, en herbager ; à Evagre, en un clerc haletant, et à d’autres encore sous des déguisements variés ou sous des apparences d’animaux fantasques, toujours il se montre : bestialement, en bouc, en chien, en chat, couleur de suie ; humainement, sous des traits spécifiés d’une façon nette.

« Il était un homme grand et fort noir, vêtu tout de noir, toujours botté et éperonné[1]. »

« Quand il prend la forme humaine, le Diable est noir, crasseux, puant et formidable, ou bien du moins en visage obscur, brun et barbouillé ; le nez est déformément camus ou énormément aquilin, la bouche ouverte et profonde, les yeux enfoncés et fort étincelants…[2]. »

« Il est long, noir, avec une voix inarticulée, cassée, mais bruyante et terrible… ses cheveux sont hérissés… il a la barbiche d’un bouc…[3]… »

Ici M. Rops a résolument rompu avec les traditions. Son Commanditaire des Ténèbres n’est plus ce cavalier noir, ou ce bouc qui terrifièrent les âmes naïves des anciens temps ; il nous semblerait sortir d’une boîte à surprises, s’il se présentait maintenant sous cet attirail et sous ce masque. Son Satan, à lui, est bien moderne ; il est un gentleman, en habit noir, un paysan, un Prudhomme immonde, et alors qu’il lui conserve sa forme hiératique, il l’emprunte, le plus souvent, aux Priapes et aux Termes, aux Satyres et aux Faunes, qui, de l’avis de tous les docteurs en diabologie, les Lancre et les Bodin, les Sinistrari et les Del Rio, les Sprenger et les Gorres, n’étaient autres que des troupes de démons ou de malins esprits.

Tel, il l’assume dans ses Sataniques. Cette série, qui n’est pas achevée, renferme cinq planches traitées au vernis mou ; mais on peut y annexer, comme rentrant dans le même ordre d’idées, certaines des eaux-fortes qui illustrent les « Diaboliques » de Barbey d’Aurévilly, quelques autres qui servent de vestibules aux élucubrations de M. Péladan.

La première de ses Sataniques « Satan semant l’ivraie, » est ainsi conçue :

La nuit, au-dessus de Paris qui dort, un semeur immense emplit le ciel ; ses pieds, chargés de pesants sabots, posent sur les toits de la rive droite et sur le sommet des tours de Notre-Dame. Sous l’arche dessinée par ses maigres jambes, la Seine roule comme une eau de riz que glace la lune dont le disque semble excorié par la fumée des nues. D’un bras, Satan relève son tablier dans lequel des larves de femmes grouillent et, de l’autre, il fauche le firmament d’un geste qui lance, à toute volée, ces germes du mal sur la ville muette.

Vêtu en paysan, coiffé d’un chapeau à larges bords, il darde dans une face osseuse, des yeux de braise, grimace un sourire sardonique atroce. Ses cheveux flottent, sa longue barbe divulgue par sa coupe une origine américaine que certifie la forme de ce chapeau rappelant par certains détails de ses ailes, par certains de ses plis, la coiffure presque bretonne de quelques quakers.

Il semble qu’il soit passé par ce nouveau-monde qui a lavé dans sa cupide hypocrisie, tonifié, rajeuni, les vices de la vieille Europe.

En scrutant l’horrible face, l’on peut discerner la jubilation froide et décidée du Diable qui sait de quelles vertus infâmes sont douées les larves qu’il essaime. Il sait aussi que la récolte est sûre et ses hideuses lèvres susurrent des Rogations à rebours, invitent railleusement son inerte Rival à bénir ces maux de la terre, à consacrer la formidable moisson de crimes que ce grain prépare !


Cette planche est vraiment éloquente, vraiment superbe. Ce Terrien à la structure énorme, dont le talon de sabot emplit toute la superficie du sommet d’une tour, dont les jambes de squelette dressent une immense ogive au-dessus de la ville minuscule qui s’étale, diluée dans l’infini des nuits, est spécifié par un dessin ample et pourtant ramassé sur lui-même, concis et souple.

Comme idée, l’on peut rapprocher de cette estampe, celle intitulée : « Satan semant des monstres, » un Satan levant, dans la nuit, un bras, inondant, de l’autre, l’espace de sa semence.

La seconde Satanique « l’Enlèvement, » nous représente une sorcière, nue, emportée dans les airs sur un manche à balai que le Diable tient. Jetée à la renverse, sur son dos, elle franchit, culbutée, l’espace, jusqu’à ce qu’il la dépose en ces lieux solitaires où le sabbat bruit.

