Ce qui constitue la supériorité d’un navire aérien

Ce qui constitue la supériorité d’un navire aérien
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 181-199).


CE QUI CONSTITUE LA SUPÉRIORITÉ


D’UN


NAVIRE AÉRIEN




I


On discute beaucoup, depuis quelque temps, pour savoir, parmi les nombreux appareils qui transportent actuellement l’homme à travers l’atmosphère, quel est le type qui présente les qualités les plus remarquables. Les uns sont partisans de l’aéroplane ; les autres, du dirigeable. Dans ces deux camps rivaux et parfois ennemis, l’unanimité est d’ailleurs loin d’exister. Il y a, dans l’aviation, les fervens des monoplans et des biplans, ceux qui préfèrent les aéroplanes sans queue, comme ceux de Wright, ou avec queue comme tous les autres. En aérostation, les uns tiennent pour le type souple, analogue à la Ville-de-Paris ; les autres, pour le type semi-rigide, comme République ; d’autres, enfin, vantent les mérites du type rigide, comme le Zeppelin.

Comment se reconnaître au milieu de toutes ces opinions ? On peut trouver, au point de vue technique, d’excellens argumens en faveur de chacun des tlypes des navires aériens actuels, comme de ceux qu’on pourra ultérieurement inventer ; les spécialistes peuvent indéfiniment discuter sur ces questions. Tout en ayant, en ce qui me concerne, une opinion bien établie, ce n’est pas au point de vue théorique que je compte me placer aujourd’hui ; sans vouloir porter un jugement, il nous paraît utile d’indiquer au moins les considérations qui doivent servir à l’établir. Je voudrais, en un mot, examiner ici quelles sont, au point de vue pratique, les qualités que l’on peut demander à un navire aérien, et choisir parmi ces qualités celles qui présentent le plus d’intérêt et qui, par conséquent, doivent de préférence servir de critérium aux jugemens que l’on porte sur ces véhicules d’un nouveau genre.

Suivant le point de vue auquel on se place, on peut attendre d’un navire aérien des performances, — si l’on me permet d’employer cette expression sportive, — d’ordres très différens.

On peut, par exemple, chercher à s’élever le plus haut possible dans l’atmosphère ; la capacité d’ascension en hauteur est évidemment une qualité à considérer ici. Mais ce n’est pas tout que de s’élever dans l’air, il faut encore s’y maintenir ; la durée pendant laquelle l’aéronef restera suspendu dans l’atmosphère sans prendre contact avec le sol, est donc aussi un des élémens intéressans de la question.

D’autre part, un engin de locomotion est un agent de transport ; la distance qui sépare le point de départ du point d’arrivée est donc une des caractéristiques essentielles du voyage, et l’on peut être tenté de déclarer que le meilleur navire aérien est celui qui pourra parcourir la plus longue distance d’un seul bond, avant de reprendre le contact du sol.

Ce n’est pas tout enfin que de parcourir une distance donnée, il faut encore mettre le moins de temps possible à le faire ; en d’autres termes, avoir de la vitesse est une qualité de plus en plus appréciée à l’heure actuelle. Dans tous les genres de locomotion, qu’il s’agisse de bicyclettes, d’automobiles, de trains de chemins de fer, de bateaux à vapeur ou de canots à pétrole, il semble que le but principal soit de gagner de la vitesse, toujours de la vitesse, et encore de la vitesse. Cette recherche de l’accélération des moyens de transport est une des caractéristiques de notre époque ; il ne faut pas s’en étonner, si l’espace est ouvert devant nous, le temps nous est parcimonieusement mesuré, et depuis que nous disposons de moyens mécaniques puissans, il semble que le meilleur usage que nous puissions en faire est de l’économiser au mieux, c’est-à-dire de parcourir le plus d’espace possible dans le moins de temps possible, en d’autres termes de réaliser de toutes les manières possibles des vitesses de plus en plus considérables.

La navigation aérienne n’échappera pas à cette loi générale de la locomotion : on doit donc considérer que la vitesse est un des élémens importans d’appréciation de la valeur d’un aéronef. Toutefois, il y a une distinction à faire ; on peut envisager deux sortes de vitesses qui, dans le langage technique, ont reçu les noms de vitesse absolue, et de vitesse propre.

La vitesse absolue ou effective est celle que nous sommes tous habitués à considérer ; c’est la vitesse mesurée par rapport au sol au-dessus duquel se déplace le navire aérien. Si un dirigeable, parti de Paris à 8 heures du matin, se trouve à 41 heures au-dessus d’Auxerre, la distance qui sépare ces deux villes étant, à vol d’oiseau, de 150 kilomètres, on dira que sa vitesse absolue aura été, en moyenne, de 50 kilomètres à l’heure. Cette vitesse absolue est celle qui nous intéresse au point de vue pratique. C’est le fait brutal, abstraction faite des circonstances.

Mais, au point de vue du mérite de l’appareil, ce sont précisément ces circonstances qui sont à considérer. La vitesse effective résulte de la combinaison de deux autres vitesses : la vitesse propre du véhicule, qui sera définie tout à l’heure, et la vitesse du vent. Pour employer l’expression consacrée, la vitesse absolue est la résultante de la vitesse propre et de la vitesse du vent.

Tout le monde sait ce qu’est la vitesse du vent. Quant à la vitesse propre d’un navire aérien, sa définition est très simple ; c’est la vitesse qu’il pourrait obtenir, s’il n’y avait pas de vent ; ou encore, c’est sa vitesse en air calme, ou enfin sa vitesse par rapport à l’air ambiant supposé immobile.

