Alphonse Lemerre (p. 295-308).

X

Le printemps dont ils désiraient tant la venue, arriva enfin. Ce ciel nuageux et glauque, cette nature nue et attristée, reparurent dans le frais épanouissement de leurs rajeunissements éternels. Déjà les arbres du jardin entr’ouvraient leurs bourgeons, et les feuilles, chaque jour plus dépliées, tendaient leurs voiles de verdures sur les berceaux du petit bois. Cette première verdure, puberté virginale du feuillage, est riante et mélancolique tout ensemble, comme une espérance et comme un souvenir. Un or pâle en irrise la nuance verte, et l’on ne saurait dire si c’est un reste des jaunes rayons de l’automne gardé dans le mystère de la verdure renaissante, ou les premières traces d’un soleil plus éclatant ou plus limpide. Pourquoi donc un peu de l’automne ne se retrouverait-il pas dans ces printaniers sourires de la nature renouvelée ? — comme la vague ressemblance d’une mère morte au front d’un enfant plein de vie, touchante et frêle empreinte de l’agonie qui précéda sa naissance.

Les lilas suspendaient et mariaient leurs grappes d’améthyste au feuillage noir des cyprès entre lesquels ils étaient plantés, derrière le château. Le ciel se trempa d’une eau douce ; l’air en devint un bain et les lointains du marais nagèrent et se fondirent dans un bleu lumineux qui les inondait. Mille chants d’oiseaux vibraient confusément dans l’atmosphère. Les hirondelles à la gorge nitide et aux ailes plus foncées que l’azur du ciel, croisaient leur vol jusqu’aux surfaces ébranlées de ces mares, qui n’étaient plus que des ovales de vif argent, encadrées par les herbes qui commençaient de reparaître ; et la surface unie de cette eau qui se retirait de partout, ne ressemblait plus qu’à une glace brisée en mille morceaux, épars et étincelants. Les moineaux, tout frissonnants dans leur plumage gris-fauve de l’hiver auquel ils avaient échappé, s’abattaient aux murs des terrasses sur les bords des vases de granit, que le soleil semblait remplir d’un fluide d’or, comme s’ils avaient dû y boire la vie ! Souvent, à l’extrémité du marais, un rayon de soleil entr’ouvrant la masse des nuages ruisselait au cintre des lointains comme l’écume radieuse d’un flot perdu, et, se déroulant en vagues de lumière d’un bout à l’autre de l’horizon, faisait saillir dans sa lueur courante les accidents si peu variés du paysage, — quelques saules circulaires au bord des mares, ou quelque rideau diaphane de peupliers rendu bleuâtre par la distance… Ces premiers beaux jours, Allan et Camille les virent arriver avec une joie qui n’était pas seulement l’enchantement que devait leur causer la nature transformée par le printemps. Pour eux, il y avait plus que ces impressions printanières. Il y avait enfin de pouvoir sortir de l’étroit espace d’un salon ! Sous les massifs du jardin, dans les mille détours du taillis, ils ne craignaient pas que madame de Scudemor, toujours souffrante, vînt couper par la moitié une caresse trop longue. Ils sont si désespérants les baisers hachés par la peur d’être surpris ! Mais, pour eux, cette joie n’avait déjà plus la physionomie de celles qu’ils avaient traversées. Elle manquait des tressaillements de l’espérance comme dans l’attente d’un bonheur nouveau et inconnu. Hélas ! c’est que le printemps venait trop tard !

