Oscar Lamberty, éditeur (p. 209-240).


Les Noces














LES NOCES


(Le salon d’une villa au bord du Léman. Au dehors, c’est un lac de fin du jour, bleuté et rose, écharpé de larges coulées de sang, avec, déjà, les nappes de cendre d’une nuit qui gagne traîtreusement malgré l’incendie du soleil violentant le ciel. Sous les fenêtres, une efflorescence d’arbres blancs, un tendre bouquet de noce, des pluies de pétales et de neige, d’une douceur triomphante et candide.

Dans la pièce banale, le reflet de cette splendeur allume d’or les grêles meubles anglais et les cheveux blancs d’une vieille dame assise près du window, un tricot gris aux doigts. Elle compte ses points : un, trois, cinq, sept, tout en jetant de bons regards indulgents et curieux sur François, debout près d’elle, regardant, absorbé, le décor de la nature. Un homme frêle, très voûté, vêtu d’habits de civil gris qui drapent d’une grâce de plis son corps décharné.)

La vieille dame, bavarde, perd et recompte ses points. — Oui, oui, vous en avez assez de la bonne Suisse hospitalière… dix-sept, dix-neuf… et de la vieille dame qui est allée vous empêcher de mourir dans votre auberge… vingt et un… vous êtes fâché contre tout, parce que vous êtes malade… parce qu’on a dû vous mettre au vert, à la montagne… et que, au lieu de guérir, vous avez fait une rechute… Ce n’est pas la faute de la Suisse ! C’est vous qui êtes imprudent : pas de chapeau, pas de flanelle, des haussements d’épaules pour toute médecine ! Si je n’étais pas venue déjeuner à cette auberge des Avants, mon pauvre ami, et que je n’aie pas eu la passion des militaires…

François. — Je mourais un peu plus vite, voilà tout !

La vieille dame. — Ce luxe de pneumonies depuis trois ans, dame ! Il m’eût fallu chercher d’autres militaires à dorloter. Et maintenant, vous voulez rejoindre votre poste aux ambulances et votre convalescence est à peine achevée ! On vous mettra à l’infirmerie, vous verrez, au lieu du secrétariat !

François. — Quant à cela, oui, je le sais, je ne suis plus bon à autre chose.

La vieille dame. — Mauvaise tête ! Mais non, vous êtes encore bon à servir excellemment votre Belgique. Mais vous êtes trop pressé. Oui, oui, vous en avez assez de mes fromages et de mon petit vin d’Yvorne.

François. — Oh ! servir ! En noircissant des bulletins d’administration et en alignant des chiffres sur du papier. Quand les autres la servent avec leur poitrine et leurs bras. C’est peu. (Il s’est retourné tout-à-fait. Un visage émacié, exsangue, troué, sous le front énorme, de deux yeux gris brûlants, troublés de lave.)

La vieille dame. — Et vous, mon bon ami, vous lui avez donné votre souffle. N’avez-vous pas fait avec eux cette retraite d’Anvers, étouffé déjà par la pneumonie, avec 39 degrés de fièvre qui vous faisaient claquer des dents et buter à chaque pas ? Si, après cela on vous a donné un poste d’arrière, vous pouvez très allègrement le remplir : vous êtes aussi un blessé au service, seulement vous avez tous vos membres.

François. — Oui : une carcasse étique qui doit s’essouffler pour respirer ; et un cœur qui fait grève, qui oublie de battre. Quel chiffon !

La vieille dame. — Vous avez pris froid, tout simplement, et vous n’êtes plus en forme. Il faut attendre le retour des forces. Elles reviendront, si vous leur en laissez le temps.

François. — Pour quoi faire, leur laisser le temps ? À qui cela servira vraiment ?

La vieille dame, adroite. — À ceux qui vous aiment.

François, sec. — Il n’y en a pas.

La vieille dame. — Parents…

François. — Morts. (Il se touche le cœur.) De là.

La vieille dame. — Amis…

François. — Qu’est-ce que cela leur fait, aux amis ! Tout le monde meurt à présent. On s’habitue.

La vieille dame, la langue entre les lèvres. — Maîtresse…

François, brusquement tourné vers elle. — À moi ? Vous voulez rire. Un amant, moi ! C’est cocasse.

La vieille dame. — Fiancée ?…

François, s’asseyant. — Tenez, chère Madame, j’aime mieux parler d’autre chose, permettez-moi respectueusement de vous le dire. Regardez-moi. Est-ce qu’on se marie ? On meurt, oui, on se dépêche. Je suis fini, voyez-vous, fini. Mais il faut attendre que cela vienne. Ah ! si on me laissait reprendre un fusil, cela ne traînerait pas. Ce ne sera encore que le fauteuil, et les chiffres, avec les embusqués.

