Cent lieues de Fossé, souvenirs et récits de la frontière argentine

Cent lieues de Fossé, souvenirs et récits de la frontière argentine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 873-904).
CENT LIEUES DE FOSSÉ
SOUVENIRS ET RÉCITS DE LA FRONTIÈRE ARGENTINE.

Les résultats de la nouvelle tactique adoptée par la république argentine à l’égard des Indiens avaient été heureux. Une campagne devant laquelle on reculait depuis vingt ans s’était trouvée réalisée à peu de frais : elle avait exigé plus d’énergie que de sacrifices; la translation de la frontière était un fait accompli[1]. L’imagination populaire, qui se plaît aux coups de théâtre, après s’en être exagéré les difficultés, ne demandait pas mieux que de s’en exagérer les résultats. Au fond, c’est précisément après ce triomphe que l’on entrait dans la partie ingrate et laborieuse de l’entreprise. Couvrir la nouvelle ligne d’ouvrages de défense, mettre la cavalerie à même de lutter de vitesse avec les Indiens, cela était plus malaisé que de pénétrer résolument dans des régions peu connues et d’occuper des positions ouvertes, que les sauvages étaient hors d’état de disputer aux armes à feu. On allait avoir affaire à des obstacles autrement graves que leurs longues lances de roseau et leurs grossiers rudimens d’organisation militaire. Pour exécuter les travaux indispensables, il fallait compter avec la pénurie d’argent; pour avoir des troupes bien montées, il fallait rompre en visière avec des habitudes détestables, mais invétérées, et qui faisaient partie du caractère national. Si les débuts de l’expédition avaient demandé de la fermeté, le complément de l’œuvre exigeait un effort de volonté plus patient et plus méritoire.


I.

Le fossé qu’il s’agissait de creuser le long de la nouvelle ligne présentait un développement de 400 kilomètres, avec 2m, 60 de largeur à l’ouverture et 1m,75 de profondeur. Le talus des bords avait été déterminé suivant la consistance des terrains à traverser de façon à éviter les éboulemens. La largeur au fond était de 0m,50. On le garnissait du côté de l’intérieur d’un parapet de gazon de 1 mètre de haut, contre lequel on retroussait les terres extraites de la fouille. Celles-ci devaient être couvertes d’une haie épaisse d’arbustes épineux. Dans les parties où le sous-sol était formé de roches dures, on remplaçait cette tranchée par un remblai maintenu entre deux murailles de gazon, et qui présentait en relief le profil qu’elle offrait en creux. Cela suffisait pour arrêter la sortie d’un troupeau, fùt-il poussé et aiguillonné par des sauvages, et rendait à peu près impossible le passage des nombreux chevaux de main sans lesquels ce serait folie aux Indiens de tenter une invasion. On avait eu beau réduire au strict nécessaire les dimensions de cette barrière gazonnée, il y avait à remuer 2 millions de mètres cubes et à envoyer au cœur du désert des armées de terrassiers pour exécuter ce travail. Le transport, le ravitaillement et la paie de ces hommes représentaient une grosse somme, plus d’un million. Or les crédits votés par les chambres non-seulement pour le fossé, mais pour toutes les dépenses d’installation, ne dépassaient pas 700,000 fr. Elles n’avaient pu faire mieux : la crise continuait à sévir, le gouvernement était de plus en plus aux abois, il vivait d’emprunts faits à la banque de la province, laquelle avait depuis peu suspendu la conversion de ses billets. Le fossé n’en fut pas moins attaqué avec courage ; les hommes qui avaient pris en main la réorganisation de la frontière étaient convaincus que l’important est de commencer, et qu’on finit toujours par atteindre le but, pourvu qu’on marche.

Afin de donner l’impulsion aux ouvrages et de surveiller le maniement des fonds, on nomma d’abord une « commission de voisins. » C’est le préliminaire obligé de tous les travaux publics. La république argentine n’a pas de service administratif sérieusement organisé ; on y supplée par cet expédient, qui présente de bons et de mauvais côtés. Le gouvernement désigne un certain nombre de personnes honorables, qui se chargent gratuitement, par patriotisme et par vanité, de la direction des œuvres projetées ; une fois installées, ces commissions les mènent comme elles l’entendent; elles passent les traités, achètent les matériaux, règlent les comptes des entrepreneurs. Elles sont composées de représentans de la propriété foncière ou du haut commerce, de riches estancieros résidant à la ville, de grands négocians en cuirs, d’entrepositaires de laines en suint : leur grosse fortune paraît devoir être une garantie suffisante de leur intégrité; leur habitude des affaires passe pour un gage de leur capacité. Cela est vrai presque toujours; néanmoins ils apportent assez souvent dans l’accomplissement d’entreprises d’intérêt général les points de vue restreints, les finesses malheureuses et le goût de la minutie que donne une vie usée dans la discussion de petits intérêts particuliers. Malgré leur bonne volonté évidente et soutenue, ils sont mal préparés à une pareille tâche. C’est le premier inconvénient de ce régime, et le plus grave. Le second, c’est que ces fonctionnaires improvisés, incapables de rechercher des avantages personnels, ne résistent pas au désir d’être utiles à leurs protégés et à leurs auxiliaires politiques de second ordre. Rien ne pousse au favoritisme comme un pouvoir irresponsable; rien ne désorganise mieux un chantier que le favoritisme. La commission de frontière était pleine de zèle et de droiture; cela ne l’empêchait pas de choisir de temps à autre des employés singuliers. L’un d’eux, fort d’un haut patronage, établit paisiblement un cabaret dans un des villages qui commençaient à poindre autour des campemens principaux : c’était de son comptoir qu’il dirigeait les travaux dont il était chargé. Quelques-unes des denrées qu’il débitait étaient de même nature que celles qu’il devait fournir aux ouvriers pour leurs rations. Il n’y avait pas d’autres garanties que sa conscience pour assurer que nulle confusion ne s’établirait entre ses marchandises personnelles et celles de l’état. Évidemment c’était dépasser les bornes des audaces tolérables; il fallut se priver des services d’un homme qui montrait pour les affaires une vocation aussi décidée. La commission, au fond très indignée, y mit pourtant des ménagemens : c’était le protégé d’un de ses membres. On demanda au cabaretier sa démission; mais on le laissa la présenter lui-même. Il prit son temps, et l’envoya quand les premiers bénéfices de son commerce lui permirent de l’élargir. S’il y devient riche, il passera simplement pour un habile homme.

Parmi les Argentins, on absout aisément les spéculations heureuses. L’argent est pour eux l’objet d’âpres convoitises. Certes ce n’est point pour thésauriser : bien ou mal acquis, ils le jettent par la fenêtre avec la même insouciance, c’est leur excuse; mais leur ardeur à le manier est si grande, qu’elle apporte à l’occasion quelque trouble dans leurs idées sur les limites du juste et de l’injuste. La langue familière exprime cela d’une façon piquante : elle désigne sous l’euphémisme de vivo, dégourdi, des bâcleurs d’affaires qui, dans nos vieilles sociétés, nourries de traditions plus saines, seraient gratifiés d’une épithète moins bénigne. Ce ne sont pas seulement les gens de commerce qui pensent que dans un magasin, comme à la guerre, la ruse est permise; on retrouve la même avidité dans des professions que la distinction et la solidité des études qu’elles exigent devraient en préserver. Un avocat traitant à forfait la défense d’un procès, et s’arrogeant, après l’avoir gagné par un artifice de chicane, le plus clair des dépouilles de la partie adverse, n’est atteint ni par la loi, ni par les rigueurs plus salutaires encore de l’opinion : on se contente de voir en lui un garçon déluré. En revanche, quiconque est convaincu de professer un insolent mépris des richesses et laisse passer une occasion de trafic à sa portée sans en ramasser les bénéfices risque fort d’être traité de zonzo, ce qui signifie tout uniment imbécile. C’est un honneur pour la nature humaine que cette générale indulgence pour les coureurs de fortune n’empêche pas de rencontrer des hommes qui aiment la probité comme les chats aiment la propreté, pour elle-même. La république argentine attache une grande importance à relever chez elle le niveau de l’instruction : elle a eu la sagesse de placer deux fois de suite à sa tête des présidens qui s’intitulaient eux-mêmes des éducationnistes, plutôt que des hommes politiques. L’enseignement, qui y est gratuit à tous ses degrés, a été depuis dix ans la préoccupation favorite des chefs de l’état. Il ne faut pas qu’elle oublie que l’éducation, si largement répandue, doit avoir pour but, en même temps que de dissiper l’ignorance, de réagir contre les aspirations terre à terre de ce milieu mercantile. La passion du gain et les habitudes morales qu’elle développe peuvent produire l’éphémère prospérité matérielle d’une agglomération de marchands; elles ne font pas éclore les vertus qui sont non-seulement l’honneur, mais la vraie force des peuples.

La commission de frontière se mit à la besogne avec ardeur, et tout d’abord elle trouva le moyen de faire beaucoup avec peu d’argent. Elle résolut d’employer au fossé quatre régimens, c’est-à-dire environ 800 hommes de garde nationale mobilisés expressément à cet effet. La garde nationale est une des originalités les plus remarquables des républiques sud-américaines; tout le monde en fait partie, et on peut mettre en quelques jours la nation sur pied. Le but est de placer les institutions et le territoire sous la sauvegarde des citoyens. Rien de plus démocratique à coup sûr en principe; dans l’application, il faut en rabattre. Au début, la garde nationale fut l’instrument de désordres perpétuels : c’est en vain que la constitution avait entouré de précautions la réunion des milices rurales ; qu’une illégalité audacieuse, mais fréquente, livrât à un ambitieux de province le petit ressort qui mettait la vaste machine en branle, il n’en fallait pas davantage pour avoir des semblans de bataillons arborant à travers champs, et la lance au poing, des semblans de programmes politiques. On appelait cela plaisamment une patriada, soit par allusion à l’abus qu’on faisait en pareil cas des tirades sur la patrie et le patriotisme, soit parce que les chevaux des propriétés voisines, confisqués sans autre forme de procès par les deux partis, perdaient à l’instant la moitié d’une oreille. Cette mutilation a pour effet de les patriar, de les consacrer définitivement au service de la patrie, et elle transforme chaque cheval en une de ces rosses mélancoliques que les soldats, par une ellipse hardie, nomment un patria. Tel était le résultat le plus clair de ces levées de boucliers ou, pour employer encore une expression locale, de ces levées de ponchos, qui appartiennent par bonheur à l’histoire ancienne. L’armée de ligne, dont on avait eu l’intention de se passer, a pris au milieu de ces turbulences l’importance pratique qu’on lui refusait prématurément en théorie : elle la conservera jusqu’au moment où l’éducation politique des Argentins sera plus complète; elle offre au congrès, qui est le régulateur du mécanisme compliqué des autonomies provinciales, les moyens de faire respecter ses décisions. La mode des patriadas est passée en même temps que l’espérance de les voir se terminer à l’amiable après des mois entiers d’escarmouches et de galopades. La garde nationale n’en est pas moins restée indirectement un outil d’une grande puissance entre les mains des partis; c’est le levier au moyen duquel ils pèsent tour à tour sur les élections. On ne s’attendait pas à voir cette institution, gage visible et armé de la souveraineté du suffrage, servir précisément à en dénaturer l’expression. Voici comment les choses se passent.

