Ce que j’ai vu en rêve


CE QUE J’AI VU EN RÊVE


I


MA fille n’existe plus pour moi ! Tu m’entends, elle n’existe plus. Mais je ne puis pas la laisser sur le pavé. Je ferai le nécessaire pour qu’elle puisse vivre à son gré, mais je ne la connais plus. Oui, oui… jamais je n’aurais pu imaginer rien de semblable. C’est affreux, affreux…

Il eut un tressaillement des épaules, secoua la tête et leva les yeux.

Ces paroles étaient dites par le prince Michel Ivanovitch Sch…, un homme de soixante ans, à son frère cadet, le prince Pierre Ivanovitch Sch…, âgé de cinquante ans, gouverneur d’une province du centre de la Russie.

Cette conversation se passait dans le chef-lieu de cette province, où s’était rendu, de Pétersbourg, le frère aîné, après avoir appris que sa fille, qui s’était enfuie de la maison depuis un an, vivait dans cette même ville, avec son enfant.

Le prince Michel Ivanovitch était un beau vieillard, très vert, de haute taille, avec des cheveux blancs, très distingué de visage et de manières affables. Sa famille se composait de sa femme, personne très vulgaire, très irritable, qui se disputait souvent avec son mari pour de petites choses ; d’un fils, noceur et dépensier mais « tout à fait comme il faut », à ce que pensait son père ; et de deux filles : l’aînée très bien mariée et habitant Pétersbourg ; la cadette, la préférée, Lise, celle-là même qui, une année auparavant, s’était enfuie de la maison, et qu’on venait de retrouver, avec un enfant, dans un chef-lieu lointain.

Le prince Pierre Ivanovitch aurait bien voulu demander à son frère dans quelles conditions Lise était partie, qui pouvait être le père de l’enfant, mais il ne put se décider à poser ces questions. Le matin encore, quand la femme de Pierre Ivanovitch avait exprimé à son beau-frère sa sympathie, le prince avait vu la souffrance s’exprimer sur le visage de son frère et avait remarqué les efforts qu’il faisait pour la dissimuler sous une expression orgueilleuse ; puis il s’était mis à interroger sa belle-sœur sur le prix des appartements.

Pendant le déjeuner, devant la famille et les invités, il s’était montré comme toujours spirituel et sarcastique. Avec tous il restait hautain, excepté avec les enfants, qu’il traitait avec une respectueuse tendresse. Et avec cela, il paraissait si naturel, que tous semblaient lui reconnaître le droit d’être orgueilleux.

Le soir, son frère lui organisa une partie de whist. Quand il se fut retiré dans la chambre qu’on lui avait préparée, au moment où il allait enlever son râtelier, on frappa légèrement à la porte, avec deux doigts.

— Qui est là ?

C’est moi, Michel.[1] — Le prince Michel Ivanovitch reconnut la voix de sa belle-sœur. Il fronça les sourcils, rajusta son râtelier et prononça à part soi : « Que lui faut-il ? » et à haute voix :

Entrez.

Sa belle-sœur était une femme douce, bonne, servilement soumise à son mari, mais une originale, comme on l’appelait (certains la tenaient même pour un peu toquée). Elle était jolie, mais toujours mal peignée, habillée négligemment, toujours distraite, et avait des idées des plus étranges qui ne convenaient guère à la femme du gouverneur. Et ces idées, au grand étonnement de toutes les connaissances de son mari, elle les exprimait ouvertement.

Vous pouvez me renvoyer, mais je ne m’en irai pas, je vous le dis d’avance, commença-t-elle avec le manque de logique qui lui était propre.

Dieu préserve ! répondit le beau-frère, avec sa politesse accoutumée, un peu exagérée, en lui avançant un fauteuil.

Ça ne vous dérange pas ? dit-elle en prenant une cigarette dans son étui. — Voilà, Michel… Je ne veux vous dire rien de désagréable… Je voudrais seulement vous parler de Lise…

Michel Ivanovitch soupira, certainement de souffrance, mais il se ressaisit aussitôt, et dit avec un sourire las :

— Avec toi je ne puis causer que d’un seul sujet, précisément celui dont tu veux m’entretenir, dit-il sans la regarder et en évitant même de nommer l’objet de la conversation.

