Ce que pensent les professeurs allemands de l’admission des femmes dans les universités

Ce que pensent les professeurs allemands de l’admission des femmes dans les universités
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 674-685).

CE QUE PENSENT
LES PROFESSEURS ALLEMANDS
DE L’ADMISSION DES FEMMES DANS LES UNIVERSITÉS


L’Allemagne a été jusqu’aujourd’hui de tous les pays de l’Europe le plus réfractaire à certaines revendications des femmes, le moins disposé à contenter leur désir d’être admises dans les universités sur le même pied que les hommes. Nous avons la réputation d’être fort routiniers, cependant notre faculté des lettres leur a depuis longtemps donné l’hospitalité et les a autorisées à passer leurs examens de licence et d’agrégation. La faculté de droit suivit bientôt cet exemple ; une Roumaine, Mlle Belsesco, une Française, Mlle Chauvin, furent reçues doctoresses. Dès 1888, malgré l’opposition des étudians et des professeurs, les étudiantes en médecine avaient obtenu la permission de faire leur internat dans les hôpitaux de Paris. On en use de même presque partout. En Suède, en Norvège, en Danemark, en Belgique, en Suisse, en Russie, en Italie comme aux États-Unis, libre aux femmes d’exercer la médecine.

La plupart des universités allemandes leur ont jusqu’ici refusé leur porte, ou ne leur ont ouvert que le guichet, en leur signifiant que ce n’était pas un droit qu’on leur conférait, qu’elles n’étaient reçues que par pure tolérance. Une femme ne peut suivre les cours de l’université de Berlin qu’à la condition de faire agréer ses motifs par le ministre de l’instruction publique et par le professeur enseignant, et cette grâce est octroyée de préférence aux étrangères ; au surplus, elles doivent renoncer à se faire immatriculer et à prendre leurs grades. À Iéna, c’est bien pis encore : les quatre gouvernemens de qui dépend cette université ne consentent pas même à ce qu’elles pénètrent dans les salles à titre de simples auditeurs, ils les éconduisent impitoyablement. L’Allemagne résiste ; mais à certains symptômes, il est permis de croire qu’elle ne résistera plus longtemps, qu’elle commence à mollir. Les femmes auront prouvé une fois de plus qu’elles veulent bien ce qu’elles veulent et que ce qu’elles veulent, Dieu le veut.

Au mois de novembre 1895, un journal de Berlin annonça que le professeur Erich Schmidt et le célèbre historien, M. de Treitschke, mort depuis, avaient expulsé à grand fracas quelques dames qui s’étaient permis de paraître à leurs cours ; qu’en procédant à cette exécution, M. de Treitschke avait lâché des paroles vives et malsonnantes. Il se trouva que cette nouvelle était fausse ou n’était qu’à moitié vraie. Cet incident détermina un journaliste, M. Arthur Kirchhoff, à interroger plus de cent professeurs, choisis parmi les plus connus, sur la question de l’admissibilité des femmes aux études universitaires. Il a recueilli leurs réponses écrites dans un volume récemment publié, qui mérite d’être lu[1].

On constate tout d’abord, en parcourant ce recueil, que les purs intransigeans, résolus à ne rien accorder aux femmes, à les débouter sans façons et sans cérémonie de leur requête, sont très rares. Je n’en vois que fort peu qui refusent nettement d’entrer en composition. À leur tête est un vénérable professeur de philologie à l’université de Gœttingue, M. Ferdinand Wüstenfeld, qui s’exprime en ces termes : « J’aurai bientôt accompli ma quatre-vingt-huitième année et je dois pour vous écrire emprunter le secours d’une main étrangère. Qu’il vous suffise de savoir que je suis absolument opposé à l’admission des femmes dans les études académiques et dans toute profession qui demande une éducation savante ! » À quatre-vingt-huit ans, il est permis d’avoir peu de goût pour les nouveautés, et les femmes pardonneront à ce philologue bourru son arrêt sans appel, qu’il n’a pas pris la peine de motiver. Elles en voudront davantage à un professeur de droit de Berlin, M. Gierke, dont la conclusion est ainsi conçue : « Nous vivons dans des temps sérieux. Le peuple allemand a mieux à faire que de se livrer à des expériences aventureuses sur les études des femmes. Une seule chose nous importe, c’est que nos hommes soient des hommes. Ce fut toujours un signe de décadence quand, la virilité manquant aux hommes, ils en furent réduits à la chercher dans les femmes. » Allemands et Allemandes, du même coup M. Gierke s’est mis tout le monde à dos.