Des contingens sont levés assez fréquemment en vue de services réguliers et légaux : par exemple pour garder la frontière, pour appuyer comme corps de réserve une opération des troupes de ligne, ou même pour prendre part, — c’est le cas qui nous occupe, — à des travaux militaires de terrassement. Cette dernière destination est la plus inattendue, et peut-être un casuiste, la constitution à la main, aurait-il pu élever des doutes sur la validité du décret qui imposait aux gardes nationaux ce labeur. En réalité, cette campagne est une des plus douces qu’ils aient eu à accomplir depuis longtemps. Les travailleurs du fossé, en sus de la paie fournie par le gouvernement de la province, recevaient un salaire de 30 francs par mois donné par le gouvernement national. Cela portait leur solde à 2 francs par jour, et, chose rare, ils les touchaient régulièrement. La commission de frontière, qui s’était chargée de leur entretien, a tenu à honneur, sous le rapport de l’équipement et des vivres, de ne leur rien laisser à désirer. C’est également, dans les annales de la garde nationale, un phénomène. Presque toujours les détachemens envoyés au loin par des gouvernemens provinciaux obérés et distraits sont laissés à l’abandon : ils s’en tirent comme ils peuvent, et, après quelques mois, parfois quelques années de cette résignation fataliste que les Argentins ont héritée des Mores, leurs ancêtres[2], ils s’en tirent par la désertion. Les corps fondent comme neige au bout d’un certain temps qui varie suivant les circonstances, surtout suivant le chef qui les commande. Les déserteurs, s’ils sont repris, sont versés dans un corps de ligne comme châtiment; mais on en reprend peu : un gaucho bien monté qui gagne les grandes plaines est presque insaisissable; il trouve dans toute estancia une hospitalité discrète. La bourgeoisie aisée, meilleure que l’application qu’elle fait elle-même des lois, sait bien qu’il a raison de se dérober par la fuite à un supplice inique et intolérable.

Le seul fait d’être désigné pour faire partie d’un contingent de garde nationale est considéré par les habitans de la campagne comme un désastre; ils regrettent certainement le temps des patriadas, qui du moins étaient égayées par des péripéties sans nombre, parfois par un riche butin. Si la constitution est mieux respectée, ce n’est pas en leur faveur. On suit, il est vrai, avec scrupule avant de lever des hommes toute la prudente filière des formalités prescrites; mais peu importe que le décret soit correct, si la manière de l’appliquer est arbitraire. Quand les chambres ont autorisé une levée, c’est le pouvoir exécutif de la province qui désigne les districts où l’on doit prendre les gardes nationaux, et le commandant militaire de chaque district dresse sans contrôle et suivant sa fantaisie la liste de ceux qui doivent aller sous les drapeaux. Presque autant vaudrait lui donner droit de vie et de mort sur les paysans de la circonscription qu’il habite. Il est important d’être l’ami de ce personnage ou, pour parler franc, de professer les mêmes opinions que lui et de voter comme il l’entend. Or le commandant de la garde nationale, nommé directement par le gouverneur à intervalles périodiques, reflète presque toujours avec exactitude les opinions agréables au pouvoir. Les braves propriétaires campagnards qui remplissent ces fonctions d’ordinaire, bien que faisant par désœuvrement de la politique avec passion, se défendent tant qu’ils peuvent d’être des hommes de parti aveugles et cruels. Ils ne manquent pas d’alléguer force mauvaises raisons pour justifier le monstrueux privilège dont ils sont investis. Ils disent entre autres que dans des pays presque déserts, avec une police forcément imparfaite, ces levées d’hommes forment un moyen économique et sûr de se débarrasser des malfaiteurs, qu’on est parfois dans l’impossibilité d’incarcérer faute de prisons, et d’un tas de vagabonds sans feu ni lieu. Il est certain que peu de contrées au monde pourraient offrir une plus riche collection d’hommes rappelant à la lettre le début de la chanson du bohémien de Goethe : « Ma maison n’a pas de porte, ma porte n’a pas de maison. » La facilité de la vie, la simplicité des goûts, l’élévation des salaires et la rareté des bras, qui oblige à convier tous les passans aux besognes de l’estancia dans les momens de coups de feu, un certain instinct de vagabondage, signe de race, tout contribue à empêcher ici le paysan de prendre racine. On est frappé tout d’abord de la rareté et du délabrement des chaumières; si on en rencontre une de briques cimentées en boue, on peut affirmer que cette demeure relativement luxueuse appartient à un Européen. Il faut convenir que ce n’est pas pour une société un élément de stabilité que cette abondance de gauchos de haute mine, mais rébarbative, ne tenant à rien ni à personne, n’ayant pour fortune que leurs bras, leur audace, leur coutelas, une troupe de chevaux, en général excellens, souvent renouvelés, on n’a jamais su par quels moyens. Ils valent mieux en somme que leur mine et leurs habitudes; mais ils auraient tout à gagner à les modifier, et leur pays surtout prendrait une autre physionomie, s’il parvenait à leur donner des mœurs plus sédentaires, le goût de la famille, de la propriété, des occupations agricoles. Il y a là des trésors d’énergie sans emploi, un riche fonds d’intelligence et d’activité qui, comme les fertiles plaines de la Plata, reste en friche. La garde nationale s’oppose plus qu’on ne pense à cette désirable transformation du gaucho en cultivateur. Comment songerait-il à se fixer au sol, à se bâtir un nid? Il est toujours sur la branche comme l’oiseau de passage, toujours traqué comme la bête fauve. Fait-il un pas, il sent sur son épaule la main de l’autorité militaire, qui s’inquiète par intermittence et mal, mais d’un air bourru, de savoir où il va, pourquoi, pour quel temps, où on pourrait le retrouver. Combien de ses compagnons n’a-t-il pas vus, après une ébauche d’établissement, brutalement enlevés, garrottés, expédiés comme un ballot à une garnison lointaine, d’où l’on revient rarement, d’où l’on ne revient que pour causer chez soi de désagréables surprises! Les suites ordinaires des trop longues campagnes sont connues depuis les temps héroïques. Si les Ulysses sont fréquens dans la pampa, les Pénélopes y sont rares, autant vaut dire inconnues. La famille n’est pas constituée comme en Grèce, il n’y a ni dieux lares, ni mariages formels : aussi l’absence a-t-elle des conséquences implacables, et le retour est-il aussi fâcheux que le départ. Le pauvre gaucho qui tombe un beau soir aux lieux où furent ses pénates n’y trouve plus rien de ce qu’il y laissa. Son informe chaumière a été balayée par les vents, l’ortie pousse dans le corral, dont les matériaux ont été pillés; les animaux qu’il avait réunis peu à peu pour se former un petit pécule, qui pourrait dire où ils sont? Sa compagne habite un nouveau foyer, ses enfans l’ont suivie : ils portent le nom d’un autre père et s’élèvent dans une autre cabane, comme des poulains faisant partie d’un héritage anticipé : graine de nomades qui pousse en plein vent. Il monte à cheval et il repart; il s’enfonce dans la pampa, qui est pour lui ce qu’est la mer pour le matelot, la consolation et le refuge. Recommencera-t-il l’épreuve? Peut-être, mais sans illusions. Cela arrive tous les jours. Il en résulte que des mœurs à demi barbares se perpétuent. A qui la faute? En grande partie à cette organisation du service militaire. C’est acheter un peu cher la satisfaction d’avoir des électeurs dociles.

Dans les centres populeux, dans la province de Buenos-Aires surtout, plus cosmopolite, plus pétrie d’idées modernes que les autres, tout le monde convient que ce régime est déplorable. Sur ce seul point, le gouvernement et l’opposition ont toujours été d’accord; ils ne luttent que d’enthousiasme pour les réformes. Si jusqu’à présent tant de bonne volonté s’est évaporée en éloquence, c’est que cette façon sommaire d’enrégimenter les gens est une bien commode ressource dans les cas pressans. Hélas! le propre des pays en voie de formation, qui ont plus d’ardeur que d’expérience et qui font tout par soubresauts, est de se trouver périodiquement acculés à des cas pressans, avant d’avoir préparé de longue main les élémens destinés à y faire face. Le gouvernement provincial voulut un jour dispenser de cette rude corvée les paysans de Buenos-Aires : il établit des bureaux d’enrôlement avec une prime alléchante; les résultats furent presque nuls. De grandes invasions survinrent, il fallait du monde, on revint aux anciens erremens. « Détestable mesure! s’écrie le ministère en ces occasions. Employons-la cette fois encore, puisqu’on ne peut faire autrement; ce sera la dernière, » et les choses suivent leur cours. Le gouvernement national de son côté avait ordonné à la fin de 1875 le licenciement des gardes nationaux en service à la frontière du sud. Trois mois après, au début de l’expédition au désert, il se trouva fort empêché faute de monde. On lui offrit sans qu’il les demandât quelques régimens de milice ; il les accepta en soupirant. A propos du fossé, même difficulté, même solution admise à regret sous la pression de la nécessité. Quand il s’agissait d’atteindre ce but, si ardemment poursuivi, de couper court aux incursions indiennes, comment résister à la tentation de faire sortir 800 travailleurs pour ainsi dire de terre, en frappant le sol du pied? Au milieu de tout cela, le progrès marche sans doute, mais il suit un chemin en zigzag.

Ces 800 hommes, avant d’arriver au bord du fossé, se réduisirent à 600, car dans ces sortes d’affaires il faut compter sur des déchets : des recommandations puissantes libèrent plusieurs soldats au moment du départ; d’autres se libèrent eux-mêmes en route par la désertion. De ceux qui arrivèrent, les deux tiers furent occupés au terrassement, le reste aux factions, aux divers services du camp, au service personnel des officiers, qui étaient très nombreux. Les gardes nationaux ont creusé plus d’un kilomètre de fossé par jour. Ils avaient montré d’abord une profonde répugnance pour ces travaux, si contraires à leurs habitudes : c’étaient des « travaux à pied, » c’est-à-dire, selon eux, servîtes, et bons tout au plus pour des gringos, pour des journaliers étrangers incapables de sauter à cru sur un cheval presque indompté; bientôt ils y prirent cœur, et, se voyant bien traités, les menèrent allègrement. Ils ne sont pas difficiles à satisfaire, ayant été peu gâtés; la régularité des rations et de la paie leur causait une joyeuse surprise ; on leur avait donné des tentes, c’était une installation pleine de luxe. Le soir, autour du feu de bivouac alimenté de bouse sèche, savourant le mate, une guitare à la main, ils improvisaient sur leur félicité des décimas, de longues chansons grossièrement versifiées, aux paroles joyeuses, au rhythme plaintif et d’une insupportable monotonie. C’est pour eux, hors les momens d’ivresse, la dernière expression du contentement.

