H. Fournier Éditeur (p. 152-159).


LES CONSEILS DE L’ENNUI
SONT LES CONSEILS DU DIABLE

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B rémond est-il arrivé ? demandait un matin à une femme de chambre un monsieur chauve qui venait de monter au deuxième étage d’une maison de la rue Saint-Honoré.

— Entre donc, monsieur Bruneau, repartit une voix de l’intérieur ; et, presque aussitôt, on vit paraître au milieu de l’antichambre un gros bonhomme au teint fleuri, qui tenait d’une main un rasoir et de l’autre un pinceau.

— Eh bien ! as-tu réussi dans tes projets ?

— Lorsque Alhanase-Désiré-Jacques Brémond se charge d’une affaire, est-il dans l’habitude de ne pas réussir ?

— Ainsi, ta fille est fiancée ? reprit M. Bruneau après s’être assis dans un fauteuil, sa canne entre ses genoux et son chapeau sur sa canne.

— Ma Lucile est fiancée, et mon futur gendre arrive aujourd’hui même avec son père, M. Christophe Deschamps, d’Elbeuf.

— Et ta fourniture ?

— Elle est certaine ; les fonds sont prêts ; ma femme est l’amie de madame Ducornet, dont le mari, chef de division au ministère de la guerre, a promis de présenter le traité à la signature de Son Excellence. Madame Brémond le portera à madame Ducornet, apostillé d’une pièce de satin de Chine, qui nous est arrivée de Pékin, et dont notre protectrice a la plus grande envie pour paraître au bal de la cour. Ainsi tout est arrangé : le ministre signe le traité ce soir ; ce soir, nous signons le contrat, et tu vas m’accompagner pour acheter la corbeille de noces.

— Justement, j’ai une citadine à ta porte.

— Alors partons.

— Partons !… Mais n’as-tu rien à dire à ta femme ?

— Bah ! elle est maussade ce matin.

— Qu’a-t-elle donc ?

— Elle s’ennuie.

— Hein ! que dis-tu là ? elle s’ennuie !

— Eh bien ! oui, elle s’ennuie ! De quel air me regardes-tu ?

— Mon ami, sais-tu bien ce que c’est que l’ennui ?

— Quelle question ! Parbleu, oui, je le sais. L’ennui… Eh bien ! c’est l’ennui.

— Tu te trompes, monsieur Brémond ; l’ennui, c’est le diable. Quand madame Bruneau s’ennuie, j’ai peur.

À ces mots, M. Brémond regarda M. Bruneau, haussa les épaules, prit son chapeau et sortit.

Or, tandis que les deux amis montaient en citadine, madame Brémond, à demi couchée sur un sofa, dans son boudoir, laissait flotter ses rêveries au hasard. À quoi pensait-elle ? Dire qu’elle ne pensait à rien, c’est dire qu’elle pensait à tout. Madame Brémond était une femme à qui ses amies donnaient trente-neuf ans ; elle en avait donc trente-deux ou trente-trois. Les molles clartés qui filtraient par les persiennes voilées de stores, noyaient les lignes charmantes de son visage, et teignaient d’une lueur rose les plans nacrés de ses épaules. Ce matin-là madame Brémond s’ennuyait. Pourquoi ? Sa camériste, tout au plus, aurait pu le deviner. Elle-même l’ignorait certainement.

Pour ouvrir le cœur d’une femme à l’ennui, il est mille raisons ; pour le fermer, il n’en est qu’une. Or, madame Brémond était mariée depuis dix-sept ans.

Au bout d’une heure, n’entendant pas la sonnette de sa maîtresse, la camériste entra.

— Il est bientôt midi, dit-elle, madame veut-elle que je la coiffe ?

— Comme vous voudrez, Suzette.

Tandis que Suzette présidait à ces mille détails où les femmes déploient plus de diplomatie que des ambassadeurs dans un congrès, un violent coup de sonnette retentit à la porte.

— Madame, dit presque aussitôt une femme de chambre en passant sa tête derrière une portière, il y a là un monsieur qui demande à vous parler.

— Mais je ne puis recevoir personne…

— Personne, excepté un beau-père, interrompit une grosse voix ; et presque aussitôt un monsieur, gras, grand, vermeil et joufflu, se présenta au seuil du boudoir.

— M. Christophe Deschamps, dit-il en s’annonçant lui-même.

Madame Brémond s’inclina en s’efforçant de sourire.

— Je vous surprends dans l’asile des Grâces, Madame ; mais bah ! un beau-père a ses petites entrées partout. Parbleu ! j’en ai vu bien d’autres à Elbeuf ! Une belle ville, ma foi ! Connaissez-vous Elbeuf ? Non ? Après le mariage de mon fils, je vous y conduirai. C’est moi qui suis l’adjoint de l’endroit ; vous verrez ma fabrique et mon Casimir. Par le chemin de fer, c’est une bagatelle que ce voyage ; une petite maîtresse fait ça entre son déjeuner et son dîner. C’est plus difficile à moi qui fais mes cinq repas par jour. Mais bah ! en voyage comme à la guerre !… Mais, Madame, ne vous gênez pas pour moi ; continuez ; voyez, j’en agis sans façon, moi ; je m’installe.

Cette tirade avait été débitée tout d’une haleine, et, avant que madame Brémond eût trouvé le temps de glisser un mot, M. Deschamps s’était assis carrément sur l’ottomane de satin. En toute autre circonstance, madame Brémond aurait ri de tout son cœur ; c’était une femme d’esprit qui s’amusait des ridicules plus qu’elle ne s’en offensait ; mais en ce moment elle s’ennuyait.

Ses sourcils se froncèrent, et une moue dédaigneuse se dessina sur sa bouche ; à ce flux de paroles, elle ne répondit que par un regard glacial.