Si les ennemis jurés de ce qu’on appelle en Allemagne « la femme académique » sont peu nombreux, elle n’y a pas à la vérité beaucoup de partisans chauds et enthousiastes. Quelques-uns essaient de se persuader que l’admission des femmes sera profitable aux études et à la science, que l’ardeur de leur zèle réveillera les cerveaux engourdis, excitera la noble émulation des jeunes barbes, que rien n’est plus propre à faire travailler un étudiant que de voir travailler une étudiante. D’autres, plus nombreux, craignent que l’étudiante ne soit pour l’étudiant une concurrente dangereuse, si elle est laide ; une distraction fâcheuse, si elle est jolie ; ils estiment que le visage d’une jolie fille est de tous les livres celui qui attire le plus et instruit le moins.

En définitive, les professeurs consultés par M. Kirchhoff sont pour la plupart des résignés, qui pensent qu’il y a des courans qu’on ne remonte pas, que qui ne veut pas se noyer fait bien de suivre le fil de l’eau. Les uns font bonne mine à mauvais jeu, les autres se résignent avec un visible effort et quelque mélancolie : on sent qu’ils avalent un breuvage amer, qui ne leur revient pas. — « Après tout, disent-ils en poussant un gros et long soupir, du moment que les femmes veulent étudier, le moyen de les en empêcher ? Elles aspirent à nous dépouiller, à nous troubler dans la possession d’un privilège qui nous était cher. Beati possidentes. Mais tâchons d’être justes et n’oublions pas que nous sommes juges dans notre propre cause. Nous persistons à croire que la vraie vocation de l’Allemande et sa fonction naturelle est de se marier, de faire beaucoup d’enfans et de les élever tant bien que mal. Mais on nous objecte que chez nous les femmes sont plus nombreuses que les hommes, qu’il y a au moins un million d’Allemandes qui, voulussent-elles se marier, ne trouveraient personne pour les épouser. Nous ne nous chargeons pas de leur trouver des maris, aidons-les ou faisons semblant de les aider à se procurer un gagne-pain. Après tout, celles qui chercheront à gagner leur vie dans les professions libérales ou scientifiques ne seront jamais qu’une exception. Quand nous aurions quelques doctoresses, les destinées de l’Empire allemand en seraient-elles compromises ? Il est dur de se prêter à des caprices déraisonnables ; mais nous vivons dans un temps où il faut compter avec la déraison, et puisqu’il a plu à la femme de changer l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, flattons sa nouvelle lubie ; elle en reviendra peut-être plus vite qu’elle ne le croit. » — Ainsi parlent les résignés, et ils n’ouvrent pas la porte à deux battans, ils l’entr’ouvrent. La femme n’en demande pas davantage ; peu lui importe d’être reçue sans empressement, il lui suffit qu’on la reçoive : une fois dedans, elle se promet d’arranger la maison à son gré et de s’en faire elle-même les honneurs.

