H. Fournier Éditeur (p. 273-280).


ON A SOUVENT BESOIN
DE PLUS PETIT QUE SOI

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L a porte principale de l’hôtel du prince de N., situé à l’entrée du faubourg Saint-Honoré, était ouverte à deux battants, et laissait voir facilement de la rue ce qui se passait dans l’intérieur. Les persiennes, exactement fermées, annonçaient que le maître devait être absent, ce qui assurait aux valets la faculté de mettre en action un de nos proverbes : « Absent le chat, les souris dansent. »

Les souris dansaient en effet dans la cour où se trouvaient rassemblés tous les domestiques mâles et femelles : cuisinier, cocher, valet de chambre, femme de chambre, palefrenier, tous, jusqu’au dernier aide de cuisine, poussaient des cris de joie, riaient aux éclats, et se tenaient rassemblés autour de la pompe, battant d’avance des mains dans l’attente du spectacle gratis qui se préparait.

L’acteur principal, ou pour mieux dire le patient de cette scène, était Jacquot le ramoneur, qu’on venait de trouver endormi dans le cabinet de Monseigneur, à la suite d’un pèlerinage de plus de deux heures dans les cheminées de l’hôtel où il avait failli tomber asphyxié. Être surpris en flagrant délit d’assoupissement, la tête toute barbouillée de suie et appuyée sur une magnifique ottomane en lampas jaune doré, voilà qui méritait un châtiment.

Les fidèles serviteurs du prince de N. avaient tenu conseil et décidé, à l’unanimité, qu’il serait divertissant de placer Jacquot sous la pompe, et de lui administrer une douche prolongée, comme leçon de savoir-vivre. Le pauvre ramoneur, plus mort que vif, était déjà placé sous le tuyau ; le signal de l’irrigation allait être donné, quand tout à coup, une voix de Stentor, partie du vestibule, fit entendre ces mots : — Le premier qui touche à cet enfant aura affaire à moi !

Cette menace était prononcée par l’illustre Belrose, le chasseur du prince de N. Titan de la livrée, Belrose était sans contredit le plus bel homme que l’on eût jamais vu planté derrière une voiture. Haut de deux mètres, il était en outre d’une force prodigieuse qui imprimait le respect à tous les gens de l’hôtel. Il se fit faire place du geste au milieu du cercle qui entourait la pompe, saisit d’une seule main le ramoneur, et l’emporta sous le vestibule, où il eut beaucoup de peine à le réchauffer, tant la peur l’avait glacé. À force de soins, Belrose parvint à ranimer Jacquot ; celui-ci commença à étendre les bras, à se frotter les yeux ; enfin, un sourire frais et rose se fit jour au milieu de la suie qui couvrait ses lèvres. Dès lors, le cœur de Belrose fut gagné : il fit débarbouiller le pauvre enfant qu’il avait si miraculeusement sauvé du déluge, et résolut de le prendre sous sa protection.

Quinze jours après cet événement, un petit groom, de la plus charmante espèce, livrée bleu de ciel, culotte courte, chapeau galonné légèrement incliné sur l’oreille, traversait la cour de l’hôtel. Reconnaîtriez-vous là notre ami Jacquot le ramoneur, maintenant métamorphosé en Frontin du petit format ? Vous dire comment il se fit que le prince de N. eut besoin d’un petit laquais ; comment son chasseur Belrose lui proposa Jacquot, qui plut aussitôt au prince par sa mine éveillée, sa petite taille, et surtout son joli sourire couleur de rose, serait entrer dans des détails superflus. Qu’il nous suffise de savoir que Jacquot est maintenant la perle des grooms, et que, de la main dont il raclait autrefois les cheminées, il porte des bouquets de camélias et de petits billets parfumés au réséda et au musc. Il s’appelait Jacquot, on l’appelle Jacques ; on a raccourci son nom, contrairement à la plupart des vilains qui allongent le leur en s’anoblissant.

Cependant Belrose avait beau être le chasseur le plus imposant de tout le faubourg Saint-Honoré, il perdait chaque jour de son crédit dans l’esprit du prince ; l’opinion même des gens de l’hôtel était qu’il ne conserverait pas longtemps sa place. Outre que le beau chasseur vieillissait, ce qui ôtait à son service beaucoup de sa promptitude et de son élasticité, il avait contracté la funeste habitude de boire le matin à jeun un grog, puis deux, puis trois, puis six ; puis les verres de rhum et d’absinthe offerts par occasion ; sa journée avait fini par ne plus être qu’un tissu de libations. Souvent, quand Belrose paraissait devant le prince, celui-ci s’était aperçu que le chasseur parlait avec incohérence et chancelait sur sa base ; des menaces de congé lui avaient été signifiées à plus d’une reprise. Ces menaces auraient même reçu leur exécution, si Belrose n’avait eu son bon ange dans la personne de Jacquot, qui veillait sur lui avec la fidélité d’un fils. Lorsqu’il s’agissait de monter le soir derrière la voiture du prince, et que le chasseur se trouvait avoir le cerveau plus alourdi qu’il ne convenait, Jacquot avait le soin de grimper sur le marche-pied où se tenait Belrose, et de lui pincer les jambes de temps en temps, de manière à le tenir éveillé jusqu’au moment où il devait ouvrir la portière.

Le prince avait-il à remettre au chasseur quelque lettre qui exigeait une prompte réponse, Belrose était à peine dans le vestibule que Jacques lui avait déjà arraché la lettre des mains, s’élançait dans la cour avec la vivacité de l’écureuil, et rapportait la réponse en moins de temps qu’il n’en avait souvent fallu pour l’écrire.

