H. Fournier Éditeur (p. 169-177).


QUI M’AIME AIME MON CHIEN

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M on ami Auvray est-il chez lui ?

— Non, Monsieur, il est sorti ; mais Murph y est, et si vous désirez le voir…

— Comment ! si je le désire ? mais c’est un devoir, une obligation… Ce cher Murph ! trop heureux vraiment qu’il veuille bien me recevoir !…

Mon ami Auvray est fort élégamment meublé, comme tous les gens qui ont un tant soit peu de goût et beaucoup d’argent. Après avoir traversé une pièce dans le style renaissance, une autre dans le style Louis xv, j’arrivai dans une dernière pièce qui n’est d’aucun style, mais où l’on a réuni tout ce qui peut flatter les goûts d’un chien gastronome et blasé : coussins, oreillers, massepains, pâtes, confitures. Comme j’espérais trouver Murph au gîte, j’avais eu soin de me munir d’avance de pralines à l’ananas ; c’est un bonbon entièrement inédit, et dont je voulais lui offrir la première édition.

Je plaçai sur son oreiller deux ou trois pralines qu’il contempla pendant quelques instants d’un air pensif, en clignotant de la prunelle, avec une impertinence adorable. Enfin, il se décida à toucher une des pralines d’une langue mélancolique et languissante ; il finit par en croquer une, puis deux ; je m’aperçus que la praline à l’ananas était comprise, et, tandis qu’il achevait le sac, je me mis à considérer les portraits qui garnissaient le boudoir. Murph avait été représenté dans toutes les attitudes, à l’huile, au crayon, à la gouache, à l’aquarelle. Les glaces multipliaient son image.

Tandis que j’étais absorbé dans cette contemplation, mon ami Auvray rentra ; il m’indiqua d’un air d’abattement l’ottomane sur laquelle Murph était couché.

— Voici trois grands jours, me dit-il, qu’il n’a quitté ce coussin ; il ouvre à peine les yeux quand il me voit ; je ne sais même pas s’il me reconnaît… Il n’a absolument voulu prendre depuis ce matin qu’une tasse de café, une douzaine de biscuits de Reims, plusieurs tranches de baba au rhum, du gâteau de fleur d’orange, des meringues à la vanille, quelques verres de chocolat glacé, de la gelée de cédrat et des framboises de Bar…

— Et des pralines à l’ananas, ajoutai-je en poussant un profond soupir.

— Ah ! c’est vous qui les lui avez apportées, reprit Auvray ; et en a-t-il goûté ?

— Il vient d’achever la demi-livre.

— Merci, merci, me dit-il d’un ton pénétré en me serrant la main ; il n’y a que vous au monde avec moi qui le compreniez. Je l’ai quitté pendant quelque temps, car vous savez que je passe tous les jours trois ou quatre heures à la Bibliothèque du Roi, où je rassemble les documents qui me sont nécessaires pour dresser son arbre généalogique… J’ai découvert que Murph n’avait guère une origine moins ancienne que nous autres Français, qui descendons tous, comme vous le savez, de Francus, fils d’Hector. Nous descendons des Troyens ; mais Murph descend des Grecs par le chien d’Ulysse, qui vint mourir aux pieds du héros, à son retour dans l’île d’Ithaque… J’ai lu une dissertation insérée dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans laquelle un savant archéologue prouve clairement que ce chien d’Ulysse ne pouvait être qu’une chienne ; il appuie son opinion sur des raisons au moins aussi solides que celles de Zadig quand on l’accuse d’avoir volé l’épagneule de la reine sur les bords de l’Euphrate. Cette chienne, avant de mourir, avait mis bas afin de ne point laisser périr sa race, et son rejeton a dû être un des ancêtres de Murph. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à jeter les yeux sur le quadrupède antique trouvé dans une niche d’Herculanum, et connu dans l’archéologie sous le nom du petit-fils de la chienne d’Ulysse ; c’est absolument le poil, le regard, le crâne, le museau de notre chère idole. J’enverrai une note à ce sujet à l’Annuaire historique.

Comme Auvray achevait sa dissertation, un domestique entra, et lui annonça que quelqu’un désirait lui parler.

— Je n’y suis pas ! dit-il brusquement en continuant à contempler Murph.