Et celle-là suscite de longues rêveries, évoque les monstrueux souvenirs que les démonographes ont notés.

On songe au départ pour le sabbat, aux pommades extraites des mandragores, des jusquiames, des sucs des solanées, dont les femmes s’enduisaient le corps ; on pense aux philtres dont elles s’enivraient, des philtres composés, d’après Del Rio, « de flux menstrual, de sperme, de cervelle de chat ou de petit ânon, de ventre d’hyène, de parties génitales de loups et surtout d’hippomane qui coule des parties des chevales lorsqu’elles sont en chaleur. » Puis, à la chevauchée dans les nues succède la descente dans la clairière où le Diable, sous la forme du Satyre ou du Bouc, tend sa fesse, noire et velue, qu’on baise ; tout autour, les enfants promènent des crapauds autour des mares, car, dit Lancre, « Satan les tient éloignés de peur de les rebuter pour jamais, par l’horrible vue de tant de choses. » Et la messe noire se célèbre sur la croupe nue d’une femme ; l’on banquette, l’on se gave de soupe humaine, de chair d’enfant dont on suce le sang par le nombril et la nuque ; l’on mâche les os qui, depuis une année, cuits avec certaines herbes sont devenus mous comme des raves. Privé du sel qui empêche la corruption, le pain est fait avec ces épis que la rouille a frappés et dans lesquels fermentent des graines de maladies, des germes de mort ; le vin est un vin furieux dont les vignes ont crû dans la cendre tiède des volcans ; les blasphèmes s’élèvent, l’on communie avec la noire hostie estampée d’un bouc, les torches s’éteignent, hommes, femmes, tournoient, s’accouplent ; chacun plonge dans les vases illicites, tâche de joindre, pour pratiquer l’inceste, sa fille ou sa mère, s’efforce de les rendre grosses, afin de pouvoir égorger et manger, dans un prochain sabbat, l’enfant né de ces hideuses œuvres !

Il y eut dans ces agissements d’ardentes joies maintenant perdues et des douleurs impossibles à notre temps. M. Rops l’a compris et dans certaines de ses planches, il a exprimé ces excès d’allégresse et de souffrance, d’une façon terrible.

L’une « Le Sacrifice » atteint à l’épouvante. Sur un autel, une femme nue est étendue, les jambes écartées ; au-dessus d’elle, un être ineffable dont le dos est fait par le squelette d’une tête de cheval, trouée de deux yeux vides, avec, au bout du museau descendu à la place des reins, deux longues dents, est surmonté d’une tête obscure qui se détache dans un ciel bouleversé, sur un croissant de lune. Les bras maigres forment des anses de chaque côté de ce corps terminé, sans croupe, par une sorte de thyrse, par une double vrille qui plonge dans le bas-ventre de la femme, la cloue sur la pierre tandis qu’elle clame, éperdue d’horreur et de joie !

Ce qui est unique c’est l’impression que dégage cette effrayante page. Ce démon si étrangement figuré, est là, immobile, impitoyable, campé en quelque sorte dans sa victime dont il n’entend même pas les râles. Sa tête, traversée par la corne lunaire et dont on ne voit que la nuageuse nuque, songe, loin de la terre, alors que le pieu festonné de ses génitoires baigne dans des flots de sang. C’est affreux et grandiose, d’un symbolisme aigu de Luxure échouée dans la mort, de Possession désespérément voulue et, comme tout souhait qui se réalise, aussitôt expiée.

Dans une autre « l’Idole, » la femme acquiert, elle aussi, son Dieu, un Satan, effroyable encore, une sorte d’Hermès, à gaine de pierre, une tête souriante et lascive, ignoble avec son front bas, son nez cassé, sa barbe de bouc, sa lippe velue qui suinte. Il est là, droit, dans un hémicycle de marbre, planté de phallus dont le bas s’hermaphrodise, entre deux pieds de chèvres ; à droite, un éléphant se stimule avec sa trompe.

Et la femme a bondi sur le monstre ; elle l’étreint d’un mouvement passionné, féroce reste suspendue à ce ventre qui la perfore, regarde l’abominable Amant, avec des yeux stridents dont l’allégresse effraie.

