H. Fournier Éditeur (p. 235-241).

BON FAIT VOLER BAS
À CAUSE DES BRANCHES.

Séparateur

Gents de mainte manière, de mâle nacion,
Par le pays aloient prendre lor mansion.
Il ne demoroit beuf, ne vache, ne mouton,
Ne char, ne vin, ne pain, ne oie, ne chapon
Tuit pillart, murdier, traiteur et larron.


(Cuvelier Chron. de Bertrand Du Gueselin
Ed. Charrière, v. 7118)

E
n l’année 1358, selon Froissart, « aucunes gens des villes champêtres sans chef s’assemblèrent, et ne furent mie cent hommes les premiers, et dirent que tous les nobles de France, chevaliers et écuyers, trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les
détruiroit. Et chacun d’eux dit voir (vrai) ! Honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentilshommes ne soient détruits ! Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans autres armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux. »

L’orateur véhément qui avait si bien devisé, parlé si voir et si haut, et, à vrai dire, déterminé l’insurrection, s’appelait tout simplement Guillaume Caillet. Il n’était ni plus ni moins malheureux que les autres paysans du Beauvoisis. Les routiers des grandes compagnies ne lui avaient point mangé plus de blé qu’au premier venu, ni plus ravagé son champ, ni mis à plus mal sa femme ou ses sœurs. Mais Guillaume Caillet avait toujours eu la tête plus près du bonnet qu’aucun des manants de sa paroisse.

Tout enfant, — qu’importe le titre de la chronique où nous puisons ces détails ? — il aspirait à dominer ses égaux ; à courir plus vite que les plus agiles ; à lutter contre les plus robustes ; à servir la messe du curé de préférence aux plus clercs ; à tenir l’étrier de Monseigneur, si par hasard les pages de Monseigneur n’y mettaient ordre.

Nombrer les tordions, les nasardes, les ruades, les étrivières, les gaulées, que lui valut son amour immodéré de la gloire, serait une opération arithmétique dont la patience de nos lecteurs ne nous permettrait pas de venir à bout ; nous la leur laissons à méditer.

Plus tard, Guillaume Caillet voulut être le héros des fêtes rustiques. Il lui fallait le prix de l’arbalète, le premier rôle dans toutes les cassades, la victoire à l’estoc volant, porter la bannière aux processions, être le plus renommé bouleur du pays, et aussi le plus vert galant et le meilleur joueur de vèze : encore volontiers se serait-il fait passer pour le plus noble, n’était que son père, — un simple tavernier, — portait en ses armes une écuellée de choux billetés de lard.

Aussi que de fois manqua-t-il d’être éreinté ! Que de fois joua-t-il à longue échine, balais, balais ! Que de fois fut-il vertueusement taboulé ! Sans compter les mépris que lui valait son outrecuidance ; les nuits passées en vain à l’huis de Margot — la-Halée, ou de Colichon-la-Jambue ; et les mauvais tours de tout genre que les copieux, les gausseurs, les fins fretés blasonneurs du village, ne se faisaient faute de lui jouer.

Malgré tout, Guillaume Caillet avait un ami ; et, par la raison qu’en amitié comme en bien d’autres choses, qui se ressemble ne s’assemble pas, Geoffroy Thibie était d’un naturel tout opposé : fort peu amoureux de l’éclat ou du bruit, faisant sa besogne, mauvaise ou bonne, par-dessous main, volontiers mystérieux, et, comme le chien de Nivelle, toujours prêt à s’en aller si on l’appelait.

Or, quand il voyait son cher Guillaume revenir à lui de quelque malaventure, tout grimaud, le mouchoir au nez, triste, biscarié, marmiteux, — Geoffroy ne faillait jamais, en le consolant, à lui rappeler une des plus sages maximes que nos anciens nous aient laissées :

Bon fait voler bas à cause des branches.

Mais, l’heure passée, les sermons allaient au diable ; Caillet, de plus belle entraîné par les suasions de son humeur vaniteuse, rebrassait son chaperon, et s’en allait de côté et d’autre étalant sa grande brave.

Ce qui s’en suivit quand les vilains du Beauvoisis déclarèrent la guerre aux nobles, nous l’avons dit en commençant.

Seigneur de paille bat vassal d’acier, c’est le dicton de nos ajusteurs de procès ; et, dans cette occurrence, les seigneurs d’acier hachèrent menu les vassaux de paille ; mais non tout d’abord, néanmoins. Pendant quelques mois, les Jacques, — on les nommait ainsi, — prirent gaillardement leurs ébats aux dépens des hauts et puissants gentilshommes. Équipés de bons bâtons de pommier, fourches, vouges, leviers et tortouers, et d’aventure de quelque méchante pertuisane, ou de quelque forte arbalète de passe, Dieu sait comme s’en donnèrent ces mangeurs de fèves. En fait, ils se sentaient les prévôts aux trousses, et, au désespoir de leur salut, se démenaient comme les onze mille diables à la journée des sabots.