La vieille dame, posant son ouvrage. — Comment s’appelle-t-elle ?

François sursaute violemment, une colère au visage. Et devant la bonne figure entêtée et douce de vieille maman curieuse et compatissante, il s’apaise. Il se tait : puis, d’une voix très basse, une voix profonde et comme honteuse, il dit : — Elle s’appelle Madeleine. Elle est restée chez nous, en Belgique, derrière la barrière de silence. Elle a voulu rester, pour aider. Je ne sais rien d’elle. Mais je sais bien qu’elle aide. Elle a le don de la pitié. On voit cela à ses mains toujours prêtes à caresser. Et à ses yeux qui savent écouter la douleur. Elle a écouté la mienne. J’ai eu de la douleur, car je l’ai beaucoup aimée. Je ne le lui ai pas dit : on ne lui parlait pas de ces choses. Elle n’aurait pas permis. Mais elle savait. Et elle permettait le silence. Elle a utilisé cela pour faire de moi son ami. Cela l’a satisfaite, car elles ont de ces bizarres scrupules d’épouses. Elles nous donnent leurs pensées et les maris ont le reste. Ils sont contents et elles sont tranquilles. Pierre avait un mépris railleur pour ces futilités. Il nous enfermait au piano, confiant et supérieur. Et alors Madeleine me chantait. Nous lisions les poètes et les sons. Nous causions de la vie et de l’âme, du devoir et de l’amour. Nous apprenions ensemble. Elle croit que je lui apprenais des choses, mais je sais bien que c’est elle qui m’a tout appris, à moi qui ne savais rien… elle m’a appris à aimer. Et nous nous taisions ensemble. Mais nous ne nous touchions pas. Elle l’a voulu ainsi. Vous comprenez ? Alors nous avons eu quelque chose d’hybride et de beau, de très douloureux mais de très tendre et de très confiant… d’affreusement parfait et de divinement imparfait… J’ai cherché cela pour lui plaire, cette dématérialisation de moi-même. Et j’y étais parvenu. Je l’aimais comme elle le voulait. Oui, j’en étais arrivé à m’enivrer suffisamment pour oublier… Je vivais d’une vie d’âme, comme en rêve on agit fiévreusement sans mouvoir son corps endormi. J’étais anesthésié. Je ne me plaignais pas… J’acceptais… J’acceptais…

La vieille dame, très bonne et très curieuse. — Et maintenant ?

François. — Maintenant ? (Il retourne à la fenêtre, parle le dos tourné à la chambre.) Maintenant Pierre a été tué, dans une contre-attaque, il y a dix-huit mois.

La vieille dame. — Mais alors, mon ami, sa femme est libre !

François. — Justement. Madeleine est libre. (Plus bas.) Et depuis lors, il y a que je n’accepte plus, voilà !

La vieille dame, souriante. — Parcequ’il n’y a plus de raison d’accepter. Parcequ’après la guerre…

François. — Parcequ’après la guerre je serai mort… ou pis que cela ! (Il se retourne.) Et maintenant, ne parlons plus de tout ceci, Madame, je vous en supplie. Vous êtes bonne, compatissante, exquise pour moi. Mais ne me faites plus parler. Je ne suis pas de ceux qui aiment se raconter. Cela me fait souffrir. Et regardez, la machine tout de suite se détraque… la grève… la grève… (Il s’essouffle à reprendre haleine.) Le cœur en a assez, vous voyez bien !

La vieille dame, un peu inquiète, le laisse se calmer, puis reprend, apaisante. — Le cœur n’a besoin que d’un peu de joie pour guérir… Mais si ! je le sais bien. (On frappe à la porte. À la femme de chambre villageoise qui entre :) Qu’est-ce ?

La servante. — Il y a là quelqu’un pour causer à Madame.

La vieille dame. — Dis que j’arrive. Encore ces envois de caissettes à mes filleuls, bien sûr. Ah ! ces soldats ! ces soldats ! (En s’en allant :) Un peu de joie, mon cher enfant, je m’y connais… Madeleine fera cela un jour.

(Sortie. Le silence. François regarde la déchirure rouge du ciel et de l’eau. Puis il hausse les épaules et va s’occuper, penché, à fermer un sac d’ordonnance qui est là sur une chaise. Sa figure se crispe d’une grimace, il dit quelques mots à mi-voix. Il rit, puis il se cache la figure en gémissant. C’est la déroute d’âme, la révolte à goût de fiel, qu’aucune beauté ne soulage. On frappe de nouveau à la porte.)

François, impatient. — Entrez donc.

La servante, entrant. — Une lettre, Monsieur.

François, la prenant. — Donnez. (Il regarde longuement la lettre, puis la femme, et de nouveau la lettre. Sa voix baisse comme au seuil d’une église.) Qui vous a donné cela ?