Cette figure est vraiment magnifique ; jamais la violence de la chair n’était ainsi sortie d’une œuvre ; jamais expression d’infini, d’extase, n’avait ainsi décomposé, en la sublimant, une face. Il y a d’une Thérèse diabolique, d’une sainte satanisée, en prière, dans cette créature accouplée, attendant la minute suprême qui se changera en une inoubliable déception, car tous les documents l’affirment, la femme qui fait paction avec le Diable, éprouve, au moment final, l’indicible horreur d’un jet de glace et tombe aussitôt, dans une inexprimable fatigue, dans un épuisement intense.

La dernière planche enfin, s’intitule : « le Calvaire, » et c’est le Maudit qui se dresse à la place du Christ sur le gibet infâme, le Maudit, ricanant avec une tête où il y a du paysan vicieux, du Yankee et surtout du Faune, un Satan bestial, vineux, immonde, avec sa gueule en tirelire et ses dents de morse. Et il sourit, la mentule en l’air, et, de ses pieds décloués qu’il écarte, il atteint et tire la crinière d’une femme, nue, debout, devant lui, et lentement il l’étrangle avec le lacis de ses cheveux, alors que, terrifiée, les bras étendus, elle agonise, dans un spasme nerveux, d’une jouissance atroce.

La fiction dérisoire de cette scène, le sacrilège de cette croix devenue un instrument de joie, le stupre de cette Madeleine en extase devant la nudité de ce Christ, à la verge dure, toute cette Passion utérine qu’éclaire une rangée de cierges dont les flammes dardent dans les ténèbres comme des lancettes blanches, sont véritablement démoniaques, véritablement issus de ces anciens sabbats qui, s’ils n’existent plus maintenant à l’état complet et réel, n’en sont pas moins célébrés, à certains instants encore, dans l’âme putréfiée de chacun de nous.

Là encore, le peintre du nu féminin qu’est M. Rops, a saisi la chair ardente et roide ; il l’a pétrie, tordue dans des excès de fièvres ; il a révélé enfin l’extranaturel des physionomies surmenées qui éclatent en des transports si véhéments, que l’expression de leurs traits vous poursuit et vous angoisse.

C’est là, en effet, que réside la personnalité de ces planches. Un peintre de talent eût peutêtre rendu cette fougue charnelle, cette férocité de rut, simulé, d’après nature, la face ardente des satyriasiques et des nymphomanes, créé enfin une œuvre matérielle confinée dans les aberrations des sens génésiques, et sans au-delà, mais je n’en connais maintenant aucun qui eût pu, de même que M. Rops, faire fulminer l’âme enragée de la femme maléficiée, possédée, tisonnée, dans toutes ses idées, par le génie du Mal.

L’on peut assimiler à ces Sataniques, certaines eaux-fortes, le frontispice de « Curieuse » par exemple, une femme s’approchant d’un Terme, lui passant les bras autour du cou, le regardant avec des yeux dévorants, scrutant le sourire de son affreuse gueule, une femme qui semble la sœur de celle qui bondit et s’enfourche, dans « les Sataniques » sur un ricanant Hermès. Une autre encore est admirable, celle qui porte cette inscription : « In lombis Diaboli virtus, » et qui représente l’Amour sous l’image de la Mort. Vue de dos, le crâne couronné de roses, la Mort lève les ailes qui palpitent sur son dos vide ; un corset de soie noire serre sa taille extravagamment mince, puis s’évase sur d’énormes fesses de chairs vives ; d’une main, elle tient l’arc de l’ancien Eros dont le carquois lui bat les jambes, de l’autre, elle élève, comme le chef sanglant du Précurseur la tête décapitée d’Hamlet ; cette Salomé de sépulcre est effrayante avec son dos par la grille duquel on aperçoit l’épine dorsale et toute une végétation de vertèbres et de côtes, poussée ainsi que des touffes de branches sèches, dans la vasque géminée de la croupe qui bombe tandis que, vu à la cantonade, le globe d’une puissante gorge s’épanouit sur la façade déterrée de cette carcasse creuse.

En bas, pour compléter la symbolique image, l’ossature du râble montre ses anneaux et ses anses dépouillés de chairs et ce squelette des régions rénales auquel l’artiste adjoint de longues ailes, évoque l’idée d’un immense papillon de nuit ou d’un mufle de bête inconnue, d’un animal volatile et félin dont la tête se surmonte de ces oreilles en boucles que figurent les os décharnés des hanches.