Ce qui lui fera plaisir, c’est que, comme ses amis, ses ennemis déclarés admettent presque tous en principe l’égalité intellectuelle des deux sexes, et s’ils veulent lui interdire l’accès des universités, ce n’est pas qu’ils la jugent incapable d’y gagner ses éperons. Quelques-uns cependant font des réserves, et ceux qui en font le plus sont les professeurs d’histoire. Ils prétendent que parmi tous les genres d’étude, c’est aux recherches historiques qu’elle a le moins de dispositions naturelles. M. Jacob Caro lui reproche d’unir l’esprit de détail et de minutie à l’amour des chimères, de méconnaître ce qu’il y a de permanent et de fatal dans les choses humaines, de s’imaginer trop facilement qu’on peut guérir les maladies sociales par des moyens artificiels : « Livrer l’histoire aux femmes, s’écrie-t-il en se frappant la poitrine, c’est déclarer la révolution en permanence. » M. Busolt, professeur à Kiel, est moins tragique. Il se contente de remarquer que ce qui fait l’historien, c’est la sévérité dans les méthodes, l’exactitude dans les enquêtes, le discernement des causes cachées, la sûreté du jugement, les idées générales, les vues d’ensemble, autant de dons qui ont été refusés aux femmes. Il va peut-être un peu loin. Je me souviens d’avoir demandé un jour à Louis Blanc quel était le livre dont il s’était le plus inspiré en préparant son histoire de la Révolution française. — « Il n’y en a qu’un, me répondit-il, ce sont les Considérations de Mme de Staël ; celui-là dispense de lire les autres. » Il est vrai que le génie n’a pas de sexe.

Chose curieuse, entre tous les professeurs consultés ce sont les mathématiciens qui ont rendu le plus bel hommage à l’intelligence féminine. Ne dites pas que les femmes ont une répugnance instinctive aux abstractions ; M. Félix Klein vous apprendra qu’elles ont une remarquable aptitude à la plus abstraite des sciences, aux mathématiques transcendantes, que six dames, deux Américaines, une Anglaise et trois Russes ont suivi ses cours dans le dernier semestre, et qu’elles ont fait honneur à leur maître. M. Weyer cite vingt et une femmes, qui se sont illustrées dans les mathématiques, depuis Ptolémaïs de Cyrène et la fameuse Hypatie jusqu’à Mme Lepaute, jusqu’à Sophie Germain, qui correspondit longtemps avec Gauss sans qu’il pût se douter qu’il avait affaire à une jeune fille, jusqu’à Mary Somerville et à ses études sur la mécanique céleste, jusqu’à la très célèbre Sophie Kovalevski, cette Russe qui fut professeur de mathématiques à Stockholm, et dont notre Académie des sciences couronna en 1888 le mémoire sur le problème de la rotation d’un corps solide autour d’un point fixe, en lui décernant le prix Bordin élevé pour la circonstance de 3 000 à 5 000 francs.

« Elle avait, dit M. Weyer, une puissante imagination dont elle se servait pour faire ses découvertes. » Elle s’en servait aussi pour rêver à la quatrième dimension, c’était peut-être dans sa science la part du roman. Elle s’en servait plus souvent encore pour se tourmenter, pour se convaincre que les découvertes scientifiques ne procurent que des Joies médiocres, que le vrai bonheur est d’être jeune et d’être aimée, « que le diable a du bon, que sans lui il n’y a de véritable harmonie ni dans le monde ni dans les âmes. » Quand elle réussissait à se distraire de ses recherches sur la théorie des fonctions elliptiques ou sur les courbes définies par les équations différentielles, elle ruminait mélancoliquement cet autre problème : « Pourquoi personne ne m’aime-t-il ? » M. Weyer ne raconte point cette histoire pour dégoûter les femmes du calcul infinitésimal ; il est du petit nombre des professeurs allemands qui veulent du bien à celles que le diable tourmente. Il convient du reste que les Sophie Kovalevski sont rares, mais il affirme que beaucoup déjeunes filles ont le goût et le don des raisonnemens abstrus. Il a donné autrefois des leçons d’astronomie nautique à un capitaine de bâtiment marchand, qui désirait que sa fille y assistât, alléguant qu’elle avait la compréhension si prompte, si aisée, qu’elle lui expliquait ce qu’il n’avait pas compris.

