Librairie Plon (p. 45-55).

Chéret.



Si j’étais l’homme qui incarne si formellement le goût du siècle, l’homme qui secrète la pensée de tout le monde et qui, par conséquent, professe pour l’art une insatiable haine, si j’étais M. Alphand, je voudrais interdire l’affichage des œuvres de M. Chéret, le long des murs.

Elles gâtent, en effet, la taciturne tristesse de nos rues ; à l’heure qu’il est, les ingénieurs ont démoli les quelques maisons, les quelques sentes qui pouvaient demeurer aimables ; tous les coins intimes ont disparu, tous les vestiges des anciens âges sont tombés, tous les jardins sont morts ; le boulevard Saint-Germain, l’avenue de Messine s’imposent comme le type du Paris moderne ; nous ne verrons bientôt plus que des rues rectilignes, coupées au cordeau, bordées de maisons glaciales, de bâtisses peintes au lait de chaux, d’édifices plats et mornes, dont l’aspect dégage un ennui atroce.

L’irrémédiable sottise des architectes a, du reste, ardemment suivi l’idéal casernier des ingénieurs ; le public est enfin satisfait car aucune œuvre d’art n’offusquera plus désormais sa vue. Il est d’ailleurs convaincu que Paris est sain. Jadis les rues étaient étroites et les logis vastes, maintenant les rues sont énormes et les chambres microscopiques et privées d’air ; l’espace demeure le même, mais se répartit de façon autre ; il paraît qu’au point de vue de l’hygiène, cela constitue un exorbitant bénéfice.

Toujours est-il que sur cette teinte générale, d’un gris morose, les affiches de M. Chéret détonnent et qu’elles déséquilibrent, par l’intrusion subite de leur joie, l’immobile monotonie d’un décor pénitentiaire enfin posé ; cette dissonance compromet l’ensemble de l’œuvre réalisée par M. Alphand.

Autrefois, en effet, les placards en couleur affichés sur les palissades des maisons en construction ou le long des murs étaient d’une telle laideur qu’en dépit de leurs tons crus, ils s’harmonisaient avec la teinte des alentours. La tristesse sourde et le cri coriace se mariaient à peu près, faisaient presque bon ménage, ne blessaient pas, en tout cas, par un faux accord. M. Chéret a changé cela ; mais, on peut le dire, lui ou la rue, l’un des deux tel qu’il est, n’a pas de raison d’être.

Il est, on le conçoit, impossible de rendre compte, par le menu, de l’œuvre de M. Chéret qui a dessiné des milliers d’affiches, qui, dans ce journalisme, au jour le jour, de la peinture, s’est révélé véritable écrivain, très authentique peintre. Je ne puis donc que noter, en examinant quelques-unes de ses planches, les très spéciales qualités qu’elles décèlent.

M. Chéret a d’abord le sens de la joie, mais de la joie telle qu’elle se peut comprendre sans être abjecte, de la joie frénétique et narquoise, comme glacée de la pantomime, une joie que son excès même exhausse, en la rapprochant presque de la douleur.

Plusieurs de ses affiches l’attestent. Qui ne se rappelle, parmi ses nombreuses illustrations, celles qui célèbrent le Pierrot, ce Pierrot en habit noir qu’il arbora le premier et qu’a repris, à sa suite, M. Willette ? Qui ne se rappelle l’incompressible gaieté de son Agoust conduisant la pantomime des Hanlon-Lees, dans Do mi sol do ? Cet homme, en maillot vermillon, agitant un crâne piriforme surmonté de deux touffes de cheveux en escalade, projetant les yeux hors du front, tordant sa bouche en fer à cheval, dans un rire d’hospice, s’enlevait en l’air, et fouettait à tour de bras, le délire de l’orchestre au-dessus duquel passait subitement, en pétillant comme une fusée, un minuscule train. Agoust devenait presque satanique dans ce dessin qui bondissait, étoffé de rouge sur un fond verdâtre pointillé d’encre, surmonté d’éclatantes lettres blanches, doublées de noir.

Cette joie démentielle, presque explosible, il l’exprimait aussi sur une couverture bleue et jaune, qu’il fit pour un volume de M. Duval, « Paris qui rit ; » là, c’était une sarabande de gens se culbutant, se roulant, dans des accès d’allégresse folle. Une sorte de gnaff, un Auvergnat, se débridait la mâchoire, se trouait le mufle jusqu’à la luette ; un gommeux à la renverse, le chapeau envolé du crâne, bombait le ventre et se le tambourinait, pâmé, avec ses poings ; un petit trottin, un carton dans chaque main, ricanait d’un rire sournois, avec des lèvres mauvaises et des yeux pinces, un concierge pilait du poivre à force de s’esclaffer, une femme s’extravasait, la jambe en l’air, tandis qu’une petite fille, assise, les jambes écartées, les bras au ciel, éclatait en de jubilants cris ; M. Chéret avait noté toute une série de rires, et très finement observé la qualité de l’esprit et l’aloi de gaieté de tous ces gens.