— Mais, Monsieur, il s’agit d’une affaire très-grave… Auvray fit un geste d’impatience et sortit brusquement, se promettant bien de congédier promptement l’importun qui venait ainsi l’arracher à la plus délicieuse des extases.

J’entendis aussitôt dans l’antichambre s’élever la voix d’Auvray, qui paraissait en proie à une émotion violente. Son accent s’abaissait par moments, mais pour s’élever bientôt de plus belle. Je ne pus m’empêcher d’être inquiet ; quant à Murph, sa tête, ses pattes, ses oreilles, ne témoignèrent pas la moindre émotion ; tout son corps conserva sa pose indolente et égoïste. Une telle froideur chez un être enveloppé de tant de sollicitude et de sucreries commençait à m’exaspérer, lorsque heureusement Auvray rentra dans le boudoir. Je ne pus me défendre d’un sentiment de compassion en jetant les yeux sur lui : il était pâle, haletant, aussi hérissé que Murph était lisse et calme.

— Voyez, me dit-il en me présentant un papier timbré, voyez ce qui m’arrive. Ah ! je n’y survivrai pas ; ils ont juré de me tuer !

Il se laissa tomber sur l’ottomane où reposait Murph au milieu d’un rempart de dragées. Je lus le papier ; c’était une assignation pour paraître devant le juge de paix, à l’effet de s’entendre avec une certaine marquise de Saint-Azor, qui réclamait un chien à elle appartenant, connu maintenant sous le pseudonyme de Murph, mais dont le vrai nom était Fortuné. Ce chien avait été dérobé par un domestique qui avait dû le vendre, sous un faux nom, à un marchand de chiens du boulevard Beaumarchais, dans la boutique duquel le maître actuel l’avait sans doute trouvé.

— Eh bien ! puisqu’elle le veut, nous plaiderons ! s’écria Auvray quand j’eus achevé de lire l’assignation ; mais ils m’arracheront l’âme plutôt que de m’arracher Murph !

— Oui, nous plaiderons ! m’écriai-je en m’associant à son transport ; et je ne pus m’empêcher de songer aux plaidoiries de Petit-Jean et de l’Intimé ; mais je me gardai bien de laisser paraître sur mes traits le moindre symptôme facétieux.

— Ce qu’il y a de pis, ajouta Auvray, c’est qu’on exigera sans doute que Murph paraisse en justice, et le médecin a expressément défendu qu’on l’exposât au grand air ; il est horriblement enrhumé du cerv…, du museau…

Pour calmer ses inquiétudes, je m’engageai à voir moi-même cette marquise de Saint-Azor, et à faire tous mes efforts pour arranger l’affaire à l’amiable. J’eus le bonheur de réussir dans ma négociation diplomatique, et je revins annoncer à Auvray que l’ancienne maîtresse, ou plutôt l’ancienne esclave de Murph dit Fortuné (c’était le langage de la marquise), consentait à couper le différend par la moitié.

— Couper Murph en deux ? interrompit Auvray ; mais c’est donc le jugement de Salomon !

— Non, lui dis-je, vous conserverez Murph tant qu’il voudra ; mais madame de Saint-Azor exige que, lorsque le chien ira visiter le royaume des ombres, vous lui remettiez son corps… Elle veut le faire gannaliser

— Gannaliser ! reprit Auvray, Murph ! N’importe, j’y consens ; qu’on dresse l’acte, je le signerai puisqu’il faut que je me résigne à placer mes affections en viager, et à voir gannaliser un jour la plus chère moitié de moi-même !

Quelque temps après cette affaire, un mariage des plus avantageux s’offrit pour Auvray. Il n’avait guère que trente mille livres de rentes ; l’héritière qu’on lui proposait en avait plus de soixante, sans compter les oncles atteints d’hydropisie, les tantes asthmatiques, les grands parents paralytiques et goutteux, et beaucoup d’autres maladies que dans les familles on est convenu d’appeler des espérances.

Les amis d’Auvray comptaient sur cette union pour le détacher un peu de Murph ; mais cette liaison était de celles qui ne se dissolvent que par quelque événement plus miraculeux que ne l’est un mariage. Auvray se décida à aller faire sa cour, à condition toutefois que son chien ne le quitterait pas. Le médecin avait consenti pour cela à lever la consigne ; il répondait des influences atmosphériques, mais non pas des influences morales qui, chez les chiens impressionnables, sont indépendantes du baromètre.