Mais la grassouillette et charmante belle-sœur n’était pas confuse, et continuait à regarder Michel Ivanovitch du bon regard de ses yeux bleus. Elle dit, en soupirant aussi, même plus profondément que lui :

— Michel, mon bon ami, ayez pitié d’elle. — Comme toujours, en parlant à son beau-frère, elle passait du toi au vous. — Malgré tout, c’est une créature humaine.

— Je n’en ai jamais douté, répondit Michel Ivanovitch avec un sourire désagréable.

— C’est votre fille.

— Elle l’était, oui. Mais, ma chère Aline, à quoi bon cette conversation ?

— Michel, mon cher, allez la voir ! Je voulais seulement vous dire que le coupable en tout cela…

Le visage du prince Michel Ivanovitch s’empourpra et devint terrible.

— Au nom de Dieu, n’en parlons plus ! J’ai assez souffert. Maintenant je n’ai plus qu’un seul désir : prendre les dispositions nécessaires pour qu’elle ne soit un fardeau pour personne et puisse arranger sa vie à elle ; nous autres, nous resterons de notre côté, sans la connaître. C’est tout ce que je puis faire.

— Michel, toujours « moi » ! Mais elle aussi a son « moi » !

— C’est indiscutable. Mais, ma chère Aline, je t’en prie, laissons cela. C’est trop pénible pour moi.

Alexandra Dmitriévna se tut et hocha la tête.

— Et Marie ? (la femme de Michel Ivanovitch). Elle est du même avis ?

— Parfaitement.

Alexandra Dmitriévna claqua de la langue.

Brisons là-dessus. Et bonne nuit, dit-il.

Mais Alexandra Dmitriévna ne s’en allait pas. Elle se taisait.

— Pierre m’a dit que vous avez l’intention de laisser l’argent à la femme chez qui elle loge ? Vous connaissez l’adresse ?

— Oui, je sais.

— Dans ce cas ne faites pas cela par elle. Allez-y vous-même. Rien que pour voir comment elle vit. Si vous ne voulez pas la rencontrer, sûrement vous ne la rencontrerez pas. Lui n’est pas là. Il n’y a là personne.

Michel Ivanovitch tressaillit de tout son corps.

— Pourquoi, pourquoi me torturez-vous ? Ce n’est pas charitable.

Alexandra Dmitriévna se leva, et, des larmes dans la voix, s’attendrissant sur elle-même, elle prononça :

— Elle est si malheureuse et si bonne.

Il se leva et se tint debout attendant qu’elle ait terminé. Elle lui tendit la main.

— Michel, ce n’est pas bien, dit-elle, et elle sortit.

Longtemps après, Michel Ivanovitch marchait de long en large sur le tapis de la chambre aménagée pour lui. Il fronçait les sourcils, tressaillait et poussait des Oh ! oh ! Ayant entendu sa propre voix, il en fut effrayé et se tut.

Il souffrait dans son orgueil blessé. Sa fille ! Sa fille à lui, élevée dans la maison de sa mère, la célèbre Avdotia Borissovna, que l’impératrice honorait de ses visites, dont la connaissance était considérée comme un grand honneur, sa fille, à lui, qui toujours avait vécu en chevalier sans peur et sans reproche !…

Le fait d’avoir un fils naturel d’une Française, qu’il avait fait élever à l’étranger, ne diminuait point la haute opinion qu’il avait de soi. Et voilà que sa fille, pour laquelle il avait fait tout ce qu’un père peut et doit faire, à qui il avait donné une belle éducation, et la possibilité de se choisir un parti dans la plus aristocratique et la meilleure société russe, cette fille à qui il avait donné, non seulement tout ce que peut désirer une jeune fille, mais qu’il aimait, admirait, dont il était fier, cette fille l’avait déshonoré, si bien que maintenant la honte l’empêchait de regarder un homme en face !