La servante, luisante et épanouie. — Une dame, Monsieur. Une grande voyageuse. Elle ôte son manteau.

François. — Une dame ? Ici ? Pour moi ?

La servante, largement riante. — En bas, Monsieur. Elle parle à Madame. Elle est toute pâle. Elle dit : dites comme cela que c’est Madeleine…

(Le nom tombe dans la chambre comme une chose réelle et foudroyante.)

François, après un silence. — C’est bien.

(La femme se retire avec de longs regards sournois et satisfaits. François n’a pas bougé. Il tient l’enveloppe dans sa main. Il la regarde. Enfin d’un effort immense de ses doigts, il l’ouvre, déplie la lettre, essaye de lire. Mais il n’y arrive pas. Il doit se rapprocher du flot de lumière, à la fenêtre. Là, il parvient à distinguer les premiers mots : « François, je suis venue… » Il ne continue pas. Les mots semblent l’avoir paralysé. Il reste là, avec des traits immobiles, un effrayant visage sculpté où la chair épouse les os, où les orbites bayent comme des trous ; on sent le cœur, envasé, refusant son service à l’organisme congelé ; pourtant, il se reprend à battre, et François à vivre. Une petite sueur lui perle au front, il respire vite, épuisé. Il dit, d’une voix entrecoupée : « Pas encore. Madeleine va venir… » Tout-à-coup, il dresse la tête, il écoute, il suit d’une oreille sur naturellement aiguisée un pas léger sur l’escalier, l’imperceptible frou-frou d’une robe, l’approche sur le palier ciré de quelqu’un qui enfin, très doucement, ouvre la porte, entre, la referme.

C’est Madeleine. Elle a les mains nues, la tête nue ; sortant de la robe noire, un jeune visage pâle dont les yeux, ardents et doux, s’arrêtent, très calmes, sur François immobile. C’est entre leurs yeux, dès ce seuil, un regard énorme, presque sans vie, d’où la pensée semble retirée, un regard qui existe comme une matière. Elle l’affronte cependant, elle s’avance ; il fait le geste machinal de lui baiser la main ; elle s’assied ; c’est la banalité apparente d’une visite ; quelques mots flottent, inconscients, sans parvenir à toucher l’harmonie profonde et solennelle du silence qui les immerge, un silence souverain, plus puissant que les mots.)

François. — C’est bon à vous. J’ai été un peu souffrant. Vous n’avez pas fait trop pénible voyage ?

Madeleine. — Mais non. Pas du tout. Vous vous sentez mieux, j’espère. Tout le monde s’inquiétait de vous, là-bas.

François. — Merci. C’est très aimable.

Madeleine. — C’est si naturel.

(Le silence, plus fort qu’eux, domine leurs voix. Ils n’essaient plus de lutter. Maintenant, François la regarde, d’un regard conscient qu’un torrent bouillonnant de foie inonde, déborde, un regard de possession qu’elle affronte bravement, par brusques battements de paupières levées et baissées, comme les battements d’un cœur.)

François, d’un frissonnement des lèvres. — Madeleine…

Madeleine, les yeux levés dans les siens. — Je suis venue. Je ne pouvais plus rester. J’ai su que vous étiez malade ici. J’ai demandé un passe-port pour la Suisse. On me l’a refusé. Alors, j’ai passé la frontière de Hollande, avec les recrues. Je me suis déchiré les mains. Je suis tombée. J’étais couverte de boue. J’ai obtenu le passage par mer. Et je suis venue. Me voici.

François, frémissant. — Vous êtes venue. Je vous vois. Je pourrais vous toucher…

Madeleine, les yeux brusquement baissés. — Je devais venir. J’avais des choses à vous dire… Je les sais bien. Mais pourtant je les sens qui s’écoulent de moi. C’est votre présence. Vous êtes si vivant… Maintenant, je sais que nous sommes deux êtres qui pensons séparément. Loin de vous, nous étions réunis…

François, à voix basse. — Oui, c’est cette lumière qui rayonne de vous. Je n’avais plus cette lumière. Je vous avais, mais sans votre lumière… Est-ce possible. Vous, avec votre petit visage, et vos mains éclatantes…

Madeleine, très troublée. — Cela paraît si étrange et pourtant si terriblement réel d’être ensemble… on ne sait pas si on est content, ou simplement épouvanté… on dit des mots empesés qui restent droit entre vous et font mal…

François, d’un effort. — Je ne pense pas. Je vous regarde.

Madeleine. — Et moi, voilà, je pense ! Oh ! cent pensées, mille pensées, un horrible quadrille de pensées enchevêtrées…

François. — Vous aviez ce parfum-là le jour où je vous ai dit adieu. Je le reconnais. Je l’avais perdu. Vous êtes venue jusqu’au seuil de votre salon, vous avez mis vos deux mains dans la mienne et vous m’avez dit : regardons-nous bien, pour ne pas nous perdre. Je vous ai regardée ; et puis, je suis parti.