Auvray se présenta chez sa future avec un bouquet de fleurs à la main droite, et son chien Murph sous le bras gauche. On voulut bien adresser au chien quelques compliments pour la forme, auxquels celui-ci ne répondit que par un grognement sourd et disgracieux. Auvray s’approcha de sa prétendue, et commença à lui adresser de ces douceurs officielles qui sont le prologue obligé de tout hymen intéressé ou non. Mais à peine eut-il commencé à prendre une attitude galante, que Murph, qui était d’une jalousie extrême, et ne pouvait comprendre que son maître adressât à un autre que lui ses attentions et ses prévenances, se mit à pousser des cris d’Othello si perçants, qu’il fit trembler les vitres, et rendit bientôt tout dialogue impossible. On chercha à l’apaiser, on lui fit respirer des sels anglais, on lui bassina les tempes avec du vinaigre de la reine Pomaré ; rien ne put calmer ses cris ni ses nerfs. Le coup était porté, et Auvray vit bien que le plus court parti était de l’emmener. Il fit approcher une chaise à porteurs jusque sous le vestibule, et placer sur la banquette de derrière l’infortuné Murph qui continuait ses gammes chromatiques.

Le soir même de cette scène, Murph fut pris d’une fièvre violente qui ne fit qu’augmenter d’heure en heure pendant la nuit ; et le lendemain, au point du jour, il se trouva si accablé, si affaibli, qu’on désespéra de le sauver. On eut beau lui prodiguer les remèdes les plus empressés et les plus tendres, on ne put parvenir à renouer la trame de ses destinées ; quelques heures après, Murph était devenu la proie de la Parque et de M. Gannal.

Je n’ai pu savoir en détail ce qui se passa dans la maison d’Auvray pendant les premiers jours qui suivirent la mort de son chien ; je sais seulement que sa porte fut fermée à tout le monde. J’étais de tous ses amis le seul qu’il eût conservé ; moi seul comprenais Murph ; moi seul avais su respecter cette étrange passion. Mais le désespoir d’Auvray était si profond, que ma vue seule eût irrité ses peines ; comme la Matrone d’Éphèse, il était résolu à se laisser mourir dans une solitude complète.

Murph était mort depuis trois mois, et je me croyais à jamais séparé du sensible et malheureux Auvray, que je regardais comme enseveli dans son deuil, lorsqu’un matin je reçus un billet de notre ami commun, l’illustre et spirituel docteur B…, qui m’invitait à me rendre chez Auvray sur-le-champ.

Je fus introduit dans le boudoir où Murph avait coulé jadis des jours filés de sucre et de vanille. Quel fut mon étonnement lorsqu’en entrant je m’aperçus que tous les portraits du chien avaient disparu, et se trouvaient remplacés par les armures orientales, les boucliers, les flèches et les pipes turques, qui garnissaient les murailles de cet asile avant que Murph n’eût remplacé tous les goûts dans le cœur de son maître, même le goût du tabac !

— Il est guéri, entièrement guéri, me dit le docteur B… du plus loin qu’il m’aperçut, et c’est surtout à vous que nous devons cette cure ; vous avez compris que cette monomanie si étrange, que dans la médecine moderne nous appelons la cynophilie, devait avoir son cours. Ce qui la rend si souvent incurable, c’est que, lorsqu’une personne idolâtre quelque caniche ou quelque épagneule, presque toujours on la heurte, on veut la railler, tandis qu’il faudrait au contraire entrer dans sa passion.

— Oui, je sais tout ! s’écria Auvray en sortant précipitamment d’une pièce voisine : C’est vous, ô le modèle des amis ! qui avez inventé toutes sortes de stratagèmes pour amuser à la fois et guérir ma faiblesse. J’aimais un chien, et vous m’aimiez encore !… Mais où donc avez-vous puisé tant de complaisance et d’abnégation ?

— Tout simplement, lui répondis-je en souriant, dans le Livre des Proverbes, où j’ai trouvé une vieille phrase qui m’a paru être une excellente recette contre votre folie.

— Quelle est cette phrase ?

— Eh ! vous la connaissez mieux que moi, mon cher Auvray ; ne m’avez-vous pas répété cent fois du vivant de Murph :

Qui m’aime, aime mon chien.