De ces deux élémens, dont la combinaison détermine la vitesse absolue, l’un, la vitesse propre, dépend de la constitution du navire aérien, et les efforts de tous les ingénieurs aéronautes tendent à lui donner une valeur aussi grande que possible ; l’autre élément, la vitesse du vent, nous échappe complètement, et nous devons la subir telle qu’elle est. Or, suivant la direction et la vitesse du vent, il faut avoir des vitesses propres très différentes pour obtenir une vitesse effective déterminée.

Si, par exemple, le jour où notre dirigeable s’est rendu de Paris à Auxerre en trois heures, le vent soufflait précisément dans la direction voulue, avec une vitesse de 50 kilomètres à l’heure, le vent à lui seul aurait suffi à faire effectuer le voyage dans le temps donné, sans que la vitesse propre ait eu à intervenir ; l’aéronaute aurait pu laisser stopper son moteur indéfiniment, et il aurait atteint à peu de frais le résultat cherché. La vitesse effective serait la vitesse même du vent ; la vitesse propre serait nulle ce jour-là, le vent aurait tout fait et la machine rien.

Si le vent, bien que soufflant dans la direction convenable, de Paris vers Auxerre, n’avait qu’une vitesse de 30 kilomètres à l’heure, l’aéronaute, au cas où il se serait contenté de se laisser porter par le vent, aurait mis cinq heures à faire le voyage au lieu de trois heures ; il a dû, pour atteindre la vitesse constatée de 50 kilomètres à l’heure, ajouter à la vitesse du vent les 20 kilomètres qui lui manquaient, et cet appoint n’est pas autre chose que sa vitesse propre. Dans ce cas, on dira que la vitesse du vent a été de 30 kilomètres à l’heure, la vitesse propre de 20, et la vitesse absolue ou effective de 50. Au lieu de faire comme tout à l’heure toute la besogne, le vent n’en aura fait que la majeure partie, et le moteur aura fait le reste.

Si la vitesse du vent n’avait été que de 10 kilomètres, le moteur aurait dû cette fois ajouter, non pas 20 kilomètres, mais 40. Cette fois, c’est au moteur que reviendrait le principal mérite du voyage, et le vent n’aurait fourni qu’un petit complément de vitesse.

Supposons maintenant que l’air soit absolument calme, c’est-à-dire que la vitesse du vent soit nulle ; il ne faut alors compter que sur le moteur seul ; c’est grâce à lui que sera réalisée la vitesse de 50 kilomètres à l’heure ; la vitesse effective sera égale à la vitesse propre, le moteur aura tout fait, et le vent rien.

Si enfin le vent possédant la vitesse de 30 kilomètres à l’heure, soufflait non pas dans la direction à suivre de Paris à Auxerre, mais en sens inverse, il faudrait au moteur une vitesse propre de 80 kilomètres à l’heure ; les 30 premiers ne servant qu’à compenser l’effet nuisible du vent, et les 50 suivans étant seuls effectifs. Cette fois, non seulement le moteur a tout fait, comme en air calme, mais il a fait davantage, car il a dû fournir, en plus de la vitesse absolue, un supplément de vitesse propre destiné à contre-balancer l’effet pernicieux du vent.

En un mot, pour obtenir le même résultat pratique, c’est-à-dire une vitesse absolue de 50 kilomètres à l’heure, suivant la vitesse du vent, les moteurs devaient être capables d’imprimer à l’aérostat une vitesse propre de 0, 20, 40, 50 ou 80 kilomètres à l’heure.

On n’a envisagé ici qu’un cas simple, celui où le vent souffle dans la direction du but à atteindre, ou dans la direction exactement opposée ; il n’en est presque jamais ainsi dans la pratique, et il faut déterminer quelle vitesse propre il est nécessaire d’avoir pour obtenir une certaine vitesse absolue. Le problème est un peu plus compliqué, mais les conséquences sont les mêmes, et la vitesse propre, nécessaire est tantôt plus faible, tantôt plus forte que la vitesse absolue, parfois même elle lui est égale. En somme tout cela revient à dire que le vent peut être, soit un auxiliaire, soit un obstacle pour la marche des navires aériens, et que, dans des cas exceptionnels, il ne gêne, ni ne favorise leurs évolutions.

Dans un ordre d’idées différent, on peut enfin se demander s’il n’y a pas lieu d’apprécier la valeur d’un navire aérien d’après l’importance du poids utile transporté, en personnel ou en matériel. La puissance de transport est en effet une des qualités recherchées pour certains véhicules.

Toutes les qualités que nous venons de passer en revue : altitude, durée de voyage, distance parcourue, vitesse, puissance de transport, ont ce caractère commun, d’être exactement mesurables, leur valeur peut s’exprimer sous forme de chiffres précis, et à ce point de vue, elles permettent d’établir, entre différens types d’aéronefs, des comparaisons inattaquables, d’ordre mathématique, car elles sont fondées sur des constatations rigoureuses, et les questions de sentiment n’ont pas à intervenir. En l’espèce, si, par exemple, on prend l’altitude comme critérium de la valeur d’un dirigeable, celui qui est monté à 1 500 mètres est incontestablement supérieur à celui qui n’a atteint que 1 200 mètres de hauteur ; s’il s’agit de la distance parcourue, celui qui, d’un bond, a franchi 800 kilomètres est supérieur à celui qui n’en a couvert que 600 ; il n’y a pas là de contestation possible.