Madeleine. — Ah ! votre voix, de nouveau, m’a parlé… comme autrefois… On ne sait pas pourquoi, des minutes, les voix vous parlent… et nous sommes presque réunis… réunis comme si nous étions séparés !

François, éclatant. — Mon Dieu ! que c’est effroyablement doux de vous revoir enfin ! Vous êtes venue. Vous vous êtes déchiré les mains… Pourquoi avez-vous fait cela ?

Madeleine. — Je suis venue pour vous.

François. — Vous pouviez être tuée. Oui, on pouvait vous tuer…

Madeleine, souriant. — Alors, dites, vous auriez été triste ?

François. — Triste ? Non, je n’aurais pas été triste. Je serais mort. Je vis de vous. Madeleine… Madeleine… est-ce que vous savez ce que vous êtes pour moi…

Madeleine, brusquement tremblante. — Dites-moi, je veux savoir… je peux savoir, maintenant…

François, qui a tendu les mains vers elle, se retire brusquement. — Mon Dieu !

Madeleine, étonnée de l’altération de ses traits. — Qu’avez-vous ? Qu’est-ce qui vous fait peur ? Toute votre figure a changé !

François. — Ce n’est rien. Ce n’est qu’une chose. Je l’avais oubliée…

Madeleine. — Quelle chose ? Oublié quoi ? Que peut-il y avoir de triste aujourd’hui ?

François. — Moi…

Madeleine. — Quand je suis venue pour vous ?

François, ressaisi, la regarde avec une douleur tranquille. — Vous êtes bien bonne, Madame, d’être venue. J’en ai eu une grande joie. Je n’ai pu assez vous la cacher. Je suis encore très faible… Vous avez toujours été une douce amie pour l’isolé que je suis. Et je vous retrouve, dans l’épreuve, fidèle et compatissante.

Madeleine. — Je ne sais ce que vous voulez dire. Je ne suis pas fidèle ni compatissante ; ce sont des choses qu’on réserve aux autres, à ceux qu’on n’aime pas… Et vous n’êtes pas dans l’épreuve !

François. — Excusez-moi aussi de ne pas vous avoir dit la part que j’ai prise à votre deuil. J’ai bien pensé à vous. Mais Pierre est tombé en brave. Une femme peut être fière de ces morts-là. On dit que cela console. (Un silence.)

Madeleine. — François, vous employez à dessein des paroles banales qui sont une offense à notre intimité.

François. — Vous vous trompez. Elles sont l’expression du respect que je vous dois.

Madeleine. — C’est vous qui vous trompez. Vous croyez ce langage nécessaire à mes habits de veuve. Les convenances sont faites pour les étrangers, ceux qui communiquent par des mots !

François. — Elles sont nécessaires, croyez-moi, entre nous.

Madeleine. — Quand je vous en affranchis ? Je ne vous comprends plus. Mon Dieu… est-ce que trois ans peuvent changer les cœurs ?

François. — Les cœurs ne changent pas. Ce sont les corps qui changent… (Un silence.)

Madeleine. — François. Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

François. — Je n’ai pas le droit de vous parler autrement.

Madeleine. — Je m’appelle Madeleine. Et vous m’aimez.

François. — Vous êtes Madeleine : la jeunesse, la vie ; cet éclat qui fait mal. Et moi…

Madeleine. — Et vous ?

François. — Moi ? Madeleine, regardez-moi. Je suis un pauvre homme qu’on plaint. Je ne guérirai jamais.

Madeleine. — Et c’est pour cela que vous me parlez ainsi ?

François. — C’est pour cela que je vous parle ainsi.

Madeleine. — Parce que vous avez été brave ? Parce que vous avez été malade ? Parce que vous avez maigri ? Cela vous chagrine donc tant ? Parce que vous croyez que cela compte pour moi… (riant) cette histoire de balance !

François. — Ah ! Madeleine, votre rire… Non, je sais ce qui compte pour vous. Hélas, je le sais. C’est le petit effort de mon esprit vers l’infini. Cela a séduit votre générosité. Ma forme physique ne s’est jamais illusionnée. Je n’ai, du reste, jamais été qu’un déchet, l’intellectuel rabougri dont sourient les maris. (Brusque et sourde violence.) C’est pour moi que cela compte. Car pour moi, votre forme a compté. (Un instant de silence et de lutte.) Mais j’accepterai. Il faut le temps. J’accepterai d’être encore votre ami. Et que vous me regardiez avec cette douce confiance dans ma force… car j’ai été très fort près de vous, y avez-vous jamais pensé ? Elle reviendra peut-être. Nous pourrons encore nous asseoir au piano et regarder le soir venir. Tout ce que vous aimiez. Nous pourrons même nous taire ensemble… et peut-être nous sourire… Seulement, vous êtes si affreusement, si humainement jolie… et vous êtes si près, maintenant… il n’y a plus que moi entre nous deux…