Les ennemis de « la femme académique » n’ont garde de contester ses aptitudes, et quelques-uns l’autorisent bénévolement à prendre ses grades. Mais après ? disent-ils. Lui ouvrirons-nous toutes les carrières auxquelles ces grades donnent accès ? Hélas ! ces carrières sont déjà si encombrées ! Combien de gradués, de docteurs, végètent misérablement et mourront sans avoir obtenu l’emploi lucratif qu’ils convoitent ! L’une des plaies de ce temps est « le prolétariat bourgeois. » Si les femmes s’en mêlent, il s’accroîtra indéfiniment ; nous maigrissons à vue d’œil, et elles nous ôteront le morceau de la bouche. Aussi bien sont-elles propres aux affaires et à toutes les professions ? Souffrons qu’elles exercent la médecine ; les femmes-médecins peuvent rendre quelques services. Mais les femmes-avocats ! Assurément elles ont l’esprit subtil et le génie de la chicane ; mais elles sont très passionnées, et la passion gâte tout. Quoique Mlle Chauvin ait brillé dans la soutenance de sa thèse, le conseil de l’ordre lui a sagement interdit de plaider. Il fut un temps où dans la Rome antique les Romaines plaidaient ; l’une d’elles compromit son privilège par ses incartades, et le préteur les condamna toutes au silence. Et se représente-t-on une femme-juge, une femme rendant la justice ? Un professeur de droit à l’université de Strasbourg prétend qu’elle s’occuperait moins du cas et des dispositions du Code que de savoir si la personne de la partie comparante lui plaît ou lui déplaît, que sa conscience donnerait facilement raison à tout plaideur d’agréable tournure et de physionomie prévenante.

Les professeurs féministes ne se laissent point arrêter par ces objections. Eh ! sans doute, les professions libérales sont encombrées, le prolétariat bourgeois est une plaie d’Egypte, et la concurrence des femmes aggravera le mal. Mais les injustices sont de mauvais remèdes. Après tout, cette concurrence aura d’heureux effets si elle décourage les incapables, si l’avocat sans cause, le médecin sans clientèle, renonçant à leurs ambitions, se résignent à chercher leur vie dans ces petits métiers que personne ne jalouse, et qui ne laissent pas de nourrir leur monde. Serait-ce un malheur pour la société qu’un paresseux ou un lourdaud abandonnât telle fonction publique à une femme intelligente et industrieuse ? Ce qu’il faut souhaiter, c’est que la partie soit égale, que l’État, qui n’est pas tenu d’être galant, ne favorise personne, qu’il observe une stricte neutralité entre les deux sexes, qu’il partage entre les combattans le vent et le soleil : la victoire restera au plus fort, qu’il ait les cheveux courts ou les cheveux longs. Défions-nous de nos préjugés, de l’effroi que nous inspirent les objets nouveaux. « Depuis longtemps, dit M. Karl Frenzel, nous permettons aux femmes d’être comédiennes ou cantatrices, peintres ou écrivains ; il en est qui depuis peu font figure parmi les orateurs socialistes, et nous commençons à nous y faire. Nous nous accoutumerons aux femmes-juristes, aux femmes-prédicateurs. Libre à chacun de leur refuser sa confiance ; mais assurément Hypatie en savait plus long sur l’essence de la divinité que le patriarche d’Alexandrie, Cyrille, qui la fit lapider et mettre en pièces par ses moines. »

M. Wüstenfeld, le vénérable octogénaire de Gœttingue, est un de ces hommes véhémens qui ne mâchent pas ce qu’ils ont sur le cœur. La plupart des ennemis de « la femme académique » n’ont eu garde d’imiter sa brutale franchise. Quelques-uns sont des rusés, dont la valeur est réglée par leur prudence, et qui recourent aux artifices pour gagner leur procès. Ils disent aux femmes : « Ne vous y trompez pas, nous sommes vos véritables amis, et c’est dans votre intérêt, qui nous est cher et sacré, que nous vous conjurons de rabattre de vos prétentions, de ne point forcer l’entrée des universités. Vous jouez à tout perdre. Nous admirons plus que personne votre aptitude à la science ; ce qui vous manque, c’est la préparation, ce sont les études préliminaires. On les fait dans les gymnases, et les gymnases allemands ne deviendront jamais des établissemens bi-sexuels ; c’est contraire à nos mœurs. Il faudra instituer partout des gymnases féminins, et vous serez tenues d’y entrer dès l’âge de douze ou quatorze ans. Saurez-vous à cet âge si vous avez une vocation décidée pour l’étude ? La plupart d’entre vous seront bientôt prises de dégoût et renonceront ; ce seront les plus heureuses. Les autres compromettront à jamais leur santé. La maladie du siècle est l’anémie, le marasme, cette fatale neurasthénie, dont toutes les classes dirigeantes et instruites sont profondément atteintes. Si la chlorose épouse le marasme, quels enfans mettront-ils au monde ? et que deviendra cette pauvre Allemagne ? »