Mais, parmi les innombrables affiches dans lesquelles il a raconté le rire, nulle ne fut plus surprenante que cet immense placard qu’il a peint pour l’Hippodrome, un Cadet-Roussel, à cheval, vêtu d’un costume d’incroyable, d’un pantalon à pont, d’un gilet à revers jaune serin, d’un habit noir, d’une cravate à goître et de bas chinés ; ce vieillard avec sa bouche ouverte jusqu’aux oreilles, débusquait ses gencives, pompait un nez montueux sur des pommettes roses, s’auréolait comme d’un nimbe de feu, avec le fond d’un parapluie de pourpre ; le cheval lancé au galop en pleine piste, l’homme débonnaire et jovial, de carrure superbe, exubéraient de vie !

À citer entre toutes aussi, une petite affiche qui servait d’annonce aux Folies-Bergère et portait ce titre : « la Musique de l’Avenir par les Bozza. »

Celle-là était, dans son genre, une vraie merveille ; elle mettait en scène une cascade de clowns habillés de tenues bizarres. En bas, un marmiton, bouleversé par un rire qui lui fendait la face et lui pochait un œil, donnait des coups de pieds dans le vide et sonnait avec ses casseroles de la cymbale ; un peu plus haut, une sorte de Yankee flottant dans un pantalon à pattes d’éléphant et dans une veste à damier, blanche et verte, avançait un museau de singe et jouait comme du flageolet, bouchant avec ses doigts de fictifs trous, suçant, ainsi qu’une idéale flûte, le bec d’une burette à lampe ; plus haut, encore, un autre gâte-sauce se trémoussait, éperdu, en choquant des casseroles et des pincettes, alors qu’une vieille femme, en bonnet à ruches, à nez retroussé, à bandeaux plats, un galfâtre déguisé en vieille et tenant de la poseuse de sangsues et du fruitier soûl, tournait rageusement la manivelle d’un moulin à café, soutenu dans son vacarme par un margougnat de Grenelle qui battait, avec des assiettes, des cymbales sur une grosse caisse figurée par un obèse fût.

La gaieté torrentielle de cette affiche débordait vraiment de son léger cadre ; elle avait un diable au corps, un délirant surjet de vie, un pépiement d’oiseaux fous ! Ces êtres lancés à toute volée dans les airs étaient enlevés en des traits brefs et rapides, avec une alerte de dessin rare et la couleur, en ses larges plaques, incitait, elle aussi, à d’artistiques aises, avec son rose tendre commençant au bas de la page, se muant en rouge flamme derrière l’homme armé de la burette à huile, sautant, derrière le marmiton qui brandissait des pincettes, dans un opulent vert tilleul sur lequel l’annonce crevait en lettres blanches.

Cela donnait une note de joie nerveuse, unique en art. Mais en sus de cette dispense, M. Chéret a, dans des sujets moins spéciaux ou ne s’adaptant pas à des personnages précis, à des Pierrots, à des clowns dont les types doivent être formulés sur l’affiche, divulgué une très particulière vision du Parisianisme.

Vision superficielle et charmante, adorablement fausse, aperçue ainsi qu’au travers d’un optique de théâtre, dans une féerie, après un dîner fin.

Dans cette essence de Paris qu’il distille, il abandonne l’affreuse lie, délaisse l’élixir même, si corrosif et si acre, recueille seulement les bouillonnements gazeux, les bulles qui pétillent à la surface.

Il verse une légère ivresse de vin mousseux, une ivresse qui fume, teintée de rose ; il la personnifie, en quelque sorte, dans ses femmes délicieuses par leur débraillé qui bégaye et sourit, sans cri vulgaire. Il prend une fille du peuple à la mine polissonne, au nez inquiet, aux yeux qui s’allument et qui tremblent, il l’affine, la rend presque distinguée, sous ses oripeaux, fait d’elle comme une soubrette d’antan, une friponne élégante dont les écarts sont délicats ; l’on peut à ce propos, citer, entre beaucoup d’autres, une planche de bal masqué où un Mephisto noir et rouge enlève une danseuse dont les allures chiffonnées ravissent. Il fait, à ce point de vue, songer aux dessinateurs d’il y a cent ans, il est, si l’on peut dire, le XVIIIe du XIXe siècle !

Et ce coin spécial d’art qu’il affectionne se retrouve aussi dans ses enfants qu’il dessine avec une incomparable verve, un peu joufflus, éveillés, toujours heureux, car ils sont presque constamment environnés de jouets. Les interminables affiches qu’il a prodiguées aux magasins de nouveautés l’affirment. J’aime moins, par exemple, ses grands placards pour libraires, tels que celui qui annonce les Mystères de Paris ou le Drame de Pontcharra ; là, la terreur exigée s’édulcore, l’horrible s’enjolive ; puis l’enfant qu’il fait si bien rire, pleure mal.

En résumé, si nous parcourons l’œuvre de cet ingénieux fantaisiste, nous trouvons dans des sujets imposés, souvent rebelles, et avec une réticence forcée de tons qui se résument en quelques-uns pour les tirages, une expression de vie très personnelle, décorative et humoriste, une senteur parisienne portée à son acuité suprême et se résolvant en ces gaz hilarants dont les effluences réjouissent et grisent les gens qui les aspirent.

Pour tout dire, l’oeuvre de M. Chéret est une dînette d’art, exquise.