Et il se rappelait le temps quand non seulement il traitait sa fille comme un membre de sa famille, mais quand il l’aimait tendrement, se réjouissait en la regardant, en était fier ! Il se la rappelait telle qu’elle était à huit ou neuf ans, fillette vive, intelligente, gracieuse, aux yeux noirs brillants, des cheveux blonds tombant sur ses épaules. Il se rappelait comme elle sautait sur ses genoux, lui enlaçait le cou, le chatouillait, riait, et malgré ses demandes, ne cessait pas, puis ensuite lui baisait la bouche, les yeux, les joues. Il était l’ennemi de toute expansion, mais celle-ci l’attendrissait et, parfois, il s’y abandonnait ; et maintenant il se rappelait quel plaisir il avait à la caresser.

Et cette créature, autrefois charmante, avait pu devenir ce qu’elle était aujourd’hui, quelqu’un à qui il ne pouvait penser sans dégoût ! Puis il se rappelait l’époque où elle était devenue femme, et le sentiment particulier de peur et d’offense qu’il éprouvait quand il remarquait que les hommes la regardaient comme une femme. Il se rappelait cette jalousie pour sa fille quand celle-ci, se sachant belle, poussée par un sentiment de coquetterie, venait se montrer à lui en robe de bal, ou quand il la voyait danser en soirée. Il avait peur des regards impurs jetés sur elle qui, non seulement ne les comprenait pas, mais en était joyeuse. « Oui, pensa·t-il, quelle superstition, la pureté des femmes ! Au contraire, elles ne connaissent pas la honte, elles n’ont pas de pudeur. »

Il se rappelait comment, par une raison demeurée pour lui incompréhensible, elle avait refusé deux très beaux partis, et comment, continuant à aller dans le monde, elle se grisait de plus en plus de ses succès. Mais ces succès ne pouvaient durer toujours. Deux ans, trois ans s’écoulèrent. Tous l’avaient admirée, elle était belle mais déjà plus de la première jeunesse, et elle semblait être devenue un accessoire habituel des bals. Michel Ivanovitch se rappelait sa crainte qu’elle ne restât fille et son désir de la marier au plus vite, moins bien sans doute qu’il l’eût désiré et qu’on pouvait l’espérer auparavant, mais cependant d’une façon convenable.

Mais elle, à ce qu’il lui semblait, affectait une attitude particulièrement orgueilleuse. À ce souvenir, un sentiment d’hostilité encore plus vif contre elle gronda en lui : « Elle a refusé tant de partis convenables pour arriver à cette honte !… Oh ! oh ! » gémit-il de nouveau, et, s’arrêtant, il alluma une cigarette et voulut penser à autre chose : comment il lui ferait remettre l’argent sans la revoir.

Et de nouveau, un autre souvenir s’éveilla en sa mémoire. Il se rappela le roman stupide, ébauché, quand elle avait déjà plus de vingt ans, avec un garçon de quatorze ans, un page, qui avait passé l’été chez eux à la campagne. Il se rappela comme elle avait affolé le garçon, les larmes de celui-ci, et la façon froide, presque grossière dont sa fille lui avait répondu, quand, pour faire cesser cette intrigue ridicule, il avait prié le jeune garçon de partir ; et comment, depuis lors, les relations, déjà assez froides entre eux, devinrent tout à fait froides de la part de sa fille. Elle avait l’air offensée de quelque chose.

« Et comme j’avais raison, pensait-il. C’est une nature mauvaise, une éhontée. »

Enfin le dernier et terrible souvenir : la lettre datée de Moscou dans laquelle elle écrivait qu’elle ne pouvait plus retourner à la maison, qu’elle était une femme malheureuse, perdue, et demandait le pardon et l’oubli. Puis l’affreux souvenir de sa conversation avec sa femme, les suppositions répugnantes, devenant certitudes, que le malheur était arrivé en Finlande, où on l’avait envoyée passer quelques temps chez une tante, et que l’auteur de ce malheur était un étudiant de rien, un Suédois, misérable et marié.

Il se rappelait tout cela, et il se rappelait aussi son amour d’autrefois pour elle, sa fierté d’elle, puis s’horrifiait au souvenir de cette chute, qu’il ne pouvait comprendre, et la haïssait à cause du mal qu’elle lui avait fait.

Les paroles de sa belle-sœur lui revenaient en tête, et il essayait de se représenter comment il pourrait lui pardonner. Mais il ne se souvenait que de « lui », et l’horreur, le dégoût, l’humiliation remplissaient son cœur. Et il s’écriait : Oh ! oh ! et tâchait de chasser ces pensées.