Ils ont rendu à la frontière un service plus important que celui de la garnir rapidement d’une profonde tranchée. Répartis en deux corps au sud et au nord de la ligne, ces travailleurs organisés militairement, se gardant comme en campagne, poussant au désert de fréquentes reconnaissances, ont beaucoup contribué à tenir les Indiens en échec pendant l’établissement des ouvrages. Couvrant un vaste front, ils raccourcissaient d’autant celui que les troupes de ligne avaient à protéger, ce qui permit à ces dernières de concentrer leur attention et leurs forces sur les points les plus faibles. Depuis qu’ils sont là, on a pu refouler les envahisseurs et les ramener l’épée dans les reins de l’autre côté de la frontière au moment même où ils essayaient de la franchir. Cela ne s’était jamais vu : la nuée de cavaliers sauvages déjouait sans cesse par son agilité la vigilance ou la poursuite; ce n’était qu’au retour, quand l’invasion était alourdie par les troupeaux qu’elle entraînait avec elle, qu’il avait été possible de l’atteindre et de lui arracher ses prises. Ce résultat est d’autant plus remarquable que les Indiens, comprenant qu’ils jouent leur dernier enjeu, ont redoublé d’efforts, de ruse et de courage. Ils ne se sont pas contentés de tâter sans cesse la frontière d’un bout à l’autre pour profiter du moindre relâchement de vigilance, ils ont combiné pour la forcer de véritables opérations stratégiques, conçues avec habileté, exécutées avec résolution. Au mois d’avril dernier, décidés à pénétrer par la section côte sud, ils lancèrent un corps nombreux sur Puan, son campement principal. Ils espéraient que le gros de leur troupe passerait un peu plus loin à la faveur de cette diversion. Le corps d’attaque fut culbuté. La petite armée dont il devait masquer les mouvemens, forte de huit cents lances, fut prise en flanc, faillit être coupée en deux, et regagna la pampa ; mais ce fut après une défense si tenace qu’elle laissa une cinquantaine de morts sur le carreau : elle dut avoir un nombre bien plus considérable de blessés. De solides troupes de ligne ne se battraient pas avec plus d’acharnement. On a remarqué aussi que l’aspect des sauvages dans la mêlée n’est plus le même qu’autrefois. Ils ne font plus de charges désordonnées accompagnées de clameurs assourdissantes : le combat est silencieux; on n’entend que la voix du chef et les commandemens du clairon. Pauvres diables! ils font de leur mieux. Les quelques déserteurs qui se sont réfugiés chez eux, les renforts qu’ils ont reçus à diverses reprises de tribus jadis alliées des chrétiens et dressées aux batailles rangées, ont contribué sans doute à leur apprendre la manœuvre; mais c’est surtout la disette qui a perfectionné hâtivement leur éducation militaire. Leur interdire le pillage, c’est leur couper les vivres.

Outre la garde nationale, pour stimuler son émulation et pousser les travaux avec rapidité, il avait été convenu qu’on enverrait à la frontière 300 terrassiers de profession. Plus de 400 se firent inscrire, car les temps étaient durs et les travaux rares; mais c’est là surtout que les défections furent nombreuses. La presse s’en était mêlée; les journaux d’opposition tonnaient alors avec ensemble contre tout ce qui se faisait à la frontière. C’est une question dans laquelle le parti qu’ils soutiennent a si peu brillé quand il était au pouvoir, et la solution doit avoir, selon toute probabilité, tant d’influence sur la prochaine élection présidentielle, qu’il faut bien leur pardonner de l’avoir toujours traitée avec aigreur. La population étrangère lit surtout les journaux d’opposition. Ceux-ci inspirèrent sans peine aux ouvriers qui se disposaient à partir une terreur panique. Le jour du départ, il ne se présenta pas 100 hommes. Plusieurs qui déjà, se rendaient à la gare, chapitrés dans le cabaret voisin par des camarades plus prudens, assuraient précipitamment sur leurs épaules leur mince bagage et regagnaient le logis. J’avais à conduire ce convoi, qui devait se mettre à l’ouvrage un mois avant les gardes nationaux. Je vois encore la mine longue des contre-maîtres quand leur monde leur glissa ainsi des mains. La mésaventure ne me déplut pas : la plupart de ceux qui s’entassaient en chantant dans les wagons, et se déclaraient prêts à aller de ce pas au bout du monde, étaient pour moi d’anciens compagnons de travaux et de traverses. Ils faisaient partie d’une équipe de terrassiers que j’avais formée jadis et promenée longtemps par la campagne. Ce n’étaient pas de ces novices embarrassés en face d’un mouton vivant pour en tirer prestement un succulent rôti. Ils savaient dresser une tente et s’en passer au besoin, faire avec des chardons un grand feu sous la pluie, se consoler d’un mauvais souper en chantant en chœur des chansons lombardes. Ils avaient une espèce d’esprit de corps, ils étaient habitués à marcher ensemble et avec moi, à s’entendre et à m’entendre à demi-mot. Ensemble ils étaient devenus assez hommes de campo pour entreprendre cette traversée à pied de 75 lieues, dont la moitié en plein désert. Il y avait tout avantage à la faire avec une troupe réduite, mais éprouvée. Je n’avais pas envisagé sans quelque appréhension la perspective de mener si loin une équipe de hasard, sans cohésion, recrutée peut-être en partie parmi des ouvriers de ville, tout désorientés quand ils ne voient plus de maisons. Je savais bien qu’on aurait autant de monde qu’on voudrait quand on nous saurait installés, et que quelques hommes de la bande, renvoyés à dessein à titre d’ambassadeurs officieux, iraient raconter leurs impressions de voyage. Aussi éprouvais-je le sentiment d’allégement et de sécurité d’un vieux capitaine qui se retrouve au milieu des vétérans avec lesquels il a reçu le baptême du feu, lorsque le surlendemain, à une lieue de la ville de Chivilcoy, limite alors du chemin de fer, la colonne leva le camp et se mit en marche.

Notre caravane avait un aspect imposant. Nous emportions du biscuit et du riz pour plusieurs mois, des outils, des tentes et des objets de campement pour un millier d’hommes, les charrues, les herses et les semences nécessaires pour quatre grandes fermes. Tout cela était entassé dans une quinzaine de charrettes assez semblables à celles qu’ont souvent décrites les chasseurs du Cap et les explorateurs du centre de l’Afrique. Les roues ont 2 mètres 1/2 de tour, et le toit de zinc qui recouvre la caisse s’élève avec majesté à plus d’un mètre au-dessus d’elle. On se promène dans l’intérieur comme dans une chambre. Le faîte de cette toiture se prolonge en avant en une barre ornée d’entailles cabalistiques et peinte, comme les panneaux, de couleurs crues, dans le goût indien. On y suspend, outre la longue perche de roseau qui sert d’aiguillon, une foule d’objets disparates. Des queues de cheval, de renard, des guirlandes de « plantes de l’air, » fleurs mystérieuses qui s’épanouissent sur la pierre ou le bois, des couronnes de verroterie, des chapelets d’œufs d’autruche, décorent ce beaupré de la charrette, où se déploie la coquetterie du charretier. C’étaient probablement d’abord des amulettes, ce sont devenus de simples décors. C’est la marche de la civilisation : à la superstition succède la vanité. Six bœufs traînent avec effort dans ces terrains mal affermis le véhicule, qui pèse plus d’une tonne et en porte trois. Le conducteur, assis jambes croisées au bout du timon, presque sur les cornes de ses bêtes, aiguillonne paresseusement le lent attelage. Si par bonheur c’est un vieux gaucho à barbe grise, à figure couleur d’ocre, vêtu d’un poncho en lambeaux, voilà un tableau tout fait. Pourtant c’est surtout au passage d’un gué que la scène ravirait un peintre. Les animaux de chaque charrette viennent renforcer tour à tour ceux de la voisine. Douze ou quatorze bœufs, plongés dans l’eau jusqu’au poitrail, pèsent sur le joug; la vaste machine, dégringolant de la berge, entre avec bruit dans le lit de la rivière. Tous les conducteurs, jambes nues, ont sauté à cheval. Ils se retrouvent chez eux, ils brandissent l’aiguillon comme ils brandiraient une lance, ils crient à tue-tête, tourbillonnent, font des prouesses d’équitation au milieu des flots. Le char avance péniblement, s’arrête, s’ébranle encore, prend des inclinaisons inquiétantes, gravit enfin la berge opposée: on respire; mais on ne passe pas toujours si heureusement. Chaque gué est l’occasion d’un petit drame auquel on pense un jour d’avance, dont on se raconte un jour durant les péripéties.

La colonne avait été dès les premiers jours, et quoique nous fussions en plein dans la région des estancias, organisée militairement ou à peu près. Sept ou huit cavaliers passables, — il n’avait pas été très difficile de les recruter parmi ces vieux coureurs de plaine, — galopaient à l’avant-garde et sur les flancs, à trois quarts de lieue de nous; les autres, le rifle à l’épaule, marchaient en groupe, sinon en rang : cela, l’on n’essaya même pas de l’obtenir; on avait déjà fort à faire de les empêcher de se lancer à la grande course, la baïonnette au bout de fusil, à la suite des autruches qui passaient et qui heureusement étaient bientôt hors de vue. Le soir, les charrettes formaient un grand cercle dont les jougs enfoncés en terre et les chaînes d’attelage bien tendues barraient les interstices. Les tentes se dressaient autour, dans les vides. Elles devaient, par leur blancheur, effrayer les animaux enfermés au centre et leur ôter jusqu’à la tentation de sortir. On aurait pu, fortifié de la sorte, repousser l’attaque de 2,000 Indiens. Il était bien recommandé aux hommes de se placer en pareil cas pour ouvrir la fusillade sous les charrettes et près des roues, afin de ne pas être écrasés par les bêtes, que la terreur ferait certainement tournoyer autour de l’enceinte. On a retenu dans les frontières l’histoire d’un détachement de cavalerie qui, obligé de se replier devant des forces supérieures, commit l’imprudence de se retrancher derrière les poteaux d’un corral, pour recevoir à pied le choc, et d’y faire entrer les chevaux. Les Indiens se contentèrent de lancer des étoupes enflammées, et la caballada, éperdue, impossible à maîtriser, broya sous ses sabots jusqu’au dernier des soldats. Comme les hommes n’avaient qu’un pas à faire pour aller de leur couche d’herbe sèche à leur poste de combat, ils pouvaient dormir à poings fermés, le fusil chargé, sous la garde de deux ou trois sentinelles. Ces précautions, scrupuleusement prises plusieurs jours avant de devenir nécessaires, étaient déjà passées dans les mœurs lorsque nous arrivâmes à l’estancia de la Verde, au-delà de laquelle nous entrions dans la zone dangereuse.

Cette estancia appartenait précisément au président de la commission de frontière; on y avait réuni pour nous cent cinquante bœufs de labour et deux mille moutons. Elle est connue par le combat qui s’y livra il y a trois ans, et qui marqua la fin de la révolution de septembre. C’est là que, suivant la mélancolique épitaphe inscrite sur leur tombe par un colonel philosophe, reposent, « bercées par le vent du désert, les victimes de la guerre civile, également oubliées des vaincus et des vainqueurs. » Le passage au milieu duquel se dresse la croix de bois noir qui recouvre leurs restes donne à cette leçon de réciproque tolérance en politique une singulière éloquence. La pampa vierge s’étend à perte de vue et offre un champ indéfini aux ambitions pacifiques. Le tumulte humain se perd dans l’immensité, et les lattes des partis, rapetissées par le cadre et par la distance, paraissent d’une attristante mesquinerie. Peut-on s’entre-tuer pour si peu de chose? Ces tombes fraîches disent que oui; mais la solitude sereine semble prendre cette folie en pitié.