Mais il est d’autres qualités, moins précises de leur nature et qui pourtant ne sont pas négligeables. Les questions de sécurité, de commodité et d’agrément des voyages sont de ce nombre. Nous ne songeons pas à entrer dans un examen détaillé de ces sortes de qualités ; d’une part, elles se refusent à des appréciations nettes, et, d’autre part, il est parfois assez facile de se les procurer, par des moyens d’ordre secondaire. C’est ainsi qu’en employant des coussins élastiques et des dossiers capitonnés, on augmente, sans aucun doute, le bien-être des voyageurs. Ces questions sont du ressort de l’art du tapissier, et non de l’ingénieur. Il est toutefois une propriété qui joue un rôle énorme au point de vue de la sécurité et de l’agrément des voyages, c’est la stabilité du véhicule. Cette stabilité est obtenue par des moyens d’ordre technique, elle est souvent très difficile à réaliser, elle mérite donc d’être examinée au même titre que les qualités plus précises dont nous nous sommes d’abord occupés. Pour un véhicule quelconque, la stabilité peut s’entendre de plusieurs façons. Le centre de gravité de l’appareil peut décrire une trajectoire fort régulière, ce qui n’empêche pas le véhicule d’être instable ; il peut en effet avoir des mouvemens oscillatoires fort gênans et parfois dangereux.

On a donné à ces mouvemens des noms différens, suivant le sens dans lequel ils se produisent. Lorsqu’ils sont horizontaux, on dit que ce sont des mouvemens de lacet ou des embardées ; s’il s’agit de mouvemens verticaux, ils peuvent être de deux sortes : dans le sens longitudinal, c’est du tangage ; dans le sens transversal, c’est du roulis. Tous les déplacemens de ce genre, qui n’affectent pas la trajectoire du centre de gravité et qui peuvent, par suite, ne pas empêcher le véhicule de suivre sa route, n’en sont pas moins fort désagréables, surtout s’ils se combinent les uns avec les autres. La stabilité de route, la stabilité longitudinale et la stabilité transversale, qui nous font respectivement échapper aux embardées, au tangage et au roulis, sont donc des qualités fort appréciables.

Il est une quatrième stabilité, spéciale celle-ci aux navires aériens, c’est la stabilité en altitude. Les véhicules terrestres sont forcément au niveau du sol sur lequel ils s’appuient ; les véhicules aquatiques flottent à la surface des eaux ; les navires aériens au contraire, et avec eux il faut placer aussi les sous-marins, sont plongés dans un fluide, et peuvent monter ou descendre à travers la masse gazeuse ou liquide. Lorsque l’aéronef reste à la hauteur choisie par son pilote, ou lorsqu’il monte ou descend à son gré, on dit qu’il possède la stabilité en altitude ; il en est au contraire dépourvu quand ses mouvemens verticaux se produisent d’eux-mêmes, en dehors de l’intervention de l’aéronaute.


II


Nous en avons fini avec cette énumération des qualités que peut posséder un navire aérien ; il s’agit maintenant de choisir parmi elles les plus importantes pour déterminer la valeur du véhicule. Mais, avant de faire ce choix, il est indispensable de savoir à quel point de vue on veut se placer.

On peut en effet se demander quelle est, parmi ces qualités, la plus difficile à réaliser. S’il s’agissait de déterminer la valeur technique des ingénieurs, c’est ainsi qu’on devrait procéder, et on proclamerait la supériorité du constructeur qui aurait su douer son appareil des propriétés dont la réalisation était la moins facile. Mais il ne s’agit pas pour nous de donner des prix à des ingénieurs ; nous voulons savoir quels sont les navires aériens qui possèdent les plus grands avantages au point de vue de leur application pratique. En choisissant parmi leurs qualités diverses, nous ne nous demanderons donc pas quelles sont les plus difficiles à obtenir, mais quelles sont les plus désirables en elles-mêmes. On pourra ensuite rechercher si les qualités les plus désirables sont d’une réalisation plus ou moins malaisée : ce sera un point accessoire.

C’est donc au point de vue des avantages pratiques qu’il faut se placer pour établir le jugement. Et le premier point est de ne pas perdre de vue les conditions dans lesquelles, par définition même, se trouve un navire aérien, conditions différentes de celles d’un bateau, ou d’un train de chemin de fer ; on ne peut apprécier équitablement des appareils aussi dissemblables qu’en connaissant les conditions fondamentales de leur utilisation, c’est-à-dire la nature du point d’appui par rapport auquel ils se déplacent ; la terre, l’eau, ou l’air.

La locomotion terrestre met en relations tous les points habitables de la surface de notre planète, pourvu qu’ils ne soient pas séparés les uns des autres par des étendues d’eau impossibles à tourner. Mais, à côté de cet avantage, elle présente un grand inconvénient. Pour la réaliser dans des conditions perfectionnées de vitesse et de puissance de transport, il n’a pas suffi à l’homme de discipliner des animaux, ni de créer de puissantes et d’ingénieuses machines ; cela n’eût pas servi à grand’chose, si entre le point de départ et le point d’arrivée on n’avait préparé le terrain, en construisant des voies de communication qui ont occasionné des dépenses énormes de travail et d’argent. Sans routes et sans voies ferrées, les automobiles et les locomotives seraient impuissantes. Cela est tellement vrai, qu’à l’époque actuelle l’importance et la perfection des voies de communication sont considérées comme le principal critérium de la civilisation matérielle, et là où ces voies de communication font défaut, nous ne sommes pas plus avancés qu’on ne l’était au temps de Josué.