« Non, c’est impossible, je laisserai l’argent à Pierre pour qu’il le lui remette chaque mois. Quant à moi, je n’ai plus de fille ! »

Et de nouveau il retombait dans l’ornière de ce sentiment bizarre, complexe, qui sans cesse le tourmentait, mélange d’attendrissement, au souvenir de son affection pour elle, et de haine, à cause de la douleur qu’elle lui causait.


II


Durant cette dernière année, Lise avait vécu, sans comparaison, plus que dans toutes les vingt-cinq années précédentes. Cette année, tout d’un coup, le vide de sa vie lui était apparu. Elle avait été frappée de toute la bassesse, de la vilenie de la vie qu’elle menait dans la société riche de Pétersbourg, où, comme tous les autres, elle ne jouissait que de la vie bestiale, extérieure, à l’exclusion de toute vie intérieure. Les soirées, les bals, les concerts, les soupers, les coiffures, les robes de bal laissant voir la beauté du corps ; les adorateurs jeunes et pas jeunes, tous pareils, tous paraissant connaître quelque chose, avoir le droit de jouir de tout et de se moquer de tous ; l’été, le séjour à la campagne, dans la même nature ; parfois la musique, et la littérature ne faisant elle aussi qu’effleurer les questions de la vie, tout cela lui avait paru bon pendant un an, deux ans, trois ans ; mais après sept ou huit ans que cela durait, sans promesse de changement et en perdant de plus en plus de son charme, elle tomba dans une sorte de désespoir qui, parfois, lui faisait désirer la mort. Ses amies la dirigèrent vers la bienfaisance. Elle vit, d’un côté, la misère, la vraie misère, repoussante, et, encore plus pitoyable, la misère cachée ; elle vit aussi la cruelle indifférence des dames patronnesses, qui vont chez les miséreux dans des équipages de luxe et vêtues de robes qui coûtent des milliers de roubles. Et elle se sentit de plus en plus triste. Elle voulait de la vie quelque chose de vrai, non pas un simulacre de vie ; et elle ne trouvait rien. Le meilleur de ses souvenirs était son amour pour Coco, comme on l’appelait. C’était un sentiment bon, honnête, loyal. Mais maintenant rien de pareil n’était plus et ne pouvait être. Elle s’ennuyait de plus en plus. Ce fut alors qu’elle alla chez sa tante, en Finlande. Le nouvel entourage, la nouvelle nature, les nouvelles personnes, tout lui parut attrayant.

Quand, et comment cela avait-il commencé, elle ne pouvait pas s’en rendre compte. Chez sa tante était invité un Suédois. Il parlait de ses études, de son peuple, du nouveau roman suédois, et elle n’aurait su dire quand avait commencé cette redoutable contagion des regards, des sourires, dont on ne peut exprimer le sens par des paroles, parce qu’ils les dépassent toutes. Ces regards et ces sourires dévoilaient à l’un et l’autre leur âme, et non seulement leur âme mais les mystères graves, importants, communs à toute l’humanité. À cause de ces sourires, chacune de leurs paroles recevait une signification plus profonde et plus attendrissante. La même chose pour la musique quand ils l’écoutaient ensemble ou chantaient des duos. La même chose pour les livres qu’on lisait à haute voix. Parfois ils discutaient, chacun défendait son opinion, mais il suffisait d’un regard, d’un sourire pour qu’aussitôt la discussion restât quelque part, en bas, tandis qu’eux s’élevaient au-dessus de cette discussion, dans une région accessible à eux seuls.

Comment cela arriva-t-il ? Comment, quand, à travers ces regards et ces sourires, parut le démon qui les saisit tous deux au même moment ? Elle n’aurait su le dire. Mais quand elle ressentit la peur de ce démon, le lien invisible qui les unissait était déjà tellement emmêlé qu’elle sentit qu’elle n’aurait pas la force de s’en détacher et n’eut plus d’espoir qu’en sa loyauté et sa générosité. Elle espérait qu’il ne profiterait pas de sa force, mais, vaguement, ne le désirait pas.