Madeleine. — Il n’y a plus rien entre nous deux ! Je suis venue pour vous le dire, et je veux que vous me compreniez, que cet horrible chaos de pensées et de mots se dissipe. Écoutez-moi, François. Quand Pierre vivait, je lui devais ce qu’il attendait de moi : la fidélité au sens banal et strict qu’il lui donnait. Cela seul existait pour lui ; cela seul lui fut donné. Il a mené tapage, amour et boisson du même élan grossier et satisfait. Il prenait cela pour la vie. Il riait de l’âme. Il la niait. Mon âme était donc à moi. Je l’ai gardée. Et quand vous êtes venu dans ma vie, j’ai compris qu’il y avait un monde nouveau que vous pouviez me montrer, un monde où vivent et respirent les âmes. J’en ai eu tout de suite la nostalgie. En écoutant ce cours d’histoire de l’art où vous mettiez tout votre être, il m’a semblé tout-à-coup que vous vous penchiez sur moi, et que vous m’y meniez par la main. Et vous l’avez gardée. Vous m’avez tout montré : la musique, les tableaux, la pensée, les livres ; vous me les expliquiez doucement, vos mots flottaient entre eux et moi ; c’était comme si vous étiez là pour m’en tourner chaque page… J’étais tout enveloppée par les beautés que vous me montriez, mais pour les voir il me fallait toujours les chercher dans vos yeux. Et en croyant donner mon âme à la beauté, c’est à vous que je la donnais… Alors notre vie intime a commencé, une vie de regard et de pensée, dont aucune réalité ne venait déranger l’harmonie…

François, sourdement. — Oui… une vie que vous avez voulue et qui vous suffisait.

Madeleine. — Une vie qui devait nous suffire. Vous l’avez compris, vous l’avez rendue possible en taisant les mots que je n’aurais pu écouter.

François, de même. — Je vous ai obéi.

Madeleine. — Je vous en remercie. Mais je ne vous le demande plus ! C’est maintenant que vous essayez de ne pas me comprendre. Quelle complication avez-vous inventée pour gâter notre joie ? Mais comprenez-moi donc, François ! Pierre est mort voici tantôt deux ans. J’ai porté son deuil exactement, selon qu’il l’eût souhaité. Il est mort en brave, en donnant tout ce qu’il pensait avoir : la vie de son corps, à son pays. C’est le denier de la veuve, qui appelle miséricorde peut-être… Mais je ne l’ai pas aimé ! Et il m’a délivrée de ma fidélité : un amour comme le sien ne demande rien au delà de la tombe. Je ne me dois plus à lui. C’est à vous que je me dois. Je ne veux plus me séparer de mon âme, qui est à vous. Je veux me donner à vous, frère chéri, pour que notre union soit absolue et parfaite…

François a écouté, le visage caché dans ses mains, tremblant de violence et de détresse. Quand il parle, les mots semblent chassés, comme des feuilles d’orage, par son souffle haletant. — Madeleine… je vous remercie… je vous remercie, Madeleine… vous dites des mots merveilleux… oh oui… des mots terribles et merveilleux…

Madeleine. — Des mots très simples. Qu’y répondez-vous ?

François. — Que vous vous trompez… ce sont de beaux mensonges… Vous vous trompez. L’amour, c’est autre chose. Je le sais, car moi, je vous aime. Vous ne me voyez pas comme les autres, comme je suis. Vous êtes aveuglée par votre rêve !

Madeleine. — Je vous vois bien mieux que les autres. Je vois votre chère âme, plus robuste et plus riche qu’eux tous avec leur sang rouge et leurs grands membres de fer !

François. — Ah ! vous l’avez dit vous-même ! Oui ! Vous ne regardez qu’un fantôme, une âme ! Pas moi, pas moi !

Madeleine. — François ! C’est vous qui vous fouettez de chimères !

François. — Madeleine, je meurs de la réalité.

Madeleine. — Ah ! fou ! fou ! comme vous tâchez de nous faire du mal ! Je suis à vous, entendez-vous ! Je vous ai tout donné : chaque action et chaque pensée ; chaque battement d’âme était à vous. N’était-ce pas plus que ce que je vous offre maintenant ?

François. — Madeleine, je vous supplie de ne pas me tenter ainsi… Je vous connais, je sais ce que vous m’avez donné, un amour qui siège là, dans le petit palais de votre cerveau ! Je ne veux pas le briser. Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Madeleine. — François ! Vous me refusez !