Avaient-ils donc tout épuisé ? L’accoutumance vient-elle donc sitôt nous désenchanter de nos rêves parce qu’ils sont devenus des réalités ? Non, tout n’était pas épuisé ; non, l’enchantement n’avait pas cessé d’être ; mais ils avaient ouvert l’écorce du dernier mystère et ils s’acclimataient dans l’émotion, c’est-à-dire qu’ils la sentaient moins. Ils s’aimaient peut-être davantage, mais la passion qu’ils avaient l’un pour l’autre ne les enivrait plus ; elle les dévorait. D’impétueuse elle s’était fait âcre, parce qu’elle n’avait plus rien à apprendre ; mais, si les désirs avaient perdu leurs illusions, ils redoublaient d’intensité. Seulement cette intensité était continue, de sorte qu’elle tranchait moins dans leur vie. Ils ne disaient plus : « cela est délicieux, » mais « cela est nécessaire. » Ils étaient graves, presque pensifs : Camille ne s’étonnant plus de rien mais voulant du bonheur encore, par une inconséquente furieuse de passion irritée car elle savait qu’elle était descendue dans ce gouffre de la vie aussi loin qu’elle pouvait descendre ; … et Allan était non moins tenace et non moins altéré du breuvage qui aurait toujours le même goût et produirait toujours la même soif ! Ainsi, l’amour était pour eux sans contemplations et sans sourires. Époque de la passion où elle contracte quelque chose de fauve, où elle se mord le sein comme une tigresse, où elle brûle jusqu’à son bonheur… On se parle moins, — on se sait ; — on s’embrasse longuement, en silence ; on se détourne sans se demander ce qu’on a ; et les deux bouches, toujours silencieuses, reviennent pourtant l’une à l’autre éternellement s’essuyer.

Quand la passion est arrivée à cet instant de sa durée, elle n’est plus qu’un centre dont la circonférence se rétrécit chaque jour davantage. Elle ne jette plus de charme sur la vie extérieure. Elle l’absorbe sans la sentir. C’est une possession brûlante, jalouse et revêche. Il n’y a pas d’orages encore, mais le ciel est d’une aspérité de feu qui fend la terre. Les rosées du cœur, les pleurs des premiers attendrissements sont taris ; et quand, plus tard, de nouvelles larmes viendront détremper les aridités de nous-mêmes, elles ressembleront à ces larges gouttes, qui dans les pluies de l’été exhalent en tombant comme une odeur de poussière.

Aussi, le printemps qui n’était déjà plus dans leurs âmes vint-il inutilement étaler ses mille beautés autour d’eux. Ce qui fait monter la vie dans les arbres ne la fit pas monter dans leurs cœurs. Ô passions ! passions ! vous vous développez toutes de même ! D’abord, c’est un bonheur à en mourir et qui fait vivre ; et puis après, ce n’en est plus, et ce n’est pas de la douleur encore… Espace sans nom entre les espérances et les regrets, entre le bonheur et le néant cet étrange vide que l’on traverse en s’aimant, mais dont on étouffe ; moment accablant où l’on a la certitude d’être aimé et de ne pouvoir être heureux, sans que le pourquoi de ce fait incompréhensible surgisse jamais dans nos esprits confondus !

On n’aurait pas reconnu en Camille cette Bacchante du bonheur de l’amour, qui se précipitait à grands cris à toutes les ivresses. Elle était presque aussi triste qu’Allan. Son visage avait perdu son éclat. Des rougeurs acres ou de profondes pâleurs l’envahissaient à chaque minute, orageuse image des transes de son cœur ! En vain la nature était réjouie et bienfaisante ; en vain jusqu’au genou dans les roses et la tête dans une lumière parfumée vaguaient-ils aux promenades oublieuses, le bonheur dont jouissaient tous les êtres créés expirait à leurs pieds sans les toucher. Et ils s’aimaient ! Leurs frêles poitrines renfermaient plus d’amour qu’il n’en était épars sur le sol, en chaque grain de poussière auquel Dieu envoyait la vie dans les rayons de son soleil ! Mais ce qui faisait palpiter l’atome n’enivrait pas la créature. Misérables créatures, qui, à se serrer l’une contre l’autre, ne font sortir qu’une voix qui crie l’impossibilité d’être heureux ! En vain s’étreignaient-ils de manière à ce que la trace de la poitrine de l’amant restât dans le sein de l’amante, ils savaient qu’ils ne trouveraient pas plus d’apaisements que d’ivresses dans ces étreintes inutiles et fatales. Caresses aussi véhémentes que jamais, mais qui auraient fait mal à voir, car elles étaient irritantes et tristes comme eux.