Sa faiblesse dans la lutte se trouva encore accrue du fait qu’elle n’avait rien à quoi s’accrocher. Sa vie mondaine, superficielle et fausse, lui répugnait ; sa mère, elle ne l’aimait pas ; son père, à ce qu’il lui semblait, la repoussait de lui, et elle désirait passionnément, non le jeu de la vie, mais la vie elle-même, et dans l’amour, dans l’amour parfait de la femme pour l’homme, elle pressentait cette vie. Sa nature passionnée, saine, l’y poussait. Et cette vie, il la synthétisait en lui, en sa personne grande, forte, en sa tête blonde aux moustaches claires, relevées, sous lesquelles paraissait le tout-puissant sourire. Elle y voyait la promesse de ce qu’il y a de meilleur au monde. Et voilà que les sourires et les regards, les espérances et les promesses de quelque chose d’impossiblement beau, amenèrent ce qui devait arriver, ce qu’elle redoutait et désirait à la fois. Et soudain, tout ce qui était beau, heureux, pur, plein d’espoir en l’avenir, devint répugnant, bestial, et non seulement triste mais désespéré.

Elle le regardait, tâchait de sourire, feignait de ne rien craindre, mais au fond de son âme elle savait que tout était perdu, qu’il n’y avait point en lui ce qu’elle cherchait et qui était en elle et en Coco. Elle lui souffla qu’il devait maintenant écrire à son père pour demander sa main. Il le lui promit. Quand ils se revirent, il lui déclara qu’il ne pouvait le faire tout de suite. Quelque chose de timide, de vague était dans son regard ; elle douta de lui encore davantage. Le lendemain il lui écrivit qu’il était marié, que sa femme l’avait quitté depuis longtemps, que maintenant il était perdu à ses yeux, qu’il était coupable, et la suppliait de lui pardonner. Elle le fit appeler, lui déclara qu’elle l’aimait, et que, marié ou non, elle se sentait liée à lui pour toujours et ne l’abandonnerait pas. Au rendez-vous suivant, il lui apprit qu’il ne possédait rien, que ses parents étaient pauvres et qu’il ne pouvait lui offrir qu’une vie des plus misérables. Elle répondit qu’elle n’avait besoin de rien, qu’elle était prête à le suivre où il voudrait aller. Il l’en dissuada et la pria d’attendre. Elle y consentit. Mais la vie, avec ces cachotteries de sa famille, ces rendez-vous de hasard, cette correspondance secrète, lui était pénible, et elle insistait pour partir avec lui.

Quand elle fut de retour à Pétersbourg, il lui écrivit qu’il lui promettait d’y venir ; puis il cessa d’écrire et disparut. Elle essaya de vivre comme auparavant, mais cela lui était impossible. Elle tomba malade. On la soigna, mais son état devenait de pire en pire ; et quand elle se rendit compte qu’il lui faudrait cacher ce qu’elle voulait cacher, elle songea au suicide. Mais comment se tuer pour que sa mort paraisse naturelle ! Il lui semblait qu’elle était bien résolue à mourir. Elle se procura du poison, le versa dans un verre, mais au moment où elle allait l’avaler, son petit neveu, le fils de sa sœur, un enfant de cinq ans, entra dans sa chambre en courant pour lui montrer un jouet, cadeau de sa grand’mère. Elle posa le verre, caressa l’enfant, et, tout d’un coup, éclata en sanglots. Elle songea qu’elle aussi pourrait être mère, et pour la première fois, rentrant en elle-même, elle pensa non à ce que diraient d’elles les gens mais à sa propre vie ; et le suicide possible en ne tenant pas compte de l’opinion des autres, devenait impossible en ne se souciant que de soi-même. Elle jeta le poison, renonça à se tuer et se mit à vivre, repliée sur elle-même.