Non seulement, continuent-ils, la santé des femmes sera détruite par ce funeste régime, leur âme y perdra ses qualités natives. — « Prenez-y garde, mesdemoiselles, dit un privat-docent de l’université de Berlin, M. Adolphe Lasson. Vivant comme elles vivent, les femmes nous sont jusqu’ici très supérieures, et en dépit de leur apparente dépendance, elles sont nos maîtres. Nous autres, pauvres hommes, condamnés à nous préparer de loin à l’exercice de notre profession, nous devons bon gré mal gré nous spécialiser de bonne heure, et nous sommes moins des hommes que des tranches d’hommes ; c’est vous qui par votre ouverture d’esprit et votre don d’universelle sympathie représentez l’homme intégral. Vous êtes capables de tout comprendre, de tout sentir et de ne prendre que la fleur de toute chose. Vous étiez le charme et la consolation de notre ennui. Si vous aviez le malheur de nous ressembler, que la vie serait triste ! Qu’elle serait vide ! Qu’elle serait grise ! »

Un autre professeur de Berlin, M. Karl Stumpf, a chanté le même air sur d’autres paroles : — Réfléchissez un peu, dit-il. Si nous exaucions vos vœux, il est hors de doute qu’il vous serait aussi facile qu’à nous d’obtenir de beaux et gras emplois. Mais considérez, je vous prie, que des joues pâles, des nerfs trop irritables, des yeux qui s’abritent sous des lunettes n’exercent qu’un faible empire sur le sexe masculin. Considérez aussi qu’un bonnet de docteur et la plus profonde érudition ne remplaceront jamais cette fraîcheur de la pensée et du sentiment, cette justesse instinctive dans la conception de la vie et du monde, ce discernement si fin des vraies et des fausses valeurs, en un mot tous ces dons naturels qui font le charme indéfinissable de la femme. Un clou chasse l’autre, et si l’on peut à la rigueur être avisé comme un serpent et innocent comme une colombe, on ne saurait posséder à la fois deux genres de sagesse. Croyez-moi, c’est la vôtre qui est la bonne, tant il est vrai que la moindre de vos petites perceptions a plus de prix que tous nos raisonnemens et nos principes abstraits. — Eh bien, soit ! dit à son tour M. Steinthal ; vous nous donnerez des Leibnitz, des Raphaël et des Mozart ; ce serait un maigre dédommagement pour l’espèce humaine, si la vraie femme venait à disparaître. Les dons précieux que vous possédez sont un héritage lentement accumulé pendant des milliers d’années ; une fois perdu, impossible de le recouvrer. Quelque jour peut-être aurons-nous un Gœthe en jupons, mais nous n’aurons plus la mère de Goethe et je ne m’en consolerai pas.

Les féministes répliquent à ces prophètes fâcheux que les malheurs qu’ils annoncent n’arriveront point, que certaines craintes sont chimériques, que les jeunes filles ne s’anémieront pas dans leurs gym- nases, que l’étude ne pâlira pas leurs joues, n’appauvrira pas leur sang, que les femmes sont plus résistantes que les hommes, plus dures au travail, à la fatigue, à la peine. Lequel d’entre eux ferait impunément le métier de lavandière ou de bonne d’enfans ? D’ailleurs on entretiendra leur santé par les exercices du corps, par la gymnastique, par le sport. Et qui vous dit qu’elles perdront leurs grâces ? Telle ignorante a un visage fort déplaisant, telle doctoresse a beaucoup d’attraits. Il y a aujourd’hui des femmes charmantes, et d’autres sont fort désagréables, quoiqu’elles ne sachent ni le grec ni l’anatomie comparée ; il en ira toujours de même. Aussi bien que sert d’argumenter ? Vous prétendez protéger leur bonheur contre leurs imprudens désirs ; elles veulent être heureuses à leur manière, à leur façon. Elles sont mécontentes du sort que vous leur faites, et une société où les femmes sont mécontentes est une maison prête à crouler. Appliquez-vous à les contenter, ou elles passeront dans le camp des révolutionnaires, et les révolutions sont invincibles quand les femmes sont leurs complices.