Cette Mort, sur laquelle ne vivent plus que les parties influentes, que les endroits propices aux folies de l’homme, nous la retrouvons, éparse, dans l’œuvre de M. Rops ; dans certaines planches où comme toujours il l’associe à la Luxure, il fait voleter et se jouer de petits Cupidons à têtes camuses, ou bien, il lui restitue sa véritable forme et l’exhibe, sortant vivante d’un cercueil, dans l’eau-forte mélangée d’aqua-tinte qui figure au début du « Vice suprême. » Là, elle est plus hideuse encore. Habillée de falbalas, relevant sa traîne de sa main aux osselets gantés, elle s’évente et minaude, terrible, auprès d’un homme décapité qui tient sous son bras sa tête de mort et parade, constellé de décorations, dans une tenue de bal.

Ainsi que les peintres du Moyen Age que la figure de la Mort hantait, M. Rops, l’approche, et, fasciné, tourne autour d’elle ; son œuvre la choie, la dévie, l’attiffe, dans ce sentiment Baudelairien qui semble la dernière expression de l’art catholique, chez les modernes.

Aussi était-il le seul qui pût illustrer les Diaboliques qu’un artiste, foncièrement chrétien comme Barbey d’Aurévilly, était, seul aussi, apte à écrire.

D’aucunes de ces illustrations sont d’authentiques œuvres de synthèse figurée et de symbole plastique. Je ne parle pas ici, bien entendu, de ces eaux-fortes si misérablement réduites pour les besoins du tirage de l’édition Lemerre, mais bien des originaux, des vernis mous, dans lesquels l’artiste a pu, en se libérant de la minutie d’un format de poche, travailler sur de valables planches.

À ne citer que les plus curieux, voici d’abord deux postfaces qui traitent le même sujet : « La prostitution et la folie dominant le monde. »

Dans l’un, une femme à pieds de chèvre, debout, sur l’un des pôles de la terre émerge d’une nuit semée d’étoiles. Nue jusqu’aux cuisses, elle avance une tête laide et pourtant jolie, sourit avec la grâce provocante d’une garçonne ivre, arrondit des yeux turbulents, ouvre une bouche qui crie des ordures de barrières et hue le firmament, tandis que, d’un geste crapuleux, elle se remue le chignon d’un tour de poing. Elle fleure le trottoir et le bagne, évoque l’image de la pierreuse qui joue du couteau dans les terres vagues. Derrière elle, une Folie capripède, sous les traits d’une vieille femme, glisse son bras sous le sien, lui découvre le ventre, regarde sous son bonnet à grelots et à pointes, avec le sourire paterne et cupide des macqua et des marcheuses.

Dans l’autre, sur le même pôle, en un ciel plus clair, une femme se tient également debout ; mais ce n’est plus la tête de la voyoute blonde de tout à l’heure ; c’est une haute et forte brune qui soulève ses cheveux défaits, rit insolemment, de sa large bouche, relève la chemise de passe qui la couvre. C’est la belle fille des maisons vantées ; elle est de faubourg moins excentrique, de chairs plus saines, d’instincts moins tapageurs et moins traîtres. Derrière elle, aussi, la Folie tend la tête et sourit, maternelle et retorse, butée sur ses pieds de bouc.

Cette brune ne raccroche pas Dieu comme la blonde qui fait la retape en plein ciel, ou celle-là, du moins, sourit, silencieuse, mais n’interpelle pas les célestes Clients, n’engueule pas les astres.

De sujet moins général est cette autre planche qui illustre la fauve nouvelle du « Bonheur dans le crime. » Sur un socle où repose, dans sa crinière de serpents, le pâle visage de la Méduse, le couple meurtrier s’enlace, tandis que la morte déterrée se traîne à genoux dans son suaire, hurle des imprécations, supplie de la venger la Gorgone qui sourit de ses lèvres impassibles et de ses yeux blancs.

L’on peut remarquer encore l’eau-forte du « Dessous d’une partie de Wisth » avec sa figure maigre et élancée de femme, marchant sur un foetus, regardant fixement devant elle avec une tête aux tempes osseuses, aux yeux ronds et rentrés, une tête dont l’invisible bouche, barrée par dix doigts qui soulèvent un bâillon, imite la denture des cadavres, le rire affreux des morts.