Cette vie était pénible, mais cependant c’était la vie, et elle ne voulait ni ne pouvait s’en séparer. Elle se mit à prier, ce qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps. Mais la prière ne la soulagea point. Elle souffrait, non pour soi, mais pour la douleur de son père qu’elle prévoyait, dont elle avait pitié et dont elle se sentait coupable. Ainsi s’écoula sa vie pendant quelques mois. Puis, tout d’un coup, survint un événement, imperceptible pour tous, presque pour elle-même, mais qui transforma tout à fait sa vie. Tout d’un coup, pendant qu’elle était assise à tricoter une couverture, elle sentit à l’intérieur de son corps un mouvement étrange. « Non, cela n’est pas possible ! » Elle cessa pour un moment son travail, et bientôt ressentit le même mouvement extraordinaire. « Une fille ou un garçon ? » Et oubliant toute sa vilenie et son mensonge, la colère de sa mère, la douleur de son père, son visage s’éclaira d’un sourire, non plus de ce sourire vilain par lequel elle répondait à ses pareils sourires, à lui, mais d’un sourire pur et joyeux.

Maintenant elle était horrifiée à la pensée qu’elle avait voulu le tuer avec elle ; et elle ne songeait plus maintenant qu’au moyen de partir de la maison, qu’à se cacher dans un endroit pour devenir mère, mère malheureuse, misérable, mais cependant mère. Elle arrangea tout, partit, et alla s’installer dans un chef-lieu reculé où personne ne pourrait la retrouver et où elle se croyait loin des siens. Mais le frère de son père y fut nommé gouverneur, ce qu’elle n’avait pas pu prévoir.

C’était déjà le quatrième mois qu’elle vivait chez la sage-femme Marie Ivanovna quand elle apprit que son oncle se trouvait dans la même ville. Elle voulut partir ailleurs.


III


Michel Ivanovitch s’éveilla de bonne heure, et, le matin même, il alla trouver son frère dans son cabinet de travail et lui laissa un chèque en le priant de remettre à sa fille une certaine somme chaque mois ; puis il se renseigna sur le départ du rapide pour Pétersbourg. Le train partait à sept heures du soir, de sorte que Michel Ivanovitch avait le temps de dîner avant son départ. Quand il eut pris le café, avec sa belle-sœur, qui ne soufflait mot de ce qui lui était si pénible mais seulement le regardait timidement, il se leva pour aller faire, comme à son ordinaire, sa promenade hygiénique. Alexandra Dmitriévna l’accompagna jusqu’à l’antichambre.

— Michel, allez donc au jardin public, la promenade est très jolie, et c’est près de tout, dit-elle en regardant avec compassion son visage courroucé.

Michel Ivanovitch suivit son conseil, et se rendit au jardin public d’où tout était près ; et il pensait avec dépit à la sottise, à l’obstination et au manque de cœur des femmes.

« Elle n’a point pitié de moi, pensait-il de sa belle-sœur. Elle ne peut même comprendre mes souffrances. Et elle ? — il songeait à sa fille. — Elle sait ce que c’est pour moi ; quelle torture ; quelle terrible coup à la fin de ma vie ; un coup qui, probablement, l’abrègera. Du reste, c’est préférable ; mieux vaut la fin que toutes ces souffrances. Et tout cela pour les beaux yeux d’un chenapan. Oh ! oh ! » gémit-il ; et à la pensée de tous les commérages qui ne pouvaient manquer de se produire quand on saurait ici (et probablement tous savaient déjà), un tel sentiment de haine et de colère contre elle bouillonna en lui qu’il éprouva le besoin de lui dire cela, de lui faire comprendre ce qu’elle avait fait. « Elles ne comprennent pas… D’ici tout est près… » pensa-t-il. Il prit son carnet et lut l’adresse : « Rue Koukhonnaia, maison Abramoff, Vera Ivanovna Silverstova. » Elle vivait ici sous ce nom. Il sortit du jardin et héla un fiacre.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui demanda la sage-femme, Marie Ivanovna, quand il se trouva sur un petit palier au haut de l’escalier étroit et empuanti.

— Madame Silverstova est-elle ici ?

— Vera Ivanovna ? C’est ici, je vous prie… Elle est sortie pour un moment. Elle est allée dans une boutique mais va rentrer à l’instant.

Michel Ivanovitch suivit la grosse Marie Ivanovna dans le petit salon, et, comme d’un coup de couteau, il se sentit blessé par un cri venu de la pièce voisine et qui lui sembla le cri méchant, dégoûtant, d’un enfant.