Somme toute, si les cent vingt professeurs consultés par M. Kirchhoff se réunissaient en congrès et que la question se décidât par la majorité des suffrages, les femmes obtiendraient gain de cause. Mais qu’elles ne se fassent pas d’illusion ! Elles auraient bientôt fait de compter leurs défenseurs ardens et résolus. Ce sont les résignés qui formeraient le gros de l’assemblée, et leur opinion est qu’il s’agit d’une expérience à faire : ou elle réussira, et ils diront d’une commune voix : « Que Dieu nous protège ! » — ou elle ne réussira pas, et ils éprouveront un doux plaisir, qu’ils s’appliqueront à dissimuler ; car les professeurs allemands ont beau se vanter de n’avoir peur de rien, la femme leur fait peur, ils redoutent l’abeille et son aiguillon. Un professeur de théologie de Berlin, M. le baron de Soden, a exprimé la vraie pensée des résignés, quand il a dit : « Il y a des expériences auxquelles il faut savoir se prêter. Si celle-ci échoue, Celui qui a créé les sexes sourira, et l’homme qui connaît vraiment les femmes sourira aussi. » Les refus hautains et la morgue mandarinale ont fait leur temps, ne sont plus de mise ; on se retranche dans l’ironie.

À la question débattue par les cent vingt professeurs s’en rattache une autre sur laquelle plusieurs ont dit leur mot. Il ne suffit pas de satisfaire le petit nombre des femmes qui aspirent au doctorat ; ne fera-t-on pas quelque chose pour toutes celles qui, sans autre ambition, désirent étendre leurs connaissances et accusent les hommes de leur plaindre le pain de l’esprit ? Elles ont l’appétit très ouvert, elles crient la faim ; on ne leur offre qu’une demi-ration.

Le 26 septembre de l’an dernier, Mlle Nathalie de Milde disait au Congrès féministe de Berlin : « Quel rang et quelle tâche nous assignent les hommes ? Ils veulent que notre seule occupation soit de les admirer, de les aimer et de les espérer ; ils veulent que, hors d’état de nous suffire à nous-mêmes, notre jeunesse se passe à attendre l’apparition de l’être incomparable qui fera de notre languissante vie une vraie vie. N’ayant pas d’autre loi que leur tyrannique égoïsme, ils désirent que nous soyons à jamais des ignorantes à la tête vide, et dont le cœur sera plein de leur séduisante image. » Mlle Milde se plaignait de la littérature du jour, des romanciers, des poètes, et de l’idée qu’ils se font de la femme. Elle citait avec mépris ces vers que Geibel a mis dans la bouche d’une jeune fille : « Laissez-moi dormir et rêver ; le givre recouvre le jardin ; ma vie est une attente, j’attends l’amour et le printemps. » Et Paul Heyse ne fait-il pas dire à une autre vierge : « Je voudrais dormir longtemps sur des roses, jusqu’à ce que vienne l’homme unique qui saura me gagner le cœur ! » — « Les malheureux ! s’écriait Mlle Milde. Nous voudrions travailler, et ils nous condamnent à rêver. Ils prétendent nous réduire au rôle d’amoureuses, et l’amour n’est pour eux que la servile soumission d’une femme qui s’abandonne et dont l’esprit n’a rien à donner. Nous leur prouverons que nous sommes autre chose que de sottes poupées, que nous sommes de la race de Psyché, que nous voulons voir et savoir, et notre lampe à la main, nous rechercherons si l’amour qu’ils nous vantent est le véritable amour, et nous leur prouverons aussi que leurs poupées sont dignes de travailler comme eux au grand œuvre de la civilisation[2]. »

Quelle idée se fait M. Wüstenfeld de la destinée et de l’éducation des jeunes filles ? Selon toute apparence, ce vieillard sévère leur défend de rêver. A quoi veut-il qu’on les occupe ? Est-ce assez, suivant lui, de leur enseigner la cuisine et les vertus qui font prospérer les ménages ? Est-il d’avis


Que régler la dépense avec économie
Doit être leur étude et leur philosophie ?