La locomotion maritime ne permet, et c’est là son infériorité, de relier les uns aux autres, qu’un nombre très limité de points de la surface du sol, ceux qui bordent les rivages des mers ou des cours d’eau navigables. En revanche, elle possède l’immense avantage de ne pas exiger un établissement préalable de voies de communication ; pour la réaliser, avec tous les perfectionnemens dont elle est susceptible, il suffit de posséder de bons navires. La mer a été, de tout temps, le grand moyen de liaison entre les différentes contrées du globe ; tous les rivages de nos océans étaient à peu près connus depuis longtemps, qu’il restait à l’intérieur des continens d’immenses espaces inexplorés. Si, pour faire une hypothèse gratuite, il existait dans le centre de l’Afrique, ou au milieu des déserts de l’Asie, une ville inconnue, peuplée, foyer d’une civilisation florissante, les explorateurs qui l’auraient découverte pourraient, à leur retour, en raconter les merveilles mais cette cité nouvellement découverte resterait à l’écart de la civilisation générale du monde, tant qu’elle n’aurait pas été reliée à d’autres contrées par des voies de communication perfectionnées. Si, au contraire, on découvre dans les solitudes du Pacifique un îlot nouveau et sans grande importance, ce coin de terre, inconnu la veille, peut être mis en relation directe avec New-York, Marseille ou Sydney et entrer immédiatement dans la circulation mondiale.

La navigation aérienne réunit les avantages de ses sœurs aînées et est exempte de leurs inconvéniens. Elle peut aussi bien relier Paris à Rio-de-Janeiro, que Madrid à Saint-Pétersbourg. D’autre part, pas plus que la locomotion aquatique, elle n’exige d’établissement préalable de voies de communication ; elle crée des liaisons directes sans intermédiaire, et il suffit pour les établir de posséder les véhicules appropriés. Grâce à elle, tous les points du globe jouiront donc du privilège qui fut jusqu’ici réservé aux rivages maritimes, et dans quelques années, l’atmosphère sera certainement le grand moyen de liaison des peuples entre eux, de la même-manière que l’océan l’a été depuis longtemps d’une façon plus incomplète et moins parfaite.


III


Ces considérations générales ne sont pas un simple hors-d’œuvre au point de vue de la question qui nous occupe aujourd’hui ; il est même indispensable de ne pas les perdre de vue, si l’on veut sainement apprécier les choses. N’entend-on pas dire, en effet, bien souvent : « Quel intérêt présentent les dirigeables ou les aéroplanes ? Cela ne va pas plus vite que les chemins de fer, cela a beaucoup moins de puissance de transport que les bateaux ; ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de chercher un mode de locomotion nouveau, perfectionner les vieux véhicules terrestres ou aquatiques ? »

Si la navigation aérienne ne différait pas, par ses propriétés essentielles, des deux autres modes de locomotion connus de toute antiquité, cette manière de voir serait très rationnelle ; et si l’on poursuit avec tant d’acharnement la conquête de l’air, si le public suit ses progrès avec un intérêt aussi grand, ce n’est pas parce qu’on espère trouver ainsi le moyen de posséder, à un plus haut degré, les qualités de vitesse ou de puissance désirables pour tout véhicule ; c’est en raison des propriétés toutes spéciales de la navigation aérienne. S’il n’en était pas ainsi, la conquête de l’air serait certainement une chose intéressante, mais ne vaudrait pas tous les efforts qu’elle provoque, et l’intérêt palpitant qu’elle suscite ; on ne s’en rend peut-être pas toujours compte d’une manière explicite, mais c’est à l’heure actuelle une idée latente dans tous les esprits, et c’est à cause de cela que la recherche de la locomotion aérienne n’est pas un vain caprice de l’homme, mais correspond au sentiment profond et instinctif des changemens extraordinaires qu’elle apportera dans les conditions d’existence de l’humanité.

Il faut maintenant entrer plus avant dans l’étude détaillée des qualités que nous avons énumérées, et choisir les plus importantes.

La première qualité dont nous avons parlé est la faculté de s’élever le plus haut possible. Le moyen d’y parvenir est différent, suivant qu’il s’agit d’appareils plus lourds ou plus légers que l’air. Dans le premier cas, pour pouvoir s’élever, il faut disposer d’une puissance motrice supérieure à celle qui est nécessaire pour obtenir la sustentation et le déplacement horizontal ; c’est donc une question de puissance de moteur.

S’il s’agit, au contraire, d’un dirigeable, le moteur n’a pas à intervenir ; pour s’élever, il suffit de jeter une quantité de lest déterminée ; plus cette quantité sera grande pour un ballon donné, plus on montera haut. Il faut donc, indépendamment du poids du moteur et du mécanisme, de celui de l’approvisionnement du combustible et du poids utile transporté sous forme de marchandises ou de voyageurs, disposer d’un poids supplémentaire, sous forme de lest, qu’on puisse sacrifier. Il ne suffit pas pour cela d’augmenter le volume du ballon, afin d’augmenter par-là même le poids de lest disponible ; l’altitude atteinte ne dépend pas, en effet, du poids de lest jeté considéré dans sa valeur absolue, mais de la proportion de ce poids au volume du ballon. Si par exemple, avec un ballon de 1 000 mètres cubes, en jetant 250 kilog., de lest, on doit atteindre une hauteur d’environ 2 300 mètres ; pour parvenir à la même hauteur avec un ballon de 2 000 mètres cubes, il faudrait jeter non pas 230 kilog., mais 500. Si le poids de l’aérostat lui-même, celui du moteur, du mécanisme, des approvisionnemens et des passagers augmentait proportionnellement au volume du ballon, on aurait toujours la même proportion de lest, et on ne pourrait pas monter plus haut dans un cas que dans l’autre. Mais il n’en est pas ainsi ; les gros ballons pourront emporter une proportion de lest plus grande que les petits, et c’est avec eux qu’on atteindra le plus facilement les altitudes élevées. L’altitude est donc pour beaucoup une question de volume.