François. — Madeleine, je vous sauve. Mais vous me tuez.

Madeleine. — C’est bien. Nous ne nous verrons plus ! Car moi, je ne veux pas de cet amour abâtardi. Séparons-nous. Mais pour la dernière fois, répondez-moi. Je veux l’entendre. Vous refusez ?

François. — C’est impossible, Madeleine…

Madeleine, violente. — Ah ! malheureux ! Dites-le ! C’est donc que vous ne m’aimez plus !

François. — Moi ? Moi !… C’est vraiment d’une ironie à crier de douleur et de rire ! C’est vous qui osez me dire cela ! Mais vous ne connaissez de l’amour que le mien ! C’est mon amour seul qui vous l’a enseigné, qui vous en a fait deviner la beauté immortelle… C’est vous qui ne savez pas, non, vous ne savez rien, personne ne sait rien, le monde tout entier ne sait rien ! Moi seul, je sais ! Ah ! oui ! que c’est beau, que c’est douloureux et superbe d’aimer ainsi ! Je vous adore, Madeleine ! Je vous adore comme un chef-d’œuvre de Dieu… votre âme et votre corps… chaque geste qui est une harmonie, et chaque pensée qui m’émeut comme une prière… Je vous adore des yeux, des lèvres, des mains… en pensant et en dormant… Tout mon être, près de vous, n’est plus qu’une prosternation…

Madeleine. — François…

François. — C’est comme si ma vie s’en allait, s’écoulait vers vous… je ne peux plus la retenir… Madeleine, Madeleine, belle… douce… sainte… adorée… éternelle… (Il est glissé à ses genoux, et les derniers mots se perdent dans l’étoffe de sa robe.)

Madeleine, tremblante aussi, et presque apeurée de la violence de son émotion. — Ah ! François… pardonnez-moi… oui… oui… vous m’aimez… vous m’aimez…

François. — Non, Madeleine ! Vous vous trompez encore… car maintenant c’est moi que j’aime !… C’est trop aussi, je suis perdu… Oh ! je m’aime… je m’aime… en vous… près de vous… dans la chaleur de votre corps… Madeleine, gouffre qui m’attire… ciel qui m’attire… ciel de votre visage… ciel de vos yeux qui m’appellent… qui m’appellent…

(Ils sont si près l’un de l’autre que leurs visages semblent réunis déjà par le nœud du baiser. Et le soleil mourant brusquement les embrase de la gloire de son dernier sursaut.)

François, sauvage et sourd, l’étreignant de ses bras féroces. — Je vous aime, Madeleine !

Madeleine, instinctivement cabrée sous l’étau. — Ah ! prenez garde !… (Elle regarde dans l’incendie du couchant, le farouche visage presque sur le sien. Et les mots faillissent, étrangers à sa volonté :) Comme vous êtes pâle… Comme vous êtes changé… mon pauvre François…

(Le soleil, comme tranché au couteau, est tombé brusquement derrière la montagne. Une ombre violette s’étend, couleur de tombe.)

François, d’une secousse, a défait son étreinte. Il a la stupeur d’un homme qu’un poignard invisible a frappé, puis son halètement de souffrance. — Ah ! Ah ! (La pensée lui revient, foudroyante. Il dit d’une voix très calme :) Vous voyez bien… que c’est fini…

Madeleine. — Qu’avez-vous ?

François. — Vous avez eu peur de moi ! Vous l’avez compris ? Je l’ai vu ! Vous avez eu raison. Pour la première fois vous avez senti mon corps près du vôtre, et il vous a fait peur. Vous avez vu mon visage, mon vrai visage, mon visage de pauvre, et vous avez eu peur. Vous avez crié de surprise, d’effroi, de pitié. Vous avez eu pitié de moi…

Madeleine, tâchant de le reprendre de ses mains caressantes. — François, vous me faites injure… Pourquoi me repoussez-vous ? Que vous ai-je fait que de tendre et de bon ? J’ai eu peur, oui… (presque à elle-même) car je ne vous ai jamais vu comme cela… si sauvage… il faut s’habituer, n’est-ce pas…

François, riant d’excès de douleur. — Il faut s’habituer !…

Madeleine. — Et j’ai vu tout près votre cher visage que j’adore… et je l’ai vu meurtri et comme vidé de chair… et j’ai crié, oui, parce que je vous aime, uniquement… et puis, vous m’avez repoussée. Vous m’avez repoussée si fort que j’ai eu mal…

François, sauvage. — Mais vous avez eu moins mal que si je vous avais gardée !…

Madeleine. — Ah ! comme vous me parlez ! Comme vous me regardez ! Où est donc votre tendresse ! On dirait que vous me haïssez !