Approuve-t-il le proverbe hongrois qui dit qu’une femme qui, les jours de pluie, sait éviter les gouttières, n’a pas besoin d’en savoir plus long ? Il ne s’est pas prononcé sur ce point, et son silence m’inquiète ; je le soupçonne d’avoir un souverain mépris pour les lycées de jeunes filles. Ceux de ses confrères qui s’en sont expliqués ne sont point des Chrysales. « Le barbare, dit M. Moellendorf, considère les femmes comme des bêtes de somme, et le pacha ne demande aux siennes que d’être belles. N’oublions pas qu’elles ont une âme, que cette âme désire qu’on la nourrisse, et ne les mettons pas à la diète. » Un professeur de Berlin se montre plus libéral encore : il déclare que les hommes se trouveront bien, dans leur propre intérêt, de travailler à l’instruction des femmes sans regarder à la dépense, qu’ils recouvreront leurs frais, qu’il en coûte moins d’entretenir une femme instruite qu’une ignorante, qu’elle fait moins de cas des bijoux, des dentelles, des colifichets, des fanfreluches, que les Henriettes sont exigeantes, aiment à briller, s’occupent beaucoup de leurs robes, que l’homme qui épousera Armande fera une bonne affaire, qu’un peu d’idéalisme est le plus sûr moyen d’alléger les charges d’un ménage.

Je n’en suis pas aussi certain que lui. Sophie Kovalevski, je veux le croire, dépensait très peu pour ses robes et ses chapeaux, qu’elle n’achetait pas elle-même ; mais il faut remarquer qu’elle était l’arrière-petite-fille d’une bohémienne, qui, sans doute, était plus occupée du diable que de sa toilette. M’est avis que les femmes peuvent aimer les mathématiques, et ne point mépriser pour cela les bijoux. Elles ont l’esprit si souple et si divers ! elles s’entendent si bien à tout concilier ! Si j’avais l’honneur d’être un professeur allemand, et que M. Kirchhoff m’eût adressé son petit questionnaire, je lui aurais répondu courrier par courrier que, la question de budget étant réservée, nous avons une raison plus importante de travailler à l’instruction des femmes, que de moins en moins nous travaillons à la nôtre, et que les choses de l’esprit nous devenant de plus en plus indifférentes, il n’y aura plus au XXe siècle personne pour les prendre au sérieux, à moins que les femmes ne s’en chargent.

Dans un temps de civilisation utilitaire et matérialiste, où l’on sacrifie tout au confort, au bien-être, où la science n’est guère prisée que pour ses applications industrielles, où les idées démocratiques se marient au fétichisme des machines et à l’idolâtrie croissante de l’argent, n’est-il pas bon qu’il se forme une élite de femmes à l’esprit sain, ouvert, éveillé, qui auront toutes les curiosités désintéressées, l’amour du vrai sous toutes ses formes, le culte de l’inutile, le culte de l’art et des sciences qui ne servent à rien ?

Elles empêcheront l’homme de s’épaissir tout à fait ou le feront rougir de sa grossièreté ; par un reste de pudeur, il affectera des goûts relevés qu’il n’a plus, et il y a des hypocrisies bienfaisantes. Les Américains conviennent que les Américaines leur sont fort supérieures en tout ce qui ne concerne pas la banque, le commerce et les spéculations hasardeuses et grandioses. Ils s’occupent de leurs affaires avec tendresse, avec rage ; c’est à cette fin qu’ils sont nés ; mais ils sont bien aises que leurs femmes fassent autre chose, qu’elles emploient leurs loisirs à aiguiser leur esprit, à affiner leur goût et leur raison, à se rendre capables de savourer des plaisirs que n’ont jamais donnés les dollars. S’il est douteux que l’idéalisme allège les charges d’un ménage, on peut affirmer qu’il est nécessaire au bonheur et à la durée des sociétés. Son dernier refuge sera le cœur de la femme ; mais le cœur ne se porte bien que si l’esprit travaille.