Les alentours de la Verde avaient été récemment ravagés par les Indiens; nous rencontrions à chaque pas avant d’y arriver des troupes de chevaux fuyant devant eux. Cette invasion avait surtout pour but de protéger le soulèvement de trois tribus amies, les dernières, installées depuis longtemps dans ces parages. On les y avait laissées sur les réclamations charitables, mais inconsidérées, de l’évêque de Buenos-Ayres, qui s’était porté garant de leur fidélité. Le cacique de l’une d’elles, vieillard élevé parmi les chrétiens et accoutumé à leur vie, se jeta au-devant des siens pour empêcher leur défection. Renversé de cheval à coups de lance, il fut entraîné tout sanglant à la suite de ses troupes, qui regagnaient le désert sous le commandement de son fils. Peu s’en fallut encore qu’il ne fût tué d’un coup de feu chrétien à la traversée de la première ligne, où les Indiens furent battus. Le cacique Pinzen, qui avait organisé et dirigé ce coup hardi, faillit avoir le même sort; démonté dans la mêlée, il s’accrocha à la queue d’un cheval et fut entraîné ainsi loin du champ de bataille. ne ailleurs, ce Pinzen aurait été un grand homme, et, au fait, ne l’est-il point parmi les siens? En peu d’années, ce capitanejo obscur, qui disposait à peine de trente lances, a réuni sous ses ordres tous les aventuriers, toutes les têtes brûlées du désert. Il est maintenant le cacique d’une tribu redoutable par le nombre et l’audace des soldats qui la forment, par le bonheur de leur chef. Les Indiens disent qu’il a une étoile, car il s’est déjà formé une légende autour de son nom. Le soulèvement des tribus de Manuel Grande, Coliqueo et Tripaïlao marqua l’apogée de sa grandeur. Réalisé à son instigation, il les plaçait sous sa tutelle. Cela lui fournissait six cents lances de plus et le mettait de pair avec les chefs les plus puissans. Il est fâcheux que l’idée lui soit venue si tard, et dans des circonstances telles qu’il n’a pu depuis rien faire de bon. La période des revers a succédé pour lui sans transition à cette haute fortune; au retour d’une de ses dernières incursions, par suite des habiles dispositions prises par le colonel Villegas, il a été sabré trois fois en quatre jours : en passant la seconde ligne, dix lieues avant de franchir la première et quinze lieues après l’avoir franchie. Il a perdu une partie de ses propres chevaux dans la bagarre. J’ai eu l’occasion de monter à Tronque-Lauquen une fière bête dressée par lui, qu’il avait poignardée, et, chose étrange, mal poignardée, avant de la livrer à l’ennemi. Le délié, l’insaisissable cacique a dû comprendre après cette leçon qu’on lui avait changé sa guerre de frontière, cette guerre qu’il menait d’une façon si brillante. Il luttera jusqu’au bout certainement; mais il est probable qu’il finira mal.

Nous avions été devancés de deux jours par une invasion au départ, et nous avions marché à sa suite, mais beaucoup plus pesamment qu’elle, retrouvant les cendres de ses foyers et les débris de ses repas de jumens. Nous retrouvions aussi parfois, et c’était plus intéressant, des chevaux fatigués qu’elle avait laissés en arrière, et que, déjà reposés, nous joignions aux nôtres. A l’arrivée, nous fûmes sur le point d’être atteints par une autre invasion, qui était entrée par une route différente et qui revenait derrière nous. Au lieu de la voir poindre à l’horizon, — elle nous avait été déjà signalée, — c’est un petit détachement du 7e et un piquet d’Indiens de Guamini qui nous arriva. J’eus plaisir à revoir l’uniforme du 7e et les figures patibulaires des Indiens. On aime toujours à retrouver les gens avec qui on a fait campagne, fùt-on obligé de soumettre à des fumigations, après leur départ, le siège de cuir de bœuf où ils se sont assis. Le commandant Godoy, chef alors par intérim de la frontière ouest, avait envoyé ces forces à notre secours en cas d’alerte; lui-même était sur la trace des envahisseurs : il les atteignit quelques heures plus tard, à 3 lieues de nous. Les Indiens amis qui venaient de nous arriver formaient, avec ceux de Pichi-Huinca, toujours attachés à la division côte sud, les seuls sauvages encore fidèles. Ceux de Guamini ne sont pas plus d’une vingtaine. Leur histoire est assez singulière.

Ils se présentèrent un jour inopinément au fort général Paz; ils avaient résolu, dirent-ils, de vivre et de combattre désormais avec les chrétiens. Leur chef, le capitanejo Maudonao, avait été pendant plus de quinze ans le lieutenant de Pinzen. Sa défection parut suspecte : on l’installa près du fort; mais on le surveilla. Cinq années ont passé depuis lors, cinq années décisives; Maudonao n’a pas bronché. Pinzen, qui le regrette et l’abhorre, n’a pas eu d’adversaire plus déterminé; il connaît à fond sa méthode et devine toutes ses ruses : au combat, c’est un lion. On n’a jamais eu l’explication de la brouille des deux amis et de l’acharnement du capitanejo contre le cacique. Il y a là-dessous quelque histoire ténébreuse. Peut-être y a-t-il tout simplement l’influence du Captif et de Pedro, les deux confidens de Maudonao. Le Captif, — c’est son seul nom, — était encore à la mamelle lorsque les sauvages le prirent. Aussi se vante-t-il d’être un « Indien cru, » un Indien parfait. Il se vante; il est d’une beauté remarquable. C’est le type romain dans toute sa pureté, mais plus élancé et plus nerveux. Sa barbe noire le signale à l’attention au milieu des faces glabres de ses camarades. Pendant l’expédition de Guamini il portait un chapeau à larges bords dont la coiffe était tombée en pièces et avait été remplacée par un morceau de peau d’autruche fixé au moyen de lanières de cuir de cheval; cela lui donnait un air de brigand nullement vulgaire. Vaillant et perspicace, il a de l’influence, et il tient ferme pour l’alliance avec les civilisés, à condition que ceux-ci ne lui imposeront pas leurs coutumes qui lui sont odieuses. Quant à Pedro, décidé aussi à ne pas changer d’existence, il est lié aux chrétiens non-seulement par le sang, mais encore par les souvenirs de ses premières années. C’est un Aragonais qui fut enlevé vers l’âge de douze ans dans une estancia du Rio-Cuarto, sur la lisière de la province de Santa-Fé. Les Indiens, se sachant poursuivis et le trouvant trop âgé déjà pour en tirer jamais un bon sauvage, allaient le tuer "pour s’en défaire. Maudonao en eut pitié et l’acheta à ses bourreaux. Si l’on tient à savoir le prix d’un esclave dans la pampa, il le paya six chevaux sans marque, douze vaches, un bois de lance en roseau, un lazo tressé et une paire d’étriers d’argent. Chacun des objets de cette liste représente de longs pourparlers entre l’acheteur et les vendeurs. Les chevaux et les vaches furent probablement cédés sans difficulté. On venait d’en voler beaucoup, et les soldats allaient peut-être les reprendre. Quand on arriva aux menues valeurs qui formaient l’appoint, on dut marchander avec plus d’âpreté. Il est clair que les étriers d’argent ne furent arrachés qu’à grand’peine et à l’aide de terribles menaces contre le pauvre petit malheureux, qui assistait sans y rien comprendre à la conclusion du marché. Le capitanejo s’y attacha : au lieu de son esclave, il en fit son compagnon, lui apprit à manier un cheval et une lance, et l’emmena dans ses courses. Pedro devint peu à peu le maître de son maître, pour lequel il professe du reste une reconnaissance profonde et un dévoûment absolu. Il a aujourd’hui trente ans, il a oublié son nom de famille; pourtant il parle encore mal l’indien. Il a accompagné une fois Maudonao à Buenos-Ayres : on ne sait lequel des deux y a langui le plus; s’ils n’avaient pas été ensemble, ils tombaient malades. Je les rencontrai à cette époque dans les bureaux du ministère de la guerre, mornes comme des loups en cage; quand ils me virent et que je leur parlai de Guamini, leur regard s’éclaira, on y lisait d’une façon touchante la nostalgie de la vie sauvage.

Elle doit avoir des charmes, cette vie libre et violente. Ce ne sont pas seulement des enfans élevés dans les privations qui s’y attachent au point de ne pouvoir plus l’abandonner; des hommes faits qui en ont goûté ne veulent pas en connaître d’autre. Il s’agit ici de hardis compagnons, impatiens de tout lien, amoureux du grand air et de la belle étoile : toute société possède de ces enfans perdus. Le cacique des Indiens rauqueles, qui par parenthèse se tient depuis longtemps fort tranquille, a pour secrétaire un docteur en droit de Santiago, issu d’une famille honorable du Chili. Ses dépêches, dont la forme paraît gauche, car il met une certaine malice à envelopper sa pensée des interminables circonvolutions indiennes, mériteraient pour le fond de sortir d’une chancellerie plus sérieuse. Trois vieux amis de Catriel, du temps où il vivait parmi les Argentins, trois frères possédant aux environs de l’Azul des terres, des brebis, de l’argent, n’ont pu résister à la tentation d’aller partager les aventures de leur ancien compagnon d’ivrognerie et de chasse. Ils ont un beau jour planté là leurs moutons, amené leurs meilleurs chevaux, et ont franchi la frontière à travers mille dangers pour gagner le désert. Ce ne sont pas les seuls chrétiens qui aient pris depuis quelque temps la même route : depuis que la translation de la ligne de frontière a placé les campemens à moitié chemin entre les toldos et les premières estancias, les déserteurs trouvent plus simple de passer aux Indiens que de se replier vers l’intérieur. Ils n’ont pas de préjugés, et l’important pour eux est d’arriver quelque part. Ils sont plus sûrs d’arriver en poussant en avant qu’en retournant en arrière. Ils n’ont pas de patrouilles à redouter, ils ne risquent pas de fatiguer leur cheval en faisant de grands détours pour les éviter ou en détalant devant elles. Si le cheval s’épuise, l’homme est perdu. Nous avons trouvé dans notre marche les corps de trois déserteurs morts de faim en route. Je les fis ensevelir; mais il manquait toujours quelque morceau : les jaguars avaient passé par là. Bien qu’il faille avoir l’esprit fait d’une certaine façon pour aimer mieux être un sauvage qu’un soldat, quand la fièvre de la désertion s’est emparée d’un homme, il va du côté où la fuite est plus commode. Les Indiens ont compris combien de pareilles recrues peuvent leur servir. Ils les reçoivent à bras ouverts. Ils se cotisent pour leur faire une tropilla de chevaux, leur fournissent quelques cuirs de bœuf pour se dresser un logis. Ils savent parfaitement, et en cela ils sont mieux inspirés que les chrétiens, que les liens de famille sont le vrai moyen de les fixer parmi eux; aussi leur infligent-ils à l’instant de brillans mariages. Quand ils leur ont donné deux ou trois femmes, il leur semble qu’ils ne s’en iront plus. Cela fait honneur aux qualités morales des femmes indiennes, et tendrait à indiquer qu’il ne faut pas les juger sur l’apparence. Si le soldat est parti avec ses armes, voilà une carabine et un instructeur dont s’est enrichie la tribu. Heureusement les cartouches du fusil Remington sont difficiles à remplacer. Déjà le prix courant de chacune d’elles est une jument. Heureusement aussi les Indiens perdent plus de monde qu’ils n’en gagnent par la désertion depuis que la faim se fait sentir parmi eux. En même temps la délivrance de leurs captifs, qui était une exception, est devenue chose fréquente. Quand un prisonnier réussit à s’emparer de deux bons chevaux et à saisir un moment favorable, il est presque sûr aujourd’hui de parvenir jusqu’aux avant-postes chrétiens; c’est un galop d’un jour et d’une nuit, s’il ne s’égare point en route. On a vu des captives arriver à pied à Carhué : elles avaient mis douze jours à venir de Salinas. Étant données les conditions dans lesquelles elles ont accompli la traversée, leur salut est presque un miracle; c’est du moins un mi- racle peu rassurant pour les habitans des toldos. Un bataillon ferait aisément ce qu’ont exécuté deux femmes, et les sauvages pourraient bien, au retour d’une invasion, trouver leurs foyers et leurs familles au pouvoir d’un corps d’armée. Il n’y a pas d’indiscrétion à le révéler, ils ne liront pas ces lignes, on songe sérieusement à leur ménager cette surprise.