Il faut remarquer que, si l’on dispose de moteurs plus légers pour une puissance donnée, ou plus puissans pour un poids donné, en d’autres termes, si le poids du cheval-vapeur est plus réduit, il restera plus de poids disponible, plus de lest, par conséquent plus de facilité de monter haut.

Il est d’ailleurs évident que pour atteindre une altitude élevée, il faudra diminuer autant que possible le poids transporté ; ainsi, on réduira au minimum le nombre des voyageurs ; et l’on emportera peu ou point de matériel. En agissant ainsi, dans le cas du dirigeable, on augmentera le poids de lest disponible de toute l’économie qu’on aura réalisée sur le reste ; et dans le cas d’un appareil d’aviation, on diminuera son poids total, et par suite la dépense motrice nécessaire à la sustentation, et on augmentera la puissance disponible pour gagner de l’altitude.

En résumé, avec tous les navires aériens, quels qu’ils soient, l’altitude s’obtiendra d’autant plus facilement qu’on disposera d’une puissance motrice plus grande pour un poids donné ; mais avec les dirigeables, le principal moyen de s’élever haut résultera de l’augmentation des dimensions du ballon.

Un voyage aérien peut se prolonger tant qu’il reste des approvisionnemens disponibles, qu’il s’agisse du plus lourd ou du plus léger que l’air. Le plus important de ces approvisionnemens est le combustible destiné au moteur et accessoirement les huiles à graisser, dont le poids est relativement minime ; pour les dirigeables, il faut en outre un approvisionnement de lest dont la dépense est, comme celle du combustible, sensiblement proportionnelle à la durée du voyage.

La qualité de durée est donc, en somme, une question de capacité de transport, et les moyens de l’obtenir sont les mêmes.

La distance parcourue est évidemment proportionnelle à la durée ; elle est, d’autre part, proportionnelle à la vitesse absolue du véhicule aérien. Nous venons de parler de la durée ; quant à la vitesse absolue, c’est une qualité qu’il faudra considérer pour elle-même. Nous n’avons donc, en ce qui concerne la distance, qu’une notion à retenir, c’est qu’on l’obtiendra en combinant les moyens qui servent à acquérir la durée et la vitesse.

Ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, la vitesse absolue est une résultante de deux vitesses, celle du vent et celle du navire aérien. Sur celle du vent, nous ne pouvons rien ; quant à la vitesse propre, c’est autre chose. Il faut d’abord remarquer que, si la vitesse propre était inférieure à celle du vent, l’appareil n’avancerait pas, il reculerait plus ou moins sur son point de départ. Mais en pareille circonstance, il ne serait pas dirigeable et ne mériterait pas le nom de navire aérien. Nous entendons ne nous occuper ici que des appareils réellement dirigeables, c’est-à-dire dont la vitesse propre est supérieure à celle du vent régnant.

S’il en est ainsi, qu’il s’agisse de remonter le courant ou de marcher dans sa direction, la vitesse absolue augmentera avec la vitesse propre. Supposons un vent de 50 kilomètres à l’heure. Le navire aérien doué d’une vitesse propre de 60 kilomètres fera 10 kilomètres à l’heure en remontant le courant, et 110 en le descendant ; s’il possède une vitesse propre de 70 kilomètres, il pourra remonter le vent en faisant du 20 à l’heure et le descendre en faisant du 120 ; dans un cas comme dans l’autre, il est évident que la vitesse absolue augmente en même temps que la vitesse propre. On peut même démontrer mathématiquement que lorsqu’un navire aérien décrit un circuit fermé se rapprochant sensiblement de la forme d’une circonférence ou d’un polygone régulier, quelles que soient la vitesse et la direction du vent, celui qui possédera la plus grande vitesse propre aura en moyenne, sur tout le parcours, la plus grande vitesse absolue.

Comme nous ne pouvons rien sur la vitesse du vent, rechercher la vitesse absolue, c’est donc en fait rechercher la vitesse propre. On vient de voir combien cette qualité est désirable en elle-même. Sans elle, il n’y a pas de dirigeabilité possible ; et plus elle sera grande, plus fréquentes seront les circonstances où l’on pourra évoluer dans toutes les directions, et plus grandes seront les vitesses de déplacement réalisées. C’est donc, quant à l’importance, la qualité principale d’un navire aérien, sans laquelle il n’est que le jouet des vents, et c’est vers elle que doivent tendre tous les efforts.

Comment obtenir cette vitesse propre ? Pour les dirigeables, il faut diminuer le plus possible les résistances à l’avancement, et on y arrive par des formes appropriées. Il faut maintenir la permanence de ces formes ; il faut disposer de moteurs puissans, actionnant de bons propulseurs. En somme, tous les perfectionnemens qu’on s’ingénie à apporter aux ballons dirigeables doivent avoir pour principal, sinon pour unique objet, l’augmentation de la vitesse propre.

Il en est de même pour les appareils d’aviation, mais pour eux la difficulté est beaucoup moindre, car en raison de leurs formes grêles, ils présentent beaucoup moins de résistance à l’avancement que les dirigeables, condamnés à traîner leur énorme vessie pleine d’hydrogène. Avec une puissance motrice donnée, ils peuvent donc obtenir des vitesses plus grandes qu’un ballon, et c’est ce que l’expérience a surabondamment démontré.

Quoi qu’il en soit, pour les uns comme pour les autres, la vitesse propre est une question de puissance motrice ; et comme, dans les appareils de navigation aérienne, on ne dispose que d’un poids limité pour le moteur, il faut que celui-ci ait une puissance spécifique aussi grande que possible ; en d’autres termes, que le poids du cheval-vapeur soit réduit autant que le permet l’état actuel de l’industrie. La question de vitesse propre est donc une question d’allégement des moteurs.