Mais M. Deschamps n’était pas homme à se déconcerter pour si peu ; il se répondit à lui-même, et la conversation recommença sous forme de monologue.

— Parbleu ! s’écria-t-il encore, j’ai grand’faim ; le voyage et le grand air m’ont mis en appétit. Nous allons déjeuner ensemble ; ce sera fort gai ; quand M. Brémond rentrera, il nous trouvera à table à côté l’un de l’autre. Eh ! eh ! il verra que nous avons fait connaissance sans lui.

— Merci, Monsieur ; je ne déjeune jamais, répondit d’un ton sec madame Brémond.

— Jamais ! s’écria le Normand ébouriffé.

— Jamais à midi. Suzette, donnez ordre qu’on serve à monsieur un pâté, quelque poulet froid, deux ou trois biftecks ; la moindre des choses enfin.

— Au moins me tiendrez-vous compagnie ? reprit M. Deschamps.

Au moment où madame Brémond allait répondre, la femme de chambre vint annoncer que M. Alfred de Lespars attendait madame au salon.

— Veuillez m’excuser, Monsieur, dit vivement madame Brémond ; c’est pour une affaire importante qui ne souffre aucun retard.

M. Deschamps, un peu étourdi, passa dans la salle à manger, où le pâté et le poulet lui firent oublier la moitié de sa déconvenue.

Or, l’affaire qui ne souffrait aucun retard n’était rien moins que l’offre d’un billet pour le bal de la liste civile. M. Alfred de Lespars était éloquent ; mais madame Brémond était ennuyée.

— La valse vous distraira, disait le dandy.

— Mais je n’ai pas de robe, répondait la dame.

Les femmes, eussent-elles mille robes, n’en ont jamais une la veille d’un bal.

— Voilà justement une pièce de satin d’un dessin merveilleux ; je suis sûr que votre faiseuse de modes est femme à tailler une robe dans une nuit.

— C’est vrai, dit nonchalamment madame Brémond.

— Croyez-moi, Madame, reprit le dandy insinuant, il faut combattre l’ennui par le plaisir ; le spleen est dangereux pour une jolie femme.

Madame Brémond sourit, hésita un instant ; mais la main de M. de Lespars avait déjà saisi le cordon de la sonnette. Suzette entra, et reçut ordre de porter tout de suite le satin chez la couturière.

Madame Brémond avait tout à fait oublié son amie, madame Ducornet.

M. Deschamps parut à cet instant à la porte du salon ; sa présence acheva d’irriter les nerfs de madame Brémond.

— Je ne vous dérange pas, j’espère ? dit le fabricant.

— Oh ! mon Dieu, non ; mais voilà justement M. de Lespars qui me priait d’aller choisir des bracelets, pour sa sœur, chez Janisset. Me permettez-vous de l’accompagner ?

— Faites, Madame, répondit M. Deschamps, qui semblait avoir perdu toute sa loquacité et sa joyeuse humeur.

Dix minutes après, madame Brémond, emmaillotée dans un cachemire, montait en calèche avec M. de Lespars.

— Au bois de Boulogne ! cria le valet de pied au cocher ; et la calèche partit.

M. Christophe Deschamps entendit la voix sonore du laquais ; il tressaillit, frappa de sa canne sur le parquet, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit avec fracas.

Vers le soir, M. Brémond et son ami M. Bruneau revinrent à la maison de la rue Saint-Honoré. Dix commissionnaires les suivaient, chargés de caisses et de cartons.

— Madame Brémond ? demanda M. Brémond à la camériste.

— Madame n’est pas rentrée ; mais voici deux lettres pour vous.

— L’écriture de mon ami Deschamps ! À quelle heure est-il arrivé ?

— Monsieur, il est parti à quatre heures.

— Parti ! qu’est-ce à dire ?

— Lis, et tu le sauras, fit observer M. Bruneau. M. Brémond ouvrit précipitamment la lettre.


« Mon cher correspondant,

« Je retourne à Elbeuf. Votre femme est peut-être charmante, mais elle n’a pas voulu se donner la peine de me le prouver. Je ne veux pas être pour elle un sujet de contrariété ; et, pour lui épargner l’ennui d’une présence trop assidue, je renonce pour mon fils à l’honneur d’entrer dans votre famille. Comptez toujours néanmoins sur mon amitié et mon crédit. »

« Christophe Deschamps »


— À l’autre, dit M. Brémond ; et une seconde fois il rompit le cachet.


« Mon cher Monsieur,

« Madame Ducornet a vainement attendu madame Brémond toute l’après-midi ; je regrette infiniment que son absence ne m’ait pas permis de faire pour vous ce dont j’avais cru pouvoir vous donner l’espérance ; mais, vous le savez, une lettre était indispensable, et cette lettre que je devais soumettre à M. le ministre, je ne l’ai pas reçue. Dans la pensée que peut-être vous aviez renoncé à solliciter la fourniture, j’ai dû présenter un autre soumissionnaire, et S. E. vient de signer le traité.

« Madame Ducornet se rappelle au souvenir de madame Brémond, et la remercie de son offre obligeante. Elle a trouvé pour le bal de la cour une étoffe propre à remplacer la pièce de satin dont madame Brémond lui avait parlé. »
Votre tout dévoué,
« B. Ducornet, »


— Que signifie tout cela ? s’écria M. Brémond en froissant les deux lettres. Un mariage rompu et une fourniture manquée !

— Mon ami, ta femme s’ennuyait ; elle a suivi les conseils du diable. La voilà justement qui rentre avec M. Alfred de Lespars. Tu n’as plus qu’à prier Dieu pour que son ennui s’en tienne maintenant à la fourniture manquée et au mariage rompu.