François. — Oui… Je vous hais d’être venue me tenter, forcer ma volonté, me jeter à cette abjection de vous avoir violentée. Car pour toucher vos lèvres, j’ai dû vous faire violence ! Tout votre être s’est levé contre moi. J’ai senti votre vie, votre belle vie vivante frémir de l’approche de la mienne…

Madeleine. — Vous dites des choses affreuses, François ! Et vous me jugez mal. Si vous êtes malade, je serai votre femme. Et je vous soignerai.

François. — Vous me soignerez ! Ah ! Dieu ! est-il possible de faire souffrir ainsi ! Vous l’avez inventé, l’abject, l’horrible mot ! Le sentez-vous comme une pourriture, entre votre jeunesse et moi ?

Madeleine. — Taisez-vous ! Je ne sens que votre volonté d’assassiner notre cher amour par ces violences…

François, criant. — Notre amour !

Madeleine. — Notre bel amour, si pur, qui nous portait, qui nous faisait beaux, et bons, et heureux, et doux !

François, effondré. — Madeleine ! notre amour…

Madeleine. — Ah ! vous voyez ! vous n’oserez plus, en son nom, remuer ici toute cette misère !

François. — C’est vrai. Gardons-le de ces éclaboussures. Notre cher amour… notre précieux amour… à qui j’ai tout donné… Mais pourquoi, alors, m’avez-vous menti ! Car moi, je savais. Mais vous m’avez tenté trop fort…

Madeleine. — Je n’étais venue ici que pour vous donner de la joie !

François. — De la joie !

Madeleine. — Je ne voulais pas vous faire du mal, François, je vous le jure !

François. — Voyez-vous, vous n’avez pas compris, c’est tout. Il ne faut pas vous chagriner ! Non, vous avez voulu bien faire ! C’est votre sainte bonté. C’est vrai que vous n’avez jamais rien fait que de tendre et de bon. C’est moi… c’est moi. Mais c’est fini. Pardonnez-moi, Madeleine ! Je n’attenterai plus à notre divin amour. Oh ! non, non, je ne verrai plus jamais ce petit visage d’effroi… jamais ! jamais ! Je ne souffrirai plus l’abomination de cette minute…

Madeleine. — François, François, je ferais tout au monde pour ne pas vous voir dans cette peine.

François, à bout de forces. — Elle est dans vos yeux, Madeleine, elle est dans vos bras ! Comprenez-vous ? Je l’y trouverais partout !

Madeleine. — Alors, c’est à l’impossible que nous nous brisons ! Tout est fini ! Notre amour va sombrer !… Nous n’aurons pas cette fusion d’êtres, ces douces noces que j’avais rêvées…

François. — Vous pleurez ! Oh, non, pas cela. Ne pleurez plus. Nous les aurons Madeleine ! Non, il ne faut pas que notre amour sombre ! L’impossible ? Rien n’est impossible que de vous voir souffrir… Nous les aurons. Il y a des unions plus profondes que celles des corps. Ne craignez rien ! Je saurai m’y élever. J’ai appris !

Madeleine. — Que voulez-vous dire, François ?

François. — J’ai appris. Oh ! cela ne vient pas de suite. J’ai appris très lentement. Et vous voyez, je suis encore retombé ! Il me manquait cette suprême leçon ! Quand j’ai commencé de vous aimer, j’étais comme cela, violent et brutal. Il y avait des heures, aussi, où j’étais comme dément. Chez vous, dans votre calme salon, quand je causais en souriant, je nouais mes mains pour ne pas vous saisir. Mais la nuit, je dénouais mes mains… Je vous ai tant tenue, dans ma solitude, que mes bras ont gardé la forme de votre corps, comme un cercueil d’amour… Et puis, j’ai eu honte, devant votre droiture. J’ai retenu les mots dont j’allais vous assaillir. C’est votre confiance qui a fermé mes lèvres, la paix de votre vie, l’absolue sécurité que vous aviez en vous-même. Pour ne pas rompre cette paix, mon amour a commencé d’apprendre… Et vous avez senti cela d’instinct, que mon amour devenait une belle chose : vous vous êtes tournée vers lui comme une fleur cherche la chaleur. C’était une volupté que vous ne connaissiez pas : personne ne vous l’a enseignée, que moi… Doucement vous lui avez ouvert votre âme. J’ai vu votre âme vierge… j’ai eu de vous ce qu’aucun n’avait eu ! Pendant ces trois ans où j’ai perdu la présence de votre visage, jusqu’au reflet de vos yeux lointains, j’ai gardé l’éblouissement de votre âme. Car elle, je l’ai connue, et elle m’a aimé. Maintenant encore, c’est elle qui est venue à moi, qui a eu pitié, qui a compris ma détresse, qui, chastement, m’a offert sa beauté. Elle seule ne m’a jamais trahi ! Elle est restée radieusement innocente du recul de votre corps… C’est pour être digne d’elle que mon amour peut monter encore, qu’il est ainsi ivre d’infini et de sacrifice ! C’est pour elle que mon âme devient si forte, bien plus forte que mes sens…

Madeleine. — Oh ! François !