Brûler les grands bois, démolir les chàtellenies, occire et rôtir les chevaliers, efforcer les dames et damoiselles, c’était pain bénit pour ces honnêtes villageois, — à la vérité bien mal menés depuis les batailles de Poitiers et de Crécy. Parmi eux, — laissons encore parler messire Froissart, — « qui plus feroit de maux et de vilains faits, tels que créature humaine ne devroit et n’oseroit penser, celui étoit le plus prisé d’entre eux et le plus grand maître. »

Or, qui eût-ce été sinon Caillet ? Non point qu’au fond il eût plus de malice ou de vilenie en son escarcelle ; mais afin de se montrer le plus vaillant et le plus enragé. De même qu’il eût fait de son mieux pour courir après le loup, chanter : Allégez-moi, plaisant brunette, ou danser un branle sur les pelouses ; de même, — et plus en paroles qu’en actions, — mangeait-il les nobles et leurs petits ; — bragard et vantard qui semblait aux malavisés un vrai tigre d’Hyrcanie, un Satanas à quatre cornes, un ramasseur de gens abandonnés, plus terrible cinquante fois que le Romain Spartacus.

Geoffroy Thibie, tout au rebours, guerroyait tranquillement et sans tapage, esgorgillant à la doucette, ardant un manoir en tapinois, escoffiant un gendarme, sur toutes choses garnissant ses poches, et n’en disant mot ; tout honteux et changeant de brigade quand on menaçait, sur sa réputation malgré lui croissante, de l’élire pour capitaine.

Dans un carrefour de forêt, par une noire nuit, en face d’une rôtissoire où brûlait à petit feu le sire de Pecquigny, vingt mille truands et plus, brandillant leurs bâtons à deux bouts et leurs broches sanglantes, poussèrent une grande clameur qui fit un roi. Ce roi des Jacques — belle royauté, n’est-ce pas ? — fut Guillaume Caillet, couronné sous le nom de Jacques Bonhomme, premier et dernier de sa race. Il eut une marmite renversée pour trône, un caparaçon pour manteau royal, et pour sceptre une cognée de bûcheron. Des sujets à l’avenant, comme on peut penser.

Geoffroy Thibie regardait sans la moindre envie, et sans en être émerveillé, le sacre de son ami. Le nouveau roi le fit chercher pour boire avec lui quelques verres de cervoise, et peut-être avec l’intention de le nommer premier ministre ; mais l’autre était allé se cacher dans une grange en murmurant son refrain accoutumé :

Bon fait voler bas à cause des branches.

Trois semaines après, il le répétait de plus belle et avec plus de raison.

Pendant ces trois semaines, en effet, le sort des armes avait changé. Aidés par deux compagnies de mille hommes que les Parisiens leur avaient envoyées, et d’intelligence avec une notable minorité des bourgeois de Meaux, les Jacques avaient pourtant échoué devant cette forteresse. Une seule défaite suffit pour dissiper avec leurs folles espérances le prestige de leurs victoires passées. De tous côtés les compagnies d’aventure, les bandes anglaises, les milices bourgeoises, traquèrent comme des bêtes féroces les armées de Jacques Bonhomme. Les plaines de la Champagne et de la Picardie furent rougies de leur sang, et s’engraissèrent de leurs cadavres. Le comte de Foix (Gaston Phœbus), le roi de Navarre et le captal de Buch les enveloppaient de tous côtés, et faisaient grande boucherie de ces croquants.

Enfin, — le soir dont nous parlions, — Guillaume Caillet, tombé dans les griffes de Charles-le-Mauvais, expiait le meurtre du sire de Pecquigny, grand ami de ce prince. On l’avait jugé fort sommairement, — condamné, cela va sans dire ; — et, coiffé d’un trépied brûlant, il dansait au bout des branches d’un chêne le seul branle durant lequel les pieds ne touchent jamais à terre. En bon français, on l’avait pendu haut et court.

Geoffroy Thibie, — dont nous avons rapporté plus haut la réflexion philosophique, — avait repris à temps l’extérieur d’un paysan soumis aux seigneurs ; — personne n’avait ouï parler de lui, — et il mourut obscurément de sa belle mort, quelque cinquante ans après ses glorieuses équipées.

On n’a jamais bien su comment il entendait an juste sa maxime favorite : Bon fait voler bas…, et si les branches en question n’étaient pas de celles où l’on avait accroché Guillaume Caillet.