II.

Le premier campement de mes terrassiers italiens fut installé dans un site fertile et charmant, à cinq lieues au nord de Guamini, au milieu de douze petits lacs entourés de collines sablonneuses, mais couvertes de végétation. Ce terrain avait été occupé, il y a une trentaine d’années, par une tribu connue sous le nom d’un Français qui a joué au commencement du siècle un rôle important dans l’histoire argentine, le général Rondeau. Elle est aujourd’hui réduite à trois ou quatre membres qui se sont habitués à porter comme nom de famille l’ancien nom européen de la tribu. Il est vrai que ce nom prononcé à l’espagnole, Rondéaou, a un air tout à fait indigène. Ils sont aux trois quarts civilisés, et habitent un village de l’intérieur dans les loisirs que leur laisse le service de la garde nationale. Ces loisirs sont rares : devenus gauchos et restés Indiens, interprètes très sûrs, courriers infatigables, espions pleins de flair, ils sont précieux pour les chefs de frontière, qui ne les lâchent pas facilement lorsqu’ils les tiennent. Le domaine de leurs ancêtres, comme toutes les terres qu’a fumées le séjour des Indiens, présentait une végétation admirable; notre troupeau s’y trouvait à souhait. Pendant qu’on couvrait d’un retranchement d’abord les enceintes destinées à enfermer les animaux, puis les cahutes de gazon qui contenaient les vivres, enfin nos propres logemens, les études sur le terrain commencèrent. Deux jours après notre arrivée, le terrassement était en train. Quand vinrent les gardes nationaux, le tracé était assez avancé pour pouvoir mettre 800 hommes en chantier. Ce tracé n’était pas une petite affaire. C’était la limite visible entre la civilisation et la barbarie que j’avais à creuser dans le sol. Cette mission, qui ne laissait pas de flatter mon amour-propre, m’a fait fatiguer bien des chevaux. Elle me forçait à étudier par le menu des surfaces immenses avant de jalonner la ligne sur laquelle s’échelonnaient les travailleurs : il fallait raccourcir le front de défense, coûteux à établir; il fallait aussi éviter les dunes de sable, où la tranchée aurait été peu durable, et enserrer les principaux lacs, base de toute la stratégie indienne. Cette double obligation, en même temps que des momens de mauvaise humeur, m’a valu des heures charmantes. Je n’oublierai jamais l’aspect recueilli de lagunas situées à deux ou trois lieues à l’avant-garde, dans cette zone neutre dont le virginité est préservée par les compétitions même des prétendans, et où les chasseurs des deux partis évitent de se hasarder. Les animaux y étaient ignorans de l’homme et de ses artifices. J’avais grand soin de laisser mon escorte à distance et d’avancer seul et lentement, comme un parlementaire. Les chevreuils s’en allaient au petit trot à mon approche, et s’arrêtaient, curieux, à portée de pistolet. Les lièvres de Patagonie continuaient à jouer sur la plage et faisaient avec une grâce naïve leurs petits bonds de kangourou. Les flamands roses, les cygnes blancs à col noir, les sarcelles, ne prenaient pas même garde à moi. Les Indiens ni les Argentins ne les tracassent ; ils ne font cas que de la chasse à courre. J’étais habitué à cette sécurité, dont je n’ai abusé que rarement. Quel bouillon ou quel ragoût vaut l’aspect d’un oiseau confiant qui vous admet au spectacle de ses occupations intimes? Pourtant, quand apparaissait sur la surface de la prairie une autruche mâle promenant ses petits, — on sait que parmi les autruches c’est le mâle qui fait les fonctions de couveur et qui se charge de l’éducation des jeunes, — il était impossible de contenir l’ardeur des soldats et la mienne. L’autruche est un oiseau bête, incapable d’inspirer de l’intérêt même au naturaliste le plus sensible. On se lançait à fond de train en formant le demi-cercle. Le mâle s’échappait presque toujours laissant en notre pouvoir sa progéniture. On la dévorait quand c’était jour de famine, et on avait soin de mettre l’estomac à part afin de recueillir la pepsine qu’il contient. L’estomac de l’autruche est célèbre par son incroyable force de digestion. L’abondance de pepsine à laquelle il doit cette faculté a créé parmi les Indiens une fraude de commerce singulière : ils la font sécher, et la vendent à la lettre au poids de l’or; on s’en sert pour refaire les estomacs délabrés. Le plus souvent nos prises venaient, après avoir été bien secouées à l’arçon de la selle, enrichir ma ménagerie. J’ai eu ainsi une belle autruche blanche que les Indiens m’auraient probablement payée cher, ne fut-ce que pour ne pas la laisser au pouvoir d’un chrétien. Les autruches qui naissent blanches, comme les taureaux tigrés d’une certaine façon, sont pour eux des animaux sacrés. Des Parisiens que j’avais avec moi, plus irrespectueux, l’avaient simplement appelée l’Anglaise, à cause de sa couleur laiteuse, disaient les plus polis, à cause de son long cou et de sa vilaine démarche, insinuaient les autres. Je l’aurais probablement encore, si en flânant du côté de la forge elle n’avait avalé un morceau de fer rouge tellement gros qu’il resta soudé au gosier. Elle n’en mourut point; mais elle ne pouvait supporter un voyage que j’eus à faire vers ce temps-là. Je la laissai dans un campement.

Ces courses à toute bride à la poursuite d’un chevreuil ou d’une autruche, ces galops forcenés à travers les hautes herbes, sur un terrain inégal et miné par toute sorte de rongeurs, sont un des plaisirs les plus vifs et les plus périlleux que l’on puisse imaginer. Il n’est, dit-on, bon cheval qui ne bronche, et cheval qui bronche en pareil cas s’abat d’une rude façon. Les Indiens, qui restent accrochés à leur monture comme des singes, sont heureux quand ils en sont quittes pour un membre cassé, que les rebouteurs de la tribu leur raccommoderont fort adroitement : ils ont tant d’occasions de s’exercer la main! Le gaucho est plus malin : quand le cheval s’abat, il ouvre les jambes et est lancé en avant; il s’arrange de manière à tomber sur les pieds et à ne pas lâcher la longe qui pend toujours au licol en prévision de ces accidens. C’est une des supériorités du cavalier argentin de savoir se laisser désarçonner à propos. Il est très solide en selle; mais, quand il se sent ébranlé, il n’y met pas de façons. On le voit décrire une parabole savante et se camper debout à côté de la bête, la tenant ferme pour l’empêcher de s’enfuir. L’essentiel pour lui, c’est de ne pas rester démonté en pleine solitude.

Une nuit, au retour d’une longue excursion, on atteignit un fortin vers neuf heures du soir. On était passé du galop au trot et du trot au pas avant d’y parvenir. Ce retard lassait la patience autant qu’il révoltait l’estomac. L’officier, ravi de la distraction que nous lui apportions, tout en faisant avec empressement les honneurs de sa résidence, glissa dès les premiers complimens cette réflexion inquiétante : — Vous tombez mal, les rations arriveront demain. J’ai en réserve par bonheur un cuisseau de lion et un aileron d’autruche. — C’était au moins un souper pittoresque. La première fois que j’ai attaqué un cuisseau de puma, j’avais un appétit à dévorer des pierres. Il faut pourtant déclarer que c’est une viande blanche et fade, plus insipide que le lapin. Il est à croire que le lion d’Afrique n’a pas le goût vulgaire de ce qu’on appelle un lion dans l’Amérique du sud. Quant à l’autruche, lorsqu’elle est jeune et grasse, certains morceaux passent chez les Indiens pour savoureux; mais les préférences culinaires de ces mangeurs de jumens ne doivent pas faire autorité. Elle a une odeur d’huile rance et un fumet sauvage qui ne sont pas dépourvus d’originalité et qui rappellent la cuisine des fondas espagnoles. Cette saveur s’allie assez bien à l’âcreté du piment rouge qui, moulé avec du sel en petites tablettes, est le condiment favori des gourmets de la pampa. On s’y fait; mais, si on rencontrait cela plus tard sur une table, dans une salle à manger, on reculerait d’épouvante.

De nouveaux travailleurs vinrent bientôt renforcer ceux qui étaient à la besogne. Des entreprises particulières obtinrent l’adjudication des sections extrêmes du fossé, de Trenque-Lauquen à Witta-Lô au nord, de Puan à la mer au midi. Chacune d’elles emploie 300 ouvriers. Elles les ont trouvés sans peine. Le désert, mieux connu, inspire maintenant plus de curiosité que de terreur; il est même devenu à la mode. Leurs équipes présentent toutefois une grande bigarrure de professions et de nationalités. A côté d’un terrassier authentique apparaît un bachelier ès-lettres, qui ne brille guère auprès de ses solides camarades, ou un capitaine au long cours que l’ivrognerie a réduit à des travaux manuels aux confins du monde habité. On trouverait dans le nombre, en cherchant bien, quelque gaillard ayant sur la conscience une boutonnière ouverte dans la peau du prochain, et qui déroute par cette excursion lointaine les curiosités de la police. Tout cela est plus docile qu’on ne croirait, tout cela bêche et pioche avec ardeur. Chacun a son revolver à la ceinture, et quand on se met au travail les fusils sont formés en faisceaux sur le front de bandière. Les revolvers ont été achetés en prévision des discordes intestines, les fusils sont destinés à repousser les attaques de l’extérieur. On ne s’est servi jusqu’à présent ni des uns ni des autres; la paix a régné parmi les travailleurs de la tranchée, à part quelques horions sans importance. Les Indiens ne sont pas venus se frotter à eux : ils ont eu raison; ils n’ont là que du plomb à gagner. Les divers tronçons de la longue barrière qu’on veut leur opposer se rapprochent rapidement les uns des autres; avant peu, elle ne présentera plus de solution de continuité. On a été un moment à court d’argent, on en a maintenant plus qu’il n’en faut, toujours grâce au gouvernement de la province, qui, fort intelligemment, ne se lasse pas, afin de rendre pratique et définitive l’annexion de cette large bande de prairie, d’escompter les bénéfices que lui rapportera la vente des terres publiques qu’elle renferme. La frontière sera dorénavant à peu près infranchissable, pourvu que la politique ne s’en mêle pas et n’oblige pas les troupes qui la gardent à venir résoudre à l’intérieur d’irritans problèmes par la force des baïonnettes.