Mais le « Sphynx, » qui devance le texte du livre et qui est l’une des pièces les plus lettrées de M. Rops, rentre plus spécialement dans la catégorie des planches symboliques dont je m’occupe. Celle-là s’ordonnance ainsi :

Sur un Sphynx allongé dans l’attitude hiératique précise, les seins rigides et durs, les pattes alignées en avant, les cuisses repliées, et la tête droite, la femme se glisse, nue, enlace le col de la bête, se hausse à son oreille et, tout bas, la supplie de lui révéler enfin le surnaturel secret des jouissances inrêvées et des péchés neufs. Vicieuse et câline, elle frotte ses chairs contre le granit du monstre, tente de le séduire, s’offre à lui comme à l’homme dont elle voudrait extirper l’argent, reste fille, même transportée dans cette scène hors du monde, même magnifiée par cette inquittable nudité de déesse ou d’Eve.

Tandis qu’elle presse, en chuchotant, le cou de l’immobile sphynx, Satan, en habit noir, le monocle à l’œil, assis entre les deux ailes qui se dressent, tels que des croissants évidés sur le dos du monstre, écoute, attentif, l’aveu du délirant espoir qui obsède cette âme sur laquelle son pouvoir est sûr.

Et cependant, il semble que lui-même ait besoin de sonder cet inscrutable puits dont il n’a pas encore reconnu le fond. Celui-là c’est le vrai Satan apprivoisé de cette fin de siècle, un gentleman, muet et propre, longanime et tenace ; il est imparfait, usé, vieux ; obligé maintenant de se rendre compte, il n’a plus la colossale allure de son âge mûr ; il doit écouter au dehors, n’entend plus au dedans, ne se sert plus peut-être, dans ses chasses aux âmes, que des facultés limitées de l’homme.

L’on pourrait adjoindre à ces séries de nombreuses planches, car cette oeuvre gravée sans souci de la gloire boulevardière par un artiste vivant à l’écart des variables hourras des foules, est immense. Un catalogue rédigé par M. Ramiro énonce, en dehors des lithographies, plus de six cents pièces, mais leur détail ne nous susciterait pas des sensations différentes de celles que j’ai citées et qui semblent suffire pour se figurer quel est le tempérament particulier de M. Rops.

L’on pourrait, en somme, après quelques finales explications, résumer ainsi, je crois, l’appoint qu’il apporte à l’art :

Contrairement à ses confrères qui sont presque tous nés dans des étables et des sous-sols et dont l’instruction s’est faite dans les écoles communales et les beuglants, M. Rops, dispensé d’origines ouvrières ou paysannes et investi d’une éducation toute littéraire, est le seul qui, dans la plèbe des crayonnistes, soit apte à formuler les synthèses du frontispice dont il demeure l’unique maître, le seul surtout qui soit de taille à réaliser une œuvre dans laquelle se résume le passif de l’éternel Vice.

Initié, en ces matières, maintenant omises, par Baudelaire et par Barbey d’Aurévilly qui l’avaient précédé dans la voie du Satanisme, il l’a explorée jusqu’à ses confins et, dans un art différent, il est vraiment celui qui a notifié la diabolique ampleur des passions charnelles.

Il a restitué à la Luxure si niaisement confinée dans l’anecdote, si bassement matérialisée par certaines gens, sa mystérieuse omnipotence ; il l’a religieusement replacée dans le cadre infernal où elle se meut et, par cela même, il n’a pas créé des œuvres obscènes et positives, mais bien des œuvres catholiques, des œuvres enflammées et terribles.

Il ne s’est pas borné, ainsi que ses prédécesseurs, à rendre les attitudes passionnelles des corps, mais il a fait jaillir des chairs en ignition, les douleurs des âmes fébricitantes et les joies des esprits faussés ; il a peint l’extase démoniaque comme d’autres ont peint les élans mystiques. Loin du siècle, dans un temps où l’art matérialiste ne voit plus que des hystériques mangées par leurs ovaires ou des nymphomanes dont le cerveau bat dans les régions du ventre, il a célébré, non la femme contemporaine, non la Parisienne, dont les grâces minaudières et les parures interlopes échappaient à ses apertises, mais la Femme essentielle et hors des temps, la Bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable.

Il a, en un mot, célébré ce spiritualisme de la Luxure qu’est le Satanisme, peint, en d’imperfectibles pages, le surnaturel de la perversité, l’au-delà du Mal.

  1. Bodin. — De la Démonomanie.
  2. Del Rio. — Controverses magiques.
  3. Gorres. — Mystique diabolique.