Charmé de cette promptitude vraiment atmosphérique, le prince se disait parfois en pensant à son chasseur : — Il a de grands défauts sans doute, négligent, paresseux, ivrogne ; mais il s’acquitte des messages que je lui confie avec une telle célérité, que je suis bien obligé de passer sur ses imperfections.

Jacquot était partout où il fallait que Belrose se trouvât ; il était devenu l’âme secrète, le ressort caché de cette machine gigantesque, qu’il faisait agir et mouvoir à son gré. Le chasseur, en voyant tout le mal que son protégé se donnait pour lui, disait parfois à Jacques d’un ton attendri :

— Je veux que le prince sache tout ce que tu vaux ; je veux lui apprendre que, depuis que tu es attaché à l’hôtel, tu fais presque tout mon service.

— Garde-t’en bien, s’écriait Jacques en caracolant autour du colossal valet à la manière des jeunes singes ; si tu dis un mot de cela au prince, je lui déclare, moi, que tu m’as pris dans ses cheminées pour me faire endosser sa livrée, et nous verrons alors s’il trouve surprenant que je t’aide un peu dans ton ouvrage.

Le prince était si content du service de son petit laquais qu’il ne put lui refuser d’aller passer deux ou trois mois dans un village situé près d’Aurillac, pour porter à sa mère quelques économies qu’il avait faites depuis qu’il travaillait à Paris. L’absence du groom fut fatale au chasseur ; dès que son protégé eut quitté l’hôtel, ses défauts reparurent dans toute leur nudité, et finirent par amener une catastrophe depuis longtemps imminente. Belrose fut remplacé par un autre géant de son espèce, et renvoyé par le prince vers ses dieux pénates.

Malheureusement le chasseur ne possédait pas de pénates ; il avait toujours vécu fort éloigné du chemin de la Caisse d’épargne. Il quitta l’hôtel sans la moindre ressource, et quand il eut dépouillé son habit vert, son baudrier et son chapeau à plumes, ses cheveux se trouvèrent si blancs, son dos si voûté, ses jarrets si engourdis, qu’il reconnut lui-même la nécessité de prendre ses Invalides.

Mais quelle fut la douleur de Jacques, lorsqu’à son retour il apprit que Belrose était exilé pour jamais ! Il l’aimait comme un père, et ne put s’empêcher de répandre des larmes lorsqu’il aperçut sous le vestibule un autre chasseur qui portait l’habit, le couteau de chasse, et jusqu’au plumet de Belrose.

Il résolut aussitôt de retrouver celui qu’il regardait comme son bienfaiteur, fût-il au bout du monde. Mais il se passa plusieurs mois avant qu’il pût le rejoindre ; car Belrose, par un reste d’orgueil, tenait à cacher sa destinée jadis si brillante, aujourd’hui si misérable. Jacques, à force d’informations, apprit qu’il habitait une mauvaise chambre garnie située dans le fond de la rue Mouffetard. Il le trouva couché sur un grabat où le retenaient des rhumatismes, un asthme, la goutte et toutes les maladies qui s’attachent à la vieillesse des grands seigneurs et des domestiques de grande maison. Belrose fut attendri jusqu’aux larmes lorsqu’il vit paraître dans sa mansarde Jacques, qui lui sauta au cou dès qu’il l’aperçut.

— Tu ne m’as donc pas oublié ? lui dit l’ex-chasseur ; je vois que j’ai bien fait autrefois de m’attacher à toi ; j’avais deviné ton bon cœur…

Jacques, le voyant dans un dénuement extrême, l’obligea d’accepter tout ce qu’il avait d’argent : le prince l’avait pris en affection, et lui donnait souvent de petites gratifications qu’il mettait de côté avec la scrupuleuse économie d’un enfant de l’Auvergne. Il ne se passait presque pas de jours où il ne fît le trajet du faubourg Saint-Honoré au quartier Saint-Marceau ; et comme il avait la jambe plus agile et plus légère que jamais, ces courses ne nuisaient en rien à son service.

Un jour qu’il arrivait comme à l’ordinaire chez Belrose, on lui annonça que le pauvre homme était au plus mal. Désespéré et voulant au moins l’embrasser une dernière fois, Jacques s’élance dans l’escalier, et, en entrant dans la chambre du malade, il est suffoqué par une forte odeur de fumée.

— D’où vient cela ? dit-il à Belrose.

— Hélas ! répond le vieux chasseur d’une voix languissante, la cheminée n’a pas été ramonée de tout l’hiver ; je me suis plaint ce matin ; mais mon hôtesse, à qui je dois plusieurs mois de loyer, a déclaré que, pour le peu de temps qui me restait à vivre, cette nouvelle dépense était superflue.

À peine Jacques a-t-il entendu ces paroles que, saisi d’indignation, il met de côté son habit bleu de ciel et sa cravate blanche, il s’arme d’un balai et d’un instrument tranchant qu’il trouve par hasard sous sa main, et, malgré les efforts de Belrose pour le retenir, il s’élance dans la cheminée en entonnant une chanson d’Auvergne. En descendant, il se place devant l’ex-chasseur, la face barbouillée, les cheveux remplis de suie :

— Me reconnais-tu maintenant, lui dit-il, mon vieil ami ? Me voici tel que j’étais quand tu me pris autrefois sous ta protection et me sauvas des mains de ces damnés domestiques qui voulaient me faire un mauvais parti. Je me suis toujours rappelé tes paroles : — Pourquoi, leur dis-tu, vouloir faire du mal à cet enfant ? Vous devriez au contraire le protéger, le secourir ; ne savez-vous pas que dans la vie

On a souvent besoin de plus petit que soi ?