H. Fournier Éditeur (p. 355-360).

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PEU DE LEVAIN
AIGRIT GRAND’PATE


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Q uiconque a été en Autriche sait que les auberges de Vienne ne valent pas grand’chose ; encore doit-on supposer qu’elles sont supérieures aux tavernes de cette même ville en l’année du Christ 1193. À cette époque, et dans un des plus humbles caravansérails qu’eût alors la capitale de l’Autriche, trois voyageurs arrivèrent un jour.

Tous les trois étaient pauvrement vêtus ; mais la noblesse de leur démarche, leur ton bref et résolu, leurs commandements brusques et hautains laissaient soupçonner en eux des hommes accoutumés à l’autorité. L’un d’eux surtout parlait à ses compagnons avec une impérieuse familiarité, dans une langue que ne comprenait point le hofmeisfer, déjà inquiet. Voyant toutefois qu’il avait affaire à des soldats fort habitués à se faire comprendre par gestes, il déploya pour les servir une activité remarquable.

Nonobstant ce bon vouloir forcé, les préparatifs du dîner qu’avaient commandé ses hôtes les effrayèrent quelque peu. L’impéritie culinaire du brave homme se révélait de reste à chacun de ses mouvements, et la propreté fort équivoque de ses mains ajoutait aux anxiétés des voyageurs.

— Par le ciel ! sir Foulk, — s’écria celui d’entre eux qui donnait le plus librement son avis, — le drôle que voici, avec ses doigts gras et sa rustique façon d’apprêter cette oie, va me faire prendre en grand respect, non pas la cuisine, mais la Diète allemande.

Sir Foulk salua d’un grand éclat de rire cette plaisanterie, qui avait une portée politique. Se tournant alors vers son autre compagnon :

— Sir Thomas, — reprit le joyeux voyageur, — vous qui savez l’allemand, ne pourriez-vous donner quelques conseils à notre hôte ? sa volaille ne sera pas mangeable.

Sir Thomas s’excusa de son mieux sur son ignorance profonde en ces matières.

— Par la sainte croix ! — reprit alors le compagnon de sir Foulk et de sir Thomas, — je vais donc moi-même lui donner une leçon, et le manant sera bien surpris si jamais il sait quelles mains ont touché sa lardoire.

Sur quoi, sans plus tarder, l’inconnu s’approcha du foyer, repoussa du coude l’inexpérimenté cuisinier, et avec une dextérité remarquable remania son travail incomplet. Sir Foulk, sir Thomas et l’hôte lui-même contemplaient cette scène avec un étonnement qui la rendait encore plus piquante.

Au plus vif de sa besogne, ce manipulateur impromptu fut dérangé par l’arrivée d’un nouveau témoin. Ce n’était rien moins qu’une Bohémienne errante, une Zingara, de quinze à seize ans au plus. Si jeune qu’elle fût, on voyait à son teint bruni, et surtout à son costume oriental, qu’elle n’avait pas quitté depuis longtemps la région brûlante où les rayons du soleil avaient doré son cou, ses épaules et ses mains.

— Au diable l’Égyptienne ! — s’écria le maître queux en fonctions, — vous voilà tous à la regarder comme une merveille, et ma leçon sera perdue si elle reste.

Il croyait sans doute que ces dures paroles ne seraient pas entendues de la jeune fille ; mais elle s’avança vers lui d’un air moins intimidé qu’on ne l’eût pu croire, et dans la même langue dont il s’était servi :

— Un brave d’Angleterre, — lui dit-elle, — n’empêchera pas sans doute une pauvre fille de gagner sa vie.

À ces mots, le voyageur parut plus contrarié que jamais.

— Qui es-tu ? — demanda-t-il rudement à l’Égyptienne ; — d’où es-tu ? que nous veux-tu ? Va-t’en !

Ces interpellations furent faites d’une voix terrible, et avec un regard qui eût fait pâlir les plus braves. La jeune fille pâlit en effet, mais l’assurance de son regard ne se démentit point ; il demeura fixé sur la figure de l’homme brutal qui la chassait ainsi. On eût dit, ou qu’elle cherchait à le reconnaître, ou qu’en véritable sorcière elle lui jetait le Mauvais Œil.

— Je viens, — lui dit-elle, — de la Terre-Sainte ; je viens de Saint-Jean-d’Acre et d’Ascalon, mon hardi soldat ; mais, vous qui parlez, ne fûtes-vous jamais en Palestine ?

— Que t’importe ? — répondit plus irrité que jamais le voyageur inconnu ; — me crois-tu fait pour deviser avec toi ou avec tes pareilles ? Hors d’ici, maudite païenne !

— Et vous, Thomas, — et vous, Foulk, — reprit-il, s’adressant à ses compagnons, — à quoi songez-vous de laisser ici cette mendiante ? Jetez-lui quelque argent, et qu’elle parte !

L’ordre ainsi donné fut exécuté sur-le-champ ; mais la Bohémienne repoussa l’aumône qu’on lui faisait avec tant de dédain, et, sans attendre les violences dont elle était menacée, elle sortit, l’œil fixé sur le discourtois soudard qui l’avait si mal accueillie.


Deux heures après, tandis que les trois voyageurs savouraient avec un appétit remarquable le dîner préparé par l’un d’eux, cinquante hallebardiers vinrent investir l’auberge où ils tenaient table. Le secrétaire du duc d’Autriche et un capitaine des gardes avaient pris le commandement de cette escouade. Quand ils entrèrent dans la salle, les trois convives, par un seul et même mouvement, se levèrent pour saisir leurs armes accrochées à la muraille ; mais le secrétaire, ôtant sa barette et s’inclinant avec un respect profond :

— Sire, — dit-il, — vous êtes reconnu. Messeigneurs, ne tentez point une défense inutile ; nos ordres sont précis. Morts ou vifs, le duc mon maître vous veut avoir.

Un coup d’œil aux fenêtres convainquit en effet les voyageurs que toute résistance serait superflue. Sir Foulk d’Oyley, sir Thomas Multon et Richard Cœur-de-Lion rendirent en frémissant leurs épées.

En sortant de l’auberge ils virent, derrière la triple rangée de soldats qui allait les envelopper, la petite Égyptienne aux yeux méchants, dont leur capture était l’ouvrage. Cœur-de-Lion, toujours violent, étendit vers elle sa main gantée de fer ; mais la Zingara, conservant sur ses lèvres un sourire vindicatif :

— Souviens-toi, — lui cria-t-elle en anglais, — du drapeau de Saint-Jean-d’Acre !

Elle faisait allusion à l’ordre insolent donné par Richard de jeter dans un égout la bannière allemande, plantée sur une tour dont le duc Léopold s’était emparé.


Pour ces deux insultes, — toutes deux d’assez peu d’importance, — Richard passa quatorze mois dans la forteresse de Worms. Il fut cité devant la Diète Germanique, et obligé de répondre à des accusations de meurtre. Son royaume tout entier s’épuisa pour fournir les cent mille marcs de la rançon exigée. Entin la couronne d’Angleterre fut doublement humiliée devant le sceptre impérial et devant Philippe-Auguste ; — Cœur-de-Lion d’une part, et Jean sans-Terre de l’autre, s’étant soumis à une déclaration de vasselage[1].

N’est-ce pas le cas de reconnaître que :

Peu de levain aigrit grand’pate.


  1. Pierre d’Elrilo et Ollo de Saint-Blaize, ainsi que presque tous les ménestrels du xvii et du xiiie siècle, font allusion à l’anecdote que nous venons de nous approprier. Aucun historien n’a paru la regarder comme authentique.