Il faut en outre utiliser cette puissance motrice le mieux possible, grâce à de bonnes hélices ; il faut diminuer les résistances à l’avancement, grâce à des formes bien étudiées. Il faut aussi que le navire aérien soit stable dans tous les sens, horizontal, longitudinal ou transversal, car les mouvemens de lacet, de tangage ou de roulis, indépendamment des ennuis qu’ils procurent aux voyageurs, et des dangers qu’ils peuvent présenter, sont un obstacle formidable à la vitesse. Dès qu’un dirigeable s’avance par le travers, il présente à l’air une surface énorme, de forme déplorable au point de vue de la résistance, et la vitesse se trouve diminuée dans des proportions invraisemblables.

On pourrait presque résumer en un mot ce qu’on a à dire de la vitesse propre, c’est que, pour qu’un navire aérien possède au suprême degré cette qualité, il faut qu’il soit doué de toutes les autres.

Reste la capacité de transport. Ici la question se présente d’une manière toute différente, selon qu’il s’agit du plus léger ou du plus lourd que l’air.

Pour un dirigeable, c’est simplement une question de volume à donner au ballon. Il ne faudrait pas croire toutefois qu’en augmentant indéfiniment le volume de l’enveloppe à gaz, on pourra augmenter au-delà de toute limite la puissance de transport d’un aérostat. L’augmentation de volume entraîne l’augmentation de la surface d’étoffe, et celle-ci exigera plus de solidité dans un gros ballon que dans un petit, ce qui alourdira le poids du mètre carré de l’enveloppe ; de là un double motif d’augmentation du poids total. Il en sera de même de tous les cordages de suspension et de tous les agrès qui constituent le poids mort. On peut démontrer que, dans des ballons de volume différent, ces poids morts augmentent à peu près comme la quatrième puissance des dimensions linéaires, c’est-à-dire plus rapidement que le volume. Ainsi, avec un ballon d’un volume double, le poids mort sera multiplié non pas par 2, mais par 2, 52 ; avec un volume triple, le poids mort sera multiplié, non pas par 3, mais par 4, 33, et ainsi de suite. Malgré cette condition défavorable, dans les limites de la pratique, on peut dire que la capacité de transport d’un ballon augmente avec le volume. Elle augmente aussi avec l’allégement des moteurs, car si pour une puissance donnée le moteur est plus léger, on peut employer l’économie de poids ainsi réalisée à augmenter le poids transporté ; mais, en général, on préférera profiter de cet allégement pour augmenter la puissance motrice, et par suite la vitesse propre.

Pour un dirigeable, la force ascensionnelle totale est égale au produit du volume du ballon par la force ascensionnelle du mètre cube de gaz. Cette dernière dépend uniquement du poids spécifique de l’air et de celui du gaz employé. Tant qu’on ne trouvera pas un gaz plus léger que l’hydrogène, il n’y a aucun changement à espérer aux conditions actuelles, et quand même on découvrirait un tel gaz, on serait toujours limité par le poids du mètre cube d’air, qui, on le sait, est, dans les conditions normales, de 1kg,293. Ce chiffre représente la limite extrême de ce que pourrait enlever un mètre cube d’un gaz qui ne pèserait rien. Or, l’hydrogène pur ne pèse, par mètre cube, que 0gr,090. Un mètre cube de ce gaz permet donc d’enlever 1kg,203, et s’il existait un gaz de densité nulle, on ne gagnerait, par mètre cube, que 90 grammes, par rapport à la force ascensionnelle de l’hydrogène. C’est donc actuellement, et ce sera toujours, par l’augmentation de volume seule, qu’on peut augmenter la force ascensionnelle totale d’un aérostat.

Pour un appareil plus lourd que l’air, cette force ascensionnelle totale est encore égale au produit de deux facteurs, mais qui sont cette fois la superficie des sustentateurs et la charge par mètre carré. Pour augmenter cette force ascensionnelle totale, on peut donc agir sur l’un ou sur l’autre de ces facteurs.

Théoriquement, on peut augmenter les dimensions des surfaces sustenta tri ces ; dans la pratique, c’est assez difficile, car lorsqu’elles augmentent, ces surfaces deviennent fort lourdes, et absorbent ainsi une bonne partie de l’accroissement de force ascensionnelle obtenu. Si l’on pousse plus loin, l’accroissement du poids des surfaces sustentatrices peut aller jusqu’à faire perdre tout le bénéfice de leur amplification, et même davantage.

On doit donc cherchera augmenter la charge par mètre carré de sustentateur. Or, cette charge augmente d’une part avec la qualité sustentatrice de la surface porteuse, et c’est dans la recherche de cette qualité que consiste essentiellement le perfectionnement des appareils plus lourds que l’air. C’est une question de forme, de dimensions, d’orientation à étudier dans tous les détails. Une semblable étude constitue en réalité, à elle seule, les neuf dixièmes du problème de l’aviation.

D’autre part, la charge qu’on peut emporter par mètre carré de sustentateur pour un appareil donné, augmente avec la puissance motrice dont on dispose ; plus cette puissance est grande par rapport au poids de l’appareil, plus la charge imposée à chaque mètre carré de sustentateur pourra être élevée ; l’augmentation n’est pas proportionnelle, mais elle suit une marche assez rapide, dont quelques chiffres pourront donner une idée.