À cette peine inhérente à la passion même, s’en joignait pour Allan une foule d’autres sans poésie et sans dignité. Il rougissait jusqu’au fond de l’âme à chaque pensée sur la position où il se trouvait devant Camille. Elle l’écrasait avec de certains mots. Maintenant elle voulait de l’irrévocable entre eux, comme si elle eût eu l’instinct que la passion doit être retenue ou qu’elle pourrait bien échapper. Elle le priait d’avouer leur mutuel amour à madame de Scudeifior et de lui demandera ratifier l’engagement qu’ils avaient pris, en se donnant l’un à l’autre, de s’appartenir. À ces instances, Allan — qui ne le comprendra ? — hésitait, balbutiait. L’incohérence de ses réponses eût trahi les embarras et les tourments de sa pensée à toute autre que cette jeune fille, qui lui supposait, comme à elle, la pudeur de sa passion et la répugnance à demander à un tiers, comme une grâce, les droits qu’ils avaient échangés. Cet homme qui n’avait de fort que l’esprit, c’était l’esprit même qui le faisait souffrir. S’il en avait eu moins, il n’aurait pas compris si bien ce que sa position avait d’indécis et de traître, vis-à-vis de Camille et de sa mère… Le fait est qu’il les trompait indignement toutes les deux. La passion avait tous les torts, sans doute, mais des idées vraies, justes, nobles se superposaient toujours à cette passion qui l’entraînait, — pour lui montrer qu’il aurait dû plus courageusement résister. Quand ce coursier indompté qui passe sur le ventre à toutes choses, cette grande aberration de la volonté de l’homme, la passion, n’a pas trouvé de borne et d’arrêt dans les résistances de l’esprit, l’esprit foulé aux pieds se relève, ravive la flamme fumante de sa torche et la secoue impitoyablement dans la conscience, jusqu’à ce qu’elle devienne le brasier où tout ce qu’il y a de moral et de beau dans l’homme doit périr !

Et cela était rigoureusement vrai pour Allan. Une idée qui lui vint à cette époque, et dont il eut beaucoup de peine à se débarrasser, montre à quel point l’égoïsme de la passion l’avait concentré en lui-même. Il se surprit à désirer monstrueusement la mort de la mère de Camille. La souffrance que toute sa personne accusait, le changement de ses traits, tout alimentait ce désir vague d’abord, bientôt précis, en lui rappelant que, cette femme morte, sa position à lui serait simplifiée, — qu’une pierre de tombe interposée, le passé n’échapperait pas de dessous. Désir inextinguible et affreux, et toujours suivi d’un remords d’autant plus déchirant que l’incorruptible vue de l’esprit ne lui manquait pas ; mais ce désir et ce remords, attachés de front dans son âme comme une double torture, se combattaient et se résistaient tous les deux.

Camille ignorait ces douleurs. Elle ne souffrait que des impuissances de la passion, qui donne toujours moins qu’elle n’avait promis. Pour un esprit de la nature du sien, humain, fini, et d’une forte attache à la réalité, cette passion devenue adurante et sèche la jetait parfois dans une espèce de démence sombre. Souvent elle disait à Allan des choses étranges… Elle lui demandait pourquoi il n’était pas son frère tout à fait. Elle s’appelait, dans certains moments, son incestueuse sœur. Il semblait qu’avec ce mot sous lequel les législations ont mis un crime, elle aiguillonnât ses transports. Quand la passion n’a plus rien qui l’exalte, elle rêve du crime. Peut-être, dans ce monde déchu, y a-t-il dans la pensée du crime une parenté insaisissable avec la pensée du bonheur ?

Un des résultats de cette situation dans la durée d’un sentiment, c’est de rendre exigeant, méfiant et amer. Ces exigences ne s’articulent pas, il est vrai ; ces méfiances vont plus à la destinée qu’à la personne ; les amertumes ne quittent pas le cœur pour monter plus haut ; mais elles existent. Ulcération solitaire de l’égoisme, qui finit par envahir ce que l’on croyait avoir de puissance de dévouement. Qu’alors la plus légère des circonstances vienne effleurer une de ces méfiances silencieuses, l’âme vit dans une disposition tellement souffreteuse et tellement chagrine qu’elle en est immédiatement bouleversée. Ce qu’on ne s’avouait pas, on se le dit. L’existence actuelle se modifie. Une ou deux feuilles de plus tombent de l’arbre déjà dépouillé. On s’aime encore ; on s’aime toujours ; mais ou une jalousie, ou un reproche, ou une inquiétude, sillonnent, comme des coups de hache, cette vivante affection qui trouve toujours moyen de rejoindre ses tronçons saignants. On a comparé la passion à cette pyramide des Contes Arabes dont les degrés croulaient à mesure qu’ils étaient montés. Hélas ! c’est plutôt à mesure qu’on les descend qu’ils croulent, et ce n’est pas redescendre, mais remonter qui est impossible.