Ce n’est pas à dire qu’il faille se reposer sur le fossé du soin d’acrêter les envahisseurs et que les garnisons n’aient plus qu’à dormir sur les deux oreilles. Ce retranchement gêne terriblement les Indiens sans doute, il a pourtant un défaut : il est très étendu pour les forces assez réduites qui sont chargées de le surveiller et de le maintenir en bon état. Il faut prévoir le cas où les sauvages parviendront soit à y ouvrir une brèche, soit à profiter des dégradations que le mauvais temps lui aurait fait subir et qui n’auraient pas été réparées à temps. La faim venant en aide à leur esprit naturellement inventif, on doit s’attendre à leur voir exécuter de véritables prodiges pour le franchir. Une grande invasion n’y réussira pas : avant qu’elle ait ouvert une porte suffisante, elle aura toute une division sur les bras. De petits détachemens pourraient bien se faufiler de temps à autre dans l’intérieur. Le cas ne sera pas fréquent, les officiers de frontière mettent beaucoup d’émulation à ne pas se laisser prendre en défaut par les ruses incessantes de l’ennemi. Ces tentatives d’ailleurs rapporteront peu de profit à ceux qui les exécuteront. Si l’entrée est malaisée, la sortie avec le butin est impossible. Néanmoins quelques coups de main de ce genre, pour triste qu’en soit l’issue, retarderaient aussi bien que si le résultat arait été heureux le progrès des vastes contrées que le but est de peupler et non de posséder théoriquement. Enfin, si la frontière est mieux gardée, elle coûte aussi cher qu’auparavant au gouvernement national, elle lui coûte même plus cher. Pour tirer parti des dépenses et des travaux que l’on vient d’y faire, il est nécessaire de brusquer le dénoûment de cette guerre indienne, aussi pénible qu’onéreuse. Il est nécessaire de pousser les choses à bout, d’obliger les sauvages à se soumettre sans conditions ou à émigrer en masse au-delà du Rio-Negro; pour cela, il reste à aller les attaquer chez eux. L’élément principal de cette guerre c’est le cheval de cavalerie : il est encore à créer dans l’armée argentine.

Lorsque, suivi du premier contingent de travailleurs, j’abordai la frontière après quatre mois d’absence, je fus frappé des heureux changemens survenus dans l’aspect de la caballada. Les chevaux vigoureux et bien portans abondaient, j’eus bientôt l’explication de ce phénomène : c’étaient des chevaux pris à l’ennemi. Les Indiens avaient beaucoup envahi depuis quelque temps, et toujours d’une façon malheureuse. Étrillés régulièrement au retour, il leur avait été impossible de faire franchir la première ligne à une partie de leurs propres bêtes. Ils en avaient tant perdu, qu’il s’était souvent déroulé, à portée de la vue, sinon des balles des troupes lancées à leur poursuite, de petits drames assez saisissans. Des fuyards se disputaient à coups de couteau un cheval frais pour prendre le large. Ce n’était plus le temps où leurs tropillas nombreuses leur permettaient de sauter d’un animal à l’autre sans jamais en surmener aucun.

Cette circonstance, qui s’était reproduite dans toutes les frontières, mais sur laquelle, pour une remonte régulière, il serait présomptueux de compter, avait permis d’améliorer l’organisation de la cavalerie. On avait d’abord mis à part des « chevaux de réserve, » qui ne devaient donner que dans les occasions importantes. On avait fait mieux : on avait remis à chaque soldat un cheval dont il était dispensé de se servir pour les corvées ordinaires et qu’il pouvait soigner à sa guise. On appelait ces chevaux les « chevaux d’oreille, » parce qu’ils avaient les deux oreilles intactes. Enfans gâtés des campemens et des fortins, ils tranchaient par leur bonne mine sur les infortunés « chevaux de marche, » aussi martyrisés que d’habitude. Ce n’était là qu’un progrès partiel et précaire. Cette distribution avait été faite à la manière argentine, c’est-à-dire mal : l’arbitraire s’y mêlait à la libéralité. Elle était révocable, les soldats le savaient, et comme ces chevaux avaient une marque indienne, ce qui revenait au même que de n’en avoir pas du tout, puisque nul propriétaire de l’intérieur ne pouvait les réclamer, ils avaient une valeur commerciale. Leurs maîtres de hasard, au lieu de les garder, aimaient mieux, comme ils disaient, les perdre : les perdre, c’était les vendre; ils les offraient à vil prix à tout acheteur qui était en mesure de les emmener au loin. Les débitans d’alcool installés dans les campemens ne manquaient pas de profiter de l’aubaine. On dépensait beaucoup de surveillance inutile et tracassière afin de diminuer cet abus, auquel il aurait été plus simple de couper court par un bon règlement et une marque spéciale.

Le but à atteindre est que chaque soldat ait son cheval par suite, non d’une gracieuseté temporaire, mais d’un droit définitif, entraînant des devoirs, et amenant peu à peu entre l’homme et la bête des liens d’affection réciproque. Il est impossible de courir longtemps les chemins sur un animal sans s’éprendre pour lui d’une vive affection, eût-il d’ailleurs tous les défauts du monde. Cela est vrai même parmi les Argentins, qui sont les plus grands bourreaux de chevaux que l’on connaisse, précisément parce qu’ils en changent à tout bout de champ. Le cheval, de son côté, connaît celui qui le monte mieux encore que celui qui le soigne. L’homme qui le panse est son serviteur, celui qui lui fait sentir la bride et l’éperon est son maître; il saisit parfaitement cette nuance. Quand il s’agit d’un soldat, qui remplit à la fois les deux offices, il s’établit des affinités encore plus étroites. Tout cavalier sait que l’on fait sur son cheval préféré ce qu’on ne ferait pas sur une bête inconnue, et qu’on en obtient ce qu’un autre ne pourrait lui demander. Il est clair aussi que, pour faire une campagne, si rude soit-elle, il vaut mieux avoir à sa disposition un bon cheval éprouvé que plusieurs rosses de rechange. Si dans l’armée argentine on a prodigué les rosses, ce n’est pas pour rendre les colonnes plus légères, c’est pour ne pas se mettre en frais de bonne organisation et de soins minutieux afin d’avoir et d’entretenir de bons chevaux.

Le moment est venu de renoncer à ces habitudes : d’abord le prix des chevaux augmente sans cesse; il augmentera bien davantage si l’exportation de ces animaux, déjà essayée avec succès, se propage, et si les formes peu gracieuses, mais faciles à améliorer, des races de la Plata, ne font pas méconnaître en Europe leurs solides qualités. Il ne sera bientôt plus possible de ruiner sans merci tant de pauvres bêtes et de les remplacer à courts intervalles à raison de deux ou trois par homme. Ensuite la guerre indienne, pour ne parler que de celle-là, même cette guerre contre des sauvages, continuera à se faire mal avec des troupes mal montées, et elle est arrivée à un point où il est indispensable de la faire bien. Il n’y a donc pas à dire : il faut mettre à cet égard l’armée régulière argentine sur le pied de toutes les armées régulières de l’univers, si étrange, si paradoxal que cela puisse paraître aux vieux routiers dont les épaulettes et les mœurs équestres datent du bon temps des patriadas. Ils se refusent à croire à la disette des chevaux, parce qu’ils ont pour s’en procurer des procédés non prévus au budget. Il faut donner aux animaux une ration constante et des soins incessans, ne les laisser en liberté que le temps nécessaire pour se vautrer et folâtrer. Qu’ils tondent la prairie par manière de rafraîchissement et de distraction ; mais qu’on cesse de compter sur l’herbe verte pour les rendre vigoureux. Il n’y a pas à leur bâtir des écuries, puisqu’on a la bonne fortune d’avoir affaire à des bêtes pour qui cette délicatesse est inconnue. Respectons en cela, mais en cela seulement, les routinières alarmes de quelques officiers, qui pensent, — ce ne sont pas ceux de la nouvelle génération naturellement, — que l’étrille et le maïs[3] effémineraient leurs montures, et leur donneraient des exigences malséantes dans un cheval de guerre.

Cette réforme, que l’on prépare de loin avec une sollicitude attentive, a besoin d’être menée habilement et patiemment pour réussir. Le corral et la promiscuité des chevaux sont pour le soldat une institution antique et respectable ; il aura du mal à s’habituer à l’ordre et à la règle. C’est à ces projets que répondait l’établissement d’une ferme dans les quatre campemens principaux. Je leur envoyai, dès les premiers jours de mon installation, des bœufs de travail, des semences, des instrumens de labourage. Dans chacune de ces fermes, la première année on a semé 80 hectares de luzerne et de maïs. On a pensé aux hommes en même temps qu’aux bêtes, on a établi pour eux de grandes cultures maraîchères, afin de mêler des légumes à l’éternelle viande rôtie de leur ordinaire. Pour faire aussi bien dans une saison déjà avancée, il a fallu que tout le monde, les autorités militaires comme la commission, s’armât d’une bonne volonté décidée. Les résultats n’ont pas répondu à l’effort ; des pluies torrentielles ont compromis les récoltes. On s’y remet maintenant avec courage. Les chefs de frontière ne veulent pas en avoir le démenti. Ils se sont vraiment mis en quatre depuis un an : ils ont été briquetiers, maçons, architectes, jardiniers. En même temps qu’ils se battaient, ils s’improvisaient en plein désert de vastes établissemens. Quant au labourage, c’est leur plus cher souci. Ce n’est pas à eux qu’il faut apprendre ce que peut un cheval soutenu par une nourriture énergique, et il y a entre eux une espèce de gageure à qui mènera le premier, au galop de chasse, une expédition aux toldos qui sont en face de son campement. L’un s’est adjugé Pinzen, l’autre Namuncurá, un troisième Catriel. C’est leur propriété, ils ne veulent pas qu’on la leur prenne, et c’est à qui gagnera l’avance sur son voisin pour être prêt à aller mettre la main sur un cacique. On peut, jusqu’à nouvel ordre, compter sur leur zèle pour mener avec entrain ces travaux de culture, qui n’ont de militaire que le but.