Si un aéroplane disposant d’un moteur de 25 chevaux porte 10 kilogrammes par mètre carré, le même aéroplane, avec une machine de 50 chevaux, en portera 16, avec une machine de 75 chevaux, 21, et avec une machine de 100 chevaux, 25 kilogrammes par mètre carré.

Mais il est une remarque très intéressante à faire ; c’est que, pour un aéroplane donné, la charge par mètre carré est reliée à la vitesse. Supposons que notre aéroplane muni d’un moteur de 25 chevaux et portant 10 kilogrammes par mètre carré, fasse 60 kilomètres à l’heure ; lorsqu’il possédera un moteur de 50 chevaux, qui lui permettra, ainsi que nous l’avons vu tout à l’heure, de porter 16 kilogrammes par mètre carré au lieu de 10, sa vitesse sera augmentée, elle ne sera plus de 60, mais de 76 kilomètres. De même, s’il a un moteur de 75 chevaux, grâce auquel sa charge par mètre carré peut atteindre 21 kilogrammes, sa vitesse, en même temps, atteindra 86 kilomètres. Et enfin, avec le moteur de 100 chevaux et la charge de 25 kilogrammes par mètre carré, il aura une vitesse de 95 kilomètres.

La vitesse propre et la puissance de transport augmentent donc en même temps, avec la puissance du moteur ; il ne se passe rien d’analogue pour les dirigeables.

Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de dirigeables ou d’appareils d’aviation, la puissance de transport est reliée à l’allégement des moteurs et à la perfection générale de tout l’appareil ; mais ces causes ont une influence beaucoup plus considérable dans le système du plus lourd que l’air que dans celui du plus léger. Pour les dirigeables, en effet, intervient dans cette question un élément prépondérant, celui du volume du ballon dont l’influence masque à peu près tous les autres ; cet élément n’existe pas pour les appareils d’aviation.

Nous aurions encore à examiner la stabilité sous toutes ses formes, mais ainsi que nous l’avons déjà vu, cette propriété est indispensable, si l’on veut obtenir une vitesse propre de quelque valeur. Il n’y a donc pas lieu de s’en préoccuper d’une manière spéciale ; retenons seulement qu’un navire aérien rapide est nécessairement stable.


IV


Il résulte de tout ce qui précède que les différentes qualités que peut posséder un aéronef ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais peuvent se réduire à deux fondamentales : la vitesse propre et la capacité de transport.

La première de ces qualités, la vitesse propre, est éminemment désirable en elle-même, car sans elle il n’y a pas de dirigeabilité possible. Elle est, en outre, le seul moyen dont nous disposions pour augmenter la vitesse absolue, qui nous intéresse tant au point de vue pratique. Enfin, la vitesse absolue est l’un des deux facteurs de la distance que l’on peut parcourir d’un seul trait ; quand on augmente la vitesse propre, on augmente donc, par le fait même, et la vitesse absolue et la distance franchie. Si l’on ajoute que sa possession suppose nécessairement celle de la stabilité sous toutes ses formes, on conclura que c’est là une qualité tout à fait primordiale.

La capacité de transport peut être mesurée par la valeur du poids de toute nature que l’on peut emporter en sus de l’aéronef proprement dit, de son moteur, de son propulseur, en somme de toutes les parties indispensables au fonctionnement du navire aérien. Ce poids étant donné, on peut l’utiliser de différentes manières. On peut en profiter pour transporter de nombreux voyageurs, ou un poids plus considérable de marchandises. Sous forme de lest, il peut servir à monter le plus haut possible ; il contribue aussi à prolonger la durée des voyages aériens. Sous forme d’approvisionnement de combustible, il assure la durée du voyage ; cette durée est elle-même l’un des deux facteurs de la distance parcourue.

Ainsi, la vitesse propre ne peut pas exister, si on ne possède pas la stabilité ; elle permet d’obtenir la vitesse absolue, et, combinée avec la durée, elle procure la distance parcourue. La capacité de transport n’a rien à voir avec la stabilité ; elle peut être utilisée soit pour elle-même, soit pour obtenir l’altitude, soit pour prolonger la durée du voyage et, par ce moyen, contribuer à augmenter la distance parcourue.

Les différentes qualités sont donc partagées en deux groupes : les unes filles de la vitesse propre ; les autres, de la capacité de transport. Quant à la distance parcourue, elle est l’aboutissement commun des deux groupes, car elle est le produit de la vitesse absolue par la durée, qualité appartenant respectivement à des groupes différens.

Si l’on veut se faire une idée synthétique de la valeur d’un navire aérien, c’est donc en raison de la distance parcourue qu’il convient de l’apprécier ; mais cette qualité n’est que le produit de deux autres : la vitesse absolue et la durée du voyage. Ces deux facteurs peuvent jouer un rôle divers dans l’importance du résultat final.

Le facteur durée est certainement moins intéressant que le facteur vitesse. Pour obtenir la durée, il n’est même pas nécessaire d’être dirigeable, un simple ballon libre peut la posséder, et c’est même jusqu’à présent les ballons sphériques qui ont fait les plus longs voyages ininterrompus. Tout en reconnaissant l’indication précieuse que donne la distance parcourue au point de vue de l’appréciation de la valeur d’un aéronef, il faut, parmi les deux élémens qui la constituent, attacher beaucoup plus d’importance à la vitesse absolue qu’à la durée.

Mais on se rappelle que ces deux qualités ne sont pas primordiales. La vitesse absolue dépend elle-même du vent et de la vitesse propre, et, au point de vue qui nous occupe, elle n’est intéressante que si elle est obtenue, non point par le caprice de l’atmosphère, mais dans la direction voulue par le pilote ; pour cela, il faut de la vitesse propre, qualité fondamentale.