François. — Oui. Elle a fait ce miracle. Mes bras sont devenus trop petits pour vous étreindre, ma bien-aimée : l’âme seule a assez de grandeur ! Pourquoi me plaignez-vous ? L’amour qui monte à ces clartés devine la gloire de Dieu. Vous voyez bien qu’il ne peut plus descendre ! qu’il ne peut plus supporter la douleur de voir votre visage charnel s’affoler près du mien ! Vous m’avez donné plus qu’une étreinte terrestre : vous m’avez inspiré cet amour, ce bonheur dont on meurt… Ne pleurez pas. Vous ne saurez jamais, ma femme chérie, mon épouse mystique et sainte, de quelles mortelles délices s’est faite notre union !…

(Dans le soir divin et apaisé, le visage de François resplendit d’une lumière surnaturelle. Madeleine, frissonnante et les mains jointes, le contemple en extase tremblante.)

Madeleine, dans un balbutiement. — Ah ! François… Je vous avais oublié… loin de vous, je ne peux pas vous atteindre. Je vous revois ! Je vois. Je comprends. Oui, de nouveau, vous m’avez emportée de moi-même. C’est vous qui m’avez faite. Sans vous, je ne suis rien : je ne suis plus que moi… Je voudrais vous dire. Comme j’ai été seule sans vous, rien qu’avec les autres : avec ces corps ! Et l’horreur de sentir que je vous perdais, que mon âme descendait lentement… Je suis venue ici, toute en chair… François, je ne vous voyais plus. Maintenant, je vous ai reconnu ! Chéri, chéri, emportez-moi ! je ne veux plus n’être que moi-même… Je veux aller où vous allez, dans ces clartés…

François. — Oui, douce, sainte, c’est ainsi que je vous prendrai… et que nous nous aimerons… dans la splendeur des irréalités ! Que rien ne trouble plus la divine harmonie de votre rêve… de nos noces sacrées… Je veux en éloigner ce corps indigne… qu’il ne vienne pas, en sinistre et haletant trouble-fête… épouvanter la fleur pure de notre baiser !…

(Il fait une profonde inspiration et se retient au châssis de la fenêtre, près de lui.)

Madeleine, dans un cri. — Ah ! bien-aimé ! Vous m’avez prise ! Nos âmes se sont étreintes… je me suis donnée… oh ! je ne suis plus moi ! je ne suis plus qu’à vous… Le miracle de votre amour s’est accompli. Ce sont nos noces, nos noces célestes !

François, d’une voix faible, comme une plainte infinie. — Madeleine… oh ! ma douce femme d’âme…

Madeleine. — Je t’aime.

François, épuisé. — Enfin ! je peux approcher ta radieuse beauté… (Il défaille.)

Madeleine. — François ! As-tu mal ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

François. — Je te cherche. Est-ce bien toi… Il fait si clair !

Madeleine. — C’est moi ! C’est Madeleine ! C’est ta femme, François !

François. — Tu n’es plus une femme… Tu es trop grande !

Madeleine. — François ! Tu me fais peur ! Tu me fais une peur horrible ! Qu’as-tu ?

François, haletant. — Déjà, quand la guerre est venue, c’est en toi que s’est identifiée la patrie… Tu grandissais… Est-ce à toi, ou à elle, que j’ai donné ma vie ?…

Madeleine. — Je t’en supplie, François.

François. — Et tu grandis toujours ! emporte-moi…

Madeleine. — Amant chéri, je ne veux pas te perdre ! Regarde, comme je te tiens… Regarde, comme je te serre… Ne me quitte pas, François, ne me quitte pas !

François, très bas. — Est-ce toi qui as grandi… ou est-ce mon amour ! Je lui ai tout donné… il est devenu trop grand… trop grand pour toi… il n’est plus fait pour cette terre… il est trop haut… Il monte encore !

Madeleine, le serrant follement dans ses bras. — Tu ne m’aimes plus ! Où es-tu ? Que cherches-tu là-haut, de tes abominables yeux qui ne me voient plus… On dirait que tu m’as perdue… que tu m’as dépassée…

François, encore plus bas. — Oui… Tu m’as conduite… Comme c’est beau…

(L’âpre lutte entre le cœur et la mort, très courte.)

Madeleine, dans un cri. — Tu meurs !

François, illuminé, dressé, les mains hautes et jointes. — Je vis !

(Il s’effondre dans les bras de son amie, qui serre éperdument le frêle et insensible cadavre contre son corps vivant déchiré de sanglots.)