Que les femmes s’instruisent ! À l’exception de certain philologue, les hommes ne s’en plaindront pas. Le malheur est qu’elles ont du penchant aux superstitions, et c’en est une fort dangereuse que de s’imaginer qu’il y va de leur salut d’être admises dans les universités, qu’elles n’acquerront quelque science qu’en se mettant sous la discipline des professeurs ordinaires ou extraordinaires. C’est désormais leur manie, leur marotte. Un des correspondans de M. Kirchhoff, le philosophe Edouard de Hartmann, reproche aux Allemandes de se faire à ce sujet de funestes illusions, et Il leur donne dans son style abrupt un avertissement qu’elles feront bien de méditer : — « Les salles de cours, leur dit-il en substance, ont pour vous depuis quelque temps je ne sais quel magique attrait ; elles vous apparaissent comme le paradis des intelligences. Ridicule erreur ! Elles ressemblent beaucoup plus à des casernes, où l’on apprend à faire mécaniquement l’exercice. Je vais vous dire le grand secret : le meilleur moyen de s’instruire, c’est la lecture. Que celles d’entre vous qui se soucient peu de prendre leurs grades, et dont la seule ambition est de cultiver leur esprit, restent chez elles et lisent ! Mettez-vous bien dans la tête que vos frères et vos futurs maris, qui, après être sortis de l’université, ne lisent pas, ne seront jamais que des ignorans et des sots, et que toutes les universités du monde sont inutiles à la femme qui sait lire. »

C’est bien parler. Malheureusement savoir lire et réfléchir sur ce qu’on a lu, sucer la moelle d’un livre, se l’assimiler, le convertir en sa propre substance, y mettre un peu de sa personne, lui donner la marque de son moi, cet art est peu répandu et tend à se perdre. Les femmes d’aujourd’hui suivent des cours, entendent beaucoup de conférences, les femmes d’autrefois lisaient davantage. J’en peux citer une qui était née vers la fin du siècle dernier. Elle savait la botanique sans jamais avoir eu de professeurs. Elle connaissait toutes les plantes de son pays, leurs familles, leur nom français et leur nom latin, les endroits où elles viennent, leurs habitudes, leurs mœurs. Elle voulut avoir un herbier peint, et pour le peindre, elle se perfectionna dans l’aquarelle. Après de longs tâtonnemens, elle se fit ses procédés, sa méthode. Son herbier est une merveille de sincérité ; racines, tiges, feuilles et fleurs, tout est vrai et tout est vivant. Je lui demandai un jour comment elle s’y était prise pour savoir si bien la botanique. Elle me répondit : « Mon fils, je l’ai toujours passionnément aimée. »

Je crois que ma mère avait raison, que c’est par l’amour qu’il faut commencer, et que l’amour fait des miracles. La femme qui sait aimer, la vraie femme, a le privilège de savoir une foule de choses sans les avoir jamais apprises, et d’en apprendre beaucoup d’autres sans savoir comment. Je suis de l’avis de M. Steinthal, si la vraie femme venait à disparaître, ce serait une perte irréparable ; nos doctoresses nous fissent-elles le plus grand honneur, elles ne nous en tiendraient pas lieu, et il y aurait dans ce monde quelque chose qui clocherait.


G. Valbert.
  1. Die akademische Frau, Gutachten hervorragender Universitätsprofessoren, über die Befähigung der Frau zum wissenschaftlichen Studium und Berufe ; Berlin, 1897. Hugo Steinitz Verlag.
  2. Der internationale Kongress für Frauenwerke and Frauenbestrebungen in Berlin ; Berlin, 1897 ; Verlag von H. Walther.