Cette circonstance, qui altère le langage en altérant un peu plus l’âme, ne se fait jamais longtemps attendre. Tout pousse la créature humaine à se précipiter vers les faits. Il y a en elle une impétueuse causalité de douleurs, de torts et de fautes. Cette circonstance arriva bientôt pour Allan et Camille. Ce ne fut qu’un mot, mais un mot suffit quand l’âme, saturée des irritations de la passion, n’a plus honte de son égoïsme et abjure ses généreuses délicatesses. Ne dit-on pas qu’un doigt timidement posé fait tomber en poussière les êtres frappés de la foudre ?…

Ils avaient passé la journée dans le jardin, et, comme il est des instants où je ne sais quelle brise intérieure rafraîchit l’âme embrasée, ils étaient moins sombres et plus soulagés du poids de la passion et de la vie. Madame de Scudemor était venue les rejoindre dans la relevée. Fatiguée d’une promenade qui se prolongeait trop pour elle, elle avait regagné le château bien avant que ce tiède soleil d’avril se fût refroidi en s’abaissant à l’horizon. Elle avait montré dans cette promenade un attrait d’amabilité calme, qui avait agi sur les deux jeunes gens occupés si exclusivement d’eux-mêmes. Comme la vue d’une nature tranquille apaise parfois les turbulences de notre âme, le calme doux de madame de Scudemor avait-il envoyé quelque apaisante contagion à leurs orageuses pensées ? Qui sait ? Mais quand elle fut partie, ils parlèrent d’elle longtemps, Allan surtout, Allan qui se sentait des torts vis-à-vis de cette femme abandonnée. Nous croyons souvent réparer des torts en rendant justice, dans l’absence, à ceux qui auraient à se plaindre de nous ! Comme Allan ne pouvait révéler ce qu’il savait d’Yseult, de cette grande et infortunée créature, il n’insistait que sur ce qu’il y avait d’extérieur en elle. Il le faisait avec ses souvenirs d’amant et cette mélancolie d’imagination qu’il avait au suprême degré, et que la beauté perdue, l’âge d’Yseult, sa souffrance redoublaient encore. Cependant ils étaient assis sur le banc du petit bois où Allan avait reçu ces terribles confidences d’Yseult, dont il avait failli mourir. Camille, qui s’était mise sur les genoux d’Allan, l’écoutait avec rêverie, tête baissée, et la main jouant, distraite, avec son poinçon d’acier dans la poche de son tablier de taffetas. Tout à coup la pensée d’avoir aimé Yseult, cette dérision d’un éloge dans sa bouche ingrate, son désir atroce et furtif de la voir bientôt mourir, revinrent à l’esprit d’Allan et l’interrompirent. De peur que Camille n’induisît rien de son silence, il cacha sa confusion dans une caresse. Mais, pour la première fois, Camille reçut la caresse d’un air impassible. Cette froideur inaccoutumée, ces yeux à qui le soupçon faisait perdre de leur humidité habituelle, lui donnaient en ce moment beaucoup de la physionomie de sa mère. La ressemblance du regard était frappante. Allan le lui dit en l’embrassant passionnément sur les yeux.

— Tu trouves ? — répondit-elle, et, avec la rapidité de la pensée, le poinçon d’acier dont elle jouait elle alla pour l’enfoncer dans ses yeux. Horreur !… Allan vit le mouvement et la désarma, mais la pointe avait pénétré dans l’angle d’un des yeux qu’il venait de baiser, et le sang coulait.

— Es-tu folle ? — lui demanda-t-il avec effroi.

— Oui, — dit-elle, — car je suis jalouse ! J’ai cru autrefois que tu avais aimé ma mère, et ta caresse de tout à l’heure, Allan, m’a semblé pleine de son souvenir. Oh ! si tu allais m’aimer parce que je te la rappelle… Si j’allais poser pour ma mère !