La durée du voyage est, elle, une conséquence de la capacité de transport. Nous arrivons nécessairement à conclure que, parmi ces deux propriétés fondamentales, c’est la vitesse propre qui tient sans conteste le premier rang, et la capacité de transport le deuxième.

Ainsi que nous l’avons annoncé au début, nous avons dégagé les conclusions qui précèdent de considérations simplement utilitaires. En examinant la question au point de vue des difficultés à vaincre, quel rang conviendrait-il d’assigner aux deux qualités primordiales d’un aéronef ?

S’il s’agit d’un aéroplane, la question est très simple, les difficultés sont les mêmes pour acquérir l’une ou l’autre. Avec la vitesse propre augmente, en effet, la charge transportable par mètre carré de sustentateur ; par conséquent, en gagnant sur l’une, on gagne en même temps sur l’autre. On peut résumer la question en disant qu’il faut qu’un aéroplane soit aussi parfait que possible, c’est-à-dire soit stable, ait des. surfaces porteuses douées d’une excellente qualité sustentatrice, un bon propulseur, un moteur puissant et léger ; s’il possède cette perfection, il pourra en faire l’usage qu’il voudra ; il pourra aller vite, en emportant un poids considérable, poids qu’il utilisera soit pour véhiculer un poids utile, soit pour augmenter la durée de son voyage ; s’il s’allège, il diminuera sa vitesse, mais la puissance surabondante de son moteur lui permettra de s’élever. En résumé, avec un aéroplane parfait, l’aviateur obtiendra à son gré telle ou telle des qualités qu’il voudra, ou les combinera entre elles, dans la proportion qu’il jugera convenable.

Pour les aéroplanes, la question des difficultés à vaincre n’existe donc pour ainsi dire pas, et les considérations utilitaires gardent entièrement leur valeur. Pour ces appareils, c’est la vitesse propre qui est, comme pour tous, la qualité la plus précieuse ; mais on pourra obtenir les autres sans rien modifier à la construction, et sauf en ce qui concerne l’altitude, sans rien perdre de la vitesse, en l’augmentant même, en même temps que la capacité de transport et les qualités qui en dérivent.

Il n’en est pas de même pour les dirigeables. Certes, pour eux comme pour les aéroplanes, la perfection générale de l’appareil, moteur, hélices, formes peu résistantes, est indispensable à la vitesse et peut aussi exercer une influence heureuse sur la capacité de transport et les conséquences qui en dérivent ; mais un autre facteur intervient, le volume du ballon. Celui-ci exerce sur la capacité de transport une influence énorme, qui masque celle qui résulte de la perfection générale de l’appareil. Si donc en augmentant la vitesse propre on peut indirectement, et dans une faible mesure, augmenter la capacité de transport, on possède pour augmenter celle-ci un moyen absolument indépendant de ceux qui procurent la vitesse.

Ajoutons que ce moyen, il n’y a pas grand mérite à l’employer ; ce n’est pas très difficile d’ajouter à un ballon quelques centaines de mètres cubes, ou même davantage ; je ne vais pas jusqu’à dire que le problème soit d’une simplicité enfantine, mais il est bien peu de chose à côté de ceux qu’il est nécessaire de résoudre pour augmenter la vitesse propre d’un dirigeable.

En conséquence, en ce qui concerne le plus léger que l’air, si au point de vue utilitaire la capacité de transport est une qualité inférieure, elle l’est également au point de vue technique, car il est beaucoup plus facile de l’obtenir que de réaliser la vitesse propre.

Ainsi, il n’y a pour un navire aérien, que deux qualités d’où dérivent toutes les autres : la vitesse propre et la capacité de transport ; au point de vue utilitaire, cette qualité est beaucoup moins intéressante que la première.

Si l’on se place au point de vue des difficultés à vaincre, dans le cas d’un aéroplane, la question ne se pose même pas, car pour ces appareils les qualités à rechercher sont tellement solidaires les unes des autres, que tout perfectionnement apporté permet d’augmenter à son choix l’une ou l’autre des propriétés du navire aérien. Pour les dirigeables, il n’en est pas de même ; la capacité de transport est beaucoup plus facile à obtenir que la vitesse propre, et les considérations techniques viennent, quand il s’agit du plus léger que l’air, corroborer celles qui sont fondées sur l’utilisation du navire aérien.

Parce qu’un dirigeable colossal aura exécuté de longs voyages, et parcouru de grandes distances, il ne faut donc pas proclamer la supériorité de ce type de navire aérien sur tous les autres. Celui qui doit le plus nous intéresser est celui qui disposera de la plus grande vitesse propre ; et comme cette vitesse est difficile à mesurer, nous l’apprécierons d’après la vitesse absolue parcourue en circuit fermé, de manière à éliminer autant que possible, dans le résultat final, l’influence du vent.

Je crois que, sous ce rapport, nos navires aériens n’ont rien à envier à ceux de l’étranger ; je crois même qu’ils leur sont franchement supérieurs. Nous pouvons donc continuer à être fiers de nos aéronefs ; ils possèdent, à un plus haut degré que d’autres, la première de toutes les qualités, la vitesse propre ; ils l’augmentent de jour en jour ; et quand nos ingénieurs le voudront, ils posséderont en outre la capacité de transport dont nos rivaux paraissent si fiers. Et la France ne risque pas, comme on l’a annoncé parfois avec fracas, de perdre l’empire de l’air[1].


Commandant Paul Renard.
  1. Ces lignes étaient écrites avant la catastrophe du dirigeable « République. » Ce tragique événement ne change rien aux conclusions de cet article.