Celui du rien (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 114-119).
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CELUI DU RIEN


 
Je suis celui des pourritures grandioses
Qui s’en revient du pays mou des morts ;
Celui des Ouests noirs du sort
Qui te montre, là-bas, comme une apothéose,
Son île immense, où des guirlandes
De détritus et de viandes
Se suspendent,
Tandis, qu’entre les fleurs somptueuses des soirs,
S’ouvrent les yeux en disques d’or de crapauds noirs.

Terrains tuméfiés et cavernes nocturnes.
Oh ! mes grottes bâillant l’ennui, par les crevasses
Des fondrières et des morasses !


Voici le lieu des pus et des tumeurs ; voici.
À mes arbres de lèpre, au bord des mares,
Sèchent ton cœur et tes loques baroques,
Vieux Lear ; et puis voici le noir Hamlet bizarre
Et les corbeaux qui font la cour à son cadavre ;
Voici René, le front fendu, les chairs transies,
Et les mains d’Ophélie, au bord des havres,
Sont ces deux fleurs blanches — moisies.

Et les meurtres me font des plans de pourriture,
Sur l’escalier de rocs, qui mène aux dictatures
De mon pays de purulence et de sang d’or.

Sont là, les carcasses des empereurs nocturnes,
Les Nérons fous et les Tibères taciturnes,
Les rois d’ébène et de portor.
Leur crâne est chevelu de vers — et leur pensée
Qui déchira la Rome antique en incendies
Fermente encor, dans leur orbite usée ;
Des lémures tettent les pustules du ventre,
Qui fut Vitellius — et fiels et maladies
Crèvent, sur ces débris, leurs fleuves de poison.

Je suis celui du pays mou des morts.....


Et livides et mornes éponges, dans l’antre,
Où des pieuvres dressent la vigne en floraison
De leurs suçoirs tordus, voici les grands cerveaux
De ceux qui ont emprisonné dans les étaux
Des lois fixes et profondes, le monde.
Voici les voyageurs par les chemins de Dieu,
Voici les cœurs brûlés de foi, ceux dont le feu
Étonnait les soleils, de sa lueur nouvelle :
Amours sanctifiés par l’extatique ardeur
« Rien pour soi-même et sur le monde, où s’échevèlent
La luxure, l’orgueil, l’avarice, l’horreur,
Tous les péchés, inaugurer torrentiel
De sacrifice et de bonté suprême, un ciel ! »
Et les marmoréens maçons de leur superbe,
Les bâtisseurs d’orgueil, avec des blocs de fer
Si lourdement rejoints, que ni les fleurs, ni l’herbe
N’y trouvaient place, où remuer leur printemps clair ;
Et les Flamels tombés des légendes gothiques,
Et les avares blancs qui se mangent les doigts,
Et les guerriers en or immobile, la croix
Escarbouclant d’ardeur leurs cuirasses mystiques,
Et leurs femmes dont les regards étaient si doux ;
Voici — sanguinolents et crus, ils sont là tous.


Je suis celui des pourritures prophétiques.

En un jardin, velu de moisissure,
Je cultive sur un espalier noir,
La tristesse qui renia l’espoir,
Les fruits bouffis des flétrissures
Les muscles corrodés et les mornes caries
Des voluptés meurtries.
La maladie ? elle est, ici, la vénéneuse
Et triomphale moissonneuse
Dont la faucille est un croissant de fièvre
Taillé dans l’Hécate des vieux Sabbats.
La fraîcheur de l’enfance et la santé des lèvres,
Les cris de joie et l’ingénu fracas
Des bonds fouettés de vent, parmi les plaines,
Je les flétris, férocement, sous mes haleines,
Et les voici, aux quatre coins de mes quinconces
En tas jaunes, comme feuilles et ronces.

Je suis celui des pourritures souveraines.

Voici les assoiffés des vins de la beauté ;

Les affolés du rut d’éternité
Qui fit naître Vénus, de la mer toute entière ;
Voici leurs flancs, avec les trous de leur misère ;
Leurs yeux, avec du sang ; leurs mains, avec des ors ;
Leurs livides phallus tordus d’efforts
Cassés — et, par les mares de la plaine,
Les vieux caillots noyés de la semence humaine.
Voici celles dont l’affre était de se chercher
Autour de l’effroi roux de leur péché,
Pour se mêler et se mordre, folles gorgones ;
Celles qui se léchaient, ainsi que des lionnes —
Langues de pierre — et qui fuyaient pour revenir
Toujours pâles, vers leur implacable désir,
Fixe, là-bas, le soir, dans les yeux de la lune.
Tous et toutes — regarde — un à un, une à une,
Ils sont, en de la cendre et de l’horreur
Changés — et leur ruine est la splendeur
De mon domaine, au bord des mers phosphorescentes.

Je suis celui des pourritures incessantes.


Je suis celui des pourritures infinies :
Vice ou vertu, vaillance ou peur, blasphème ou foi,
Dans mon pays de fiel et d’or, j’en suis la loi.
Et je t’apporte à toi le consolant flambeau,
L’offre à saisir de ma formidable ironie
Et mon rire, devant l’universel tombeau.