Et elle était effrayante ! Sa jalouse pensée qui avait reposé si longtemps dans son sein d’enfant, et que l’amour et le bonheur d’être aimée avaient étouffée sans qu’elle en sortît, sa jalouse pensée se montrait sur ses traits expressifs avec une énergie sauvage. Allan eut recours à l’imposture pour la calmer. Ah ! mentir encore ! toujours mentir ! Il en était bien las… Mais il la trompa une fois de plus, cédant à l’instinct de la frayeur ou du devoir, — hélas ! du devoir comme les passions l’ont fait ! Il lui prodigua toutes les tendresses, et elle s’abusa dans ses bras avec délices. Elle se rasséréna à cette voix chère, et cette fin du jour, de menaçante qu’elle était, devint plus douce que les autres soirées n’avaient été depuis longtemps. Comme elle était entièrement rassurée, elle eut la coquetterie de la jalousie. Elle fit la belle avec son œil blessé. La déchirure avait offensé la paupière, mais elle ne voulut point que le mouchoir d’Allan cachât la blessure dont elle était vaine. Elle ne permit à son amant d’essuyer la trace sanglante qu’avec ses lèvres. Il la pansa avec des baisers. Mais, à travers ceux qu’elle lui rendait, elle ne s’apercevait pas du mal qu’elle causait à Allan. Elle lui racontait son passé : « Oh ! vois-tu, mon Allan, — lui disait-elle, — j’étais jalouse avant de savoir ce que c’est que la jalousie, avant de savoir que je t’aimais ! Te rappelles-tu un soir où ma mère te dit : « Attendez-moi dans le petit bois ? » Je l’entendis, et un mouvement inconnu s’empara de moi. La pensée qu’elle pouvait t’aimer, la pensée que tu l’aimais, toi, ne me vint pas. Oh ! non, j’étais trop innocente ! Mais je souffris d’une douleur que je n’aurais pas pu nommer. Longtemps ma vie en a été bouleversée. Pardonne, pardonne-moi, Allan, je ne te l’ai jamais dit ! J’ai été fausse avec toi que j’aimais comme un frère. Je haïssais ma mère parce que tu n’aimais plus ta sœur, parce que tu étais devenu brusque et froid, toi si affectueux et si bon ! Pourquoi cela ? Je ne le savais pas. J’aurais tout donné et tout fait pour le deviner. Sais-tu que j’ai passé bien des nuits sans dormir alors ? Sais-tu que je vous ai bien espionnés, tous les deux ?… J’écoutais aux portes quand vous étiez seuls, ma mère et toi. En vain je me disais que c’était mal, une puissance plus forte que la honte et que la fierté m’y a retenue ; mais je n’ai jamais rien entendu qui m’apprît que c’était de la jalousie, ce qui me bouillonnait ainsi dans le sein ! Je l’ai su depuis. Oh ! dis-moi, répète-moi, Allan, tu ne l’as jamais aimée !… » — Et il le lui assurait, et il le lui jurait, et il n’osait regarder cette jeune fille, maladroit tout en la trompant, car elle semblait jalouse encore tout en assurant qu’elle ne l’était pas.

Quand ils se séparèrent, Allan respira de l’étouffement du cœur. Lorsque l’on quitte la femme aimée avec une joie secrète, où en est l’amour qu’on lui porta ? N’est-ce pas une affreuse découverte que de se sentir soulagé par l’absence, que d’être mieux seul qu’avec elle ? Camille venait de projeter sur l’avenir et sur le passé un jour formidable, mais non imprévu.

Allan se trouvait placé entre sa conscience et Camille, nouvelle conscience aussi implacable que la première. Jusqu’ici, l’amour de Camille lui avait été un refuge contre lui-même. Maintenant, où serait le refuge, puisqu’elle aussi se retournait contre lui ?…

On a dit, et avec raison, que tout sentiment profond était exclusif et par conséquent jaloux, et cependant les femmes qui veulent le plus être aimées se pâment d’effroi quand on leur montre qu’elles ne le seront jamais qu’en appelant sur elles les plus inquiètes jalousies. Pourquoi donc le désir de l’amour et la peur de l’amour dans ces êtres à ce qu’il semble contradictoires, et qui nous échappent par la mobilité beaucoup plus que par la profondeur ?… C’est que les femmes, quoiqu’elles puissent dire dans les méprises de leurs tendres âmes ou affirmer dans l’hypocrisie de leurs vanités, ont beaucoup plus soif de bonheur que d’amour. Aimer, pour elles, n’est que le moyen : c’est être heureux qui est le but. Aussi, quand elles s’effrayent de ces jalousies qui sont l’amour même, leur instinct n’est pas en défaut. Elles sentent que l’amour dans toute sa plénitude se change trop facilement en angoisse, et c’est du bonheur qu’elles avaient rêvé.