Il ne faut pas se dissimuler pourtant que tout ce beau feu ne tiendrait pas devant une série de mécomptes, et il serait extraordinaire qu’il n’en survînt pas quelques-uns dans un essai de ce genre. Il ne s’agit de rien moins que de dompter une terre vierge, infestée d’animaux nuisibles, exposée assez souvent aux ravages des sauterelles, dans un climat bénin, mais fort capricieux. La patience, une ténacité robuste, une certaine philosophique lenteur d’idées et de mouvemens, sont l’apanage des agriculteurs et les aident à supporter bien des épreuves. Ces qualités-là ne courent guère les casernes. Il n’est pas à croire, il n’est peut-être pas à désirer que les soldats de frontière modifient leur tempérament pour se faire laboureurs de cœur et d’âme. Les commandans, durant leur période d’apprentissage, ont eu derrière eux, non pour les pousser, c’était inutile, mais pour les aider de conseils, d’envois incessans, pour choisir les semences, pour remplacer les animaux hors de service et les outils cassés, la commission de frontière, dont les membres sont là parfaitement à leur aise et dans leur spécialité. Ils n’auront pas toujours pareil auxiliaire : la commission se dissoudra après avoir accompli sa tâche, qui est de finir les travaux et d’installer les principaux services; elle cessera de veiller sur les fermes juste au moment où l’enthousiasme de la première heure commencera à se refroidir. Il ne faut pas faire trop de fonds sur l’enthousiasme pour créer un régime normal et soutenu. Cette expérience de fermes militaires ne donnera pas selon toute apparence la solution définitive de la question ; elle aura du moins beaucoup contribué à l’avancer. Pour la tenter, il fallait avoir la foi, et où l’aurait-on trouvée, si on ne s’était pas adressé à l’armée ? Cet essai a démontré la possibilité de la culture dans des contrées dont le seul nom était un épouvantail ; il a permis de déterminer les conditions pratiques dans lesquelles on devait la conduire sur une vaste échelle. Il fallait ouvrir la voie aux véritables laboureurs ; on a pris pour cela un moyen héroïque, on a fait marcher le sabre au flanc derrière les charrues des laboureurs en uniforme. Soit qu’il s’établisse le long de la frontière des colonies agricoles, dont les premières récoltes trouveraient dans les campemens un débouché, soit que la fourniture des rations pour les chevaux, comme celle des vivres pour la troupe, soit concédée à quelque compagnie qui entreprenne sur les lieux mêmes, avec de puissans moyens de travail, les défrichemens nécessaires, tous les développemens de l’agriculture dans ces parages sont contenus en germe dans ces premiers sillons creusés à l’heure qu’il est manu militari. Incidemment la frontière pourrait bien y gagner trois cent mille arbres. On est en train de les planter.

Ces colonies agricoles, dont le nom devait venir dans cette étude, car il est impossible de parler frontières sans envisager les problèmes de la colonisation, — ces colonies agricoles ferment une des perspectives les plus riantes que l’imagination puisse s’amuser à concevoir sur l’avenir de ces fertiles contrées. Malheureusement c’est une perspective lointaine. À première vue, l’installation en paraît simple : quand il y a de la terre à profusion, il semble impossible qu’elle ne récompense pas amplement les efforts de ceux qui voudront la cultiver ; en réalité, la création artificielle de villages d’agriculteurs présente des difficultés très graves. Les provinces d’Entre-Rios et de Santa-Fé, où depuis vingt ans on a fait de grands sacrifices pour mettre les colonies sur un bon pied, les voient à peine aujourd’hui surmonter les crises du début et entrer dans une période prospère. Elles étaient pourtant situées sur des fleuves, sur « de grands chemins qui marchent, » et pouvaient à peu de frais envoyer au loin leurs produits. Dans la province de Buenos-Ayres, il s’est fait seulement deux ou trois entreprises de ce genre, et elles ont été essayées sur l’ancienne ligne de frontière, loin des chemins de fer et des voies navigables : aucune n’a eu un succès franc, elles vivotent. On préfère l’élevage en grand ; s’il exige de fortes avances et de vastes surfaces, il donne plus de profit et moins de peine. C’est la terre et le capital qui travaillent. Les lois qui régissaient la vente des terres publiques semblaient avoir été rédigées tout exprès pour favoriser cette tendance ; elles avaient pour résultat de les concentrer en quelques mains. Les domaines directement achetés au gouvernement provincial avaient rarement moins de dix lieues carrées et dépassaient parfois cinquante. On se gardait bien de les défricher; des millions n’y auraient pas suffi. Le propriétaire y envoyait quelques milliers de vaches, une espèce de gérant et une demi-douzaine de gauchos, puis il n’y pensait plus. Les vaches, quand les indiens ne les volaient pas, lui rapportaient 25 pour 100; la terre, payable en dix annuités, avait doublé de valeur longtemps avant d’être payée. Les sauvages pouvaient enlever une fois ou deux les troupeaux et même leurs gardiens, pourvu qu’on eût de quoi les remplacer, la spéculation laissait encore de la marge : après plus ou moins de retards, elle finissait régulièrement par devenir excellente, — c’est de là que sont sorties toutes les grosses fortunes de la province; — seulement elle était à la portée du petit nombre. La nouvelle loi s’est inspirée de la législation nord-américaine, qui a pour but de diviser le soi en parcelles plus modestes : elle a fixé à 5,400 hectares la plus grande surface qu’il soit permis d’acheter à l’état, et le prix de l’hectare est d’autant plus réduit que le domaine est moins étendu; il est de 4 francs pour les lots inférieurs à 1,400 hectares, de 5 francs pour les lots qui contiennent de l,400 à 2,700 hectares, et de 6 francs depuis cette dernière contenance jusqu’à la limite maximum. Les paiemens se font un sixième au comptant, le reste en cinq annuités légales. Ce sont les progrès de l’agriculture et de l’élevage des petits troupeaux qu’on a eus en vue en édictant cette loi; elle aura un autre effet, c’est d’émanciper le gaucho et le colon de l’écrasante tutelle du grand propriétaire. En ce sens, elle est le point de départ d’une lente, mais décisive révolution sociale : aussi le ministre qui l’a rédigée, M. Rufino Varela, a-t-il eu du mal à la faire passer. Pour nous en tenir à la frontière, cette loi lui est très favorable. La grande propriété, si elle s’y installait, substituerait à des déserts parcourus par les chevreuils des déserts parcourus par des chevaux et des vaches, avec quelques huttes de boue de distance en distance. Cela ferait tout à fait l’affaire des Indiens. Ce serait de nouveau mettre à leur portée le butin que l’avancement de la ligne a eu pour objet de soustraire à leurs atteintes. Ce qu’on appelle dans la Plata la propriété moyenne, des Indiens d’une demi-lieue carrée affectés à l’élevage des brebis, offrirait déjà des conditions de sécurité plus satisfaisantes. Le but serait complètement atteint, si l’on parvenait à implanter si loin la petite propriété, des fermes de 500 hectares exploitées moitié en cultures, moitié en pâturages. Seulement pourra-t-on y parvenir?

On ne le pourra qu’à une condition, neutraliser par le bas prix des transports les fâcheux effets de la distance qui séparera le producteur de frontière des marchés de consommation. Il aurait sans doute un marché sous la main, la frontière même; mais c’est un débouché restreint : 5,000 hommes et deux fois autant de chevaux répartis sur une centaine de lieues. Si les fermes se multipliaient, elles seraient bientôt encombrées de denrées et réduites à laisser pourrir les récoltes sur pied, faute de trouver à qui les vendre : les transporter jusqu’aux villes de l’intérieur dans les véhicules primitifs qui ont été décrits plus haut, il n’y faut point songer; le charroi jusqu’à la première gare coûterait quelque chose comme 80 fr. la tonne. Le problème est malaisé, il n’est pas absolument insoluble. La frontière s’appuie d’un côté à la mer; elle vient aboutir à un fort mauvais port, Bahia-Blanca, qu’on peut sans grande dépense rendre passable. Ce sera fait avant peu. Toute idée de colonisation à part, ce port, à peu près abandonné depuis 1827, date de la fondation du village, a pris de l’importance par suite de l’occupation de la nouvelle ligne; c’est une voie économique et commode pour la ravitailler. Quand on l’aura amélioré, voilà, dans une dizaine de lieues de rayon, une section de frontière qu’il sera possible de cultiver. Aussi les arpenteurs sont-ils à la besogne pour en faire la division en lots et le bornage. Une section, et la plus petite, ce n’est guère. Les autres se trouvent situées en face des têtes de ligne de deux chemins de fer, celui du sud, appartenant à une compagnie anglaise, celui de l’ouest, propriété du gouvernement de la province. Vaut-il la peine de les prolonger jusqu’aux nouveaux campemens? La compagnie du sud ferait sans doute, en se lançant dans cette opération, une mauvaise affaire. On lui céderait avec plaisir de chaque côté de la voie une bande d’une lieue de largeur en compensation de ses sacrifices. Cette compensation ne représenterait pour elle qu’un bénéfice problématique et lointain. Les dépenses d’établissement et d’installation seraient des charges immédiates. Pousser résolument le railway à travers les solitudes est une hardiesse nord-américaine qui n’a pas eu toujours une prompte récompense. Une compagnie particulière, si elle est prudente, désirera voir des colonies déjà établies et des marchandises toutes prêtes avant de s’occuper de les transporter. Les colons, de leur côté, si le chemin de fer reste à l’état de vague espérance, ne solliciteront pas de concessions. C’est un cercle vicieux autour duquel on risque de tourner longtemps.

Pour le chemin de fer de l’ouest, dont la construction, d’après la configuration du terrain, serait plus facile, la question change de face. Le gouvernement de la province est propriétaire à la fois de la voie ferrée et des plaines qu’elle traverse. Ce n’est pas sur la vente d’un ruban de deux lieues de large, c’est sur celle de milliers de lieues carrées qu’il doit compter pour rentrer dans ses déboursés. De plus, ces terres non-seulement ne lui rapporteront une rente, mais surtout ne représenteront pour la province une richesse que le jour où il les aura aliénées. Sa situation n’est pas celle d’une compagnie, moins encore celle d’un vendeur de terrains à l’encan; son rôle n’est pas de gagner de l’argent, c’est d’en dépenser dans l’intérêt commun. Fonctionnaires nommés par le gouverneur et appelés assez souvent à lui succéder, les directeurs du chemin de fer de l’ouest l’ont toujours administré de la manière la plus libérale; ses tarifs sont moins élevés de moitié que ceux des autres lignes : aussi, et c’est un détail statistique bon à relever en passant, lui confie-t-on deux fois plus de marchandises qu’à ses rivaux. Il est devenu très prospère sans l’avoir cherché et en ne se préoccupant que de développer la prospérité des campagnes qu’il dessert. La commission directrice du chemin de fer n’a pas laissé échapper cette occasion de faire preuve une fois de plus de générosité intelligente. La nouvelle frontière n’était pas encore installée que déjà elle songeait à la relier à la métropole par des communications à vapeur; le devis est fait. Les chemins de fer se construisent économiquement dans un pays où la nature a supprimé les montagnes, où les ingénieurs ont supprimé les barrières et les passages à niveau. On établirait un chemin à une voie jusqu’à Carhué pour 12 millions de francs : ce n’est pas un bien gros chiffre, et il est arrivé parfois au gouvernement provincial de faire de plus mauvais placemens; encore faut-il savoir où les prendre. D’un côté la situation financière du gouvernement national, qui réagit sur le crédit même de la riche province de Buenos-Ayres, de l’autre l’état présent des grands marchés de capitaux où le Nouveau-Monde a l’habitude de puiser l’argent nécessaire à la création de son outillage industriel, n’engagent pas précisément à mettre sur l’heure l’affaire en train. Les chambres ont demandé à réfléchir.