Marie Ivanovna s’excusa, passa dans l’autre chambre, d’où il l’entendit calmer un enfant. Quand l’enfant fut calmé, elle revint.

— C’est son enfant. Elle ne va pas tarder à rentrer. Et vous, qui êtes-vous ?

— Une connaissance. Mais je reviendrai, cela vaudra mieux, dit Michel Ivanovitch, se préparant à sortir. Il lui était trop pénible de se rencontrer avec elle et toute explication lui paraissait impossible.

Comme il allait sortir, des pas légers, rapides, s’entendirent dans l’escalier, et il reconnut la voix de Lise.

— Marie Ivanovna, n’a-t-il pas crié en mon absence ? Et moi…

À ce moment elle aperçut son père. Elle laissa tomber le paquet qu’elle tenait à la main. — Père, s’écria-t-elle, et toute pâle, toute tremblante, elle s’arrêta dans la porte. Il la regardait, immobile. Elle avait maigri ; ses yeux étaient devenus plus grands, son nez plus mince ; ses mains étaient amaigries, allongées. Il ne savait que dire, que faire. Il avait oublié tout ce qu’il pensait de sa honte, et il ne ressentait que de la pitié, de la pitié pour elle, pour sa maigreur, pour sa méchante petite robe, et, principalement, pour son malheureux visage aux yeux suppliants fixés sur lui.

— Père, pardon, dit-elle en s’avançant vers lui.

— Moi, pardonne-moi… prononça-t-il, et il se mit à pleurer comme un enfant en embrassant son visage, ses mains, et les mouillant de ses larmes.

Sa pitié pour elle lui avait ouvert les yeux sur lui-même, et, s’étant aperçu tel qu’il était réellement, il avait compris qu’il était coupable envers elle, coupable pour son orgueil, pour sa froideur, pour sa colère ; et il était heureux de se sentir coupable, de n’avoir rien à pardonner, ayant lui-même besoin de pardon. Elle le conduisit dans sa chambre, lui raconta comment elle vivait, mais ne lui montra pas l’enfant et ne parla point du passé, sachant que ce serait pénible pour lui. Il lui dit qu’elle devrait s’installer autrement.

— Oui, si c’était possible à la campagne, dit-elle.

— Nous causerons de tout cela.

Tout d’un coup, derrière la porte, s’entendit un vagissement, puis un cri d’enfant. Elle ouvrit largement les yeux, mais sans les détacher de son père, et resta indécise.

— Quoi ! Il te faut lui donner le sein ? dit Michel Ivanovitch, et de l’effort qu’il dût faire pour se maîtriser, il fronça les sourcils.

Elle se leva, et soudain l’idée folle lui vint de montrer à celui qu’elle avait aimé jadis si tendrement celui que maintenant elle aimait plus que tout au monde. Mais avant d’en rien dire elle regarda le visage de son père pour y lire s’il serait fâché ou non. Le visage de son père n’exprimait point la colère mais seulement la souffrance.

— Va, va, dit-il, que Dieu soit loué ! Demain je reviendrai et nous déciderons. Au revoir, ma chérie, au revoir. — Et de nouveau il retenait avec peine les sanglots qui lui montaient à la gorge.

Quand Michel Ivanovitch revint chez son frère, Alexandra Dmitriévna lui demanda aussitôt :

— Eh bien, quoi ?

— Rien.

— L’avez-vous vue ? demanda-t-elle, devinant à son visage qu’il était arrivé quelque chose.

— Oui, fit-il brièvement, et, tout d’un coup, il se mit à pleurer. — Oui, je suis devenu sot et vieux, dit-il en se calmant.

— Non, intelligent, très intelligent.

Michel Ivanovitch pardonna complètement et vainquit toutes ses craintes de l’opinion publique. Il installa sa fille chez la sœur d’Alexandra Dmitriévna, qui demeurait à la campagne, et il la voyait comme auparavant, et séjournait longtemps chez elle. Mais il évitait de voir l’enfant, et ne pouvait vaincre le sentiment de dégoût qu’il ressentait pour lui, ce qui était pour sa fille une source de souffrances.

Iasnaïa-Poliana, 13 novembre 1906.

  1. Les phrases en italiques sont en français dans le texte original.