Les hommes, dont la sensibilité est moins grande et les besoins de bonheur moins impérieux, comprennent comme les femmes que la jalousie, pierre d’achoppement du bonheur dans l’intimité, est la borne de l’amour, — la borne après le dernier pas. Des imaginations éprises de la force peuvent l’exalter comme l’expression d’un grand sentiment, mais il n’en est pas moins certain que cette jalousie détruit l’amour, et, chose triste à penser, peut-être parce qu’elle gâte et perd le bonheur dont tout être humain est avide ! On peut avoir l’intrépide fatuité qui fait désirer la possibilité d’un coup de poignard, mais croyez que l’amour finit toujours par mourir dans ces jalousies. La première scène, la première défiance, le premier reproche sont presque toujours des maux incurables, creusante brûlure qui n’offense que l’épiderme, mais qui, à vieillir, s’enfonce dans les chairs.

L’amour de Camille pour Allan venait donc de dire son dernier mot en bonheur dans cet aveu jaloux et colère. Quoiqu’elle se fût réapaisée dans la confiance et les illusions d’un sentiment éloquent encore parce qu’il était vrai, néanmoins cette jalousie n’était qu’endormie. Soit pour Camille, soit pour lui-même, Allan devait prendre garde de la réveiller. Ainsi l’abandon entre eux n’était plus possible, et, s’il y avait eu confiance jusque-là, de ce jour la confiance aurait cessé d’exister ; mais il n’y avait pas eu confiance. Ils s’étaient aimés sans s’initier à toutes les pensées l’un de l’autre. Amour singulier, empoisonné dans sa source, car, la confiance ôtée, la passion dure, mais que reste-t-il à l’amour ?

Allan n’aurait pas aimé madame de Scudemor que la jalousie dont il était l’objet n’eût pas moins rongé l’amour qu’il avait pour Camille, — vase de vinaigre où se dissolvent les perles de Cléopâtre, toutes les richesses du cœur dépensées, plus lentement et plus misérablement perdues que dans la somptuosité d’un seul soir ! Cette jalousie emporte peu à peu les charmes de l’intimité. Aujourd’hui, c’est l’un qui s’en va. Demain, ce sera l’autre. Tout isole au lieu de rapprocher. Ce n’est pas l’oreiller d’Othello qui étouffe. C’est un supplice qui lui ressemble, mais moins prompt. Il échappe un cri que l’on retient souvent à moitié. Les raccommodements s’usent à se répéter, et à cette compression impuissante ce n’est pas Desdemona qui finit par mourir, c’est l’amour. Allan n’avait pas prévu cette issue à son sentiment, mais il entrevit confusément qu’un changement nouveau allait suivre les changements que son amour avait déjà subis. À dissimuler pour tenir endormis les soupçons, il le brisait, cet amour, par la fatigue, — et lorsque, voulant se détendre de ses mille efforts, il se mettait à fuir Camille quoiqu’il l’aimât, il s’apercevait bientôt que cette conduite devait exalter cette jalousie davantage et il retournait auprès d’elle, incertain de lui-même, et commençant à maudire les passions et leurs conséquences parce que les enivrements n’en sont pas éternels. Les baisers mêmes avaient perdu leur vertu d’oubliance. Ils ne l’empêchaient plus de penser. Il avait retrouvé cette réflexion que l’inquiétude enfante, et qui fait diminuer l’amour de tout ce dont il n’augmente pas… Quand encore il se plongeait aux caresses, trop préoccupé pour qu’elles le troublassent et trop malheureux pour en jouir, il les prodiguait par calcul. Même pendant qu’elles duraient, l’inquiétude ne lâchait pas sa proie. Inquiétude acharnée, qui ne posait plus sur un terme ignoré de l’avenir mais sur tous les points de la durée. En effet, chaque heure qui n’amenait pas l’explosion du dénoûment à cette vie à trois qu’ils menaient au château des Saules, n’était qu’un répit du hasard sur lequel il était insensé de compter pour l’heure qui suivrait celle-là.