Il y a un autre moyen de diminuer le prix des transports, un moyen qui suppléerait presque à l’établissement d’une voie ferrée, et qui, si celle-ci se construit, en doublerait les avantages : c’est de créer sur place quelques industries qui permettent de faire une première élaboration des produits, de les réduire à leur plus simple expression. Quand on essaie de se rendre compte des frets inutiles que paie le cultivateur argentin, on est frappé de ce que lui coûte la prétendue économie de son installation. La laine qu’il exporte contient, pour 30 de matière utile, 70 pour 100 d’impuretés diverses, dont il débourse innocemment le transport à travers les plaines peu commodes de la Plata et jusqu’en Europe. Il serait aisé d’enlever au moins le plus gros et de réduire les frais du voyage de moitié, de plus de moitié si on expédiait les laines lavées en ballots comprimés et d’un facile arrimage dans les wagons et dans les cales de navires. La laine a des chances pour être la production favorite des colons du désert, qui ont des chances pour ne pas être des colons de première qualité. L’élevage des brebis, s’il fait passer quelques nuits blanches à la pluie et auvent, laisse en somme beaucoup de loisirs; parmi les émigrans qui se rendront à la frontière, il y aura beaucoup de déclassés plus enclins à contempler les étoiles qu’à arroser la terre de leurs sueurs. Il y aura cependant de vrais agriculteurs dans le nombre, il faut l’espérer. On peut dire pour leurs récoltes ce qui vient d’être dit pour la laine; il faudra en réduire le volume et en augmenter la valeur pour les vendre avec avantage. Le maïs par exemple est une plante essentiellement argentine. Ces grandes plaines semblent faites pour lui; il y donne des résultats surprenans. Si l’on essaie de l’expédier eu nature, le voyage vaut plus cher que la marchandise; transformé en alcool, il peut supporter les frais d’une longue route, et ce n’est pas une grosse affaire, ni qui demande un matériel bien compliqué, que la transformation du maïs en alcool. Le combustible est tout trouvé, on le retire en plaquettes du corral des brebis. Une fois séché, il a une odeur ammoniacale fort déplaisante; mais, comme production de chaleur, il vaut presque la houille. La culture de graines oléagineuses et de certaines plantes textiles pourrait donner lieu de même à l’établissement d’usines eu miniature, qui seraient le complément de l’agriculture et lui donneraient tout son essor. C’est la création de ces industries rudimentaires que l’on doit surtout encourager. Par une heureuse fortune, ce coin de la province est le seul où l’on rencontre de gros ruisseaux et des terrains en pente, c’est-à-dire de la force motrice à bon marché. Le gouvernement de la nation et celui de la province sont également préoccupés de la colonisation de ces nouveaux territoires, et à très juste raison. Diriger vers la frontière le courant de l’émigration, c’est faire évanouir les Indiens comme un mauvais rêve : ils n’aiment pas les centres de travail sédentaire; ils témoignent surtout à l’agriculteur européen beaucoup de respect, ils savent qu’il entoure son champ de barrières gênantes pour des cavaliers, et qu’abrité derrière les murs de brique de sa maison, il tire fort juste. Ce résultat vaut bien un effort et quelque dépense. Ce ne sont pas seulement les estancias formées à l’arrière-garde des colonies qui en profiteraient. Le peuplement de la frontière aurait, même sur la politique extérieure, une influence très marquée; il abrégerait au profit de la république argentine l’interminable discussion qu’elle tient ouverte avec le Chili, et qui prend de temps à autre une vilaine tournure.

Le fond du différend est connu des lecteurs de la Revue[4]. Il s’agit de territoires contestés vers la pointe du continent américain, aux abords du détroit de Magellan. Le Chili, dont la marine naissante éprouve le besoin de s’ouvrir une porte sur l’Océan-Atlantique, aspire avec non moins d’ardeur, par la possession exclusive du détroit, à tenir dans sa main la clé de la navigation du Pacifique. Il commença par soulever quelques chicanes sur l’interprétation d’antiques ordonnances des rois d’Espagne. Le texte en est du reste parfaitement clair, tellement clair que le préambule de la constitution chilienne, rédigé à une époque antérieure à ces prétentions, assigne nettement pour limite à la république la ligne de faîte des Andes. C’est une déclaration gênante, et les premiers législateurs du Chili ne soupçonnaient pas en la formulant à combien de paradoxes et d’arguties ils condamnaient leurs successeurs. Le gouvernement de Santiago s’est longtemps borné à user en notes et en mémoires spécieux la plume bien affilée de ses diplomates. Depuis peu, abrité derrière l’habile traité de 1856, il s’est livré à des empiétemens plus sérieux. Ce traité stipule que les parties contractantes se soumettront à un arbitrage et jusque-là respecteront le statu quo; il ne spécifie point quel était le statu quo à cette époque. Les Chiliens en ont profité pour se déclarer possesseurs d’abord du détroit entier, puis de la côte orientale jusqu’au Rio-Gallegos, enfin, l’appétit leur venant, jusqu’au Rio-Santa-Cruz. Ils ne s’en sont pas tenus à élever sur ces contrées assez éloignées, comme on voit, de la ligne de faîte des Andes, des prétentions théoriques : manquant, pour les étayer, de précédens historiques, ils s’en sont improvisé au moyen de voies de fait. Une famille française avait établi une fabrique d’huile de poisson sur les bords du Santa-Cruz; elle a d’abord été circonvenue par les autorités chiliennes pour renoncer à prix d’argent au bénéfice de la concession que lui avait donnée le congrès argentin; sur son refus, elle a été cavalièrement expulsée. Plus récemment, un navire qui, sur la foi d’une autorisation délivrée par un consul argentin, chargeait du guano un peu au sud de l’embouchure du Santa-Cruz, a été pris par une corvette chilienne. Amené à Punta-Arenas, il s’y est perdu par la maladresse de l’officier placé à bord pour le diriger. Ces incidens ont ranimé et aigri la discussion. Les hommes d’état argentins, fermes sur le traité de 1856, qui écarte les moyens violens pour vider le débat, se sont refusés à y voir un casus belli. Ils ont eu le grand tort de laisser dormir la question pendant vingt ans ; aujourd’hui qu’elle se dresse devant eux, méconnaissable et envenimée, ils font du moins preuve de modération et de bon sens en épuisant les voies de la conciliation pour la résoudre. Ce n’est pas de combats et de batailles qu’ont besoin ces jeunes états; toutefois, si bienveillant que l’on puisse être pour une république sœur, quand elle est aussi remuante, quand on tient pendante avec elle une laborieuse négociation qui met périodiquement tout le monde en alarmes, il est de bonne guerre d’affamer un peu son adversaire pour l’amener à des visées plus raisonnables. Dès qu’elle aura rendu impossibles les déprédations indiennes, la république argentine sera dans une excellente situation pour amadouer par des concessions douanières ces revêches voisins et pour les obliger à se départir de leur hautaine attitude.

Pays montagneux et agricole, le Chili produit peu de bestiaux et en consomme beaucoup, grâce aux vols des Indiens, dont il profite sournoisement. C’est là qu’ont passé les centaines de mille de bêtes à cornes qui ont disparu des plaines argentines depuis vingt ans. La partie de la pampa abandonnée aux sauvages est sans cesse parcourue par des marchands de bœufs chiliens qui vont de tribu en tribu se composer à peu de frais des troupeaux. Ces spéculateurs peu scrupuleux accompagnent parfois les invasions et prennent livraison, sur l’estancia même où elles sont nées, de bêtes payées d’avance aux pillards. Ce commerce scandaleux a beaucoup contribué à perpétuer les incursions ; peut-être le gouvernement chilien n’a-t-il pas pris, pour le réprimer, les mesures efficaces qu’auraient dû lui dicter les relations de bon voisinage. En tout cas, il est fini; il faudra désormais acheter les animaux de boucherie à leurs propriétaires légitimes. Les droits de sortie que paie le bétail qui traverse les lignes de douane de San-Juan et de Mendoza pour passer sur le versant occidental des Andes ont été considérés jusqu’à présent à Valparaiso et à Santiago avec une superbe indifférence; ils vont prendre de l’intérêt. Si la république argentine sait profiter de ses avantages sans en abuser, elle doit arriver à terminer du même coup d’une manière avantageuse la question de limites et la question douanière ; elle peut être large sur la seconde, pourvu qu’elle enterre la première à tout jamais. Ce sera un résultat indirect, mais très précieux, des dispositions énergiques adoptées par le docteur Alsina pour bien garder la frontière. Au moment où s’achèvent les travaux d’organisation et de défense de la nouvelle ligne, la plus dangereuse ennemie de la propriété argentine, la politique, sommeille. Le gouvernement a tendu la main à l’opposition, l’opposition a reconnu qu’elle avait été parfois trop systématique. Les bons esprits des deux camps ne respirent qu’apaisement et concorde. C’est une heure favorable pour tourner toute l’ardeur inquiète qu’on a longtemps dissipée en polémiques vers le progrès agricole des solitudes de la pampa.


ALFRED EBELOT.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Les traces d’une ancienne et très nombreuse émigration moresque se remarquent partout dans la Plata. La race et le harnachement des chevaux, le costume des hommes aussi bien que le type de leurs physionomies, sentent l’Orient. Certains mots arabes, perdus en espagnol, se retrouvent ici, et se rapportent ordinairement à la vie du désert : par exemple jaguel (puits sans margelle), guadal (fondrière). Plusieurs noms de villes (Maro, Maron, Moreno), et de vieux noms de famille (les Albarracyn), ne sont pas moins significatifs. Probablement les nouveaux chrétiens jugèrent bon de fuir si loin les tracasseries de l’Inquisition, et ces émigrés devinrent au-delà, des mers la souche d’une aristocratie coloniale qui finit par jeter les Espagnols à la porte. L’ancien président, don Domingo F. Sarmiento, se fait gloire de descendre des Mores, et en a fait parfois l’apologie, même dans des discours officiels, au détriment des Espagnols.
  3. L’avoine, qui aima les terrains maigres, roussit mal dans les plaines argileuses de la province de Buenos-Ayres. Elle s’en va tout en tige et en feuilles et ne donne pas d’épis. On la remplace dans la ration des chevaux par le maïs, qui pour cet usage ne la vaut pas. L’avoine se plairait probablement dans les anfractuosités des petites montagnes de granit et de grès rouge aujourd’hui enclavées dans les terres chrétiennes.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1875, les Conflits de la république argentine avec le Brésil et le Chili, par M. Emile Daireaux.